B. RENFORCER LE PANEL DES INDICATEURS EXISTANTS

1. Certains travaux statistiques, pourtant décisifs pour l'appréhension des phénomènes de paupérisation et de précarisation, sont menées sur une base trop irrégulière

Indépendamment de la nécessité de développer des outils de suivi conjoncturel, le rapporteur considère que le panel d'indicateurs existants en matière de pauvreté et de précarité doit être renforcé.

Cet effort passe d'abord par la nécessité de rendre plus régulière la conduite de certains travaux , pourtant décisifs pour l'appréhension des phénomènes étudiés par la mission.

À titre d'exemple, une enquête aussi importante que celle conduite par la Drees pour estimer le nombre de personnes sans abri n'est conduite que sur une base quadriennale 86 ( * ) . Il convient cependant de relever que le chantier du suivi plus régulier du sans-abrisme par la Drees est en cours 87 ( * ) .

De même, une étude telle que celle publiée récemment par l'Insee sur les trajectoires individuelles des personnes pauvres 88 ( * ) - qui a notamment mis en évidence une forte augmentation de la persistance de la pauvreté entre 2008 et 2016 - gagnerait à être régulièrement actualisée.

Proposition n° 2 : Améliorer la régularité des enquêtes les plus stratégiques pour la connaissance des phénomènes de paupérisation et de précarisation.

2. Le suivi de la pauvreté en outre-mer : un enjeu problématique

L'enquête « Budget de familles » précitée permet à l'Insee de calculer le taux de pauvreté de certains départements et régions d'outre-mer (DOM) , dans lesquels la qualité insuffisante des sources administratives (notamment des adresses manquantes ou incomplètes) ne permet pas l'intégration à l'enquête Revenus et fiscaux et sociaux utilisée pour le calcul de cet indicateur au niveau national (Guadeloupe, Guyane, Mayotte).

De fait, les DROM, y compris ceux pour lesquels les données sont disponibles annuellement (la Martinique et La Réunion), ne sont pas inclus dans la mesure annuelle du taux de pauvreté monétaire national. Au-delà des enjeux administratifs évoqués à l'instant, se pose la question du seuil à prendre en compte pour le calcul de la pauvreté monétaire, qui varie considérablement selon qu'on prenne pour référence un seuil national ou un seuil local compte tenu du revenu médian bien plus faible dans ces territoires.

Dans une publication récente, l'Insee a notamment mis en évidence des taux de pauvreté monétaire au seuil local de 60 % importants du fait d'inégalités plus marquées que dans l'hexagone, allant de 19 % pour la Guadeloupe à 42 % pour Mayotte en 2017. En prenant pour référence le seuil national, ces taux sont portés à respectivement 34 % et 77 % 89 ( * ) .

Taux de pauvreté dans les DROM en 2017

(en pourcentage et en euros)

Taux de pauvreté au seuil national de 60 % du niveau de vie médian
(en %)

Seuil local

Seuil mensuel
(en euros)

Taux de pauvreté au seuil local de 60 % du niveau de vie
(en %)

Guadeloupe

34

790

19

Martinique

33

820

21

Guyane

53

750

23

La Réunion

42

700

16

Mayotte

77

160

42

France métropolitaine

14

1020

15

Source : Insee

S'il est compréhensible que le renouvellement d'une enquête aussi importante que « Budget de familles » puisse prendre plusieurs années, le rapporteur considère qu'une situation dans laquelle il est impossible de suivre l'évolution de la pauvreté dans trois départements d'outre-mer ne peut pas être jugée satisfaisante. Des enquêtes locales ponctuelles pourraient y être menées plus régulièrement, de façon à ce que l'Insee puisse faire un point plus fréquent sur la situation de l'ensemble des DROM, en distinguant les seuils national et local de niveau de vie. S'agissant enfin des collectivités d'outre-mer (COM), au sein desquelles la production de la statistique publique relève de services spécifiques, des partenariats pourraient être réalisés avec l'Insee pour un renforcer le suivi de la pauvreté dans l'ensemble des territoires ultramarins.

Proposition n° 3 : Améliorer le suivi de la pauvreté dans les collectivités territoriales d'outre-mer.

3. Pour le développement d'indicateurs innovants
a) L'exemple du suivi de la grande pauvreté

La complexité des phénomènes étudiés par la mission exige également d'innover dans le travail de production des indicateurs de suivi.

Le rapporteur ne peut donc que saluer l'initiative, prise par l'Insee dans son enquête « Revenus et patrimoine des ménages » de 2021, de développer un nouvel indicateur de mesure de la grande pauvreté , phénomène que les outils existants ne permettait d'appréhender que de façon très indirecte.

La mesure par l'Insee de la grande pauvreté 90 ( * )

Pour mesurer la grande pauvreté, l'Insee distingue plusieurs situations.

Les personnes vivant en logement ordinaire sont considérées comme étant en situation de grande pauvreté lorsqu'elles cumulent deux aspects de la pauvreté :

- une pauvreté monétaire au seuil de 50 % du niveau de vie médian (contre un seuil de 60 % utilisé habituellement au titre de cet indicateur) ;

- une situation de privation matérielle et sociale sévère, attestée par la déclaration de 7 privations sur les 13 éléments pris en compte au titre de cet indicateur (contre 5 privations pour la mesure de la pauvreté utilisée habituellement au titre de cet indicateur).

Les personnes ne vivant pas en logement ordinaire sont considérées comme étant en situation de grande pauvreté :

- systématiquement s'agissant des personnes sans-domicile ;

- s'agissant des personnes vivant en habitation mobile, seul le critère de privation matérielle sévère et sociale est pris en compte ;

- s'agissant des personnes en communauté (centre d'hébergement, cités universitaires etc .), seul le critère de pauvreté monétaire au seuil de 50 % est pris en compte.

Cet indicateur a pu être obtenu grâce au croisement de deux indicateurs préexistants : la pauvreté monétaire relative et la privation matérielle et sociale (voir encadré).

Il a permis d'estimer à environ 2 millions le nombre de personnes en grande pauvreté en France en 2018, et est riche d'enseignements sur le profil (âge, sexe, type de logement, etc .) et la situation (persistance de la pauvreté, sources de revenu, etc .) des personnes concernées 91 ( * ) .

Il paraît indispensable de pouvoir suivre cet indicateur pour les années ultérieures afin de surveiller l'évolution du phénomène de grande pauvreté, à plus forte raison dans un contexte marqué par les conséquences de la crise sanitaire.

Proposition n° 4 : Annualiser le suivi de la grande pauvreté.

b) Une dynamique à poursuivre : vers la définition d'un « halo autour de la pauvreté » ?

Pour le rapporteur, l'approche croisée innovante qui a permis la création d'un indicateur de mesure de la grande pauvreté mériterait d'être développée.

En particulier, la mise en place d'un « halo autour de la pauvreté » - inspiré du « halo autour du chômage » - pourrait être étudiée pour suivre les populations non pauvres mais proches de la pauvreté.

Le « halo autour du chômage »

L'Insee définit le « halo autour du chômage » comme l'ensemble des personnes sans emploi qui ne sont pas chômeurs au sens du Bureau international du travail :

- soit parce qu'elles ont recherché un emploi, mais ne sont pas disponible pour travailler ;

- soit parce qu'elles n'ont pas recherché d'emploi, mais souhaitent travailler et sont disponibles pour travailler ;

- soit parce qu'elles souhaitent travailler, mais n'ont pas recherché un emploi et ne sont pas disponible pour travailler.

En pratique, sont notamment concernées des chômeurs dits « découragés » ou des personnes très éloignés de l'emploi.

Un tel outil pourrait également croiser les indicateurs préexistants , en se référant, par exemple, à un niveau de vie inférieur à un certain seuil
- par exemple le seuil 70 % du niveau médian (qui est déjà mesuré par l'Insee) - et à un certain nombre - inférieur à 5 - de privations matérielles et sociales.

Des données relatives à la situation des personnes face à l'emploi (chômage, emploi intermittent, niveau de qualification, etc .) pourraient en outre utilement compléter la conception de ce nouvel indicateur synthétique pour appréhender encore plus finement le risque de basculement dans la pauvreté.

Un tel indicateur pourrait s'avérer précieux pour la conception des politiques de prévention de la pauvreté , qui sont d'autant plus cruciales que celle-ci, en France, a tendance à être durable.

Proposition n° 5 : Développer un indicateur de suivi des personnes non pauvres mais proches de la pauvreté (ou « halo autour de la pauvreté »).


* 86 Enquête quadriennale auprès des établissements et services en faveur des adultes et familles en difficulté sociale (ES-DS).

* 87 Les actions de la Drees pour améliorer la connaissance statistique sur les centres d'hébergement et les sans-domicile sont consultables à l'adresse suivante : https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/ressources-et-methodes/les-actions-de-la-drees-pour-ameliorer-la-connaissance-statistique-sur-les

* 88 Valérie Albouy, Fabien Delmas, « 70 % des personnes pauvres en 2016 le restent l'année suivante, une persistance en hausse depuis 2008 », Insee focus n°208, 2020.

* 89 Ludovic Audoux, Claude Mallemanche, Pascal Prévot, « Une pauvreté marquée dans les DOM, notamment en Guyane et à Mayotte », Insee première n° 1804, 2020.

* 90 Insee, « Revenus et patrimoine des ménages - Édition 2021 », dossier « Environ 2 millions de personnes en situation de grande pauvreté en France en 2018 ».

* 91 Pour la description des indicateurs, le lecteur est prié de se reporter à la première partie du présent rapport.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page