C. PLUSIEURS SCÉNARIOS DE MOBILITÉS À L'HORIZON 2040 SUR FOND DE DÉCARBONATION ET D'UNE MEILLEURE ACCESSIBILITÉ

La finalité d'un travail de prospective consiste à se projeter dans des futurs possibles. La prospective « n'est pas de la prévision, elle ne consiste pas à dire ce que sera l'avenir, ni à prescrire ce que sera l'avenir » 50 ( * ) . Elle repose sur l'identification des « principaux facteurs de changement et des domaines dans lesquels il pourrait y avoir des transformations majeures » 51 ( * ) .

Appliqué aux mobilités dans les espaces peu denses, le travail de prospective permet d'identifier trois variables-clefs qui dessinent des perspectives assez différentes des transformations des mobilités dans ces territoires. Le statu quo constitue un scénario plausible en l'absence de volonté politique de diversifier les modes de déplacement , d'appropriation des Français de nouveaux modes et de relative stabilité des espaces résidentiels à la fin de la crise de la Covid-19. Cette crise aurait alors été une parenthèse sans effet durable et profond dans le temps.

Mais un autre avenir peut aussi se dessiner, reposant sur des politiques publiques très volontaristes de transformation des mobilités dans les espaces peu denses, un véritable bouleversement des stratégies résidentielles de nos compatriotes avec une installation massive dans les campagnes et les petites villes, et le souhait de davantage partager les moyens de transport.

La réalité pourra être variable d'un territoire à un autre , car l'attractivité résidentielle n'est pas partout la même, les initiatives des collectivités territoriales n'ont pas partout la même intensité et les formes de sociabilité peuvent différer. Les scénarios présentés ici ont l'avantage de donner une clef de lecture du futur de nos mobilités.

D'autres paramètres pourraient avoir une influence sur la manière d'envisager les futures mobilités, en particulier le facteur technologique. Les perspectives de véhicules totalement autonomes ou de véhicules volants ne sont plus du domaine de la science-fiction, bien que des interrogations fortes se poseront sur leurs modèles économiques, leurs conséquences sociales et environnementales tout comme sur leur acceptabilité dans les territoires. De nouvelles ruptures technologiques pourraient aussi totalement bouleverser les manières d'envisager les déplacements des biens et des personnes.

Dans tous les cas, ces huit scénarios sont posés dans un contexte impérieux de transition vers la décarbonation des modes de transports en s'inscrivant dans le cadre des objectifs français et européens, notamment concernant la fin de la vente de véhicules thermiques, ainsi que de l'optimisation des mobilités par une meilleure accessibilité. Ces paramètres ne figurent pas dans les variables retenues parce qu'ils sont des constantes.

1. Changement et continuité dans la France post-Covid : trois variables-clefs à surveiller
a) Première variable : la reconfiguration résidentielle

La concentration des populations dans les villes et leur périphérie immédiate est un phénomène ancien et bien connu. Les petites villes et les campagnes situées en dehors des zones d'attraction des grandes agglomérations, devenues désormais métropoles, ont été longtemps des territoires maintenus à l'écart des dynamiques, économiques ou démographiques. Mais cette réalité commence à être remise en question. L'heure de la « revanche des villages » 52 ( * ) , celle de la revanche des campagnes est peut-être venue.

À la recherche de grands espaces, aérés, au marché immobilier encore accessible, certains citadins des grandes métropoles font le choix de changer de vie, de s'installer dans des petites villes ou dans les campagnes. La crise de la Covid-19 a été un moment de rupture, révélant une envie partagée par de nombreux citadins de s'éloigner d'un univers trop urbain. Le développement du télétravail, permis par une meilleure couverture numérique du territoire rend possible des projets résidentiels qui étaient jusqu'alors assez utopiques. Pour de nombreux travailleurs, l'expérience d'un travail en présentiel seulement une partie de la semaine, ouvre de nouveaux horizons.

Mais assistera-t-on réellement à une reconfiguration résidentielle massive qui verrait une part importante de la population urbaine d'âge actif s'installer dans des communes peu denses offrant un cadre de vie attractif, lié à la proximité d'espaces naturels, de forêts, de lacs, la proximité du littoral, ou encore un patrimoine historique et architectural riche, au détriment des espaces urbains et périurbains ? Ce changement dans les lieux de vie pourrait au demeurant s'accompagner d'une nouvelle géographie sociale car le télétravail est plus difficile à mettre en oeuvre pour certains emplois (travail en usine, entretien, maintenance, services de soins, etc.), souvent pas les mieux rémunérés. Une reconfiguration résidentielle pourrait conduire les cadres, relativement autonomes dans leurs modalités d'organisation du travail, et bénéficiant à plein des nouvelles technologies et du télétravail, à délaisser les grandes métropoles et leur périphérie pour s'installer dans des espaces ruraux plus éloignés, tandis que les espaces périurbains proches des métropoles concentreraient les travailleurs, salariés ou non, dont les modes d'organisation du travail sont les plus contraints et les rémunérations plutôt faibles et fluctuantes. Certains espaces périurbains pourraient cependant devenir eux aussi attractifs grâce à des politiques d'aménagement adaptées. Le modèle périurbain n'est pas partout le même.

Une analyse fine des territoires et des évolutions post-Covid sera probablement nécessaire. Tous les espaces peu denses ne sont pas appelés à bénéficier à la même hauteur d'un tel mouvement . Ceux qui restent enclavés, à l'écart des axes de transport ferroviaire ou routier, pourraient ne pas inverser leur tendance à la désertification. La « diagonale du vide », des Ardennes aux Landes, pourrait ainsi avoir encore de beaux jours devant elle.

b) Deuxième variable : l'existence ou non de politiques publiques volontaristes de diversification des mobilités

Une autre variable paraît devoir revêtir une importance particulière dans les années qui viennent en matière de mobilités dans les espaces peu denses : l'intensité et la force des politiques publiques de mobilité locale auront à n'en pas douter une influence considérable sur l'évolution du modèle de mobilité de chaque territoire. En effet, dans ces territoires, l'organisation des mobilités résulte déjà largement des actions de la puissance publique. De l'infrastructure au service, les acteurs privés des nouvelles mobilités, mus par un objectif de rentabilité, n'y viennent pas spontanément puisqu'ils n'y disposent pas d'emblée d'une clientèle solvable nombreuse.

Nous sommes à un moment charnière : celui où les intercommunalités rurales doivent choisir de prendre ou de ne pas prendre la compétence mobilité, selon le calendrier fixé par la LOM. Mais au-delà de la prise de compétence, c'est la manière de l'exercer qu'il faudra examiner . Observera-t-on une forte volonté politique de développer les solutions et de les diversifier dans le peu dense, ce qui se traduira par la mobilisation de moyens financiers et humains significatifs, par exemple pour mettre en place des plans vélos ruraux, des plans de multimodalité, pour étendre les réseaux locaux de transports collectifs, pour innover aussi en utilisant toutes les ressources à disposition et surtout, en s'organisant à la bonne échelle de manière interterritoriale au plus proche des bassins de mobilité et en lien étroit avec les régions tout en poussant la réflexion autour de la question de l'accessibilité ? Ou à l'inverse verra-t-on les communautés de communes baisser les bras, choisir de consacrer leurs moyens à d'autres priorités et laisser le soin aux autres acteurs, notamment les régions, de s'occuper totalement de la question des déplacements quotidiens des habitants, quitte à offrir un service de mobilité assez pauvre aux habitants du territoire qui reposerait presque exclusivement sur la voiture individuelle.

Là aussi, la réalité risque d'être variable selon les territoires, certains se saisissant de la question et d'autres pas. La faiblesse des moyens financiers pouvant être consacrés localement aux mobilités peut aussi fortement contraindre les collectivités. Nous voyons déjà bien que certains territoires sont très dynamiques et très inventifs, tandis que d'autres le sont moins. Nous pourrions ainsi avoir un panorama très contrasté des mobilités dans les zones peu denses à l'horizon de 10 ou 15 ans, avec des territoires sociologiquement proches mais ayant pris des chemins très différents, selon les choix locaux de politiques publiques.

c) Troisième variable : l'appropriation et l'acceptabilité de mobilités partagées par les habitants des espaces peu denses

La dernière variable mise en évidence par les auditions est peut-être la plus impalpable et la moins mesurable, mais elle peut avoir un impact considérable : les habitants des espaces peu denses souhaiteront-ils ou non diversifier leurs moyens de déplacement, partager la voirie entre les différents modes et se regrouper pour leurs mobilités ?

L'intensité du lien social entre habitants de territoires très diffus permet aujourd'hui spontanément d'offrir des solutions pratiques. L'autostop, mais aussi la mutualisation de portions de déplacements entre voisins, connaissances, habitants du même bourg ou du même hameau, constituent des pratiques courantes. Elles s'appuient parfois sur la volonté de « sauver le village », l'insuffisance de services pouvant conduire certaines familles à aller habiter ailleurs, malgré leur attachement au territoire, tout simplement parce que les contraintes y sont trop fortes.

Institutionnaliser des pratiques spontanées relevant des solidarités de proximité constitue un cap délicat à franchir . L'extension du réseau peut distendre le lien. Mais l'envie de se connaître, de partager, de s'entraider entre habitants d'un même territoire constitue aussi un moteur pour nombre de nos concitoyens. L'orientation défensive visant à « sauver le village » est alors remplacée par une optique plus offensive, consistant à « bien vivre » ou à « mieux vivre » dans des espaces, certes peu denses, mais qui attirent de plus en plus d'habitants.

Les succès de l'autostop organisé, du covoiturage, de l'autopartage ne dépendent pas uniquement des avantages pratiques qu'ils offrent mais aussi largement de la culture des mobilités partagées qu'ils contribuent à diffuser . Si la culture dominante reste celle de l'usage privatif et d'un partage des mobilités réduit aux seuls publics ne disposant pas de voiture, il y a fort à parier que le modèle actuel du véhicule individuel comme mode quasi exclusif de déplacement dans les campagnes n'évoluera pas.

2. Huit scénarios à décliner sur les espaces peu denses, dans toute leur diversité.

Lorsque l'on croise les différents paramètres, on identifie huit scénarios possibles pour les mobilités dans les zones peu denses et très peu denses.

a) 1er scénario : la mobilité rêvée

Ce scénario peut apparaître comme idéal ou idyllique : dans les territoires attirant une nouvelle population profitant des opportunités du télétravail, menant des politiques volontaristes de diversification des mobilités et habités par des liens sociaux forts et l'envie des habitants de s'orienter vers des mobilités plus partagées, on peut anticiper un essor de formes très variées et complètes de solutions de mobilité qui, du coup, renforceront encore l'attractivité de ces territoires. La combinaison des trois paramètres est plus difficilement envisageable dans les zones très peu denses, mais n'y est pas impossible. Ce scénario offrirait à chacun une grande autonomie dans les possibilités et pratiques de mobilité.

b) 2ème scénario : chacun son mode

Ce scénario reposerait toujours sur une dynamique démographique favorable à une arrivée dans les zones peu denses d'une population anciennement urbaine, à pouvoir d'achat relativement élevé, combinée à une politique publique volontariste. En revanche, dans ce scénario, on pourrait envisager un modèle résidentiel « à l'américaine » marqué par le « chacun chez soi » et la relative faiblesse des liens de proximité entre habitants d'un même territoire. Dans une telle situation, les solutions nouvelles de mobilité pourraient avoir du mal à trouver leur public et la domination du véhicule individuel pourrait être conservée , sauf pour des groupes spécifiques : jeunes, personnes âgées sans solution motorisée, pour lesquels une politique publique forte permettrait cependant de pallier ce manque.

c) 3ème scénario : la montée en puissance

Un 3 ème scénario est envisageable : celui marqué par l'arrivée de nouvelles populations dans les espaces peu denses, mais l'absence de volonté politique locale d'encourager des mobilités alternatives, que cela soit par contrainte (manque de ressources financières) ou par manque d'acculturation et de connaissance des élus sur ce sujet. En présence d'un désir fort des usagers de la route et des transports de faire évoluer leurs pratiques de mobilité, une offre alternative pourrait se mettre en place à partir d'initiatives associatives , voire d'entreprises offrant de nouveaux services grâce à des technologies nouvelles astucieuses, possibles même dans le très peu dense. La pérennisation des initiatives nécessitera toutefois une montée en puissance des soutiens publics et une forte coordination avec les initiatives publiques existantes restera indispensable. Dans ce scénario, la transition vers de nouvelles mobilités partira largement de la base et des usages.

d) 4ème scénario : la stratégie du wagon de queue

Ce scénario reposerait toujours sur un engouement des Français pour habiter les espaces peu denses et l'absence de politiques publiques structurantes de mobilités alternatives dans ces territoires. Si dans ce contexte, un lien social fort entre habitants, historiques comme nouveaux, ne se noue pas, la diversification des mobilités n'aura pas lieu et la seule manière de bénéficier de services supplémentaires dans les espaces peu denses, alternatifs au véhicule individuel, serait de se raccrocher aux systèmes de mobilité existant dans les agglomérations les plus proches. Il serait probablement préférable dans ce contexte que la compétence mobilité soit exercée de manière déléguée à une entité à périmètre géographique large. Dans ce scénario, la possibilité de bénéficier de services nouveaux passera par le raccordement à des solutions externes au territoire ou existant à l'échelle supérieure, par exemple celle de la région, où en se rattachant au bassin de mobilité pertinent.

e) 5ème scénario : la transition organisée

Dans les scénarios suivants, on envisage une relative stabilité des dynamiques démographiques des espaces peu denses et des espaces denses. La crise de la Covid-19, dans ces scénarios, n'aurait été qu'une parenthèse ne remettant pas en cause les choix résidentiels des Français. Le 5 ème scénario postule donc l'absence de ruée vers les campagnes, mais l'adoption de politiques publiques de mobilité ambitieuses, visant à enrichir le panel des solutions offertes aux habitants des espaces peu denses, ainsi qu'une envie de mobilités partagées qui pourrait être suscitée ou renforcée par des expérimentations réussies, par exemple dans le domaine du covoiturage ou du transport solidaire. Dans ce scénario, la transition vers un modèle utilisant moins la voiture de manière purement individuelle s'opérerait dans nos campagnes, malgré les difficultés, notamment de financement.

f) 6ème scénario : l'échec

Le 6 ème scénario est nettement moins positif. Il combinerait l'absence de dynamique démographique des espaces concernés, une volonté politique forte de faire avancer la question des mobilités, mais une absence d'appropriation de nouveaux modes, de volonté de changer leurs habitudes de la part des habitants ou de modèle économique pour le faire. La volonté politique serait vite confrontée au mur des réalités budgétaires et il est probable que les premières expérimentations soient vite abandonnées. C'est le scénario de l'échec.

g) 7ème scénario : rien de neuf !

Ce scénario combinerait pour sa part absence de dynamique démographique, absence de volonté politique et absence d'appropriation des nouveaux outils de mobilités partagées par les habitants. Autant dire qu'il n'ouvre aucune perspective autre que celle de l'attente de ruptures technologiques : véhicules autonomes, petits véhicules électriques, vélomobiles. C'est le scénario de l'immobilité par rapport à la situation actuelle d'un territoire mais surtout cela pourrait devenir le scénario du pire. Si l'absence de service de livraison à domicile ou de point relai proche persiste, l'attractivité du territoire pourra en pâtir très fortement tant la dynamique en faveur du commerce en ligne est forte et devrait continuer de progresser. Il pourrait en aller de même si la dépendance à la voiture individuelle persiste et que le territoire ne s'inscrit, ou n'arrive pas à s'inscrire, dans une dynamique de transition et de transformation du modèle de déplacement qui prévaut en son sein car l'on constate déjà les premiers signes d'un « désamour de la voiture ».

h) 8ème scénario : l'autogestion

Le dernier scénario serait marqué par l'absence de dynamique démographique forte et de volonté politique d'investir dans les nouvelles mobilités, mais l'existence d'initiatives locales certes timides mais pas inexistantes. C'est le scénario de l'autogestion des mobilités locales, qui peut fonctionner à très petite échelle, y compris dans les espaces très peu denses. Ce scénario suppose la mise à contribution de bénévoles et des services non marchands rendus entre habitants, par exemple à travers du transport solidaire et des prêts de véhicules, ou l'utilisation de services offerts par des opérateurs privés, le cas échéant s'appuyant sur des technologies innovantes. Ce scénario paraît particulièrement adapté aux espaces très peu denses.

Ces 8 scénarios pourraient se déployer sur le territoire français selon les caractéristiques propres à chaque espace . Certains espaces ruraux peu dynamiques sur le plan démographique pourraient ainsi compenser leurs difficultés objectives par une mobilisation forte des responsables politiques locaux ainsi que de la population pour ne pas dépendre exclusivement de la possession d'un véhicule individuel (scénario 5). À côté, un territoire en croissance démographique pourrait lui ne pas du tout innover, sans envie des habitants et sans mobilisation des pouvoirs publics (scénario 4). Les politiques de mobilité du quotidien ayant vocation à être fortement territorialisées, des chemins très différents pourront être pris par chaque communauté de communes ou chaque bassin de mobilité. Les territoires moteurs pourraient cependant jouer le rôle de précuseurs, ouvrant la route à d'autres, peut-être plus frileux ou dubitatifs au départ.


* 50 Yannick Blanc, Président de Futuribles, audition au Sénat du 12 novembre 2020 : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20201109/pro_2020_11_12.html

* 51 François de Jouvenel, délégué général de Futuribles, lors de la même audition.

* 52 Eric Charmes, La revanche des villages , Seuil, 2019.

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