B. UN CADRE EXISTANT QUI DOIT S'ADAPTER AUX NOUVELLES MENACES

1. Adapter le dispositif de protection à la nature protéiforme des menaces pesant sur le monde universitaire et académique français

L'Etat inscrit donc son action en matière de protection des influences étrangères dans un cadre structuré, à la fois au niveau national et local. Cette architecture appelle cependant trois séries de remarques .

Tout d'abord , le cadrage national ne semble pas pleinement adapté à la nature très protéiforme des menaces pesant sur le monde universitaire et académique français, empêchant par la même une vision globale et stratégique.

Les mécanismes d'alerte sont en effet éclatés entre ministères, en fonction de leur expertise : économie, affaires étrangères, défense, enseignement supérieur. Le HFDS se contente donc souvent de répercuter des signalements dans un sens ascendant (vers les ministères concernés) ou descendant (des ministères vers les établissements), sans réelle capacité à décrypter des politiques d'influence précisément pensées de manière cohérente et complète.

Comme on l'a vu précédemment, la politique de protection est pour l'heure exclusivement centrée sur l'aspect scientifique et économique, sans prise en considération des libertés académiques au sens le plus large .

Or la position d'un pays comme la Chine a justement évolué ces dernières années, traçant les contours d'un intérêt renforcé pour les Sciences Humaines et Sociales. À l'occasion d'une audition plénière devant la mission d'information le 1 er septembre, Mme Anne-Françoise Zattara-Gros, vice-présidente de l'Université de la Réunion, a indiqué : « Les partenariats recherchés initialement concernaient les sciences « dures ». Aujourd'hui, ils relèvent des sciences humaines ou sociales, afin d'atteindre les objectifs de la cinquième route de la soie. On observe une volonté d'aboutir à des accords en géographie, anthropologie, droit, économie ou littérature, pour mieux comprendre les peuples avec lesquels des liens pourraient être noués. Le virage a été pris voilà trois ou quatre ans » . Dans le cadre de sa volonté de construire une stratégie systémique de transformation de son narratif, la Chine est ainsi dorénavant très attentive à des institutions très influentes en la matière, comme Sciences Po Paris.

Le cadre de protection nationale n'a cependant épousé qu'imparfaitement ce mouvement de la Chine. Une tentative d'infléchissement d'une position académique sur un sujet de géopolitique ne rentre pas dans ce schéma. En effet, les dispositifs de PPST n'incluent pas les sciences humaines mais se focalisent sur les sciences techniqu es, et le rôle des FSD est par conséquent d'abord centré sur ces dernières. Interrogée sur cet aspect par la mission d'information lors de son audition le 9 septembre, la ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation Frédérique Vidal a confirmé ce « trou dans la raquette » : « Sur des disciplines moins technologiques, il faut amplifier nos efforts. En effet, le dispositif de PPST concerne uniquement les sciences dites « dures », puisque l'arrêté du 3 juillet 2012 exclut les établissements de sciences humaines et sociales ».

La mission a toutefois relevé un début de prise de conscience en la matière, suite à quelques cas identifiés.

2. Conforter le rôle des FSD en coordination avec les instances et référents universitaires dédiés à la déontologie et à l'intégrité scientifique

La ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation Frédérique Vidal a mis en avant le rôle du collège de déontologie instituée par le décret du 1 er mars 2018 et des référents déontologues : « Nous avons créé en 2018 un collège de déontologie - il mériterait d'être mieux connu - dont les référents doivent recueillir ces témoignages. Quand des colloques sont empêchés, quand des conclusions vont dans le sens de ceux qui financent les travaux, quand toute hypothèse divergente est muselée, les établissements doivent systématiquement être en mesure de dénoncer le problème et de s'appuyer sur leur déontologue, voire sur le collège de déontologie .

Le collège de déontologie

L'article 2 du décret du 1 er mars 2018 fixe les missions de cette instance :

Le collège de déontologie exerce les missions mentionnées à l'article 28 bis de la loi du 13 juillet 1983 susvisée. Il est ainsi chargé :

- rendre un avis sur les questions d'ordre général relatives à l'application des obligations et des principes déontologiques [...] ;

- répondre aux questions relatives aux situations individuelles dont il est saisi afin de recommander toute mesure visant à faire respecter les obligations déontologiques et à prévenir ou faire cesser une situation de conflits d'intérêts [...] ;

.../...

.../...

- répondre aux questions posées par les référents déontologues institués dans chaque établissement public relevant du ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, en cas de difficultés particulières dans le traitement d'un dossier ;

- mener à la demande du ministre toute réflexion concernant les questions et principes déontologiques intéressant les services et établissements [...] et formuler des propositions pour assurer la promotion de tels principes et renforcer la prévention de toute situation de conflits d'intérêts.

L'articulation collège de déontologie / référents déontologues, qui pourrait constituer une réponse au besoin de protection et d'information des chercheurs parait cependant perfectible . En effet, les universités interrogées par la mission d'information ne mentionnent que rarement ce référent , ce qui laisse supposer une reconnaissance encore insuffisante de ses missions et de son rôle, pourtant central dans les établissements.

Enfin, la déclinaison au niveau local des préoccupations reconnues et exprimées au niveau national n'est pas évidente, en dépit des assurances données en particulier par la CPU et quelques établissements très en avance. Le FSD n'est pas toujours pleinement identifié, ni même cité, dans cette dimension de ses tâches nombreuses et par essence chronophage. Le référent déontologie parait également mal identifié. Les chercheurs et les enseignants-chercheurs, principalement ciblés par les tentatives d'influence, ne bénéficient donc pas systématiquement d'un cadrage déontologique explicite, d'un interlocuteur dédié ou plus simplement de formations couvrant l'ensemble des risques . La mission estime qu'il pourrait s'insérer dans le cadre prévu par le 3° de l'article 3 de l'arrêté du 25 mai 2016 fixant le cadre national de la formation et les modalités conduisant à la délivrance du diplôme national de doctorat, qui prévoit d'ores et déjà que les écoles doctorales « veillent à ce que chaque doctorant reçoive une formation à l'éthique de la recherche et à l'intégrité scientifique ».

Les auditions organisées avec les services chargés de la coordination des politiques interministérielles de sécurité et de défense - le SGDSN précité - et du renseignement intérieur - la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) - ont mis en lumière trois principaux points de difficulté dans la sensibilisation du milieu universitaire aux potentielles menaces étrangères :

- tout d'abord le caractère protéiforme des menaces qui peuvent paraître anodines au premier abord ainsi que nous l'avons décrit plus haut ;

- à la différence du monde de l'entreprise qui, par nécessité, a plus tôt pris conscience des précautions à prendre dans ses relations à l'international (intérêts économiques, protection des savoirs et savoir-faire, propriété intellectuelle et brevets, etc.), la diversité, l'autonomie et la culture d'ouverture du monde de la recherche rend difficile la diffusion d'une politique globale de sécurité ou de protection plus étendue que le cadre actuel de la PPST ;

- par ailleurs, les services de renseignement notent qu'il est nécessaire d'améliorer la compréhension réciproque dans la relation « policiers/chercheurs », ce qui nécessite d'adapter les méthodes de sensibilisation au monde l'université pour que le message délivré ne soit pas « binaire » et compris comme un frein aux partenariats.

À cet égard, Reynold de la Boutetière, sous-directeur de la non-prolifération, des sciences et des technologies du SGDSN, a souligné que le MESRI disposait depuis 2014 d'un collège d'expert chargé de la concertation entre pairs sur la cotation des risques au sens de la PPST. Mais il admet que le dispositif de concertation « demande du temps » et surtout « de la volonté et des moyens ». Si, comme nous l'avons vu ci-dessus, le nombre de ZRR relevant du MESRI représente plus de la moitié du millier de ZRR recensées par le SGDSN, tous ministères confondus, il a insisté sur le fait qu'il subsistait encore de nombreux laboratoires et unités de recherches, non protégés, qui mériteraient d'être placés sous le régime de la ZRR. Un effort de sensibilisation et de persuasion reste à faire.

Pour sa part, Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité intérieur, a clairement exprimé le besoin d'intensifier en direction du monde universitaire le programme des conférences d'information et de sensibilisation prodiguées traditionnellement auprès des administrations publiques et du monde de l'entreprise. Il a informé la mission de la mise en oeuvre d'un plan spécifique « Université/chercheurs », au niveau central et territorial, notamment pour mieux se rapprocher de structures telles que, entre autre, le CNRS, l'Inria ou les établissements présents sur le Plateau de Saclay, mais aussi l'ensemble de la communauté académique.

Ces auditions ont permis à la mission d'information d'identifier deux axes d'efforts supplémentaires :

-  renforcer le rôle des FSD, notamment en alignant cette fonction sur les plus hautes responsabilités universitaires afin de leur assurer une plus grande légitimité et autorité (vice-président de l'université, secrétariat général ou direction générale) dans l'accomplissement de leurs missions ;

- assurer une plus grande transparence sur la question des financements des thèses et des recherches, des conventions et partenariats avec des entités étrangères (universités, fondations, entreprises, etc.) par exemple sur le modèle de la législation américaine de type « FARA » précitée sur la déclaration d'intérêts étrangers.

Recommandation 6 : Confier au collège de déontologie de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation une mission renforcée d'animation du réseau des déontologues au sein des établissements et à la procédure d'identification.

Recommandation 7 : Assurer sur une base régulière un échange d'informations entre le collège de déontologie et le Haut Fonctionnaire de Défense et de Sécurité (HFDS) du MESRI sur toute question relative aux influences étrangères menaçant les libertés académiques.

Recommandation 8 : En lien avec le collège de déontologie, renforcer le service du Haut Fonctionnaire de Défense et de Sécurité (HFDS) et le doter d'une expertise dédiée.

Recommandation 9 : Constituer un réseau formalisé des Fonctionnaires de Sécurité et de Défense (FSD), afin de leur permettre de bénéficier de l'expertise des services des ministères, d'échanger sur leurs pratiques et de centraliser les signalements.

Recommandation 10 : Confier aux FSD, dont l'autorité et l'expertise seraient réaffirmées, et en lien avec le déontologue, un rôle de formation et de sensibilisation de l'ensemble de la communauté académique sur les risques liés aux influences extra-européennes. Cette action serait renforcée dans les domaines ou les zones identifiées comme potentiellement les plus à risque par le document de référence.

Recommandation 11 : Élaborer et diffuser auprès des établissements via le réseau des FSD un guide de bonnes pratiques de coopération avec certains pays identifiés, guide qui doit être largement diffusé auprès de toute la communauté académique.

Recommandation 12 : Assurer une sensibilisation des collectivités territoriales, notamment régions et les grandes métropoles sur ces sujets, compte tenu de leur place significative dans le conseil d'administration des établissements d'enseignement supérieur.

La mission d'information a également évoqué la possibilité que ces recommandations puissent s'appliquer aux écoles de commerce ainsi qu'à l'ensemble des établissements de l'enseignement supérieur, public ou privé, ne revêtant pas le titre d'université.

3. Renforcer les moyens dévolus à la détection et à la protection du monde universitaire et académique face aux interférences extérieures

Les moyens consacrés à la détection, la prévention et au traitement adapté des influences étrangères paraissent modestes et pour partie inadaptés.

Ainsi, le HFDS du MESRI s'appuie sur un service composé d'une trentaine d'ETP (postes équivalent temps plein) dont la moitié est dédiée à l'animation des quelque 160 FSD, et l'autre moitié au traitement des habilitations.

Si l'on prend le seul cadre de la diplomatie scientifique, qui en constitue la base à la fois défensive et offensive, force est de constater que le ministère des affaires étrangères ne maitrise l'aspect scientifique que partiellement, et y consacre des moyens en décroissance . Entre 2012 et 2019, les personnels affectés à temps plein dans les ambassades sont passés de 255 à 146, et la moitié des services pour la science et la technologie à l'international ont été supprimés. Le constat est encore plus prononcé dans les établissements d'enseignement supérieur, qui ne consacrent à cette mission qu'un montant extrêmement faible de crédits que la mission d'information n'a pas été en mesure d'évaluer.

Recommandation 15 : Renforcer les moyens dédiés à la détection et à la protection du monde universitaire et académique face aux interférences extérieures en inscrivant des crédits dédiés dans les budgets des universités et du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

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