B. « MASSE » OU TECHNOLOGIE : FAUT-IL CHOISIR ?

1. La haute intensité : une hypothèse délaissée depuis la fin de la guerre froide

L'armée de terre a subi au cours des dernières décennies des choix budgétaires qui ont conduit à privilégier, légitimement, du matériel utilisable en opération extérieure. En contrepartie, toutefois, une partie du matériel utile à la haute intensité a été délaissée. Le développement de ce matériel spécifique, et l'accroissement des volumes d'équipements et de munitions, doivent être planifiés au cours des années à venir.

L'armée de terre ne dispose plus, par exemple, de moyens de minage anti-chars mécaniques. Les systèmes qui existaient ont été abandonnés.

Les moyens de déminage sont également insuffisants : les moyens lourds (chars de déminage) ont été délaissés. L'armée de terre ne dispose plus que des systèmes SDPMAC (système de déminage pyrotechnique pour mines antichars), ensemble composé du lanceur israélien CARPET monté sur l'engin blindé du génie (EBG). Ce système permet de neutraliser les mines antichars enfouies ou dispersées au sol, par le tir de roquettes : l'effet est obtenu par l'onde de choc engendrée par la détonation d'un nuage explosif. L'armée de terre dispose d'une cinquantaine d'EBG qui ont près de 40 ans d'âge. La relève est prévue dans le cadre de la deuxième phase du programme Scorpion et du programme Titan à l'horizon 2030-2035.

Par ailleurs, l'Azerbaïdjan a fait usage de lance-roquettes multiples (150 LRM longue portée) et de missiles balistiques (4 SS-21 et 2 LORA israéliens). L'armée de terre française dispose, pour ce type d'usage, du lance-roquettes unitaire (LRU), entré en service en 2014, dont 13 véhicules sont basés au 1 er régiment d'artillerie de Belfort. La mission du LRU n'est toutefois pas la même que celle des missiles balistiques. Le LRU permet d'atteindre des cibles à haute valeur ajoutée à 70 km avec une grande précision. Les matériels de l'ère soviétique n'ont pas cette précision mais procèdent par saturation de zones. Avec le LRU, on est dans une logique de précision et non de saturation.

De façon générale, la notion de saturation de l'espace aérien, y compris pour la défense des unités terrestres, est essentielle . La notion de « lutte antiaérienne toutes armes », pour l'autodéfense des unités, redevient d'actualité. Il ne s'agit pas de faire forcément usage des dernières technologies disponibles, mais de pouvoir tenir dans la durée.

Par ailleurs, l'Azerbaïdjan a acquis la « masse » nécessaire à la conquête de la supériorité des feux, grâce à l'apport de drones considérés comme « consommables », du moins sur une courte durée (munitions maraudeuses). Ces drones consommables font désormais partie des équipements indispensables à toute armée engagée dans des combats de haute intensité. La France accuse un retard certain dans ce domaine, n'envisageant pas encore les drones comme un équipement « consommable », alors que plusieurs conflits récents illustrent ce type d'usage.

Par ailleurs, pour coordonner l'action des drones et celle de l'artillerie, il y a un intérêt certain à ce que ce soit la même armée - l'armée de terre - qui observe et qui agisse. Une partie des lacunes actuelles sera comblée par l'entrée en service du Patroller (système de drones tactiques), qui pourra être armé, même si « sa mission première ne sera pas d'appuyer nos troupes » 31 ( * ) . La LPM prévoit la livraison de 3 systèmes de drones tactiques d'ici à 2025. Les premières livraisons ont toutefois été retardées à 2022. L'acquisition de mini-drones et de nano-drones vient également combler une partie des lacunes existantes. L'armée de terre devrait disposer de plus de 1000 drones d'ici 3 ans.

Aucun de ces drones dont l'acquisition est programmée ne s'apparente toutefois aux « munitions maraudeuses » employées dans les conflits récents.

Enfin, depuis la fin de la guerre froide, les volumes de munitions ont été fortement réduits , dans le cadre du basculement vers des guerres « asymétriques ». Le dépôt de munitions de Connantray a, par exemple, fermé en 2016. Il est indispensable de faire machine arrière pour retrouver une dynamique de croissance des stocks.

2. « Haute » ou « très haute » technologie ?

D'après Michel Goya 32 ( * ) , Les Azerbaïdjanais disposaient d'un parc important de 440 chars, dont 100 chars russes T-90, formant un « arsenal considérable (...), très supérieur, en volume du moins, à ce dont dispose la France .» Par ailleurs, « la destruction de chars de bataille des deux camps représente à elle seule la moitié du parc théorique français ».

Comme pour la plupart des armées occidentales, la France déploie des moyens de haute technologie, très coûteux, très efficaces, mais dont la perte n'est pas permise : « L'avion de combat est désormais un engin de luxe qu'il est difficile de se payer avec des budgets contraints et sa perte est une catastrophe » 33 ( * ) .

Cette très haute technologie reste nécessaire. D'une part, tous les conflits de demain ne ressembleront pas à celui du Haut-Karabagh. Des opérations asymétriques, dans un contexte de supériorité aérienne, doivent bien sûr continuer d'être envisagées .

D'autre part, la haute intensité est aussi une bataille du « temps d'avance » et, à ce titre, la haute technologie est un atout majeur . Le programme Scorpion améliore par exemple la mobilité des forces sur le terrain, la rapidité de mouvement et la fluidité de la coordination, qui sont essentielles. Il accélère la circulation de l'information et améliore l'interconnexion des moyens mis en oeuvre.

Mais l'arbitrage entre technologie et rusticité doit être repensé en profondeur.

Nous avons besoin de haute technologie mais peut-être pas toujours de « très haute technologie » dans certains domaines : « Oui, il faut conserver une certaine supériorité technologique mais si c'est pour disposer d'une F1 qui est efficace seulement sur un circuit avec une écurie autour d'elle, c'est un leurre. Il ne faut donc pas se laisser entraîner dans la très haute technologie. Il faut que nos systèmes d'armes soient toujours relativement résilients et stables et qu'en plus, ils soient capables de fonctionner en mode dégradé » 34 ( * ) . Les équipements doivent demeurer suffisamment « rustiques » pour que leur soutien puisse être assuré directement sur les théâtres d'opération, à coût raisonnable et sans dépendances majeures vis-à-vis de nos compétiteurs et adversaires. La crise du Covid-19 a montré les effets possibles d'une rupture d'approvisionnement. En cas de crise avec la Chine, dans quelle mesure pourrions-nous continuer à nous approvisionner, s'agissant par exemple des matériels comportant des terres rares ?

Cette question de l'arbitrage à trouver entre rusticité et technologie sera l'un des enjeux du programme Titan de rénovation du segment lourd de l'armée de Terre et, en particulier, des programmes menés en coopération avec l'Allemagne que sont le char franco-allemand MGCS 35 ( * ) et le programme franco-allemand d'artillerie du futur (CIFS 36 ( * ) ).


* 31 Audition du général Thierry Burkhard le 16 octobre 2019, commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat « Le Patroller sera donc armé parce que l'armée de terre le souhaite mais sa mission première ne sera pas d'appuyer nos troupes ».

* 32 Michel Goya, La guerre du Haut-Karabakh (2020), Enseignements opérationnels.

* 33 Ibid.

* 34 Général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de terre, La Tribune, 18 mars 2021.

* 35 Main Ground Combat System.

* 36 Common Indirect Fire System.

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