B. LA FRANCE EST EN TRAIN DE SE FAIRE DISTANCER FAUTE DE MOYENS SUFFISANTS ET DE STRATÉGIE GLOBALE

Néanmoins, l'audition publique a clairement montré que la recherche française polaire n'a plus les moyens de ses ambitions.

• Un sous-financement chronique des moyens logistiques qui atteint désormais ses limites

La recherche en milieu polaire est particulièrement dépendante d'une logistique performante. En effet, les régions polaires sont des territoires isolés géographiquement, difficiles d'accès, soumis à des conditions climatiques extrêmes. L'acheminement des scientifiques et du matériel, leur approvisionnement ainsi que l'entretien des bases exigent des moyens humains spécialisés, des moyens financiers et techniques à la fois considérables, mais également indispensables pour permettre aux chercheurs d'effectuer correctement leur travail.

En France, l'IPEV est en charge des infrastructures et de la logistique en lien avec l'administration des Terres australes et antarctiques françaises 21 ( * ) et la Flotte océanique française gérée par l'Ifremer. Toutefois, son budget - 16 millions d'euros annuels - apparaît complètement sous-évalué. Olivier Poivre d'Arvor l'a comparé au budget de la commune de Perros-Guirec - qui compte 7 000 habitants - et a rappelé qu'il était l'équivalent d'un peu moins de 1,5 char Leclerc.

Les comparaisons internationales 22 ( * ) confirment l'inadéquation du budget de l'IPEV à ses missions.

Ainsi, le budget de l'agence italienne ENEA-UTA 23 ( * ) s'élève à 23 millions d'euros (18 millions si l'on extrait le financement dédié aux laboratoires italiens afin de mieux le comparer au budget de l'IPEV qui ne finance pas la recherche menée au sein des laboratoires en métropole, mais uniquement celle sur le terrain polaire). Toutefois, Roberta Mecozzi a précisé que ce budget ne comprend pas le coût des 40 personnels de l'ENEA-UTA, tous mis à disposition gratuitement par les organismes de recherche, alors que les dépenses en personnel représentent 4,2 millions d'euros dans le budget de l'IPEV.

La comparaison du budget de l'IPEV avec le budget du service logistique de l' Alfred Wegener Institute (AWI) 24 ( * ) pour les missions polaires (53 millions d'euros) et le budget de l' Australian Antarctic Division (AAD) 25 ( * ) (88 millions d'euros) confirme le décrochage de la France qu'Olivier Poivre d'Arvor a résumé avec la formule suivante : « le travail de positionnement relatif de la France en termes de financement et d'investissement doit être précisé. Cependant, je crois pouvoir m'autoriser à dire que nous ne sommes plus dans la cour des moyens mais que nous sommes désormais dans la cour des petits... ».

En outre, il existe un décalage croissant entre le budget de l'IPEV et l'étendue de ses missions. Pour illustrer ce constat, Jérôme Chappellaz a rappelé qu'au cours des 15 dernières années, l'Institut polaire français a dû gérer l'ouverture de la station Concordia et s'impliquer davantage en Arctique à la demande du ministère de la recherche et de l'enseignement supérieur à la suite de l'année polaire internationale 2007-2008. De fait, le nombre de scientifiques déployés sur le terrain a été multiplié par quatre. En parallèle, l'IPEV a perdu 10 postes qui, jusque-là, avaient été mis à disposition par le CNRS.

En dépit d'un budget particulièrement contraint, l'IPEV a réussi à déployer 320 scientifiques en 2019, pour un coût qui semble deux à trois fois inférieur à celui de ses partenaires italien et australien 26 ( * ) . Néanmoins, cette optimisation des moyens atteint ses limites.

D'abord, elle aboutit à une infraction régulière aux règles du droit du travail appliquées aux personnels contractuels sur le terrain 27 ( * ) qui peuvent accumuler 20 à 30 heures supplémentaires par semaine non rémunérées.

Ensuite, le budget de fonctionnement de l'IPEV n'offre pas assez de marge de manoeuvre en cas d'imprévu.

Enfin, avec un budget d'investissement de deux millions d'euros par an, l'IPEV est dans l'incapacité de financer des investissements pourtant indispensables compte tenu de la vétusté de certaines installations, de la nécessité de réduire leur impact environnemental et du développement des technologies 28 ( * ) . L'exemple de la station Dumont d'Urville est éclairant. Construite en 1956, elle était alors la vitrine internationale de la France. Elle est désormais vieillissante. Charles Giusti a rappelé que le rapport de l'Office de 2007 29 ( * ) déplorait déjà sa vétusté et plaidait pour « disposer d'une station conforme à notre rang et non une suite désorganisée de bâtiments délabrés ». Quatorze ans plus tard, l'IPEV a certes mené des travaux de maintenance a minima de la station, mais sa rénovation n'a toujours pas été actée. L'IPEV et les TAAF ont chiffré le projet de rénovation à l'horizon 2050 30 ( * ) de la station Dumont d'Urville : 70 millions d'euros sont nécessaires, dont 40 millions d'euros pour les cinq prochaines années.

À terme, les contraintes budgétaires imposées à l'IPEV pourraient remettre en cause les partenariats historiques noués entre la France et d'autres grandes nations polaires comme l'Allemagne, l'Italie ou l'Australie.

Jérôme Chappellaz a indiqué que le 27 février dernier, les ministres français et italien de la recherche avaient signé une déclaration d'intention sur la rénovation de la station Concordia, construite en 1995. Son coût est évalué à 20 millions d'euros, soit une dépense de 10 millions d'euros pour la France que l'IPEV est actuellement incapable d'assurer.

Kim Ellis a souligné l'étroite collaboration entre la France et l'Australie en Antarctique. Facilitée par la proximité géographique des stations Casey et Dumont d'Urville et par la souveraineté partagée sur le plateau des Kerguelen, elle s'est transformée en une coopération politique durable à l'origine du Protocole sur la protection environnementale du Traité sur l'Antarctique, de la mise en place de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l'Antarctique et, plus récemment, de la définition d'aires marines protégées. La coopération franco-australienne est particulièrement développée dans le domaine de la logistique et repose sur un soutien mutuel pour les ravitaillements et l'utilisation par l'IPEV du port d'Hobart pour le ravitaillement des bases Dumont d'Urville et Concordia. Les investissements massifs consentis par les Australiens dans un nouveau brise-glace offrent de nouvelles perspectives de coopération pour la France à travers le montage de campagnes océanographiques dans l'Antarctique. Toutefois, elles ont un coût qui, là encore, dépasse les capacités financières actuelles de l'IPEV.

• Une recherche handicapée par l'absence de brise-glace de recherche

Olivier Lefort a expliqué que la flotte océanographique française fait partie des trois premières flottes océanographiques européennes et des cinq premières flottes mondiales. Composée notamment de quatre navires hauturiers (dont le Marion Dufresne , propriété des TAAF mais qui est sous-affrété 217 jours par an par l'Ifremer pour réaliser des missions océanographiques principalement au nord de l'océan Austral), elle ne comporte pas de brise-glace permettant de réaliser des campagnes océanographiques dans les zones polaires. En effet, le brise-glace L'Astrolabe , propriété des TAAF, s'il assure 120 jours par an les rotations logistiques entre Hobart et Dumont-d'Urville sous autorité d'emploi de l'IPEV, exerce le reste du temps des missions de souveraineté dans les espaces maritimes des Terres australes (Crozet, Kerguelen et Saint-Paul et Amsterdam) et des îles Éparses. Il n'a pas d'activité de recherche marine en zone polaire.

L'absence de brise-glace de recherche fait de la France une exception par rapport à d'autres nations polaires comparables telles que l'Allemagne, l'Italie, le Royaume-Uni ou l'Australie.

Olivier Lefort a évoqué les pistes envisagées pour pallier cette difficulté.

En Arctique, il a reconnu que la flotte française ne dispose pas actuellement de moyens océanographiques adaptés et que seules quelques campagnes d'été vers le Groenland et le Spitzberg peuvent être menées. Il a cependant estimé que la diversité de la flotte océanographique française permet d'envisager des échanges de temps de navire avec le Canada. Un partenariat entre l'Ifremer et l'université de Laval est ainsi en cours de finalisation : les Canadiens profiteraient des navires océanographiques français en Atlantique nord et la communauté de recherche française accéderait au brise-glace canadien Amundsen pendant deux ou trois semaines par an maximum.

Il a également évoqué l'Ocean Fleet Exchange Group (OFEG), dispositif d'échange de temps entre la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Norvège et l'Espagne, qui permettrait en théorie d'accéder aux brise-glaces allemand Maria S Merian et norvégien Kronprins Haakon . Il a toutefois estimé que ce dispositif serait de portée limitée, du fait du faible volume de jours historiquement échangé avec ces deux pays.

En ce qui concerne l'Antarctique, il a estimé qu'il n'existe pas de réelle alternative. Il a expliqué que le brise-glace de croisière Commandant Charcot en train d'être construit par la société Ponant et qu'elle propose de mettre à disposition de scientifiques n'offre pas, en pratique, de possibilité de réaliser des missions scientifiques significatives. Il a également évoqué l'éventualité d'un partenariat avec l'AWI ou l'AAD pour utiliser leurs brise-glaces mais l'accès à ces navires pour un mois de campagne océanographique par an représente un budget d'affrètement de 2 à 3 millions d'euros, actuellement hors de portée pour l'Ifremer.

Jérôme Chappellaz a également mentionné la possibilité d'utiliser L'Astrolabe à des fins de recherche océanographique. Deux conditions doivent être remplies : l'équiper en apparaux scientifiques, mais surtout accroître le temps d'utilisation de L'Astrolabe dévolu aux missions scientifiques dans l'Antarctique. Cela implique en corollaire, pendant ce laps de temps, de fournir aux TAAF un autre navire pour réaliser les missions de souveraineté dans l'océan Indien.

Plusieurs scientifiques ont jugé les solutions alternatives à court et moyen termes, à budget constant, comme des solutions d'opportunités épisodiques qui ne permettent pas une recherche ambitieuse.

À plus long terme, Olivier Lefort a rappelé que le renouvellement de la flotte océanographique française à l'horizon 2030 pourrait être l'occasion de réfléchir à l'insertion d'un brise-glace de recherche dans la flotte française. Il a souligné la variation du prix des navires en fonction de leurs caractéristiques techniques et de leur instrumentation scientifique : 50 millions d'euros pour L'Astrolabe contre 340 millions d'euros pour le brise-glace australien Nuyina .

• Un retard préjudiciable dans l'élaboration d'une stratégie globale

Le sous-dimensionnement des moyens logistiques attribués à la recherche française polaire est étroitement lié à l'absence d'une stratégie globale arrêtée au plus haut niveau de l'État et qui fixerait les priorités de la France pour les quinze prochaines années.

Jérôme Chappellaz s'est félicité que pour la première fois, un ministre en exercice 31 ( * ) se soit rendu en Antarctique en novembre 2019. Toutefois, cette visite ne s'est pas traduite par une augmentation des financements dédiés à la recherche en milieu polaire.

L'audition publique a montré que tous les grands partenaires de la France avaient arrêté un tel plan pluriannuel définissant les objectifs à atteindre et les investissements à réaliser, qu'il s'agisse de la construction d'un nouvel aérodrome pour l'Italie et l'Australie ou de la commande d'un nouveau brise-glace pour l'Australie et l'Allemagne. Olivier Poivre d'Arvor a indiqué que le président de la République lui avait confié l'élaboration d'une stratégie nationale de la recherche en milieu polaire. Il a estimé qu'elle devra s'appuyer sur des moyens renforcés, qu'il a évalués de l'ordre de 15 à 20 millions supplémentaires par an.

L'absence de stratégie nationale a également des répercussions négatives sur le financement de la recherche.

Jérôme Chappellaz a constaté que les financements pour la recherche en milieu polaire étaient assez disparates tout en insistant sur le rôle fondamental des financements européens.

Plusieurs chercheurs ont rappelé que seuls des investissements à long terme s'appuyant sur des postes permanents dans les grands instituts de recherche permettent de financer les longues séries temporelles. Yvon Le Maho a insisté sur le soutien capital des fondations.

La situation semble particulièrement critique dans le domaine des sciences humaines et sociales. Alexandra Lavrillier a constaté un engouement croissant pour ces disciplines de la part des étudiants, qui se heurte à l'absence de postes de chercheur à pourvoir. Le rapprochement unanimement souhaité entre les sciences humaines et sociales et les sciences environnementales nécessite un soutien financier à des réseaux multidisciplinaires.

Sabine Lavorel a regretté le peu de visibilité de la recherche française en droit et en sciences politiques dans les pôles en l'absence de laboratoire de recherche dédié à ces thématiques . Au niveau international, la participation de scientifiques français à des groupes de travail est limitée faute d'un nombre suffisant de chercheurs spécialisés dans ces disciplines, ce qui affaiblit ainsi le poids de la France dans la préparation de décisions stratégiques.


* 21 Les TAAF financent les rotations logistiques du Marion-Dufresne dans les îles australes et l'entretien des bases permanentes dans les îles subantarctiques.

* 22 L'audition publique a montré la difficulté de comparer les budgets des opérateurs en raison de périmètres souvent différents. Ainsi, le chercheur allemand Uwe Nixdorf a avancé le chiffre de 150 millions d'euros mais celui-ci correspond à un périmètre qui dépasse largement l'appui logistique à la recherche polaire allemande. Les chiffres mentionnés donnent toutefois un ordre de grandeur et permettent de comprendre le décalage croissant entre le budget de l'IPEV et celui des autres opérateurs logistiques étrangers.

* 23 Agence nationale pour les nouvelles technologies, l'énergie et le développement économique durable.

* 24 Institut polaire allemand.

* 25 Opérateur australien au service de la science en Antarctique.

* 26 Le calcul a été établi en divisant le budget de chaque opérateur par le nombre de scientifiques déployés. Le coût par scientifique déployé s'élève à 50 000 euros pour l'IPEV, 105 000 euros pour l'ENEA-UTA et 176 000 euros pour l'AAD. Le nombre de scientifiques envoyés par l'AWI n'a pas été renseigné.

* 27 Pendant les raids, les chauffeurs travaillent de 7h du matin à 21h30 tous les jours de la semaine.

* 28 Il s'agit par exemple de transformer les refuges subantarctiques en refuges « intelligents », pouvant être instrumentés en permanence.

* 29 Rapport de Christian Gaudin, sénateur : « La place de la France dans les enjeux internationaux de la recherche en milieu polaire : le cas de l'Antarctique » - Assemblée nationale n° 3702 (12 e législature), Sénat n° 230 (2006-2007).

* 30 Date à laquelle la décarbonation totale de la station serait achevée.

* 31 Frédérique Vidal, ministre de la recherche et de l'enseignement supérieur.

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