INTRODUCTION

« Les crimes des vaincus trouvent leur origine et leur explication - mais non, bien sûr, leur excuse - dans les folies des vainqueurs. » Winston Churchill (Mémoires de guerre)

« Dans le conflit présent comme dans ceux qui l'ont précédé, être inerte, c'est être battu » Charles de Gaulle (L'avenir des forces mécanisées)

Alors que les conflits interétatiques paraissaient obsolètes, dans le contexte post-guerre froide, la guerre qui s'est déroulée du 27 septembre au 9 novembre 2020 dans la région du Haut-Karabagh est venue rappeler la possibilité d'un conflit territorial, symétrique, classique dans son essence . Ce conflit fut en effet typiquement clausewitzien : les armes sont venues accomplir les objectifs politiques que l'une des parties, l'Azerbaïdjan, ne pensait plus pouvoir atteindre par la négociation.

Cette guerre a créé un choc au niveau international : malgré des déflagrations sporadiques, notamment en avril 2016 (guerre des quatre jours), le conflit du Haut-Karabagh était considéré à tort comme « gelé » depuis plus d'une génération. Des signes avant-coureurs auraient dû alerter, notamment l'enlisement de la négociation et l'acquisition par l'une des parties de matériels de guerre de dernière génération. Un certain aveuglement a toutefois prévalu, y compris de la part des acteurs les plus proches du terrain : de la part de l'Arménie, tout d'abord, qui s'est probablement crue protégée par son alliance avec la Russie, mais aussi de la part des États co-présidant le Groupe de Minsk (France, États-Unis, Russie), chargés depuis 25 ans par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) de conduire une négociation en vue du règlement durable d'un différend territorial profondément ancré dans l'histoire et l'identité des peuples de cette région du Caucase du sud.

Au cours de nos auditions, nous avons été frappés par la divergence des « narratifs » , chaque partie ayant sa propre lecture de l'histoire. Le passé a créé des rancoeurs inimaginables, qui font écho à certains de nos propres traumatismes passés (le différend avec l'Allemagne sur l'Alsace-Lorraine). Nous prenons actes de ces divergences des narratifs, sans prétendre démêler les fils de l'Histoire, l'essentiel étant, selon nous, de se projeter vers l'avenir pour permettre aux générations futures de vivre en paix dans cette région.

L'Azerbaïdjan prône, dans ce conflit, le retour aux frontières prévues par le droit international, conformément aux quatre résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptées pendant le premier conflit du Haut-Karabagh (1988-1994). L'Arménie souligne, quant à elle, le caractère arbitraire de frontières tracées sous l'ère soviétique dans le but de diviser les peuples, et s'appuie sur le principe de droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, les habitants du Haut-Karabagh s'étant prononcés très largement en faveur de l'indépendance lors d'un référendum de 1991.

Pour les deux camps, ce territoire est une composante indissoluble de l'identité nationale. L'incommunicabilité entre les deux peuples semble totale. Force est aussi de constater que certaines déclarations triomphalistes, voire belliqueuses, de la part des chefs d'État azerbaïdjanais et turc, ne sont pas de nature à apaiser les esprits.

Et maintenant ? Construire la paix implique, non pas d'oublier, mais de tenter de surmonter le passé. Des gestes sont nécessaires, notamment de la part du vainqueur , pour reconstruire un processus de négociation multilatéral , dans lequel aucune des parties n'ait le sentiment d'être piégée. Le cessez-le-feu du 10 novembre 2020 repose sur une déclaration tripartite des chefs d'État azerbaïdjanais, arménien et russe, qui ne comporte aucun objectif politique ni aucune perspective de reprise du dialogue sur le statut de la région du Haut-Karabagh.

Il nous paraît pourtant plus que jamais évident qu'aucune paix ne sera durable sans que cette région du Haut-Karabagh ne bénéficie d'un statut particulier reflétant sa spécificité. C'est le sens de la résolution du Sénat en date du 25 novembre 2020, portant sur la nécessité de reconnaître la République du Haut-Karabagh. Alors que l'Arménie est très fragilisée, que la guerre y a créé une forme de sidération, la communauté internationale doit faire pression pour que cette question du statut du Haut-Karabagh ne devienne pas l'angle mort d'éventuelles négociations , comme elle l'est actuellement dans la déclaration du 9 novembre 2020.

C'est d'autant plus nécessaire que la situation n'est pas stabilisée.

Le cessez-le-feu tient grâce à la présence des forces de maintien de la paix russes. La Russie est parvenue à interrompre ce conflit et, probablement, à empêcher une reprise intégrale des territoires du Haut-Karabagh par l'Azerbaïdjan. Mais la Russie a ses intérêts propres, sa présence est théoriquement temporaire - elle est prévue pour cinq ans - et l'Azerbaïdjan semble vouloir continuer à pousser son avantage . Les incursions à la frontière, dont le tracé exact reste à préciser, et l'impatience de l'Azerbaïdjan à ouvrir des voies de communication traversant le territoire de l'Arménie, ont déplacé la pression du Haut-Karabagh vers le territoire arménien lui-même.

Il convient donc de rester extrêmement attentif aux évolutions sur le terrain , et de ne pas retomber dans l'illusion que la situation serait gelée, comme nous l'avons cru pendant 26 ans.

Par ailleurs, ce conflit ne nous concerne pas seulement parce qu'il se déroule aux portes de l'Europe, et qu'il illustre le rôle croissant de la Turquie et de la Russie dans leurs sphères d'influence historiques.

Il nous concerne aussi, dans ses modalités, car il semble annonciateur de ce que pourraient être les conflits futurs . La « surprise stratégique » et l'avance technologique ont toujours été des facteurs de supériorité décisifs dans la guerre. Un conflit « classique » dans son essence peut donc s'accompagner d'éléments novateurs : c'est le cas de celui du Haut-Karabagh.

C'est pourquoi il est nécessaire de tirer des enseignements, sur les plans capacitaire et opérationnel , de ce conflit qui pourrait se révéler, non pas isolé, mais emblématique.

Il ne s'agit pas de comparer les capacités de la France et de l'Arménie, qui ne sont pas comparables, ne serait-ce que parce que la France dispose de la dissuasion nucléaire pour la protection de son territoire national. Mais il s'agit de prendre en compte de nouveaux modes d'action qui confirment des observations faites aussi sur d'autres théâtres d'affrontement contemporains (Syrie, Libye et Ukraine notamment).

Cette guerre a illustré, sur une durée relativement courte, ce qu'est un conflit de haute intensité . Elle fut marquée par un usage intense de l'artillerie, par le retour de la manoeuvre, en coordination avec l'action de commandos d'infanterie. L'utilisation des drones a été souvent mise en avant : leur apport a en effet été déterminant, mais ils n'ont pas agi seuls . Les drones se sont inscrits dans un dispositif plus global de conquête de la supériorité des feux qui a parfaitement fonctionné au profit de l'Azerbaïdjan. Au nombre de ces drones, on trouve des munitions télé-opérées , qui cumulent les avantages des missiles et des drones. Leur marché est en pleine croissance. Ces munitions télé-opérées joueront sans nul doute un rôle dans les guerres à venir.

Face au système offensif azerbaïdjanais, dans lequel les drones ont joué un rôle central, les défenses sol-air arméniennes se sont trouvées démunies . Anciennes, datant pour certaines de l'ère soviétique, elles se sont révélées inadaptées. C'est un autre enseignement à tirer de cette guerre du Haut-Karabagh. Alors que la France conduit aujourd'hui des opérations asymétriques, elle pourrait ne pas se trouver systématiquement, à l'avenir, en situation de supériorité aérienne , et devoir affronter des menaces, venues du ciel, d'un type nouveau.

La guerre de haute intensité est, enfin, une guerre logistique et économique , qui implique de disposer d'une certaine masse d'équipements « consommables », et de munitions. Dans un contexte budgétaire contraint, la France a fait le choix d'équipements de très haute technologie, qui sont un facteur de développement de son industrie, et en font une puissance militaire de premier plan en Europe et dans le monde. Mais la guerre de haute intensité implique de s'intéresser aussi à la masse, à la rusticité, et à la soutenabilité de l'effort dans le temps .

La crise du covid-19 a d'ailleurs posé des questions similaires, qui ont trait aux problématiques de résilience et d'autonomie stratégique de la nation en temps de crise.

La guerre de haute intensité implique, enfin, d'accepter l'éventualité de pertes humaines plus importantes que celles que nous subissons actuellement au cours de nos opérations.

Cette guerre du Haut-Karabagh est donc l'occasion de s'interroger : dans un contexte au moins partiellement similaire, serions-nous prêts ?

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