AVANT-PROPOS

Pour Scott Adams, dessinateur de bandes dessinées américain qui avait précédemment travaillé en entreprise : « Un bon manager doit toujours prendre le pouls de son entreprise pour éviter la crise cardiaque. »

Alors qu'avec la crise sanitaire l'évolution des nouveaux modes de travail a connu une accélération saisissante, la Délégation aux entreprises du Sénat a souhaité « ausculter » entreprises et travailleurs, prendre le pouls du pays pour évaluer l'impact des (r)évolutions en cours en matière de télétravail, de travail sur les plateformes numériques, de robotisation, etc., en particulier sur la santé au travail, les organisations du travail et les modes de management.

Les trois co-rapporteurs, Martine Berthet, Michel Canévet et Fabien Gay, représentant des sensibilités politiques différentes, formulent aussi bien sûr des préconisations, afin que les mutations s'effectuent au bénéfice des différentes parties prenantes, que les cercles vertueux l'emportent sur les dérives, potentielles ou avérées.

Le rapport s'intéresse également aux pratiques de certains pays étrangers afin de repositionner les réflexions dans un cadre international.

Comme l'a dit, lors de son audition du 3 juin 2021, Bernard Thibault, représentant des travailleurs au Conseil d'Administration de l'Organisation Internationale du Travail (OIT, Genève), « les relations entre donneurs d'ordres et sous-traitants se font de plus en plus pressantes sur la notion de coûts, dont le coût social. Dès lors que, dans la majorité des emplois du monde, l'absence de droits élémentaires s'installe, la pression s'exerce, notamment à l'égard d'un pays comme la France, sur les droits sociaux mis en comparaison avec les pays où ils sont inexistants. Dans ce cadre, de surcroît, le phénomène se trouve amplifié par certains usages des nouvelles capacités technologiques, qui, si elles sont parfois positives, sont néanmoins quelquefois source de dérives, entraînant la nécessité de faire évoluer le droit pour intégrer les nouvelles formes de travail. » « Il existe un certain nombre de principes de droits fondamentaux que nous devons faire progresser partout dans le monde » avait-il ajouté.

Si les recommandations des rapporteurs sont hexagonales, leurs réflexions intègrent le paysage international, car c'est avec cette vision large qu'il convient de préparer l'avenir.

Elles prennent aussi en compte les contributions écrites et/ou orales des 45 personnes auditionnées à l'occasion de 18 réunions et tables-rondes au cours des six mois de travaux de cette mission de la Délégation sénatoriale aux entreprises.

I. NOUVEAUX MODES DE TRAVAIL : DES ÉVOLUTIONS STRUCTURANT LES NOUVEAUX CONTOURS DU MONDE DU TRAVAIL

A. TRAVAIL À DISTANCE : EN ÊTRE OU PAS

1. Le développement progressif du télétravail avant la crise sanitaire
a) Un cadre juridique à la fois récent et « préhistorique » au regard des évolutions technologiques

En France, la notion de télétravail apparaît pour la première fois en 1978 dans un rapport 1 ( * ) de Simon Nora et Alain Minc portant sur l'informatisation de la société, remis au Président de la République. La notion de « telework » avait été mentionnée quelques années auparavant dans un article du Washington Post.

Au début des années 80, l'Institut de l'audiovisuel et des télécommunications en Europe (IDATE) entend le télétravail comme un " travail réalisé par une entité délocalisée, c'est-à-dire séparée de son établissement, et dont l'activité nécessite l'utilisation intensive de moyens de télécommunications ".

Le développement des nouvelles technologies de l'information et de la télécommunication (NTIC) dans les années 1990 encourage ensuite une réflexion plus stratégique relative au télétravail. Dans son rapport « Le télétravail en France, situation actuelle, perspectives de développement et aspects juridiques » remis en 1993 au Premier ministre, Thierry Breton en précise la définition : « une modalité d'organisation ou d'exécution d'un travail exercé à titre habituel , par une personne physique, dans les conditions suivantes :

d'une part, ce travail s'effectue à distance , c'est-à-dire hors des abords immédiats de l'endroit où le résultat de ce travail est attendu ; en dehors de toute possibilité physique pour le donneur d'ordre de surveiller l'exécution de la prestation par le télétravailleur ;

d'autre part, ce travail s'effectue au moyen de l'outil informatique et/ou des outils de télécommunication , y compris au moyen de systèmes informatiques de communication à distance : des données utiles à la réalisation du travail demandé et/ou du travail réalisé ou en cours de réalisation . »

La France demande ensuite l'inscription du télétravail à l'ordre du jour du sommet du G7 des 25 et 26 février 1995 sur la société de l'information : il y est présenté comme un atout économique et social. Deux ans plus tard, en 1997 , le Sénat s'empare de cette thématique à travers une mission d'information 2 ( * ) consacrée à la stratégie française pour maîtriser la société de l'information.

Le 16 juillet 2002 , un accord 3 ( * ) -cadre européen non contraignant est conclu par les partenaires sociaux européens . Il est « volontaire », qu'il s'agisse du premier accord européen mis en oeuvre par les partenaires sociaux eux-mêmes de façon autonome. Il a pour objet d'établir un cadre général à l'échelon européen pour les conditions de travail des télétravailleurs et de concilier les besoins de flexibilité et sécurité communs aux employeurs et aux travailleurs. Il accorde à ceux-ci la même protection globale qu'aux travailleurs exerçant leurs activités dans les locaux de l'entreprise. L'accord définit le télétravail comme une forme d'organisation et/ou de réalisation du travail utilisant les technologies de l'information, dans le cadre d'un contrat ou d'une relation d'emploi, dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l'employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière . Étant donné que le télétravail couvre un large éventail de situations, les partenaires sociaux ont choisi cette définition, qui permet de couvrir différentes formes de télétravail régulier.

La France s'engage dans la voie tracée au niveau européen. En effet, soucieux « de donner corps à l'engagement pris paritairement au niveau européen », les partenaires sociaux français concluent un accord national interprofessionnel (ANI) relatif au télétravail le 19 juillet 2005 . Les organisations signataires insistent, dans le préambule de cet ANI, sur la méthode utilisée : « Elles expriment à cette occasion leur volonté de donner une traduction concrète à l'approche nouvelle du dialogue social européen que constituent les « accords volontaires ». Elles entendent ainsi privilégier la voie conventionnelle pour transcrire en droit interne les textes européens ». Les considérants de cet accord présentent les effets bénéfiques du recours au télétravail :

- la modernisation de l'organisation du travail pour les entreprises ;

- une meilleure conciliation entre vie professionnelle et « vie sociale », et une plus grande autonomie dans leur travail pour les salariés ;

- une insertion renforcée des personnes handicapées sur le marché du travail ;

- la promotion de l'emploi et la lutte contre la « désertification » de certains territoires.

Reprenant la définition européenne , l'ANI précise qu'elle inclut les salariés « nomades » mais que le fait de travailler à l'extérieur des locaux de l'entreprise ne suffit pas à conférer à un salarié la qualité de télétravailleur. « Le caractère régulier exigé par la définition n'implique pas que le travail doit être réalisé en totalité hors de l'entreprise, et n'exclut donc pas les formes alternant travail dans l'entreprise et travail hors de l'entreprise. On entend par télétravailleur, au sens du présent accord, toute personne salariée de l'entreprise qui effectue, soit dès l'embauche, soit ultérieurement, du télétravail tel que défini ci-dessus ou dans des conditions adaptées par un accord de branche ou d'entreprise en fonction de la réalité de leur champ et précisant les catégories de salariés concernés . »

Comme le note Jean-Emmanuel Ray, juriste spécialiste en droit du travail, dans une étude de la revue Droit Social de février 2021, cet ANI datait de 15 ans mais « 175 en temps Internet : Facebook date de septembre 2006, l'iPhone est né en novembre 2007, et la 4G en 2013 . » Par ailleurs, pour Florian Faure, directeur des affaires sociales et de la formation de la CPME, « L'ANI de 2005 avait eu un effet contre-productif pour le développement du télétravail parce que son encadrement a conduit un trop grand nombre de chefs d'entreprise à ne pas vouloir mettre le doigt dans l'engrenage ».

C'est avec la loi n° 2012-387 relative à la simplification du droit et à l'allègement des démarches administratives dite « Loi Warsmann II » du 22 mars 2012 que la notion est introduite dans le code du travail 4 ( * ) à l'article L.1222-9 . Le législateur conforte ainsi l'approche auparavant définie par les partenaires sociaux : « le télétravail désigne toute forme d'organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l'employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon régulière et volontaire en utilisant les technologies de l'information et de la communication dans le cadre d'un contrat de travail ou d'un avenant à celui-ci ». La loi énonce deux principes majeurs :

- le télétravailleur est un salarié à part entière ;

- le télétravail est basé sur le volontariat, son refus n'entraîne pas une rupture du contrat de travail.

En outre, elle précise que le contrat de travail doit définir les conditions de passage en télétravail ainsi que les conditions de retour à un mode de travail traditionnel. Le contrat doit également fixer les modalités de contrôle du temps de travail, sauf si ces modalités sont déjà prévues par un accord collectif.

Le nouvel article L. 1222-10 du code du travail définit quant à lui les 5 nouvelles obligations de l'employeur :

- prendre en charge tous les coûts découlant directement de l'exercice du télétravail, notamment le coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci ;

- informer le salarié de toute restriction à l'usage d'équipements ou outils informatiques ou de services de communication électronique et des sanctions en cas de non-respect de telles restrictions ;

- donner au salarié priorité pour occuper ou reprendre un poste sans télétravail qui correspond à ses qualifications et compétences professionnelles et porter à sa connaissance la disponibilité de tout poste de cette nature ;

- organiser chaque année un entretien qui porte notamment sur les conditions d'activité du salarié et sa charge de travail ;

- fixer, en concertation avec le salarié, les plages horaires durant lesquelles il peut habituellement le contacter.

La loi prévoit cependant qu'en cas de circonstances exceptionnelles (menace d'épidémie par exemple) ou en cas de force majeure, la mise en oeuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l'activité de l'entreprise et garantir la protection des salariés .

L'ordonnance 5 ( * ) n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations du travail redéfinit le télétravail et ses modalités de mise en oeuvre, afin d'en favoriser le recours, avec :

- la suppression de l'expression « de façon régulière » mettant ainsi fin à la distinction entre télétravail régulier et télétravail occasionnel ;

- la suppression de l'obligation d'un avenant au contrat de travail. La mise en oeuvre du télétravail peut être formalisée par un accord collectif ou par une charte rédigée par l'employeur ;

- la reconnaissance comme « accident du travail » de tout accident survenu pendant les horaires de télétravail.

L'ordonnance reconnaît en outre un « droit au télétravail ». L'employeur doit motiver tout refus de télétravail demandé par un salarié.

Cette dernière avancée dans la définition du cadre juridique, avant la crise sanitaire liée à la pandémie de coronavirus, illustre la volonté politique de faire progresser plus rapidement le recours au télétravail dans un monde où les nouvelles technologies sont déjà très présentes dans le quotidien des Français. En 2017, le recours aux plateformes numériques (Amazon, Le Bon Coin, Uber, etc.) est déjà entré dans les habitudes de consommation, tandis que les administrations ont franchi un pas dans la dématérialisation des démarches individuelles des citoyens ; pourtant le télétravail reste peu développé. La Dares 6 ( * ) , reprenant les chiffres de l'INSEE pour 2017, indique que seuls 3 % des salariés le pratiquent au moins un jour par semaine. La simplification des règles relatives au télétravail vise donc à en faciliter la mise en oeuvre dans les entreprises.

Ce décalage entre la dématérialisation des habitudes de consommation et de vie des Français et celle du travail n'est pas sans rappeler le constat déjà dressé par la Délégation aux entreprises du Sénat en matière de transition numérique des PME 7 ( * ) . Le retard de numérisation des PME françaises - sanctionné par le classement européen DESI, relatif à l'économie et à la société numériques - est d'autant plus étonnant que les dirigeants et salariés de ces entreprises ont déjà depuis longtemps intégré la numérisation dans leur vie personnelle. La frilosité des entreprises à l'égard du télétravail et la lente évolution du cadre juridique afférent peuvent, de la même façon, susciter incompréhension et fortes attentes chez les travailleurs qui constatent par ailleurs l'exceptionnelle vitesse de diffusion de la transformation numérique de la société . D'ailleurs dans le rapport « Transformation numérique et vie au travail » de septembre 2015 remis à la ministre du Travail, Bruno Mettling note déjà que « le nombre de smartphones a été multiplié par 6 depuis 2008 et par 4 pour les tablettes entre 2011 et 2013 . Enfin, si 55 % des actifs disposent d'un micro-ordinateur sur leur lieu de travail, cette proportion monte à 90 % pour les cadres, et près des trois-quarts pour les professions intermédiaires ». La lente évolution du cadre juridique du télétravail, et encore plus sa mise en oeuvre dans les entreprises, semblent donc particulièrement en retard au regard des avancées technologiques et des habitudes des citoyens .

b) La progression prudente au sein des entreprises
(1) Il est difficile de connaître avec certitude le pourcentage de télétravailleurs en France

Si toutes les analyses tendent à confirmer un « retard français » dans le développement du télétravail par rapport à nos voisins européens, force est de constater que les chiffres évoqués varient très fortement d'une étude à l'autre .

Les 3 % de télétravailleurs réguliers, évoqués plus haut en référence aux chiffres de l'Insee pour 2017, diffèrent de ceux retenus par Bruno Mettling en 2015 qui évoque une « proportion de salariés concernés par le télétravail ainsi passée de 8 % en 2006 à 16,7 % en 2012 ». Selon un rapport 8 ( * ) sur le télétravail dans les grandes entreprises françaises, remis en 2012 au Ministre de l'Industrie, de l'Énergie et de l'Économie Numérique, 12,4 % des salariés français télétravailleraient au moins huit heures par mois. Pour la Direction générale du Trésor, même en intégrant les télétravailleurs occasionnels, le taux de télétravail ne se situerait qu'à 7 % en 2017. Ce chiffre étonne si l'on observe le taux de 8,4 % de télétravailleurs dès 2009, évalué par le Centre d'analyse stratégique dans son rapport 9 ( * ) intitulé « Le développement du télétravail dans la société numérique de demain ».

Le suivi statistique peu fiable du télétravail jusqu'en 2017 révèle un relatif manque d'intérêt pour la question en France. La formalisation des accords et la simplification de 2017 a certainement contribué à une meilleure appréciation de l'ampleur de ce nouveau mode de travail.

En septembre 2020, l'Institut Montaigne relaie l'analyse de Laetitia Vitaud pour qui « le phénomène du télétravail, dont la croissance est un raz-de-marée en France depuis le début des années 2010, a longtemps été mal mesuré et sous-évalué. Pratiqué essentiellement de manière informelle, les deux tiers du télétravail en France passaient sous le radar en ne faisant pas l'objet d'une contractualisation . (...) Même pendant la pandémie, on semble cependant manquer de chiffres officiels auxquels se fier pour parler du phénomène avec autorité et faire des comparaisons internationales . »

Il existe ainsi une difficulté résidant dans la différence dans le référentiel choisi pour évaluer le télétravail, son application informelle semblant prédominante pour certains commentateurs. « La période de crise que nous traversons révèle le besoin de nouveaux indicateurs et catégories pour mieux appréhender un phénomène hybride, complexe et fluctuant. C'est un chantier conceptuel de grande ampleur. Les entreprises, les pouvoirs publics, les villes comme les partenaires sociaux ont besoin de statistiques sur lesquels baser leurs négociations et leurs décisions . »

(2) Tous les salariés ne peuvent pas télétravailler

Malgré la reconnaissance d'un droit au télétravail par l'ordonnance de 2017, le profil de certains postes de travail empêche la mise en oeuvre du télétravail. L'étude précitée de la Dares « Quels sont les salariés concernés par le télétravail ? » montre que ce sont surtout les cadres qui peuvent télétravailler. En 2017, 61 % des télétravailleurs sont des cadres. D'ailleurs les cadres pratiquant le télétravail deux jours ou plus par semaine travaillent en moyenne 43,0 heures par semaine, contre 42,4 heures pour les non-télétravailleurs. Ces télétravailleurs déclarent deux fois plus souvent travailler plus de 50 heures par semaine que les non-télétravailleurs. Leurs horaires sont également plus atypiques (travail après 20 heures ou le samedi) et moins prévisibles.

Au sein d'un même pays, cela a été mis en lumière pendant les périodes de confinement vécues récemment, de nombreux emplois ne permettent pas le télétravail . Comme le précise André-Yves Portnoff 10 ( * ) , « durant la crise de la Covid-19, deux tiers des cadres ont télétravaillé alors que 90 % des ouvriers sont resté sur site ». Cependant, comme le précise cet expert, une étude de la société Boost et une autre de McKinsey démontrent que plus de tâches peuvent être télétravaillées que nous ne le pensons, en tenant compte non pas des métiers mais des tâches. « Au moins 20 % des tâches dans les métiers aujourd'hui classés comme non télétravaillables seraient ainsi télétravaillables. L'étude française indique que 60 % des entreprises pourraient exercer au moins une partie de leurs tâches à distance ». Cependant pour l'U2P, « parmi les entreprises de proximité, seules quelques professions libérales peuvent exercer leur activité à distance contrairement à une majorité d'entreprises de l'artisanat et du commerce » . Pour l'Union des entreprises de proximité, l'enjeu de ces entreprises sera donc de développer leur attractivité autrement que par le télétravail.

La proportion de travailleurs ne pouvant télétravailler varie également en fonction de la richesse du pays concerné, comme l'a montré une récente étude 11 ( * ) de l'université de Chicago soulevant la question suivante lors de la pandémie de Covid 19 : combien d'emplois peuvent être effectués à domicile et quel est l'impact des mesures de distanciation physique ? Ils ont produit des estimations pour 86 pays et les ont placés sur un graphique dont l'abscisse correspond au PIB par tête, par parité de pouvoir d'achat, et l'ordonnée, à la part des emplois qui peuvent être effectués à domicile. Leur analyse révèle une corrélation évidente entre les niveaux de revenus et la part des emplois qui peuvent être effectués à domicile .

Ainsi par exemple, alors que moins de 25 % des emplois en Turquie peuvent être effectués à domicile, cette part dépasse 40 % en Suède et au Royaume-Uni. Aux États-Unis, 37 % des emplois peuvent être effectués à domicile, et ces emplois génèrent 46 % des revenus de l'ensemble des actifs. L'analyse de l'Institut Montaigne résume ainsi la donne : « En d'autres termes, ceux qui ne télétravaillent pas cumulent tous les handicaps : ils sont plus exposés au virus faute de pouvoir s'éloigner des clients ou des collègues, et ils sont plus pauvres et plus exposés aux fluctuations économiques de la période (ils sont plus concernés par le chômage). Vu sous cet angle, on ne peut que vouloir pour la France la part la plus élevée possible de télétravail, et regretter notre "retard" par rapport aux pays du Nord comme les Pays-Bas - qui, au fond, reflète aussi un retard de développement et une spécialisation économique non optimale dans cette période . »

(3) Le télétravail est plébiscité par les salariés et les employeurs

Dans le rapport de 2012 précité « Le télétravail dans les grandes entreprises françaises. Comment la distance transforme nos modes de travail ?», le télétravail est vu comme un facteur d'équilibre entre vie professionnelle et vie privée pour les salariés, un gain de productivité pour les employeurs et une mesure écologique efficace. Les chiffres suivants illustrent les différentes formes de gain alors mesurés :

- + 22 % de gain moyen de productivité en télétravail grâce à une réduction de l'absentéisme, à une meilleure efficacité et à des gains de temps ;

- 37 minutes de temps moyen gagné au profit de la vie familiale par jour de télétravail ;

- 45 minutes de temps moyen de sommeil supplémentaire par jour de télétravail ;

- 96 % de taux de satisfaction liée au télétravail de toutes les parties prenantes : télétravailleurs, managers, et employeurs ;

- 144 arbres à planter par an pour économiser autant de CO2 que le télétravailleur moyen français en un an.

Selon cette même étude, pour tirer le meilleur du télétravail, c'est-à-dire éviter les phénomènes d'isolement et profiter des gains de productivité, en l'état actuel des schémas organisationnels, des pratiques managériales et des mentalités, il apparaît que la proportion optimale de télétravailleurs soit de 25 % et le taux idéal de télétravail de 30 %.

C'est cette même proportion de télétravail qui ressort d'une enquête du Boston Consulting Group (BCG) menée en août 2020 portant sur 15 pays : les salariés européens souhaiteraient pouvoir passer un tiers de leur temps de travail hors site.

En février 2019, une enquête de Malakoff Médéric Humanis montre qu'en conséquence de l'ordonnance de 2017, la pratique contractualisée du télétravail a augmenté de 50 %. En outre, 56 % des salariés aimeraient bénéficier du télétravail et 62 % parmi ceux dont le métier ne le permet pas. L'étude indique que « le télétravail séduit de plus en plus parce qu'il répond au besoin croissant de souplesse et d'autonomie exprimé par les salariés pour mieux articuler leur vie professionnelle et personnelle . En effet, depuis 10 ans, la durée des trajets pour se rendre au travail s'est allongée, ce qui a pour conséquence directe de fragiliser l'équilibre entre la vie pro/perso ainsi que la santé des collaborateurs. C'est donc sans surprise que, parmi les raisons qui poussent les salariés à demander le télétravail se trouve, en tête de liste, la réduction du temps de trajets (cités par 54 % des télétravailleurs) suivi de la souplesse des horaires (36 %) ».

Dans la pratique, « le télétravail est largement plébiscité . Sur les 29 % de télétravailleurs, près de 8 sur 10 en sont satisfaits. Et chez les managers qui encadrent des télétravailleurs, ils sont à 83 % à être favorables au télétravail contre 45 % qui n'encadrent pas . »

En octobre 2018, soit un an après la publication de l'ordonnance relative au télétravail, LBMG Worklabs 12 ( * ) note que « depuis le changement de cadre juridique, nous constatons que nos clients mettent en place de nouvelles formules de télétravail, plus flexibles, facilement activables par les salariés. Certaines n'avaient d'ailleurs pas attendu la réforme pour se lancer dans cette voie en permettant le télétravail occasionnel. Dans certains cas, cela conduit à un doublement voire un triplement des demandes de télétravail ! Nous pouvons dire que le télétravail en France est entré dans une nouvelle phase de banalisation et de démocratisation . » Il est également rappelé que plusieurs événements « exceptionnels » ont compliqué l'accès au lieu de travail de nombreux salariés au premier semestre 2018 : grèves de la SNCF, inondations et épisodes neigeux ont ainsi débouché sur un recours au télétravail et une « dédramatisation » de sa pratique, sinon une réelle satisfaction de voir l'activité se poursuivre malgré les perturbations .

Enfin les effets bénéfiques pour l'entreprise sont détaillés dans une note de la Direction générale du Trésor de novembre 2020 intitulée « Que savons-nous aujourd'hui des effets économiques du télétravail ? ». Elle y indique qu'à court terme, les effets économiques du télétravail dépendraient largement des conditions dans lesquelles il s'exerce. Ainsi, mis en oeuvre dans de bonnes conditions, il pourrait être positif pour la productivité et la performance des entreprises . Si plusieurs études empiriques ont mis en évidence les gains en termes de productivité, ces derniers varient fortement, de 5 à 30 % . Les gisements de productivité proviennent des économies de temps de transport, de l'amélioration des conditions de travail, voire d'un investissement plus important du travailleur pour « compenser » son absence physique. La réduction des coûts, pour les entreprises, n'est pas négligeable : immobiliers, énergétiques, et coûts de recrutement du fait du moindre turn-over observé dans les entreprises l'ayant mis en place. Ces économies permettent de réallouer les dépenses vers l'investissement productif et ainsi contribuer à l'augmentation de la productivité du travail. Les dirigeants ont donc un intérêt à mettre en oeuvre le télétravail dans des conditions optimales.

Pour l'économiste Gilbert Cette, interrogé lors d'une table ronde organisée au Sénat par la Délégation aux entreprises et celle à la prospective le 1 er avril 2021, « Le télétravail constitue une opportunité très forte en termes de gain de productivité et de réponse à des difficultés économiques que nous connaissons aujourd'hui, en particulier l'endettement public. L'accroissement du PIB qui pourrait en résulter contribuera à la réduction du ratio dette publique / PIB ». Les possibles bénéfices attendus du télétravail semblent donc concerner potentiellement toute notre économie, ce qui justifie une réaction de tous les acteurs publics.

2. Covid-19 : le bouleversement

La crise sanitaire de la pandémie de coronavirus et les mesures de confinement qui ont été mises en oeuvre dans le monde entier ont soudainement et brutalement imposé le télétravail comme la règle à tous les travailleurs qui pouvaient le mettre en oeuvre. Comme le précise un article 13 ( * ) de l'EHESS sur l'avenir du télétravail après le confinement, « pratique marginale avant le confinement, le télétravail est devenu l'une des pièces essentielles des politiques de gestion du coronavirus car il allie continuation de l'activité et protection des employés car le lieu de travail peut être aussi un lieu de contamination . » Cet épisode sans précédent a nécessairement entraîné des bouleversements qui pourraient être durables. Pour l'Organisation internationale du travail 14 ( * ) (OIT), qui a publié en 2020 un guide sur le télétravail pendant et après la pandémie de Covid-19, « à n'en pas douter, nous expérimentons actuellement le paradigme du travail le plus inattendu de cette génération . Le monde tel que nous le connaissions s'est arrêté brusquement au début de l'année 2020 . »

a) Chiffres et perspectives

Comme le note l'OCDE 15 ( * ) , depuis le printemps 2020, les entreprises ont été soumises à une « expérience forcée » à grande échelle : les secteurs d'activité, les entreprises et les employés qui disposaient de conditions technologiques, juridiques et de sécurité numérique adéquates ont poursuivi leurs activités tout en étant contraints à l'isolement physique.

D'après les données de l'enquête Eurofound, qui a interrogé des milliers d'Européens entre avril et juillet 2020, plus de 37 % des Français l'ont expérimenté à cette occasion. Les pays où le télétravail s'est le plus développé pendant le confinement sont aussi ceux où la crainte de perdre son emploi a le moins augmenté avec le confinement.

Comme le montre une enquête Anact-Aract réalisée entre mars et mai 2020 sur le télétravail contraint en période de confinement, 53 % des télétravailleurs interrogés n'avaient jamais eu recours à ce mode de travail auparavant. 28 % d'entre eux télétravaillaient de manière occasionnelle et seulement 19 % de manière régulière. Interrogés sur leur intention de télétravailler à l'avenir, seuls 12 % ne le souhaitent pas, tandis que 43 % aimeraient ainsi télétravailler de manière régulière et 45 % de manière occasionnelle ou ponctuelle.

Comme le rappelle l'OIT, les premières recherches et enquêtes démontrent qu'un pourcentage très élevé de travailleurs souhaiterait télétravailler plus fréquemment, même après la levée des mesures de distanciation physique. En outre, « certains travailleurs savent maintenant qu'ils peuvent effectuer leur travail autrement qu'en présentiel, et se sont familiarisés avec la technologie requise pour le télétravail . De nombreux cadres, auparavant réticents à l'idée que leurs équipes travaillent à domicile, ont constaté que c'était possible et y sont désormais favorables. Par exemple, selon une étude portant sur 1 000 décideurs et propriétaires de PME dans 19 villes du Royaume-Uni, près d'une PME sur trois (29 pour cent) prévoit d'augmenter la flexibilité du travail après la pandémie (Smith, 2020). »

Pour l'EHESS, en novembre 2020, « l'expérience forcée du confinement a aussi levé certains doutes ou en tout cas rassuré quant à la praticité du télétravail du côté des managers. Depuis début septembre, PSA teste le télétravail à grande échelle : pour 20% de ses 200 000 salariés, plus d'un tiers du temps de travail devra être passé en télétravail. La Maif a, dès juillet, facilité l'accès au télétravail en signant un nouvel accord avec les partenaires sociaux . PSA et la Maif ne font qu'emboîter le pas à Facebook et d'autres entreprises de la Silicon Valley qui ont annoncé en mai une radicale transformation de leur politique de recrutement : il est prévu qu'environ 50 % des futures embauches à Facebook soit entièrement en télétravail . » C'est également le pari de La Mutuelle générale , qui en audition a présenté son projet de nouvelle organisation du travail appelée « Open travail ». Le 11 mai 2021, l'ensemble des organisations syndicales de La Mutuelle Générale (UNSA, FO, CGT, CFDT, CFE-CGC) ont ainsi signé, à l'unanimité, l'accord de mise en place de « l'Open Travail ». Ouvert à l'ensemble des salariés en contrat à durée indéterminée, contrat à durée déterminée et stage ou alternance sur la base du volontariat, les collaborateurs de la mutuelle pourront ainsi choisir d'effectuer de 0 à 5 jours de télétravail par semaine avec un minimum de 4 jours de présence par mois. Ils auront aussi la possibilité de choisir leur lieu de télétravail : domicile, résidence secondaire, tiers-lieu ou un autre site de La Mutuelle Générale de manière ponctuelle. Les salariés bénéficieront également de nouvelles flexibilités dans la gestion de leur journée de travail afin d'harmoniser contraintes personnelles (récupération des enfants à l'école, temps aidant...) et activité professionnelle.

Le Baromètre annuel Télétravail 2021 de Malakoff Humanis considère que le télétravail concernait 30 % des salariés avant la pandémie Covid-19. Il aurait connu un essor sans précédent en 2020 pour atteindre 41 % des salariés en mai lors du premier confinement . Un contexte exceptionnel durant lequel 44 % des télétravailleurs expérimentaient cette forme de travail pour la première fois. Selon ce baromètre, à la fin de l'année 2020, 86 % des télétravailleurs souhaitent continuer à le faire après le confinement . En revanche, la perspective d'un télétravail rendu obligatoire après la crise inquiéterait 30 % des salariés. Pour salariés et dirigeants, la durée idéale de télétravail serait en moyenne de 2 jours par semaine.

Le télétravail s'installe également dans le TPE. Toujours selon le baromètre de Malakoff Humanis :

- Fin 2020, il y avait 23 % de télétravailleurs dans les TPE fin 2020 (contre 31 % dans les entreprises de 10 salariés ou plus) ;

- Un quart des TPE a mis en place des modalités (contrat, accord,...) pour permettre le télétravail ;

- 76 % des télétravailleurs de TPE souhaitent poursuivre le télétravail.

Une étude conduite par Steelcase dans 10 pays, intitulée "Évolution du travail et des attentes des salariés", pointe que c'est le télétravail dans de mauvaises conditions qui a un impact négatif sur la motivation et la productivité, pas le télétravail en soi.

b) L'accord national interprofessionnel de 2020 : un guide pour une mise en oeuvre réussie du télétravail

Alors qu'en 2020, le télétravail « forcé » est devenu la « norme », et compte tenu des nouvelles attentes des travailleurs comme des entreprises, les partenaires sociaux ont considéré l'urgence d'une avancée sur le sujet. La dynamique européenne du dialogue social sur la numérisation a précédé la dynamique française puisque les partenaires sociaux européens ont entamé des négociations pour offrir les clés d'une mise en oeuvre du télétravail pouvant bénéficier à toutes les parties prenantes non seulement du marché du travail mais également de la société dans son ensemble. Ainsi ces derniers ont-ils signé le 22 juin 2020 un accord-cadre sur la numérisation .

Quelques mois plus tard, l'accord national interprofessionnel (ANI) du 26 novembre 2020 pour une mise en oeuvre réussie du télétravail a, quant à lui été signé par trois organisations patronales (U2P, CPME et Medef) et quatre syndicats de salariés (CFE-CGC, CFTC, FO, CFDT, refus de la CGT). Il a été étendu par arrêté ministériel du 2 avril 2021. Ses dispositions sont par conséquent obligatoires pour toutes les entreprises et les salariés relevant d'un secteur professionnel représenté par les organisations patronales signataires, sauf en cas de conclusion d'un accord d'entreprise, d'établissement ou de groupe sur le télétravail en écartant l'application.

Faisant référence à l'accord-cadre 16 ( * ) européen précité, les signataires de l'ANI évoquent l'impact de la numérisation de l'économie sur l'organisation du travail et notamment sur le télétravail. Alors que le télétravail expérimenté lors de la crise sanitaire était « exceptionnel », de nombreux salariés aspirent désormais à télétravailler plus régulièrement qu'auparavant et de nombreuses entreprises envisagent une mise en place élargie de cette organisation du travail. En outre, les impacts territoriaux et environnementaux du développement du télétravail sur l'écosystème de l'entreprise sont également mentionnés dès le préambule : avantages compétitifs des territoires qui sauront offrir des conditions d'accueil optimales (tiers-lieux, transports, etc.) et enjeux de consommation énergétique doivent « pousser l'État et les collectivités territoriales à anticiper ces impacts et à accélérer la stabilité et la qualité des infrastructures ».

Il rappelle le cadre juridique du télétravail constitué de l'ANI de 2005 et des articles L.1222-9 et suivants du code du travail, modifiés par l'ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017. Puis il donne la définition suivante : « Le télétravail désigne toute forme d'organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l'employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux, de façon volontaire en utilisant les technologies de l'information et de la communication. Dans la pratique, il peut s'exercer au lieu d'habitation du salarié ou dans un tiers-lieu, comme par exemple un espace de coworking, différent des locaux de l'entreprise, de façon régulière, occasionnelle, ou en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure. En tout état de cause, la mise en oeuvre du télétravail doit être compatible avec les objectifs de performance économique et sociale de l'entreprise. »

Pointant la difficulté à appréhender le cadre juridique en droit du travail, maintes fois dénoncée par les dirigeants rencontrés sur le terrain par la Délégation aux entreprises, les signataires de l'ANI enfoncent le clou : « Constatant que l'articulation entre ces sources juridiques n'est pas toujours aisément comprise par les employeurs et les salariés, les organisations paritaires souhaitent, par le présent accord, expliciter l'environnement juridique applicable au télétravail et proposer aux acteurs sociaux dans l'entreprise , et dans les branches professionnelles, un outil d'aide au dialogue social, et un appui à la négociation, leur permettant de favoriser une mise en oeuvre réussie du télétravail ».

Écartant ainsi un nouveau cadre normatif, l'ANI insiste sur le nécessaire dialogue social, rappelant qu'en 11 mois on dénombre 700 accords d'entreprise signés sur cette thématique. Il précise que le télétravail doit se mettre en place dans le cadre d'un accord collectif ou à défaut par une charte élaborée par l'employeur après avis du comité social et économique s'il existe. À défaut d'accord, le CSE est légitime à questionner l'employeur qui met en place une charte et à lui demander de s'inscrire dans l'esprit de l'ANI du 26 novembre 2020. L'avis motivé du CSE doit pointer les éléments contraires à l'esprit de celui-ci ou au cadre légal. Ce n'est qu'en absence d'accord collectif ou à défaut de charte élaborée par l'employeur que le télétravail peut se mettre en place dans le cadre d'un accord de gré à gré entre l'employeur et le salarié.

Le but de l'ANI est donc de préciser le cadre de déploiement du télétravail sans pour autant en revoir les bases juridiques. Ses principaux objectifs sont de favoriser :

l'intégration du télétravail dans le fonctionnement de l'entreprise : articulation d'entre télétravail et travail sur site, retours d'expérience de la période de crise sanitaire en amont, anticipation des scénarios exceptionnels, préservation de la cohésion sociale interne avec la recommandation d'expérimentations, mise en valeur comme facteur d'attractivité de l'entreprise ;

sa mise en place : fondements juridiques, dialogue avec les salariés et/ou leurs représentants, conditions d'accès. Ce dernier point constitue la modification principale par rapport à l'ANI de 2005 et prévoit le « double volontariat » (salarié et employeur), la forme de l'accord (« par tout moyen »), l'obligation de motiver son refus pour l'employeur, l'instauration d'une période d'adaptation et enfin le caractère réversible du télétravail régulier ;

son organisation : maintien du lien de subordination, contrôle du temps de travail, droit à la déconnexion et respect de la vie privée, prise en charge des frais professionnels par l'employeur et conditions d'utilisation des outils numériques, droit à la formation, règles en matière de santé et de sécurité, d'accident de travail et évaluation des risques professionnels. Pour ces derniers points, l'ANI indique qu' « il doit être tenu compte du fait que l'employeur ne peut avoir une complète maîtrise du lieu dans lequel s'exerce le télétravail et de l'environnement qui relève de la sphère privée » et que le télétravail doit être pris en compte dans la démarche d'analyse de risque visée à l'article L.4121-1 du code du travail. Cette évaluation « peut notamment intégrer les risques liés à l'éloignement du salarié de la communauté de travail et à la régulation de l'usage des outils numériques ». Enfin, la présomption d'imputabilité relative aux accidents du travail s'applique en cas de télétravail ;

l'accompagnement des collaborateurs et des managers : adaptation des pratiques managériales (point développé dans le chapitre suivant du présent rapport), formation, prise en compte des situations particulières (nouveaux salariés, alternants, salariés en situation de handicap), égalité entre les femmes et les hommes ;

la préservation de la relation de travail avec le salarié : maintien du lien social et prévention de l'isolement ;

la continuité du dialogue social de proximité : rappel du droit syndical en vigueur, organisation matérielle du dialogue social (avec la possibilité d'organiser des réunions du CSE à distance afin de répondre à des situations particulières) ;

sa mise en oeuvre en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure : dans ce cas, la décision relève du pouvoir de direction de l'employeur car le télétravail peut alors être considéré comme un aménagement de poste nécessaire pour permettre la continuité de l'activité et garantir la protection des salariés.

Cet accord constitue ainsi une approche pragmatique permettant une mise en place facilité du télétravail. Évidemment la France n'est pas le seul pays à avoir saisi l'opportunité de recours massif et soudain à ce nouveau mode de travail en période de crise sanitaire pour faire évoluer le cadre juridique et pratique de sa mise en oeuvre.

c) Étude de législation comparée
(1) Le cadre de l'étude

À la demande de la Délégation aux entreprises, une étude de législation comparée a été réalisée au mois d'avril 2021 sur le télétravail par ce service compétent du Sénat. Quatre pays ont été étudiés : Allemagne, Belgique, Danemark et Espagne .

Comme le rappelle l'étude, les quatre pays européens étudiés se distinguent par différents niveaux de recours au télétravail avant la crise du coronavirus : en 2019, la part des salariés travaillant habituellement de leur domicile était supérieure à la moyenne européenne au Danemark (7,8 %), en Belgique (6,9 %) légèrement au-dessus de la moyenne et proche du niveau observé en France (7,0 %), tandis que l'Allemagne et l'Espagne se situaient en-dessous de la moyenne européenne avec respectivement 5,2 % et 4,8 %. Cette même année, la pratique occasionnelle du travail à domicile concernait 20,7 % des salariés au Danemark, 17,7 % en Belgique, 15,7 % en France, 7,4 % en Allemagne et 3,5 % en Espagne.

Notons que les difficultés pour établir des statistiques précises peuvent également concerner nos voisins. Ainsi, si l'on prend le cas de l'Allemagne, on note que selon Eurostat, en 2019, 5,2 % du total des salariés travaillaient habituellement de leur domicile en Allemagne et 7,4 % de façon occasionnelle, plaçant ainsi le pays en-dessous de la moyenne de l'Union européenne. Mais selon une enquête de l'Agence pour la sécurité et la médecine de travail, 9 % des employés effectuaient du télétravail en alternance (souvent un ou deux jours par semaine) ou en permanence en 2016. De son côté la Fondation Hans-Böckler - institut de recherche des syndicats et institution de conseil auprès des comités d'entreprise - estime qu'avec le confinement le taux de télétravail permanent est passé de 4 à 27 %. Enfin, un sondage de l'Institut IFO 17 ( * ) indique qu'avant la crise du coronavirus, 51 % des entreprises interrogées avaient des employés pratiquant régulièrement le télétravail, cette proportion variant selon la taille de l'entreprise (42 % des entreprises de moins de 49 salariés et 74 % des entreprises de plus de 500 salariés).

Comme en France, le recours au télétravail a fortement augmenté à la suite de la crise sanitaire dans ces pays européens, entraînant dans certains d'entre eux des initiatives législatives pour mieux encadrer la pratique, même si ses modalités précises relèvent en premier lieu de la négociation entre partenaires sociaux ou au sein de l'entreprise .

(2) Les différentes formes de télétravail et les conséquences de la crise sanitaire
(a) Allemagne

En Allemagne , le travail à domicile - couramment appelé Home-Office dans son acception la plus large - peut prendre l'une des deux formes suivantes :

- le télétravail ( Telearbeit ) tel que prévu à l'article 2 paragraphe 7 de l'ordonnance sur les lieux de travail ( Arbeitsstättentverordnung ). Cette forme est privilégiée lorsque le travail à domicile est effectué sur le long terme, de façon régulière et à des horaires définis. Il implique l'installation permanente d'un poste informatique au domicile privé du salarié et la fourniture par l'employeur du mobilier et des équipements nécessaires y compris des moyens de communication. Les modalités du Telearbeit (lieu, durée hebdomadaire) doivent être formalisées de façon écrite dans le contrat de travail du salarié ou dans le cadre d'un accord d'entreprise ( Betriebsvereinbarung ) ou d'une convention collective ( Tarifvertrag ) ;

- le « travail mobile » ( mobil Arbeit ). Il s'agit d'une forme de travail à distance moins encadrée juridiquement que le Telearbeit qui, contrairement à ce dernier, n'est pas régie par l'ordonnance sur les lieux de travail. Au-delà d'un accord individuel entre employeur et salarié, il ne nécessite pas de formalisation écrite spécifique. Le travail mobile est conseillé en cas de déplacements fréquents ou lorsque le travail à domicile est mis en place pour une courte durée, de façon temporaire et qu'il ne suppose pas l'installation d'un poste informatique fixe. Dans le cadre du contrat de coalition, le Gouvernement s'est engagé à encourager le recours à cette forme de travail plus flexible, en définissant un cadre juridique.

Les employés travaillant à domicile, sous forme de Telearbeit ou de mobil Arbeit , sont reconnus comme salariés au sens de l'article 5 de la loi sur l'organisation des entreprises. Il n'existe pas de droit légal au travail à domicile pour les salariés. Celui-ci nécessite l'accord mutuel du salarié et de l'employeur, ce dernier pouvant refuser la demande du salarié. Cette modalité d'organisation peut également résulter d'un accord d'entreprise ou d'une convention collective.

Afin de lutter contre la propagation du virus Covid-19, le Gouvernement allemand a fortement encouragé le recours au télétravail. L'obligation pour l'employeur de proposer le travail à domicile n'a toutefois été introduite que plus tardivement, par l'ordonnance du 21 janvier 2021 ( SARS CoV 2 Arbeitsschutzverordnung Corona ArbSchV ) . Aux termes de cette ordonnance, en vigueur jusqu'au 30 avril 2021, l'employeur doit proposer le télétravail, dès lors que l'activité peut être exercée de façon comparable à distance, sauf en cas de « raisons opérationnelles impérieuses ».

Depuis le début de la pandémie, la question de l'instauration d'un droit des salariés au télétravail et l'encadrement juridique du mobil Arbeit plus souple que le Telearbeit font débat en Allemagne. Le ministre du Travail et des Affaires sociales, Hubertus Heil, a présenté en octobre 2020 un premier projet de loi sur le travail mobile ( Mobile Arbeit-Gesetz ) instaurant un droit à 24 jours par an de travail mobile pour les salariés dont les tâches peuvent être accomplies à distance . En raison de désaccords au sein du Gouvernement, un nouveau projet de loi a été présenté par le ministère en janvier 2021.

Ce texte ne prévoit plus de droit du salarié à un nombre minimal de jours de télétravail mais propose, notamment :

- une définition juridique du travail mobile comme un « t ravail exécuté [par un salarié] à l'aide de technologies de l'information en dehors d'un établissement stable, à partir d'un ou plusieurs emplacements de son choix ou d'un emplacement convenu avec l'employeur » ;

- que le salarié souhaitant recourir au travail mobile de façon régulière en informe trois mois avant son employeur en indiquant le début, la durée, l'étendue du travail mobile et le partage entre travail mobile et présentiel ;

- en l'absence d'accord sur le travail mobile, que l'employeur soit tenu d'expliquer au salarié sa décision négative et les raisons de celle-ci par écrit, au plus tard deux mois après la demande. En l'absence de justification écrite de refus, la demande du salarié serait considérée comme acceptée . Le salarié pourrait présenter une nouvelle demande de travail mobile au plus tôt quatre mois après la décision de refus de son employeur ;

- qu'une convention collective ou un accord d'entreprise puissent s'écarter de ces dispositions légales, y compris au détriment du salarié . Selon l'exposé des motifs, « De cette manière, les partenaires sociaux qui connaissent les spécificités de l'industrie et de la région ou de l'entreprise peuvent trouver des solutions sur mesure et adéquates pour le travail mobile ».

Afin de combler un vide juridique, le projet de loi rappelle également que les règles de santé et de sécurité au travail demeureraient inchangées en cas de travail mobile. Avant de commencer le travail mobile, l'employeur devrait informer le salarié par écrit sur la manière dont sa santé et sa sécurité sont garanties.

(b) Belgique

La Belgique distingue deux sortes de télétravail :

- Le télétravail structurel, c'est-à-dire « une forme d'organisation et/ou de réalisation du travail, utilisant les technologies de l'information, dans le cadre d'un contrat de travail, dans laquelle un travail, qui aurait également pu être réalisé dans les locaux de l'employeur, est effectué hors de ces locaux de façon régulière et non occasionnelle », régi par la convention collective de travail n° 85 (CCT 85) du 9 novembre 2005 concernant le télétravail et qui exécute l'accord-cadre européen du 16 juillet 2002 sur le même thème. Ce télétravail est possible sur une base volontaire , autant pour l'employeur que pour l'employé. Une convention signée entre les parties doit notamment préciser :

- la fréquence à laquelle le télétravail est possible, voire les jours précis et, inversement, les jours et heures de présence dans l'entreprise ;

- les horaires et moyens rendant le télétravailleur joignable ;

- les plages permettant au télétravailleur de faire appel à un support technique ;

- ou encore les modalités de prise en charge par l'employeur de certains frais et coûts.

L'employeur fournit au télétravailleur les outils permettant le télétravail ainsi que leur installation et leur entretien.

- Le télétravail occasionnel, soit « une forme d'organisation et/ou de réalisation du travail dans le cadre d'un contrat de travail, utilisant les technologies de l'information, dans laquelle des activités, qui pourraient également être réalisées dans les locaux de l'employeur, sont effectuées en dehors de ces locaux de façon occasionnelle et non-régulière », soumis aux dispositions de la loi du 5 mars 2017 concernant le travail faisable et maniable. Ce télétravail est possible à la demande de l'employé et dans la mesure où la fonction occupée le permet. L'employé peut y prétendre en cas de force majeure ou pour des raisons personnelles si celles-ci l'empêchent d'effectuer son travail sur place. Les contours du télétravail occasionnel sont dessinés par l'employeur et son employé, qui doivent en particulier s'accorder sur les questions de la mise à disposition, ou non, de l'équipement permettant de travailler à distance, de l'accessibilité du travailleur ou encore de la prise en charge des frais liés au télétravail non régulier.

Outre cette implication des partenaires sociaux via les conventions collectives de travail, les personnes siégeant au conseil d'entreprise sont informées « des projets et mesures susceptibles de modifier les circonstances et les conditions dans lesquelles s'exécute le travail dans l'entreprise ou dans une de ses divisions ». Dans les entreprises de plus de 50 salariés, l'introduction de nouvelles technologies doit faire l'objet d'une information et d'une consultation sur les conséquences que cela peut avoir, notamment en matière d'organisation du travail.

Comme indiqué dans la version intégrale de l'étude jointe en annexe du présent rapport, la crise de la Covid a incité les autorités à rendre le télétravail obligatoire à travers plusieurs arrêtés ministériels et par le Comité de concertation, qui réunit le gouvernement fédéral et les gouvernements des entités fédérées.

(c) Danemark

La question du télétravail au Danemark relève du décret du 2 avril 2003, modifié par un autre décret en date du 22 novembre 2011. Toutefois, si ces textes encadrent la mise en place du télétravail du point de vue de la santé et de la sécurité du travailleur, les règles et l'étendue de la pratique du télétravail relèvent de la négociation entre une entreprise ou une administration et ses salariés, que ce soit via des accords individuels, des conventions collectives, des accords-cadres ou des pratiques. Dans le secteur privé, la plus grosse organisation d'employeurs et d'entreprises danoise, Dansk Industri , recommande aux entreprises souhaitant accroître le recours au télétravail de mettre en oeuvre une véritable politique à leur échelle, avec des lignes directrices claires et d'en évaluer les effets en continu .

Le décret du 22 novembre 2011 précise les règles en matière de santé et de sécurité . Ainsi :

- en matière d'aménagement du lieu de travail, certaines dispositions du décret sur l'aménagement des lieux de travail permanents s'appliquent si le travail est effectué en totalité en télétravail ou s'il est effectué à distance de façon régulière et représente au moins un jour dans une semaine de travail normale . Ces dispositions concernent notamment le mobilier, qui doit être « approprié afin que le travail se déroule correctement ». Les chaises et tables doivent dans la mesure du possible être ajustables et fabriquées dans des matériaux ne présentant aucun risque pour la santé. L'éclairage doit être suffisant et approprié, il doit permettre la réalisation du travail en toute sécurité et dans des postures adéquates. Si le télétravail n'est pas régulier, la législation ne fixe pas de norme minimale en matière d'aménagement du lieu de travail ;

- en matière de sécurité , les organisations professionnelles chargées de l'environnement de travail s'assurent que les conditions de travail sont pleinement satisfaisantes en termes de santé et de sécurité. L'employeur comme les organisations professionnelles n'ont pas autorité pour venir vérifier d'eux-mêmes les conditions de travail au domicile de l'employé, mais ce dernier peut toutefois les inviter à venir contrôler sur place que les normes en matière de santé et de sécurité du lieu de travail sont respectées .

Le respect de ces règles d'aménagement et de sécurité repose sur la bonne coopération entre l'employeur (qui doit se soucier de leur respect) et l'employé (qui doit veiller à leur application et rapporter toute faille éventuelle) . L'employeur doit donc émettre des directives claires en matière d'aménagement, de sorte que l'employé puisse lui-même évaluer ses conditions de travail. Si son mobilier répond aux normes en matière de santé et sécurité au travail, l'employeur n'a pas d'obligation de lui faire parvenir de nouveaux meubles pour le travail à domicile.

Les règles relatives au travail sur écran s'appliquent dès lors qu'un salarié est amené à télétravailler en totalité ou régulièrement (au moins deux heures par jour ou un jour par semaine) . Ces règles impliquent notamment que le travail soit régulièrement interrompu soit par un travail ne nécessitant pas l'usage d'un écran, soit par des temps de pause ou encore que l'espace de travail soit suffisamment large pour pouvoir permettre une posture de travail ergonomique.

S'agissant des responsabilités et des assurances en cas d'accident du travail, les dispositions sur l'assurance contre les accidents du travail s'appliquent également lorsque le travail est effectué au domicile de l'employé. Tout télétravailleur blessé lors de sa prestation de travail, y compris à domicile, est donc couvert et tenu de contacter immédiatement son supérieur ou le référent en charge de l'environnement de travail pour que l'évènement soit enregistré. Il est cependant nécessaire que l'accident ait un lien avec le travail : un employé en télétravail qui s'absente pour faire une course personnelle et a un accident ne relève donc pas des dispositions relatives aux accidents du travail. Une décision de principe rendue en 2006 a ainsi insisté sur la nécessité d'un lien de causalité entre l'accident et le travail effectué pour l'employeur.

Le Danemark, à l'instar de nombreux autres pays, a mis en oeuvre une stratégie de « fermeture » en mars 2020 pour faire face à la crise sanitaire. Dansk Industri a mené une analyse post-confinement, laquelle a montré que, pendant la période de fermeture, la productivité avait été maintenue pour 50 % des télétravailleurs et augmentée pour 10 % d'entre eux. Elle recommande que chaque entreprise estime les potentialités d'un recours accru au télétravail, y compris hors crise sanitaire, en examinant d'une part les tâches qui peuvent être effectuées du domicile de l'employé et, d'autre part, comment l'entreprise peut assurer dans le même temps productivité, coopération et bien-être . D'ores et déjà, de grands groupes ont fait part de leur volonté de recourir de façon accrue au télétravail à l'issue de la crise sanitaire. Ainsi Danske Bank a proposé à 22 000 salariés d'opter individuellement pour la durée de télétravail qu'ils souhaitent effectuer à l'avenir, en coordination avec leur supérieur immédiat, le tout accompagné d'un forfait de 8 000 couronnes danoises (environ 1 075 euros), incluant un guide indicatif présentant ce qu'est un équipement approprié, pour aménager le bureau à domicile.

(d) Espagne

Jusqu'en 2020, le télétravail était peu répandu en Espagne , le pays se situant dans ce domaine en-dessous de la moyenne de l'Union européenne. Selon l'Institut national de statistiques, 4,3 % des personnes travaillaient habituellement de leur domicile en 2018 et 4,8 % en 2019. Le télétravail occasionnel s'établissait à 3,2 % en 2018 et 3,5 % en 2019.

La pandémie de Covid-19 y a accéléré le développement du télétravail. Dans le cadre des mesures d'urgence sanitaires, le décret-loi du 17 mars 2020 avait établi, de façon temporaire, le caractère préférable du travail à distance par rapport au travail présentiel, si celui-ci était techniquement possible et si l'effort d'adaptation nécessaire était proportionné. Le télétravail a en conséquence atteint 16,9 % au deuxième trimestre 2020, puis est retombé à 10,2 % au troisième trimestre.

Avant la crise, l'article 13 de la loi portant statut des travailleurs définissait le travail à distance comme « la fourniture d'une activité de travail se faisant majoritairement au domicile du travailleur ou dans le lieu librement choisi par ce dernier, comme alternative à sa présence en personne sur le lieu de travail de l'entreprise ». Cette disposition étant considérée comme insuffisante, le gouvernement a invité le patronat et les syndicats majoritaires à négocier un nouveau cadre sur les droits et obligations des travailleurs à distance et des entreprises . À l'issue de trois mois de négociations, le Conseil des ministres a adopté, le 22 septembre 2020, un décret-loi sur le travail à distance. Ce texte a été validé sans modification par le Congrès des députés le 15 octobre 2020. Selon la ministre du Travail, Yolanda Díaz, ce nouveau cadre normatif « place l'Espagne à l'avant-garde des législations européennes en matière de télétravail ».

Le décret-loi distingue trois modalités de travail :

- le travail à distance ( trabajo a distancia ) : la « forme d'organisation ou d'exécution du travail assurée au domicile du travailleur ou au lieu choisi par ce dernier, pendant tout ou partie de sa journée de travail, de manière régulière ».

Les dispositions du décret-loi concernent uniquement le travail à distance régulier défini comme se déroulant à distance « durant une période de référence de trois mois, a minima 30 % de la journée, ou le pourcentage proportionnel équivalent basé sur la durée du contrat de travail ». Le pourcentage s'applique de la même façon aux contrats à temps partiel.

Par exemple, pour un contrat de travail à temps plein de 40 heures par semaine, seront considérés comme travailleurs à distance au sens du décret-loi uniquement ceux qui exercent leurs tâches à domicile (ou sur un autre lieu qu'ils ont choisi) au moins 1 jour et demi par semaine. Les entreprises proposant à leurs salariés de télétravailler 1 jour par semaine ne sont pas soumises aux obligations de ce nouveau texte.

Le travail à distance est nécessairement volontaire et formalisé par écrit dans un contrat entre l'entreprise et le travailleur ;

- le télétravail ( teletrabajo ) : « le travail à distance effectué par l'utilisation exclusive ou prédominante de moyens et de systèmes informatiques, télématiques et de télécommunication » ;

- le travail présentiel ( trabajo presencial ) : « le travail fourni sur le lieu de travail ou à l'endroit déterminé par l'entreprise ».

Le nouveau cadre normatif espagnol établit les principes d'égalité de traitement, d'opportunités et de non-discrimination entre travailleurs à distance et travailleurs présentiels. S'agissant des dépenses liées au télétravail, deux nouveaux droits sont créés pour le travailleur à distance :

- le droit à une dotation suffisante et à la maintenance des moyens , équipements et outils nécessaires au travail à distance est créé. Ce droit comprend également le droit à une assistance technique ;

- et le droit de voir les dépenses dérivées de son activité à distance supportées ou compensées par l'entreprise . Les mécanismes précis de compensation doivent être définis dans les conventions collectives des entreprises.

Par ailleurs, sont reconnus aux télétravailleurs le droit à la déconnexion numérique et le droit à l'intimité et à la protection des données .

En outre, les politiques de prévention des risques professionnels doivent prendre en compte les risques spécifiques du travail à distance et, en particulier, les « facteurs psychosociaux, ergonomiques et organisationnels » . Les durées de disponibilité et le droit à la déconnexion numérique sont un élément fondamental de cette évaluation et de cette gestion des risques.

Il est intéressant de noter qu' une limitation au travail à distance est introduite pour les contrats de stage, de formation ou d'apprentissage, ainsi que pour les travailleurs mineurs : pour ces derniers, l'employeur doit garantir qu'au moins 50 % des heures de travail se font en présentiel (hors période exceptionnelle liée à la crise sanitaire).

d) Une révolution managériale ?

Comme le rappelle l'ANI du 26 novembre 2020 pour une mise en oeuvre réussie du télétravail, l'accord du 28 février 2020 portant diverses orientations pour les cadres aborde déjà les nouveaux enjeux liés au management à distance en référence notamment au télétravail et « appelle à une forme de renouveau des pratiques managériales qui parviendrait à concilier la multiplicité des organisations de travail (en fonction des projets et des enjeux notamment), la mobilisation des nouveaux outils numériques, et les bénéfices que représentent les liens humains avec le collectif de travail, tant en termes de performance que d'épanouissement personnel et professionnel (...). Ces nouvelles pratiques managériales impliquent de nouvelles responsabilités partagées entre l'employeur et le salarié cadre, dans une recherche de performance collective et d'excellence opérationnelle, en veillant à respecter l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ... ».

Les signataires de l'accord rappellent alors :

- le postulat fondamental : la relation de confiance entre un responsable et chaque salarié en télétravail ;

- deux aptitudes complémentaires : l' autonomie et la responsabilité nécessaires au télétravail.

C'est sur la base de ce socle, et au regard des objectifs et de l'organisation du télétravail (nombre de personnes en télétravail, fréquence de ce dernier), que doivent être réinterrogées et adaptées les pratiques managériales. « Le manager, accompagné par sa hiérarchie, a un rôle clé dans la mise en oeuvre opérationnelle du télétravail ».

Comme le rappelle Florian Faure, directeur des affaires sociales et de la formation de la CPME , « il n'est pas inné de savoir gérer des collaborateurs à distance ». La formation au management à distance constitue donc l'une des clés pour le succès du télétravail.

Lors des auditions organisées dans le cadre des travaux de préparation du présent rapport, de nombreux témoignages ont souligné le rôle essentiel des managers de proximité qui ont su conserver le lien avec l'ensemble des salariés soudain confinés, et qui ont permis d'assurer la continuité (et donc la survie) de l'activité des entreprises qui pouvaient encore fonctionner à distance.

Cette mobilisation soudaine et ce succès des managers de proximité sont intervenus alors que, d'après la CFE-CGC, les managers traversent depuis plusieurs années une crise identitaire : « différentes études sociologiques sur ce sujet ont apporté plusieurs explications mais ont toutes constaté que la crise touchait l'ensemble de la chaîne de management, avec un paroxysme pour le management de proximité : coupure du travail réel en raison des tâches prioritaires de reporting (...), difficulté de plus en plus grande à concilier les exigences d'un management de réalisation des résultats avec celle d'un management bienveillant ... »

Cela fait écho aux propos de François Dupuy, sociologue, expert en résidence à l'École des hautes études commerciales du Nord (EDHEC) devant la Délégation aux entreprises. Pour ce dernier en effet, « pendant la période 1980-2020, les traits bureaucratiques se sont renforcés dans la gestion même des entreprises pour atteindre une forme d'apogée avant la crise. (...) La multiplication des règles technocratiques, normes, procédures, etc. a rendu le fonctionnement complexe. ». Pour mesurer l'impact de la crise, il a, avec d'autres collègues, mené une enquête qui a permis de montrer que les rôles au sein de l'entreprise ont été redistribués. « Deux acteurs ont principalement agi : les dirigeants et l'encadrement de proximité. En effet, les dirigeants ont dû appliquer les directives gouvernementales et ont décidé de verser des compensations financières aux salariés. (...) Pour sa part, l'encadrement de proximité - les « oubliés du management » - a géré l'activité. Deux missions lui ont été confiées, et ce quelle que soit l'activité de l'entreprise. Cet encadrement a assuré la poursuite de l'activité - indispensable pour les entreprises - et s'est occupé des personnes fragiles (personnes seules ou ayant des problèmes de santé). Ces acteurs ont notamment dû gérer le confinement. Pour mener à bien ces missions, cet encadrement a pratiqué la désobéissance organisationnelle .

« Par conséquent, nous assistons à une remise en cause des « fonctions Support », émettrices du « fatras bureaucratique ». En effet, un encadrement de proximité plus autonome a permis un meilleur fonctionnement que celui proposé par ces fonctions . Un problème se pose cependant sur le repositionnement des fonctions managériales dans le fonctionnement quotidien de l'entreprise. »

L'expérience managériale pendant la crise sanitaire et les perspectives de développement du télétravail peuvent donc annoncer une « révolution managériale » . Une enquête de juin 2019 menée par le Boston Consulting Group et l'ANDRH (association nationale des directeurs des ressources humaines) avaient déjà mis en évidence que pour 93 % des DRH, la numérisation du travail en entreprise allait induire un bouleversement des pratiques managériales. S'éloignant de l'analyse de François Dupuy sur les fonctions Support, l'ANDRH a au contraire noté sur le terrain une plus grande sollicitation des directions des ressources humaines, justement pour accompagner les managers . « Les DRH ont assumé de très nombreux rôles lors de cette crise, en véritables couteaux-suisses : responsable IT, spécialiste santé et sécurité au travail, décrypteur de protocoles sanitaires, agent d'accompagnement du changement, assistant social parfois... ».

Revalorisés par la crise, les managers ont dû néanmoins trouver le juste équilibre pour gérer le télétravail durant l'épidémie de Covid-19. Comme le souligne l'OIT, « le personnel d'encadrement doit non seulement gérer des équipes entières en travaillant dans des endroits distincts, mais également convenir avec les employés de modalités et d'horaires de travail individualisés, adaptés à leurs responsabilités familiales. Les cadres ont donc ici un rôle essentiel, car ils apportent un soutien aux travailleurs et s'efforcent d'atténuer l'impact du surcroît de travail sur leur santé et leur bien-être . » En Chine, la société Microsoft a calculé que la charge hebdomadaire de travail des cadres gérant des équipes à distance augmentait de 90 minutes en raison des réunions virtuelles, individuelles et collectives 18 ( * ) .

La crise sanitaire a permis de créer un contexte renouvelé fixant de nouveaux enjeux pour le management, notamment celui de proximité. Les premières leçons tirées de l'année 2020 montrent que les défis seront nombreux et complexes à appréhender dans une perspective de développement du télétravail.

3. Tiers-lieux et développement des territoires : tirer profit de la remise en cause de l'unité de lieu de travail
a) « Coworking » : un nouveau sens du collectif

La rupture d'unité du lieu de travail qu'engendre le développement du télétravail fait naître un nouveau mode de travail : le « coworking » ou travail collaboratif. Ainsi se produit un glissement de l'approche de la collaboration intra-entreprise vers l'extérieur. En effet, dans ce schéma, les travailleurs se rendent dans un espace de travail partagé pour travailler en toute autonomie. En général, ils exercent leurs activités pour le compte de différents employeurs ou s'y rendent pour développer leurs projets personnels.

Avec le développement du télétravail, le coworking s'étend actuellement aux salariés - autrefois cantonnés aux locaux de leur entreprise, alors qu'il était initialement plutôt limité aux travailleurs indépendants et aux TPE qui n'avaient pas les moyens ou le souhait d'avoir des locaux dédiés à leur activité. Pourtant encore récemment cette généralisation du recours au coworking n'était pas de mise. Dans le rapport précité de 2012 sur « L'impact des TIC sur les conditions de travail », l'ancien Centre d'Analyse Stratégique regrette en effet un trop lent développement des initiatives de ce type : « Les premiers télécentres impulsés par la Datar se sont soldés par un échec, et les tentatives pour faire émerger de nouveaux projets se heurtent à de nombreuses difficultés, malgré le soutien d'élus locaux, notamment en zone rurale. Si les consultants et les entrepreneurs numériques indépendants semblent davantage pratiquer le « coworking » au sein d'espaces partagés, qualifiés parfois de « troisièmes lieux », les entreprises éprouvent plus de difficultés à utiliser ce type de dispositifs pour leurs salariés nomades . »

Pour la fondation Travailler Autrement, « le coworking est un type d'organisation du travail qui regroupe à la fois un espace de travail partagé, mais aussi une communauté de coworkers, c'est-à-dire de travailleurs encourageant l'échange, l'ouverture et la collaboration ». Ce nouveau mode de travail repose sur cinq valeurs fondamentales : collaboration, ouverture, communauté, accessibilité et durabilité.

Brouillage du temps de travail, des frontières géographiques et des solidarités et dynamiques professionnelles, les conséquences du télétravail constituent certes un défi pour les entreprises et les managers, mais elles sont également une opportunité à saisir pour les pouvoirs publics, notamment dans des zones rurales ou hors des grandes agglomérations .

b) Tiers-lieux : une nouvelle chance pour les territoires

L'appréhension des enjeux liés au développement du télétravail est intimement liée à celui des « tiers-lieux ». L'appellation « Third place » donnée pour la première fois par le sociologue américain Ray Oldenburg dans les années 1980, ne renvoie, selon le rapport 19 ( * ) de 2018 de la fondation Travailler Autrement, ni au lieu de travail, ni au domicile, mais est « bien un espace entre-deux qui présente des caractéristiques communes aux sphères privée et professionnelle ».

La notion de tiers-lieu a sensiblement évolué depuis avec l'apparition du coworking et des nouveaux modes de travail . En 2018 sont identifiés 1 463 tiers-lieux avec une estimation totale de 1 800 sur l'ensemble du territoire, qui ont des vocations entrepreneuriales et professionnelles mais aussi parfois sociales, culturelles, etc. Une analyse des zones d'emplois montre que l'ensemble des zones rattachées à des métropoles concentrent 60 % du total des tiers-lieux. Et dans les 292 zones d'emploi hors métropole (sur 321 au total), les tiers-lieux se concentrent dans les zones les plus densément peuplées. Enfin, dans 94 zones d'emplois, soit près d'une zone d'emploi sur trois, il n'y a pas de tiers-lieu.

Les tiers-lieux représentent un écosystème en cours de structuration, mais encore dispersé. Quelques grands opérateurs nationaux existent : Remix Coworking, Sinny et Ooko, Morning Coworking, ETIC financière et responsable, Now Coworking, La Cordée, La Ruche, Kwerk, Plateau Urbain, etc.

L'échelon régional apparaît comme l'échelon le plus impliqué en matière d'animation et d'accompagnement des tiers-lieux. Cependant les autres collectivités territoriales sont interpellées par les acteurs privés pour se saisir du sujet économique . Ainsi le club d'entrepreneurs « Choisir Savoie », qui réunit les acteurs des tiers-lieux de Savoie, propose que les « Communautés de communes s'appuient sur les espaces de coworking de leur territoire comme guichet d'entrée et lieu préférentiel de l'animation économique , qui deviendraient ainsi les opérateurs de la politique économique, en faisant appel aux compétences d'experts disponibles dans les structures consulaires (CCI, CMA), dans les Pôles de compétitivité et clusters, pour répondre aux divers besoins des entreprises . »

Par ailleurs, la dynamique autour des tiers-lieux permet d'associer des acteurs historiques de l'immobilier, tels que La Poste ou la SNCF, afin que les collectivités et partenaires privés puissent plus facilement s'appuyer sur des locaux accessibles. L'offre de tiers-lieux et coworking est proposée par SNCF Développement. 9 espaces étaient recensés en 2018 en Ile-de-France. La question immobilière est essentielle car si les porteurs de projets n'ont pas à financer le foncier bâti, ils doivent néanmoins payer un loyer qui devient la première charge de fonctionnement. Dans les territoires ruraux, les tiers-lieux entrepreneuriaux ont des difficultés à atteindre une rentabilité suffisante.

Ces enjeux ne sont pas négligeables car le développement du télétravail sera fructueux et pérenne si une alternative matérielle est proposée au travail à domicile, ce dernier n'étant pas pas toujours souhaité ou optimal pour les télétravailleurs. Tout le monde n'a pas nécessairement un espace de travail isolé et au calme chez soi, et les télétravailleurs heureux mettent en avant le maintien d'un lien social en dehors du noyau familial. Les collectivités territoriales, notamment celles qui ont vu leur population décroître au profit d'une concentration dans les grandes agglomérations, ont tout intérêt à relever le défi des tiers-lieux pour fidéliser ou attirer des actifs susceptibles de saisir l'opportunité de ce nouveau mode de travail.

Comme le rappelait Morgan Poulizac 20 ( * ) lors de la table ronde sur le télétravail organisée conjointement au Sénat par la Délégation aux entreprises et celle à la prospective en avril 2021, « nous devons nous interroger sur les nouveaux temps du travail. Le « métro-boulot-dodo » va sans doute évoluer. Tout dépendra des arbitrages opérés par les acteurs mais aussi de ce que les pouvoirs publics accepteront de soutenir ou de favoriser . » Attirer de nouvelles familles dans les territoires éloignés des métropoles en favorisant l'accès aux tiers-lieux et en repensant la mobilité , tels sont les « vecteurs de reconquête » selon l'expression de Brigitte Bariol-Mahais, Déléguée générale de la Fédération nationale des agences d'urbanisme.

Enfin les tiers-lieux sont de formidables outils pour les métiers de la production car ils permettent la mutualisation du matériel souvent trop coûteux pour un seul entrepreneur. Ainsi Le FabLab « Sapiens », en Occitanie, se présente-t-il comme un « véritable atelier collaboratif » ; il propose de nombreux services pour la réalisation de divers objets ou projets spécifiques nécessitant des machines-outils numériques telles que les imprimantes 3D, imprimantes à résine, découpes laser, fraiseuses et autres outils pilotés par ordinateur . Ce FabLab est l'une des composantes de la zone d'activités « Pic Pyrénées Innovation », aménagée par la Communauté de Communes Neste Barousse, qui comprend par ailleurs un incubateur, une pépinière- hôtel d'entreprises et un espace de coworking .

Plusieurs recommandations peuvent être formulées pour répondre à ces besoins. Il convient tout d'abord d'intégrer dans les documents d'urbanisme un objectif de développement des tiers-lieux qui peuvent se concevoir comme des vecteurs à la fois de développement économique durable, de mesure en faveur d'une réduction des transports quotidiens et donc de l'empreinte carbone, et de la revitalisation des territoires. Les niveaux a priori les plus pertinents correspondraient au PADD (plan d'aménagement et de développement durable) et par conséquent au SCOT (schéma de cohérence territoriale) 21 ( * ) . Cependant tous les territoires n'ont pas de SCOT et, compte tenu de la compétence économique de la région, il ne faut pas exclure les SRADDET (Schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires). Il s'agit en effet d'assurer une cohérence territoriale dans le respect de l'autonomie des collectivités.

Une telle stratégie d'urbanisme pourrait ainsi permettre, par exemple, d'accélérer la reconversion des gares désaffectées, comme cela a été suggéré par Erwann Tison 22 ( * ) lors de la table ronde du 1 er avril 2021 consacrée au télétravail : « Sur la question des tiers-lieux, la puissance publique dispose du levier que constituent les nombreuses gares fermées ou désaffectées, au nombre de plus de 2 030 sur le territoire. Elles sont généralement situées dans des lieux reculés, où l'activité mériterait d'être stimulée. Leur transformation, comme la gare Vaugirard à Paris, transformée en tiers-lieu et espace de coworking, pourrait permettre à des travailleurs de télétravailler, en échappant aux contraintes liées à leur domicile, et de recréer un écosystème. »

Cette même logique peut se traduire également par une orientation - vers le développement des tiers-lieux - des dotations et fonds de soutien à l`investissement en faveur des territoires , notamment la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) et la dotation de soutien à l'investissement local (DSIL). Les investissements devraient alors inclure les aspects matériels - et non seulement fonciers - des tiers-lieux afin d'en favoriser l'accès au plus grand nombre.

Par ailleurs, l'expérience des tiers-lieux existants permet d'identifier quelques freins au développement de ces nouveaux espaces collaboratifs : le coût prohibitif des loyers et le poids de la fiscalité lorsque débute l'activité, le manque d'efficience et de pertinence de projets portés exclusivement par des acteurs publics 23 ( * ) .

Enfin, les tiers-lieux doivent pouvoir être des relais pour accompagner les travailleurs indépendants , lesquels souffrent tout particulièrement d'un manque de connaissance de leurs droits. Les tiers-lieux peuvent donc représenter non seulement des espaces de travail et d'optimisation de leurs réseaux professionnels, mais également des centres ressources vers les services publics pour les accompagner dans toutes leurs démarches administratives. À ce titre, certains acteurs suggèrent de confier une telle mission aux Maisons France Services, véritables guichets uniques de services qui doivent proposer a minima les démarches relevant des organismes suivants :

- Caisse d'allocations familiales,

- ministères de l'Intérieur, de la Justice, des Finances Publiques,

- Caisse nationale d'Assurance maladie,

- Caisse nationale d'Assurance vieillesse,

- Mutualité sociale agricole,

- Pôle emploi,

- La Poste.

D'après les annonces du Gouvernement, chaque canton devrait disposer d'une Maison France Services d'ici 2022. Aussi la formation des agents qui y travaillent serait-elle tout particulièrement pertinente pour les travalleurs indépendants qui souffrent cruellement d'une diversité d'interlocuteurs due à celle de leurs statuts et régimes. La spécialisation des Maisons France Services dans une logique de guichet unique des indépendants s'inscrirait ainsi dans la ligne défendue par le Haut Conseil au financement de la protection sociale.

Recommandation n° 1 : favoriser le développement des tiers-lieux dans les territoires :

Intégrer des objectifs de développement des tiers-lieux dans les documents d'urbanisme (SRADDET et PADD / SCOT) ;

Orienter, vers le soutien de tiers-lieux, les dotations DETR et DSIL ;

Encourager les projets de tiers-lieux mixtes public/privé pour une gouvernance efficiente au service de l'emploi ;

Encourager la location des tiers-lieux basée sur un loyer évoluant progressivement en fonction du chiffre d'affaires ;

Inciter les Maisons France Services à développer des espaces de coworking et à accompagner les travailleurs indépendants.

c) L'enjeu de localisation des emplois en France

Ce défi d'attraction pour les territoires va au-delà des problématiques d'habitation et de mobilité des individus. Il concerne aussi les emplois et la stratégie d'attractivité économique de la France .

En effet, comme le rappelle Erwan Tison, directeur des études de l'Institut Sapiens invité lors de la table ronde précitée sur le télétravail, on peut déjà partir du constat dressé lors de la crise sanitaire : le recours au télétravail a permis à l'économie française de sauvegarder 9 point de PIB, car il a permis une continuité de l'activité.

Pour ce qui concerne les emplois, le télétravail peut-il engendrer une fuite vers l'étranger ou au contraire favoriser une relocalisation en France ?

Erwan Tison précise que « du point de vue des territoires, le télétravail, en « déspatialisant » l'approche territoriale, peut permettre de créer des poste d'activité de part et d'autre. Il peut également permettre à la plupart des entreprises d'élargir leur bassin de recrutement . (...) La question de la délocalisation des cols blancs vers d'autres pays où le coût du travail est incitatif pour les entreprises est primordiale. Depuis quelques années, nous assistons cependant à un retour de ces emplois à forte valeur ajoutée vers les terres européennes . De nombreuses entreprises, notamment de conseil et d'audit, qui avaient délocalisé cette masse de travail vers les pays asiatiques ont constaté que cette différence de coût du travail ne se justifiait pas au regard des externalités positives de la relocalisation de ces emplois en France et en Europe . »

Comme l'illustrait 24 ( * ) le journal Les Échos en juillet 2020, les collectivités territoriales misent, parallèlement au développement du télétravail, sur la relocalisation des projets entrepreneuriaux . Ainsi est cité le directeur du développement économique du Grand Reims : « il est incontestable que la crise du Covid a joué dans ce dossier un rôle de déclencheur. Pour le chef d'entreprise, la question des déplacements des salariés est devenue essentielle, sans parler de la qualité de vie . A seulement une heure de Paris en TGV, la métropole reimoise offre un environnement économique favorable, à des prix inférieurs à la région parisienne. (...) Depuis dix-sept ans, notre discours n'a pas changé. La perception des dirigeants si. Notamment à cause des nouvelles aspirations des salariés ». La région Auvergne-Rhône-Alpes soutient de son côté des projets de relocalisation sur son territoire. Certains évoquent une « revanche » des « villes moyennes et les territoires malmenés par la métropolisation » .

Le développement du télétravail et des nouveaux modes de travail qu'il rend possibles constitue donc un enjeu de taille non seulement à titre individuel pour les travailleurs qui le plébiscitent, mais également pour les entreprises qui cherchent à renforcer leur productivité et enfin pour les collectivités territoriales qui peuvent y trouver le moyen d'inverser enfin la tendance de ces dernières années, uniquement favorable aux métropoles, en attirant travailleurs et entreprises. Son accompagnement dans des conditions favorables, afin d'en assurer le succès, concerne donc tous les acteurs publics et privés car il relève d'une stratégie économique à la fois nationale et locale .

d) Fracture numérique : le passage aux urgences

La place prépondérante des nouvelles technologies dans les modes de travail de demain ne permettent plus d'envisager des politiques publiques de l'emploi sans une couverture numérique totale du territoire permettant le très haut débit.

Si le télétravail et la dématérialisation de la vie de l'entreprise permettent d'envisager une meilleure conciliation entre impératifs personnels et contraintes professionnelles, cette amélioration est conditionnée à la bonne desserte numérique, notamment en matière d'accès à la fibre.

Or la fracture numérique touche encore de trop nombreux territoires . Lors de l'examen de la proposition de résolution 25 ( * ) de Marie-Claude Varaillas relative à l'aménagement numérique du territoire en décembre 2020, les sénateurs ont interpellé le Gouvernement en rappelant l'urgence d'une couverture numérique intégrale du territoire. Dans 90 % des territoires, les réseaux d'initiative publique (RIP) peinent à trouver des offres des opérateurs. Pour Jean-Marc Boyer, la fracture numérique est encore une triste réalité pour de nombreux territoires malgré le Plan très Haut Débit et des projets tels que le déploiement de réseaux d'initiative publique. « Malgré quelques améliorations, la situation est loin d'être satisfaisante. La fracture numérique est malheureusement toujours présente ! L'accès au numérique doit rester une priorité partout sur le territoire de la République. La crise sanitaire va bousculer notre mode de vie en matière de mobilité, de lieu de travail et donc d'utilisation du numérique. Comme nous le rappellent les auteurs de cette proposition de résolution, le développement numérique est fondamental pour nos populations rurales qui, comme l'ensemble de la société, vivent une numérisation croissante de leur quotidien, de leur sécurité, de l'accompagnement de leurs aînés et de leur travail. Le développement numérique doit aussi accompagner le retour à la campagne, entamé avec la crise sanitaire de la covid et l'extension du télétravail ; sinon, la fracture numérique va encore s'accroître. Le télétravail doit être une occasion supplémentaire de soutenir le développement du numérique et non une nouvelle source de rupture entre les territoires . »

Recommandation n° 2 : Mobiliser les opérateurs et l'Arcep pour faire de la couverture numérique du territoire une urgence absolue, en donnant la priorité à la desserte numérique des tiers-lieux.


* 1 https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/154000252.pdf

* 2 https://www.senat.fr/notice-rapport/1996/r96-436-notice.html

* 3 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:c10131

* 4 https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGIARTI000025558062/2012-03-24

* 5 https://www.legifrance.gouv.fr/dossierlegislatif/JORFDOLE000035611593/

* 6 Étude de 2019 : https://dares.travail-emploi.gouv.fr/sites/default/files/pdf/dares_analyses_salaries_teletravail.pdf

* 7 Rapport d'information n° 635 (2018-2019) de Mme Pascale GRUNY, fait au nom de la Délégation aux entreprises, déposé le 4 juillet 2019 « Accompagnement de la transition numérique des pme : comment la France peut-elle rattraper son retard ? »

* 8 https://www.entreprises.gouv.fr/files/teletravail_rapport_du_ministere_de_mai2012.pdf

* 9 http://archives.strategie.gouv.fr/cas/content/mise-en-ligne-du-rapport-le-developpement-du-teletravail-dans-la-societe-numerique-de-demain.html

* 10 Conseiller scientifique de Futuribles International, auditionné par la Délégation aux entreprises

* 11 https://bfi.uchicago.edu/key-economic-facts-about-covid-19/#working-from-home-by-country

* 12 https://www.lbmg-worklabs.com/workstyle/teletravail/bilan-ordonnance-macron-teletravail-france#MegaMenuHeading

* 13 https://www.ehess.fr/fr/carnet/coronavirus/quel-avenir-teletravail-apres-confinement

* 14 https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---ed_protect/---protrav/---travail/documents/publication/wcms_758339.pdf

* 15 https://read.oecd-ilibrary.org/view/?ref=135_135580-gdxuf8885w&title=Effets-positifs-potentiels-du-teletravail-sur-la-productivite-a-l-ere-post-COVID-19-Quelles-politiques-publiques-peuvent-aider-a-leur-concretisation

* 16 https://www.etuc.org/system/files/document/file2020-06/Final%2022%2006%2020_Agreement%20on%20Digitalisation%202020.pdf

* 17 https://www.ifo.de/publikationen/2020/aufsatz-zeitschrift/homeoffice-vor-und-nach-corona-auswirkungen-und

* 18 Spataro, 2020.

* 19 http://s3files.fondation-ta.org.s3.amazonaws.com/Rapport%20Mission%20Coworking%20-%20Faire%20ensemble%20pour%20mieux%20vivre%20ensemble.pdf

* 20 Conseiller scientifique de Futuribles International

* 21 Comme le rappelle le site di Ministère de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, le Schéma de cohérence territoriale (SCoT) est l'outil de conception et de mise en oeuvre d'une planification stratégique intercommunale, à l'échelle d'un large bassin de vie ou d'une aire urbaine, dans le cadre d'un projet d'aménagement et de développement durables (PADD). Le SCoT est destiné à servir de cadre de référence pour les différentes politiques sectorielles, notamment celles centrées sur les questions d'organisation de l'espace et d'urbanisme, d'habitat, de mobilités, d'aménagement commercial, d'environnement, dont celles de la biodiversité, de l'énergie et du climat. Le SCoT doit respecter les principes du développement durable. Le projet d'aménagement et de développement durables (PADD) permet aux élus de se projeter dans le temps long à travers la spatialisation d'un projet politique stratégique et prospectif à 20 ans environ. Il s'assure du respect des équilibres locaux et de la mise en valeur de l'ensemble du territoire par une complémentarité entre développement de l'urbanisation, système de mobilités et espaces à préserver.

* 22 Directeur des études de l'Institut Sapiens.

* 23 Cf audit de l'échec d'un réseau de télécentres basé sur un portage public exclusif (SPL Dordogne, région Aquitaine, FEDER).

* 24 https://www.lesechos.fr/pme-regions/hauts-de-france/teletravail-relocalisations-les-villes-accelerent-leurs-operations-seduction-1220162

* 25 https://www.senat.fr/seances/s202012/s20201209/s20201209011.html

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