B. UN DISPOSITIF INSUFFISANT ET PERFECTIBLE

1. Un trafic de cocaïne qui demeure

Le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane s'est subitement intensifié depuis 2015 . Les années 2018 et 2019 ont ainsi constitué des années record pour les saisies. Le nombre d'interpellations a fortement augmenté entre 2017 et 2018 (+122 %), avec un léger recul en 2019 (-7 %). Les saisies de cocaïne ont également fortement augmenté, passant de 981 kg en 2017 à 2 435 kg en 2019, soit une progression de 248 %. Les quantités saisies en Guyane (1195 kg) sont à peu près équivalentes à celles saisies dans l'Hexagone (1240 kg). Ces chiffres témoignent aussi cependant du renforcement de la politique de lutte contre ce trafic et de l'augmentation des moyens qui lui sont consacrés.

Source : OFAST

Source : OFAST

Les dispositifs de contrôles et de dissuasion ont un impact conséquent sur le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane . Sur l'hypothèse base de 7 000 passeurs de cocaïne par an, les autorités préfectorales estiment qu' environ 55 % du phénomène est traité : 10 à 15 % sous forme de saisies de cocaïne, 15 % par le biais des arrêtés préfectoraux de refoulement, et 30 % à travers les no show liés aux arrêtés et aux contrôles mis en place autour et dans l'aéroport.

Le renforcement des contrôles a mécaniquement généré une augmentation des interpellations et des saisies, signe que le trafic ne tarit pas et que le point d'équilibre recherché par les autorités - qui consisterait en une baisse ou une stabilisation des saisies conjuguée à un nombre croissant de contrôles - n'est pas encore atteint.

La crise sanitaire a eu des effets certains . Avec la réduction importante des liaisons transatlantiques (2 vols par semaine contre 13 auparavant), le phénomène a mécaniquement diminué. Toutefois, sur les quatre premiers mois de 2020, la douane de Cayenne avait saisi 236 kg de cocaïne et interpellé 71 passeurs. Avec la reprise temporaire des vols fin juin et début juillet, les douanes ont réalisé de nouvelles saisies importantes, tant à Cayenne qu'à Roissy - lieu d'atterrissage temporaire des vols Air France en provenance de Guyane. L'arrêt du trafic dû à la crise sanitaire ne sera donc sans doute pas durable.

L'apparition récente d'un trafic de retour

Depuis quelques années, le trafic de cocaïne augmente fortement en France. Cela est notamment dû, dans les Antilles, aux possibilités d'échange de la résine de cannabis contre de la cocaïne. Les échanges se font selon le principe du 1 pour 1, un kilo de cocaïne étant échangé contre un kilo de résine de cannabis. Le kilo de cannabis se négociant entre 1 000 et 3 000 euros, cela permet aux négociants de se procurer de la cocaïne à ce prix.

Ce trafic de retour est en train d'apparaître en Guyane, où des mules parties de Guyane avec de la cocaïne reviennent avec du cannabis, ou inversement.

Il reste toutefois encore marginal. Ainsi, lors des deux opérations interministérielles de renforcement des contrôles conduites en 2019 sur deux fois trois mois, les services de la douane ont saisi 17 kg de résine de cannabis à Orly, à destination de Cayenne.

2. Un engorgement de la chaîne pénale mis à profit par les trafiquants

La difficulté de la lutte contre le trafic de stupéfiants en provenance de Guyane ne réside pas dans la détection des personnes - les techniques de ciblage permettant un repérage très fin, mais dans leur nombre et la charge procédurale de leur prise en charge .

Comme l'indiquait le préfet de Guyane lors de son audition, « les services en charge de lutter contre les infractions à la législation sur les stupéfiants sont confrontés à la réalité de la chaîne de traitement administratif et judiciaire ».

La procédure est particulièrement lourde en cas de transport in corpore . Lorsque la gendarmerie, la police ou la douane ont affaire à des individus soupçonnés d'avoir introduit dans leur corps des ovules de cocaïne, l'individu doit être amené dans un hôpital, afin de réaliser un scanner ou une échographie pour vérifier la présence d'ovules dans l'organisme. Si tel est bien le cas, l'individu doit rester à l'hôpital le temps de rejeter les ovules par voie naturelle, en présence de trois membres des forces de l'ordre (pendant 24 à 96 heures).

Le nombre de contrôles par vol ne peut donc être que limité .

Description de la procédure suivie par les douanes à l'aéroport Félix Éboué

Dès la découverte de la cocaïne, la saisie du produit est prononcée et la personne est placée en retenue douanière. Le parquet en est immédiatement informé.

La procédure douanière est alors rédigée, sur la base de :

- un procès-verbal de saisie, acte authentique relatant les faits, dont les énonciations matérielles font foi jusqu'à inscription de faux devant la justice ;

- un procès-verbal de retenue douanière, permettant de garantir les droits de la personne ainsi que la tenue d'un registre de retenue douanière ;

- un procès-verbal de remise à un officier de police judiciaire (OPJ) de la marchandise et de la personne à l'issue de la procédure douanière.

Dans les cas simples (absence de cocaïne en ingéré/inséré, pas d'enfants mineurs, etc .), la fouille complète d'une personne jusqu'à sa remise à un OPJ représente environ quatre heures de travail impliquant au moins trois fonctionnaires. Afin de réduire ce temps avant remise à OPJ, il n'est pas pratiqué d'audition de la personne.

Dans les cas plus lourds, notamment en présence d'une mule ayant inséré-ingéré de la drogue dans son organisme et après la réalisation d'un test de dépistage positif (analyse d'urine), trois agents doivent accompagner la personne à l'hôpital afin que le personnel du service des urgences pratique un examen radiologique. Lorsque cet examen radiologique est positif, les douaniers doivent garder la personne jusqu'à ce qu'un OPJ (sur la base de la politique pénale actuelle en Guyane, il s'agit d'un officier de l'OFAST) soit disponible. Aujourd'hui, compte tenu de la faible disponibilité des OPJ, les douaniers sont ainsi monopolisés jusqu'au lendemain matin de la saisie (opérée entre 17h et 19h), réduisant d'autant leur capacité de contrôle.

Chaque mis en cause mobilise ainsi :

- au moins trois douaniers à temps plein pendant en moyenne quatre heures de procédure, auxquels il convient d'ajouter deux autres douaniers pour une durée de douze heures en dans les cas d'ingéré-inséré (garde de nuit de la mule à l'hôpital) ;

- deux fonctionnaires de police à temps plein pendant 96h.

Source : direction régionale des douanes de Guyane

Ces difficultés se répercutent sur les services judiciaires et pénitentiaires : tous les maillons de la chaîne pénale se trouvent engorgés. Cet engorgement est dû à l'impossibilité de gérer l'ensemble des contrôles et des procédures découlant de ce trafic à grande échelle, en raison de l'effet combiné de la durée des contrôles, des transports à l'hôpital, du traitement de la procédure judiciaire, des déferrements et des audiences judiciaires. La chaîne pénale d'urgence ne peut ainsi, sans que cela n'ait d'incidences sur le traitement de la délinquance de droit commun, absorber une augmentation substantielle du nombre d'interpellations de passeurs. De la même manière, la politique répressive a des conséquences directes sur le taux d'occupation des centres pénitentiaires de Guyane et de Fresnes.

Les trafiquants, conscients des difficultés rencontrées par la chaîne pénale pour faire face au trafic de masse, ont mis à profit cette situation en développant une stratégie de saturation des forces de sécurité . Ils envoient un grand nombre de passeurs, sachant qu'ils ne pourront pas tous être contrôlés et interpellés. Le peu de drogue saisi est compensé par la drogue qui parvient à destination. Certains trafiquants envoient à dessein des mules « sacrifiées », connues des services de contrôle ou dont les caractéristiques d'achat du billet correspondent à un profil considéré comme suspect par les forces de sécurité intérieure.

Le mode de transport aérien est donc très rentable pour les trafiquants . L'organisation de l'acheminement est en effet moins complexe que la voie maritime, et les risques financiers sont moindres puisqu'en cas  d'interpellation, les pertes peuvent être amorties par d'autres passeurs.

Face à cette situation, les acteurs institutionnels s'adaptent. Les échanges de renseignements se multiplient entre les différents lieux de contrôles mais plus particulièrement entre l'aéroport de Félix Eboué et celui d'Orly : ainsi, lorsque les services des douanes n'ont pas pu contrôler une personne ciblée à Cayenne, ils transmettent le profil du passager à leurs homologues d'Orly qui réutilisent en aval le ciblage réalisé en amont.

Au niveau des procédures , et afin de limiter l'embolisation du tribunal judiciaire, la comparution immédiate est devenue exceptionnelle en Guyane 27 ( * ) . Le parquet a décidé de ne faire des comparutions immédiates que pour les récidivistes et les personnes contestant les faits ou transportant plus de 3,5 kg de cocaïne. Les primo-délinquants transportant jusqu'à moins de 3,5 kg de cocaïne font désormais l'objet d'une convocation avec reconnaissance préalable de culpabilité.

Ces mesures se sont toutefois traduites par un affaiblissement de la portée répressive du traitement pénal des affaires de passeurs de cocaïne diligentées par le détachement de l'OFAST : les passeurs pris avec plusieurs kilogrammes de cocaïne sortent souvent libres à l'issue du déferrement.

3. Une politique pénale qui ne permet pas d'agir suffisamment sur le contexte délinquentiel

La politique pénale mise en oeuvre n'apparaît pas comme un moyen efficace de résorber le phénomène des passeurs de stupéfiants en provenance de Guyane.

Les sanctions encourues et notamment l'incarcération ne sont pas vues comme dissuasives . Au cours de son travail de terrain, Mme Guéda Gadio a constaté que l'idée selon laquelle la détention est une « chose qui devait arriver » était très souvent exprimée par les passeurs, cette réaction étant bien plus visible chez les femmes incarcérées que chez les hommes. Il apparaît également « surtout chez les femmes rencontrées majoritairement installées dans l'Ouest guyanais une capacité d'adaptation, une facilité d'accommodation à l'univers carcéral, qui peut en partie expliquer la non-efficacité de la détention longue pour ce type de personnalité. [...] Dans la mesure où de nombreuses femmes indiquent avoir effectué un voyage pour aider leurs enfants, la détention n'est ni plus, ni moins, ce qui devait arriver en cas de prise. » 28 ( * ) Il apparaît donc que les femmes développent une capacité d'adaptation qui semble leur permettre d'accepter leur condition carcérale, témoignant du caractère inadapté de cette sanction. Cette analyse est partagée par le SPIP du Val-de-Marne, « même si le choc carcéral existe réellement pour ces personnes lors de leur première incarcération. Il semblerait très souvent que la « récompense » financière passe au-delà de la conscientisation du risque encouru (pénal et médical) ».

Le quantum des peines d'emprisonnement ferme prononcées en Guyane reste sensiblement plus élevé que sur le reste du territoire national. Entre 2016 et 2019, le taux de prononcé de peines d'emprisonnement ferme s'élevait à 48 % pour l'ensemble des tribunaux contre 65 % en Guyane. Cependant, le recours à l'emprisonnement systématique est progressivement abandonné. Dans le cadre de la nouvelle politique pénale mise en place en 2019, à Cayenne, la comparution immédiate est devenue exceptionnelle, et les primo-délinquants font désormais l'objet d'une convocation avec reconnaissance préalable de culpabilité sans peine d'emprisonnement ferme.

Par ailleurs, de l'avis général, les mesures de réinsertion mises en place à l'issue de l'incarcération apparaissent inadaptées et insuffisamment ciblées, tant dans l'Hexagone qu'en Guyane.

Le SPIP du Val-de-Marne, qui prend en charge la plupart des passeurs interpellés dans l'Hexagone 29 ( * ) , a ainsi indiqué à la mission d'information ne pas mettre pas en place de prise en charge spécifique pour ce public, faute de moyens suffisants . L'incarcération dans l'Hexagone leur apparaît « être un obstacle à l'insertion d'autant plus que les conditions carcérales actuelles ne leur permettent pas l'intégration dans un parcours scolaire, de formation ou de classement dans un poste de travail, leur permettant de repartir dans leur département d'origine avec une qualification supplémentaire pouvant leur être utile et à faire valoir auprès de leur entourage. » De plus, « cette incarcération provoque une rupture avec leur environnement familial et sociétal. Or, une des missions du SPIP est de veiller au maintien des liens familiaux et de lutter contre les effets désocialisants de l'incarcération. Dans la réalité, il est compliqué de remplir cette mission [...], les conditions pour utiliser les cabines téléphoniques en détention n'étant pas adaptées aux situations des personnes guyanaises (coût financier, décalage horaire...). À la maison d'arrêt des femmes, l'expérimentation d'une tablette avec possibilité d'appel en visioconférence n'a pas été satisfaisante, en raison de l'absence de réseau internet et/ou de supports informatiques au sein des foyers guyanais. Pourtant le soutien familial apparait comme un facteur essentiel dans la préparation d'un projet d'insertion. »

Les mesures mises en place par le SPIP du Val-de-Marne à destination
des passeurs de cocaïne

Afin de répondre aux difficultés de ces détenus (absence de logement, absence de projet d'insertion professionnelle...), une orientation peut être effectuée notamment vers le quartier pour peine aménagée de Villejuif (semi-liberté ou quartier de placement extérieur) ou vers des partenaires institutionnels : Pôle emploi, Mission locale, FAIRE ou SJT en ce qui concerne l'insertion professionnelle, Mouvement de réinsertion sociale (MRS) en ce qui concerne la domiciliation postale et accompagnement à la sortie, le SIAO 94 en ce qui concerne la recherche d'hébergement, visiteurs de prison de l'ANVP...

À la maison d'arrêt des femmes, des réunions d'information collectives sur les démarches sociales sont animées par l'assistante sociale du SPIP, pour améliorer la connaissance de chacune sur leurs droits sociaux.

Une rencontre a pu avoir lieu avec une association prenant en charge le public guyanais en 2019 à Paris sans toutefois pouvoir donner lieu à une réelle prise en charge de ce public par l'établissement d'une convention.

Source : SPIP du Val-de-Marne

Par ailleurs, les associations de réinsertion présentes en Ile-de-France, à l'image du Mouvement de réinsertion sociale (MRS), ont indiqué n'avoir aucun lien avec les acteurs de la réinsertion situés en Guyane (collectivités territoriales, Pôle emploi, tissu associatif local) et élaborer les projets de réinsertion au « coup par coup ». Ceci constitue un frein important à la réinsertion en Guyane de ces publics.

La situation n'apparaît pas réellement plus favorable lorsque la peine est exécutée en Guyane. L'incarcération à Cayenne rend, en outre, difficile le maintien des relations avec les familles, souvent localisées à Saint-Laurent du Maroni, impliquant donc des déplacements longs et coûteux. Cette distance complique la préparation de projets qui pourraient avoir un impact sur l'insertion des personnes incarcérées. Les moyens du SPIP y restent limités : « on avait un seul personnel dédié à la pose de bracelets électroniques, on en a deux maintenant, mais ce n'est toujours pas à la hauteur des enjeux. Il faut le prendre en compte dans les moyens du SPIP pour proposer aux juges d'application des peines des projets de sortie adaptés 30 ( * ) ». De même, les liens forgés entre le SPIP et le tissu associatif local apparaissent insuffisants . Seul un partenariat associatif a été noué avec l'AKATIJ, en lien avec le parquet de Cayenne, relatif à un stage de sensibilisation et de lutte contre la récidive des transporteurs de stupéfiants. Si ce partenariat constitue une initiative louable, il apparaît encore insuffisant au regard du nombre de passeurs incarcérés. Ainsi, le dernier stage 31 ( * ) a permis de sensibiliser huit personnes, ce qui reste faible au regard des 656 détenus hébergés au 1 er janvier 2020 au centre pénitentiaire de Cayenne.

Si les difficultés liées à la distance entre l'Hexagone et la Guyane sont souvent évoquées comme un obstacle majeur à la réinsertion des personnes incarcérées à Fresnes, certaines associations (comme Aurore) ont fait part de la volonté de certains d'entre eux de se réinsérer dans l'Hexagone, perçu comme offrant d'avantage d'opportunités. Le trajet « gratuit » jusqu'à l'Hexagone constitue parfois en lui-même l'une des motivations des passeurs de cocaïne. Mme Claire Tranchimand, présidente du mouvement de réinsertion sociale (MRS) a ainsi indiqué que « l'incarcération à l'Hexagone n'est vraiment pas un obstacle à la réinsertion. Dans l'ensemble, [les passeurs suivis par le MRS] ne retournent pas en Guyane. À peine 10 % de ceux suivis sont retournés en Guyane. » De manière générale, l'effet du lieu d'incarcération sur les perspectives de réinsertion apparaît incertain et variable en fonction des individus .

Enfin, les amendes douanières prononcées, dont les montants atteignent, pour les passeurs guyanais, des sommes généralement proches de 20 000 euros, constituent, de l'avis général des acteurs associatifs et des membres des SPIP auditionnés, des motifs potentiels de récidive . La tentation de s'acquitter de cette amende en procédant à de nouveaux passages est grande et susceptible d'entrainer une spirale néfaste.

La question de la récidive fait l'objet d'analyses diverses en fonction des interlocuteurs. Les autorités judiciaire de Guyane et de Créteil indiquent en effet que la proportion de récidivistes est faible, les procédures concernant des passeurs de cocaïne touchant, pour l'essentiel, des primo-délinquants. Les observations des acteurs de terrain et les études sociologiques indiquent toutefois que les situations de réitération sont fréquentes, des cas de transporteurs ayant effectué plus de vingt « voyages » sans être condamnés ayant été rapportés à la mission d'information.

4. Une prévention qui demeure insuffisante

La prévention du phénomène des mules repose, tout d'abord, sur les dispositifs ad hoc essentiellement mis en place par les acteurs associatifs.

Cette politique publique est essentiellement soutenue par l'État, par le biais de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA), dont le directeur de cabinet du préfet est, au niveau départemental, le relais opérationnel et le chef de projet, en charge de décliner territorialement le plan national de mobilisation contre les addictions. À cet effet, la préfecture de Guyane, chef de projet MILDECA, travaille avec :

- les partenaires institutionnels : l'Agence régionale de la santé (ARS), le rectorat, le procureur et ses services (SPIP, PJJ), les forces de l'ordre (police, gendarmerie 32 ( * ) , douane) ;

- les collectivités territoriales : Collectivité territoriale de Guyane, Ville de Cayenne, autres villes et territoires ;

- les associations : AKATIJ, l'Arbre Fromager, APAMEG (Association pour la protection de la mère et de l'enfant en Guyane), AGRRR (Association guyanaise de réduction des risques). Il convient de noter qu'aucune de ces dernières n'est spécialisée dans la prévention du trafic de stupéfiants.

La MILDECA a également participé en 2019 au financement, à hauteur de 10 000 euros, d'un film de prévention réalisé par la réalisatrice guyanaise Marie-Sandrine Bacoul.

Le film « Aller sans retour » visant à prévenir le phénomène des mules

Le film « Aller sans retour » a pour objectif de sensibiliser les jeunes Guyanais sur la réalité et les risques liés au trafic de cocaïne à destination de l'Hexagone. En plus du financement MILDECA, le film a également obtenu, entre autres, le soutien de la collectivité territoriale de Guyane, de la préfecture, de la protection judiciaire de la jeunesse ainsi que du parquet et de la ville de Cayenne. Des projections dans les collèges et lycées de Guyane sont prévues, suivies d'échanges avec des représentants de la Justice, de la protection judiciaire de la jeunesse, des forces de l'ordre (Police, Douane, Gendarmerie) ou d'associations.

Source : MILDECA

L'essentiel des actions de prévention passe néanmoins par des crédits MILDECA « délégués » à la Guyane, à hauteur de 90 000 euros en 2018, en 2019, et en 2020, permettant de cofinancer un certain nombre d'actions de prévention, de sensibilisation et de réinsertion.

Selon la MILDECA, en 2018, 53% de cette enveloppe a été directement dédiée à la mise en oeuvre d'actions visant à lutter contre le phénomène des mules et 14% à une action visant la réinsertion de détenus et à la prévention de la récidive, la plupart des détenus ayant été condamnés pour trafic de stupéfiants 33 ( * ) . En 2019, 6 actions sur 9 financées avec les crédits MILDECA visent directement à prévenir ou empêcher la récidive en matière de trafic de stupéfiants.

Comme le relèvent l'Agence Phare dans son évaluation de la politique de prévention des mules et les acteurs de terrain auditionnés par la mission d'information, aucun recensement exhaustif des différentes actions de prévention menées n'a été effectué . Seul un rassemblement des initiatives de terrain, au gré des témoignages des divers représentants associatifs, permet d'en dresser un panorama partiel. Ces dernières, essentiellement concentrées dans l'ouest guyanais et dans les villes de Kourou et Cayenne peuvent ainsi prendre diverses formes :

- projections de films de prévention 34 ( * ) suivies de débats ;

- actions de sensibilisation menées dans les quartiers populaires, en présence d'éducateurs. À titre illustratif, l'association Trop Violans a indiqué que de telles actions pouvaient réunir jusqu'à 150 personnes dans certains quartiers ;

- affichage d'images et de messages de prévention ;

- intervention d'animateurs et d'infirmières scolaires dans des lycées de Saint-Laurent du Maroni.

Les associations proposent en général différentes formes d'action . Trop Violans a ainsi recours à l'intervention d' « ambassadeurs » dans les quartiers prioritaires de la ville (QPV) guyanais. Ces derniers, salariés de l'association, sont des jeunes sociologiquement proches du public visé, formés au discours et au message de prévention, ce qui constitue un moyen pertinent car susceptible de susciter un sentiment d'identification de la part du public. L'association mène également des actions de porte-à-porte, menées par des bénévoles.

Ces diverses actions se heurtent à des limites de forme et de fond .

Les difficultés de financement semblent constituer un problème récurrent. Yvane Goua, porte-parole de l'association Trop Violans, a ainsi indiqué avoir voulu « monter en 2017 un projet d'intervention dans les quartiers, représentant 60 000 euros. La commission de la MILDECA a toutefois notifié un refus à l'association, de même que l'ARS », le projet n'ayant donc pu être mené à bien.

Cette absence de financement semble toutefois résulter d'une difficulté structurelle de coopération avec les pouvoirs publics et d'une absence d'acteur institutionnel pleinement désigné sur cette question. Mme Emilie Grand-Bois, présidente d'APAMEG, a ainsi indiqué avoir une multitude de « partenaires financeurs » (CTG, mairies, MILDECA), mais aucun réel partenaire opérationnel , ce qui constitue une préoccupation récurrente des acteurs associatifs.

Si les actions de prévention existent, la politique de prévention dans son ensemble apparaît en effet défaillante. La mission partage le jugement porté par l'Agence Phare sur la politique de prévention du phénomène, qui se compose d'actions ponctuelles « qui ne sont pas articulées entre elles [et ne] répondent [pas] à une stratégie de prévention construite. Elles semblent davantage relever d'une volonté de mener des actions visibles et de répondre à une forme d'urgence face à l'expansion du phénomène et à sa médiatisation. Les actions financées semblent de ce point de vue ne pas relever d'une stratégie de prévention de long-terme. » 35 ( * )

Outre ces difficultés d'organisation et de coordination, l'Agence Phare relève également des limites ayant trait au contenu des actions de prévention, qui résulte du manque d'études et de connaissances consolidées sur le phénomène . Les acteurs de la prévention se trouvent dans l'obligation de « bricoler » pour construire des outils si bien que « les messages véhiculés tendent parfois à être en décalage avec les situations vécues par les personnes impliquées et par la perception qu'en ont les jeunes guyanais ».

Les décalages observés entre les discours portés par les acteurs de la prévention et le vécu des individus confrontés - directement ou indirectement - au phénomène des mules portent sur la thématique sanitaire, sur la récidive, sur la vision des recruteurs et trafiquants et des mules, sur la difficulté à traiter des croyances noires-marronnes et enfin sur la méconnaissance du discours de «propagande » valorisant le transport de cocaïne.

Les limites de fond des actions de prévention : le décalage entre le discours et la réalité des expériences vécues

1/Les actions de prévention existantes insistent le plus souvent sur les risques sanitaires de l'ingestion de cocaïne par voie orale, vaginale ou anale et sur les dangers mortels qu'elle recouvre en cas d'ouverture d'un « ovule » de cocaïne. Or, le transport intra-corpore est très minoritaire et n'engendre que très rarement des décès, ce qui est su par les publics visés par les actions de prévention.

2/ Les actions de prévention ont souvent lieu en lycée . Or, dès le début du collège, certains jeunes sont confrontés à ce phénomène, si bien que la prévention est trop tardive pour intervenir en amont de l'entrée dans le trafic. De surcroît, les jeunes déscolarisés ne bénéficient pas de ces actions en milieu scolaire.

3/Une vision caricaturale des recruteurs et des trafiquants est diffusée lors des actions de prévention . Ceux-ci sont présentés comme agressifs et méchants, au travers de figures communément admises - et notamment véhiculée dans les fictions - d'un trafiquant de drogue. Or, les entretiens menés avec des personnes condamnées pour avoir « fait la mule » tendent à rompre avec cette image. La question des logiques intrafamiliales qui peuvent conduire les publics visés à « faire le voyage » est insuffisamment traitée.

4/Ces actions portent également une vision caricaturale des mules elles-mêmes. Conformément aux représentations du phénomène le plus souvent partagées par les acteurs institutionnels, les mules sont fréquemment présentées comme fragiles psychologiquement, superficielles et attirées par l'argent. Elles sont parfois ridiculisées pour leur naïveté supposée et pour leur attrait pour des marques ou des vêtements. Cette vision peut créer une rupture entre les acteurs de la prévention et les jeunes dans la mesure où nombre de jeunes ciblés par les actions sont eux-mêmes impliqués dans le trafic - ou connaissent des personnes très proches qui le sont. Surtout, ce type de discours de prévention sous-estime le contexte social dans lequel se trouvent les mules en renvoyant l'entrée dans le trafic à une motivation uniquement individuelle.

5/Les actions de prévention souffrent de la méconnaissance des croyances noires-maronnes, notamment les bains, et du sentiment d'illégitimité des acteurs pour en parler. Souvent, les « bains » ou « obias » sont donc abordés de façon superficielle ou très rapide alors qu'ils constituent un argument central dans le recrutement.

6/Les actions de prévention et d'information ne prennent pas en compte l'existence d'une « propagande pro-mules », ou du moins de discours de valorisation d'un tel phénomène, qui peuvent être véhiculés par certaines personnalités appréciées des jeunes.

Source : mission d'information, d'après l'étude de l'Agence Phare, La prévention du phénomène des mules en Guyane, avril 2019, p. 101.

A ces limites de fond s'ajoutent des difficultés d'ordre linguistique , plus de trente langues étant parlées en Guyane, et la plupart des personnes visées par les actions de prévention n'ayant pas le français pour langue maternelle. Le recours au français, lorsqu'il ne rend pas la compréhension du message de prévention impossible, accroît la distance symbolique avec les jeunes. Pour Papa Gé, président de l'association Mama Mobi, la langue française incarne par ailleurs les institutions, contre lesquelles les jeunes peuvent ressentir une certaine forme de défiance, tandis que les recruteurs sont susceptibles de parler la langue des futurs passeurs.

Pour dépasser ces difficultés, Mme Emilie Grand-Bois, présidente de l'APAMEG, a ainsi indiqué souhaiter privilégier les messages visuels avec des saynètes en plusieurs langues et faisant intervenir divers personnages (le passeur, l'intermédiaire, le recruteur, les magistrats, etc.) ». De même, le recours à des « ambassadeurs » (par Trop Violans) ou à des « grands frères » (par l'APAMEG) issus du même secteur et du même milieu que le public visé est également privilégié par les associations.

L'AKATIJ met également en place des jeux de rôle de trois heures au sein des classes de lycée, comprenant les divers acteurs du trafic (mules, anciennes mules, douaniers), du recrutement jusqu'au passage à l'aéroport, à l'issue desquels un quizz est proposé, comprenant des questions permettant un débat où l'intervenant apporte une réponse validée par l'association. En 2019, 650 jeunes ont ainsi été sensibilisés suivant ce modèle, avec la possibilité de faire les jeux de rôle en langue régionale. Mme Hélène Commerly, directrice des services de l'AKATIJ, a toutefois indiqué à la mission d'information que le recours à ces langues régionales était parfois mal accueilli par l'Education nationale.

De même, en réponse aux problèmes soulevés par l'Agence Phare relatifs au manque de prise en compte des croyances des publics concernés, s'agissant notamment des obias, Mme Hélène Commerly a indiqué avoir voulu faire intervenir un chef coutumier afin d'expliquer que ces pratiques ne sont pas destinées « à faire le mal », sans toutefois trouver de personne adaptée ou d'expert sur ces sujets.

Au total, malgré les efforts réalisés, par les associations notamment, la politique de prévention souffre d'un important sous-dimensionnement, d'un manque de coordination patent et de difficultés de fond liées à la persistance d'une distance entre les acteurs de la prévention et les publics visés.


* 27 20 % des passeurs sont désormais traités en comparution immédiate.

* 28 Travail intermédiaire de Mme Guéda Gadio transmis à la mission d'information.

* 29 Les personnes condamnées à une peine d'emprisonnement par le Tribunal judiciaire de Créteil étant incarcérées au centre pénitentiaire de Fresnes.

* 30 Audition de Marie-Laure Piazza, première présidente de la cour d'appel de Cayenne.

* 31 Ce stage, qui s'est tenu du 18 au 21 novembre 2019 à Saint-Laurent du Maroni a accueilli trois personnes la première journée et cinq pour les trois jours suivants.

* 32 Qui comprend actuellement 4 intervenants sociaux de gendarmerie (un cinquième devant être recruté prochainement).

* 33 Les actions MILDECA sont co-financées avec les crédits du Fonds de lutte contre les addictions, gérés par l'ARS et les crédits du Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD).

* 34 Comme Le goût du calou projeté par l'Akati'j dans l'ouest guyanais.

* 35 Agence Phare, La prévention du phénomène des mules en Guyane, avril 2019, p. 101.

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