II. UNE NOUVELLE GRADATION DES RISQUES

A. EXTENSION DU DOMAINE DE L'INFLUENCE

La « brutalisation » des relations internationales a pour effet d'étendre à tous les champs de l'activité humaine une logique de compétition interétatique, la recherche et l'enseignement n'y échappant pas. On observe ainsi la transposition de logiques de rivalité géopolitique à un monde universitaire et académique traditionnellement imprégné de valeurs d'ouverture et de liberté .

Comme l'observent Emmanuel Dubois de Prisque et Sophie Boisseau du Rocher 10 ( * ) : « on observe un crescendo qui doit nous interroger : après les services, l'industrie, puis l'alimentaire, ce sont nos principes et valeurs qui sont à présent visés ».

Les influences dans le monde académique et universitaire relèvent de deux grandes catégories d'objectifs bien distincts :

• le façonnage de l'image ou de la réputation d'un État , ou la promotion d'un modèle, en priorité par l'instrumentalisation des sciences humaines et sociales, notamment de l'histoire ;

• l'accès à des données scientifiques protégées par la propriété intellectuelle, et leur transfert, en priorité dans les sciences liées à la technologie, à l'ingénierie et à la mécanique.

La première catégorie relève de l'« influence » à proprement parler, quand la seconde correspond davantage à ce que les services de renseignement appellent la « captation ».

Dans le premier cas, l'information part de l'État extra-européen pour avoir un effet en France ; dans le second cas, l'information est dérobée en France pour parvenir jusqu'à l'État extra-européen.

L'influence au sens strict relève davantage du « soft power » tel que l'avait défini le politologue Joseph Nye, tandis que la captation vise in fine à accroître le potentiel technologique et militaire d'une nation, qualifié de « hard power ».

C'est l'influence qui heurte le plus directement les libertés académiques et l'intégrité scientifique, en ce qu'elle consiste bien souvent à censurer ou manipuler l'information . La captation vise au contraire à une plus grande circulation des données, mais selon des procédés illicites , notamment dans un contexte de rattrapage technologique.

Tant l'influence que la captation peuvent procéder de méthodes coercitives ou de méthodes plus incitatives .

1. Quatre catégories d'influences étatiques dans le monde universitaire et académique

Si certains États ont adopté un style particulier de diplomatie ( cf . supra la « russification » des méthodes chinoises), recourant plus volontiers à telle ou telle méthode, la plupart des interlocuteurs de la mission ont souligné qu'il s'agissait davantage d'un répertoire d'actions, d'une boîte à outils de l'influence, que d'une typologie fixe. En effet, les États peuvent indifféremment utiliser plusieurs de ces outils, en fonction des opportunités qui se présentent et de l'actualité.

Parmi les premiers à être entendus par la mission d'information, l'ancien ambassadeur et ancien président de l'Institut français Pierre Buhler a donné un cadre d'analyse complet en distinguant quatre « outils et modalités d'intervention » des États étrangers dans le monde universitaire :

• la diplomatie culturelle ;

• les relations avec les universités ;

• l'interdépendance tissée dans la recherche ;

• l'intrusion du hard power (méthodes coercitives) dans le soft power .

Les trois premières modalités présentent les atours de la respectabilité, la quatrième se caractérise par des méthodes plus coercitives voire brutales (pression, répression et intimidation).

Il est possible de distinguer une cinquième modalité de l'influence, celle de la « diplomatie publique » .

On peut noter une gradation dans ces moyens . Plusieurs personnes entendues ont repris à leur compte le terme de « grignotage », qui exprime bien la tendance de certains États à l'opportunisme et à l'intensification du rapport de force. Comme le notent Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, à propos d'une ingérence chinoise à Cambridge, il peut s'agir « d'une première étape, initiée pour tester la résistance et l'appétence d'une prestigieuse université : est-on capable de vendre son âme et sa liberté de pensée pour les intérêts commerciaux du marché chinois ? »

a) La diplomatie culturelle

Cercle encore éloigné du coeur de la production scientifique, la diplomatie culturelle et d'influence est une notion large qui désigne aussi bien la politique culturelle, éducative, scientifique, que l'attractivité universitaire ou économique.

Elle se traduit notamment par la promotion de l'enseignement d'une langue, l'organisation de manifestations culturelles, mais aussi par des liens tissés dans le domaine économique. La politique d'attractivité universitaire ( cf. infra ) est l'une des composantes de ce concept large et polymorphe.

La France a été pionnière en ce domaine dès la fin du XIX ème siècle et reste très active avec son réseau de conseillers de coopération et d'action culturelle, d'alliances françaises et d'antennes de l'Institut français. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont investi cette sphère, par exemple à travers l'action en Europe du Congrès pour la liberté et la culture, organe non dépourvu de liens avec la CIA.

La diplomatie culturelle et d'influence participe d'une compétition pour « la diffusion d'une « marque nationale » qui entend accroître sa valeur sur le marché de la réputation internationale » (Frédéric Ramel). Elle a pour objectif de faire évoluer les perceptions et d'augmenter le capital sympathie d'un État à l'étranger , désormais mesurés par des indicateurs comme le Nation Brands Index ou le FutureBrand Country Index .

La création du « Louvre Abou Dabi », la « diplomatie du panda » chinoise, le modelage des imaginaires par Hollywood, Bollywood ou le potentiel de séduction de la K-Pop sud-coréenne montrent que la plupart des États ont désormais une diplomatie culturelle et d'influence, ce qui peut être profitable au pays émetteur comme au pays récipiendaire, pourvu que cela soit réciproque et que cela ne serve pas de paravent à quelque dessein caché.

La Chine se distingue toutefois par les modalités, l'intensité et la finalité de sa diplomatie culturelle institutionnelle.

D'abord, les modalités d'insertion institutionnelle des instituts Confucius, au sein même des universités, avec une double direction dont l'une chinoise, et la supervision (jusqu'à l'époque récente) d'un organisme centralisé - le Hanban - dépendant directement du ministère de l'éducation chinois, sont spécifiques dans le paysage mondial des instituts culturels.

Ensuite, l'intensité et la rapidité avec lesquelles se sont déployés plus de 500 Instituts Confucius depuis 2004 ne s'expliquent que partiellement par un effet de rattrapage. Il semble bel et bien y avoir un tropisme particulier de la Chine pour la diplomatie culturelle.

Enfin, la finalité de la diplomatie culturelle chinoise est très politique et assez éloignée des motifs plus classiques de cet outil. Au-delà des festivités du nouvel an chinois, qui sont l'un des moments phares de la programmation culturelle des Instituts Confucius, ces derniers sont, de l'aveu même du président du département de la propagande du comité central du Parti communiste chinois, « une partie importante de l'appareil de propagande à l'étranger de la Chine ». Un haut cadre du parti établit explicitement ce programme : « Nous devons discrètement planter les graines de notre idéologie à l'étranger [...], faire bon usage de notre culture traditionnelle pour emballer notre idéologie socialiste . »

Entendu par la mission d'information, Alain Labat, professeur de chinois à l'Université Lyon III, insiste sur le fait que la stratégie d'influence chinoise est « parfaitement claire et affichée ». Également entendu par la mission, Dorothée Schmid, chercheuse à l'Institut Français des Relations Internationales, estime que « d'autres cas moins systématiques et protéiformes que la Chine » utilisent de façon plus discrète ces outils à des fins politiques. C'est par exemple le cas de l'AKP , parti au pouvoir en Turquie, qui déploie ces dernières années ses Instituts Yunus Emre (du nom d'un poète mystique du XIII ème siècle), notamment en Afrique.

b) Les relations avec les universités

Un rapport de la Chambre des députés sur le budget estimait en France en 1920 : « Nos lettres, nos arts [...] nos idées ont exercé de tout temps un puissant attrait sur les nations étrangères. Nos universités, nos écoles à l'étranger sont de véritables foyers de propagande en faveur de la France ; elles constituent une arme aux mains de nos pouvoirs publics. C'est pourquoi le ministère des Affaires étrangères et ses agents de l'extérieur doivent diriger et contrôler les initiatives [en la matière] . »

De nos jours, les États autoritaires ont bien compris à leur tour l'intérêt d'accentuer leur présence sur les campus des universités occidentales . Ces campus sont en effet des lieux de pouvoir stratégiques, des creusets où se concentrent capitaux économiques, culturels et sociaux.

Selon la logique de la « triple hélice » promue par l'OCDE, ces campus sont des écosystèmes où interagissent étudiants très diplômés, chercheurs à la pointe du savoir et entreprises les plus innovantes. L'intérêt des « campus » est de permettre la circulation du savoir via des échanges informels dans les lieux de vie du quotidien. À ce titre, il s'agit d'un lieu privilégié de captation d'informations pour des États malintentionnés. La Silicon Valley, Oxford, Cambridge ou le plateau de Saclay constituent ainsi des points d'attention majeurs des services de contre-espionnage.

La politique d'attractivité universitaire et l'internationalisation croissante des établissements créent une vulnérabilité particulière lorsqu'une masse d'étudiants étrangers devient critique, via deux canaux .

Le premier est surtout propre aux pays anglo-saxons où le financement est plus souvent privé qu'en France, et où les frais d'inscription peuvent atteindre des sommes très importantes. Une dépendance financière peut s'installer, comme au Royaume-Uni, où « neuf universités britanniques - la plupart membres du Russell Group [universités les plus prestigieuses du pays] - dépendent pour plus de 20 % de leurs recettes 11 ( * ) » des droits d'inscription d'un seul pays.

Le second canal est celui des pressions exercées par les pairs . Selon Pierre Buhler, « ces étudiants forment, pour agir dans le milieu universitaire d'accueil, une masse de manoeuvre potentielle à laquelle le « Front uni 12 ( * ) » a pour mandat de s'intéresser. » S'agissant de la Chine, le rôle des associations d'étudiants chinois a été souligné par plusieurs des interlocuteurs de la mission d'information. Pour Pierre Buhler, les étudiants chinois « sont enrôlés dans les « associations d'étudiants et enseignants chinois » créées un peu partout, qui opèrent sous la supervision des ambassades et consulats, et sont invités à défendre sur les campus une certaine image de la Chine ou à dissuader la tenue des événements et débats sur des sujets jugés sensibles par le Parti ».

L'opinion publique a pu prendre conscience de l'influence grandissante des associations étudiantes à l'occasion d'événements organisés autour d'une visite du dalaï-lama, ou d'une conférence sur Taïwan, Hong Kong ou la situation au Xinjiang.

Il en résulte par ricochet une autocensure des étudiants de la diaspora , craignant pour leur famille restée au pays, et subissant, dans le cas de la Chine, la pression d'être le seul enfant de la famille (politique de l'enfant unique), dans un système ultra-compétitif.

Si la présence massive de ressortissants étrangers au sein des universités existantes se traduit par une influence accrue pour leurs pays d'origine, certains États peuvent opter de façon encore plus explicite pour le rachat d'universités ou d'écoles , à l'instar de la Brest Business School à capitaux désormais majoritairement chinois, voire pour la création de nouvelles universités, sur le modèle de la Fudan University de Budapest, dont la Chine a annoncé l'ouverture en 2020.

c) L'interdépendance tissée dans la recherche

Plus stratégique encore que la transmission du savoir via l'enseignement, est la production de ce savoir , dans les laboratoires de recherche, les bibliothèques et les archives.

Le monde de la recherche est traditionnellement ouvert sur le monde et s'inscrit de plus en plus au sein de réseaux internationaux. La France elle-même pratique de longue date une diplomatie scientifique ambitieuse en finançant conjointement avec le CNRS le réseau des Unités mixtes des instituts français de recherche à l'étranger (UMIFRE).

La volonté chinoise de nouer des partenariats tous azimuts avec les unités de recherche occidentales tient au contexte de rattrapage dans lequel la Chine se trouve. Malgré l'annonce de son plan « Made in China 2025 », la Chine est encore dépendante de technologies et de normes techniques étrangères en de nombreux secteurs.

Elle a tout intérêt à mettre ses unités de recherche en contact avec celles de pays plus avancés technologiquement. C'est d'autant plus le cas depuis la loi de 2017 sur le renseignement national, « qui autorise les services [de renseignement] à obliger les organisations comme les individus à leur apporter leur concours ». Le chercheur Antoine Bondaz , entendu par le rapporteur, souligne la priorité donnée en Chine depuis les années 2010 à l'intégration civilo-militaire 13 ( * ) . Il met l'accent sur les échanges d'informations entre les laboratoires chinois de recherche civile et leurs équivalents militaires, et sur la difficulté à réguler les biens à « double usage » (technologies duales, à la fois civiles et militaires).

Les liens dans la recherche passent aussi par le financement de chaires et de thèses. Pierre Buhler donne ainsi l'exemple de « la China-US Exchange Foundation (CUSEF), une fondation privée de Hong Kong, [qui] a financé des chaires dans des universités américaines - nullement choisies au hasard puisqu'y figure notamment l'université John Hopkins et plus particulièrement son école de relations internationales, la SAIS ». Entre autres exemples de chaires financées par les monarchies du Golfe au Royaume-Uni, le Qatar parraine à l'université d'Oxford une chaire « Son Altesse Cheikh Hamad Ben Abdullah al-Thani » d'études islamiques contemporaines.

L'entreprise des technologies de l'information et de la communication Huawei a ainsi ouvert en France six centres de recherche de pointe. Significativement, ils ne sont pas tous orientés vers la recherche appliquée, mais peuvent porter sur la recherche fondamentale en algorithmique ou en machine learning . Les doctorants, pour certains en thèse « CIFRE » (Conventions industrielles de formation par la recherche), signent une clause de confidentialité au profit de l'entreprise.

L'État chinois propose dans le cadre du programme « 1 000 talents » de coopter les meilleurs chercheurs dans des domaines stratégiques. En échange de leur savoir, elles leur offrent une rémunération au-dessus des niveaux du marché et des conditions de travail optimales.

Une autre influence considérable d'États autoritaires dans le domaine de la recherche provient du « classement de Shanghai 14 ( * ) », qui promeut l'usage de critères purement quantitatifs, nécessairement à l'avantage d'un pays aussi peuplé et puissant que la Chine. Le nombre de publications constitue un critère important dans ce classement. Cette logique bibliométrique a conduit à l'explosion de revues de qualité douteuse, selon l'OCDE. Certains chercheurs se voient proposer des cosignatures d'articles dont ils ne sont même pas les auteurs.

d) Les méthodes coercitives, ou l'intrusion du « hard power » dans un milieu traditionnellement associé au « soft power »

Comme l'a relevé lors de son audition Guillaume Gellé, représentant la Conférence des présidents d'université (CPU), « il faut faire la part des choses entre le soft power qui peut « se durcir », et ce qui relève du délit » .

Les méthodes coercitives visent en premier lieu la diaspora , en second lieu les chercheurs spécialistes du pays en question et en dernier lieu seulement la communauté scientifique dans son ensemble .

Les propos tenus, qui peuvent aller jusqu'à l'injure publique et aux attaques ad hominem, correspondent à la plus informelle de ces méthodes coercitives.

En facilitant la communication publique des chercheurs avec le monde extérieur, les réseaux sociaux ont donné prise à ces intimidations. Aussi grossières soient-elles, et même si leur effet sur la réputation n'est pas avéré, elles peuvent produire un « choc psychologique », faire douter la personne visée voire engendrer une forme d' autocensure .

Ces attaques peuvent être isolées ou prendre un tournant plus institutionnel ou systématique lorsqu'elles émanent de comptes officiels d'autorités publiques , pouvant devenir collectives et parfois massives.

En agissant de la sorte, les institutions désignent en outre une cible dont des milliers de « trolls » plus ou moins liés au pouvoir se font souvent le relais. Elles peuvent aussi donner le signal à leurs ressortissants que la personne en question est persona non grata , et les conduire à penser que maintenir des liens avec elle n'est pas raisonnable.

Les recours devant les tribunaux sont légaux mais lorsqu'ils sont le fait d'États autoritaires où ces recours n'existent pas, ils sont assimilables à une instrumentalisation de l'État de droit qui peut prendre la forme de harcèlement judiciaire. Les procédures judiciaires peuvent en effet être longues, violentes symboliquement, épuisantes moralement et coûteuses financièrement, notamment pour les chercheurs qui ne sont pas agents publics et qui à ce titre ne bénéficient pas de la protection fonctionnelle. La chercheuse Valérie Niquet a ainsi fait l'objet d'une plainte de Huawei, entreprise dont les liens avec le parti communiste chinois sont étroits. La mission d'information propose en infra d'étendre le bénéfice de la protection fonctionnelle à l'ensemble des acteurs de la recherche.

L'accusation courante faite par un pays tiers d'espionnage ou de connivence avec les services de renseignement exerce aussi un effet dissuasif sur les chercheurs qui seraient tentés de coopérer.

Une méthode encore plus privative de liberté réside dans les restrictions d'accès au terrain . Pour un chercheur spécialiste d'un État, cela peut prendre la forme d'un refus de visa ( persona non grata ) mais cela se manifeste souvent de façon beaucoup plus insidieuse. Entendu par les membres de la mission, le sinologue François Godement, ancien professeur à l'Institut national des langues orientales (INALCO) et à l'Institut Français des relations internationales (IFRI), donne une définition des restrictions d'accès au terrain beaucoup plus sociale que physique . Selon lui, les refus de visa sont rares, et rien n'empêche souvent de se déplacer à l'intérieur du pays en question. Les difficultés viennent plutôt du fait que les interlocuteurs sur le terrain deviennent moins diserts ou disent, pour les plus transparents, qu'ils ne peuvent plus s'exprimer sans partager des informations avec les services de renseignement. Dans l'autre sens, la difficulté d'obtenir un passeport peut frapper des chercheurs étrangers jugés insuffisamment en ligne avec le régime . En Chine, un crédit social trop bas peut empêcher l'obtention d'un visa pour sortir du pays.

Ces procédés sont particulièrement handicapants pour des chercheurs spécialisés sur un pays, dont les sources d'information sont, parfois plus que les archives publiques, un réseau de connaissances résidant sur place.

Plus grave encore, la menace physique peut provoquer l'autocensure. La chercheuse Dorothée Schmid parle d'une « zone d'insécurité qui s'est élargie ».

Si les otages peuvent l'être pour des raisons diplomatiques dans le cadre de représailles, ils peuvent aussi être visés en tant que chercheurs.

L'arrestation et la condamnation des « deux Michael » (Michael Spavor et Michael Kovrig), ressortissants canadiens accusés d'espionnage, correspond à la première catégorie. Elle est la conséquence  de l'arrestation d'une dirigeante de Huawei au Canada (Meng Wanzhou). À la suite de cette arrestation, des chercheurs tels que J. Michael Cole se sont publiquement inquiétés de leur sécurité s'ils étaient amenés à retourner en Chine 15 ( * ) .

Retenue en captivité en Iran de juin 2019 à mars 2020, l'anthropologue franco-iranienne spécialiste de l'Iran Fariba Adelkhah y est encore assignée à résidence. Emprisonné pour sa part en Iran entre juin 2019 et mars 2020, le sociologue Roland Marchal a estimé avoir servi d' « otage académique ». Cette notion reflète bien la fonction de pression non seulement sur un individu, mais aussi sur l'ensemble du corps académique. Il ne s'agit pas tant alors d'enfermer physiquement un chercheur mais de les « enfermer mentalement » en les dissuadant de poursuivre leurs recherches.

2. Une cinquième modalité de l'influence : l'affirmation d'une diplomatie publique mêlant relations publiques et financements ciblés

La notion de « diplomatie publique », plus large que la traditionnelle diplomatie étatique, a été identifiée dans les années 1960 par les politistes. Elle « consiste à la fois à promouvoir publiquement le contenu de la diplomatie d'État, et à prendre contact directement avec des publics, sans passer par leurs autorités publiques 16 ( * ) . » De l'éclosion de contacts directs entre acteurs de la société civile, sans nécessairement passer par les autorités du pays en question, a résulté une « démonopolisation de l'influence » (Frédéric Ramel). Le déploiement d'internet a bien sûr accentué ce phénomène.

Entendue par la mission d'information, la chercheuse Dorothée Schmid a attiré l'attention sur l'affirmation récente d'une « diplomatie publique », notamment en provenance d'États du Golfe engagés depuis les printemps arabes dans une lutte d'influence et de prestige (Qatar, Émirats arabes unis, Arabie saoudite). La diplomatie publique est ce mélange opaque de diplomatie et de relations publiques destiné à trouver des relais parmi les leaders d'opinion, élites autant politiques qu'économiques ou médiatiques.

Plutôt que d'approcher les établissements de recherche et d'enseignement existants, ces États procèdent par le financement de structures ad hoc en fonction de l'actualité du moment, en se concentrant sur l'interface entre la recherche et la décision publique et donc les think-tanks, voire en recherchant une influence directe sur les institutions, autrement appelée lobbying 17 ( * ) .

Bénéficiant d'un plus grand crédit aux États-Unis et au Royaume-Uni qu'en Europe continentale, les cabinets et autres instituts de plaidoyer ( advocacy en anglais) peuvent publier des pseudo-recherches pour légitimer a posteriori une décision déjà actée (« policy-based evidence making ») ou pour dénigrer d'autres nations.

Si les stratégies de ces États restent à ce jour assez confuses et peu professionnalisées, leur puissance financière laisse craindre une mécanique difficile à contrer « le jour où nos intérêts diplomatiques correspondront à cette tentative de blanchiment d'image », selon la spécialiste du Moyen-Orient.

Sur le même modèle, la presse s'est fait l'écho récemment de l'« essaimage de think-tanks chinois 18 ( * ) », souvent nommés « instituts des routes de la soie », depuis l'appel de Xi Jinping, lors du 19 ème Congrès du parti communiste chinois (PCC) à « construire de nouveaux think-tanks aux caractéristiques chinoises ». En France, la fondation Prospective et Innovation est parfois accusée de se faire le relais du discours officiel chinois 19 ( * ) .

Les think-tanks existants, structures généralement privées, dépendant de ce fait largement de donations ou de partenariats, seraient aussi vulnérables. Lors de son audition, Claire Mouradian a fait état de tentatives de pressions de la Turquie sur des think-tanks, ce que Dorothée Schmid a corroboré par des exemples très concrets de menaces, plus ou moins vives selon l'actualité du moment.

On peut noter que l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) a organisé trois années de suite le Forum de Paris sur la Banque des relations internationales (BRI), en partenariat avec l'ambassade de Chine en France. Par ailleurs, l'Institut français des relations internationales (IFRI), dont 80 % des financements proviennent de partenariats public-privé, présente de ce fait une réelle fragilité.

Ces méthodes relèvent par excellence du « soft power » (« dresser l'ordre du jour politique d'une manière qui modèlera les préférences exprimées par les autres », selon Joseph Nye), de la persuasion, de l'argumentation - y compris fallacieuse - et de la séduction. Ces « pressions amicales ou moins amicales » sur les relais d'opinion et les décideurs publics ne sont pas sans incidence sur la recherche et l'université en ce qu'elles participent à la décision publique, au « framing médiatique » et à la formation de l'opinion publique, autant de paramètres qui orientent ensuite les financements, font évoluer le nombre de postes de chercheurs, décident des vocations futures d'élèves ou d'étudiants.

Il convient tout particulièrement de souligner qu' il n'existe pas en France de recensement de ces financements étrangers . Une meilleure connaissance de ce nouveau vecteur d'influence doit être recherchée et figure parmi les recommandations de votre mission d'information (cf. infra) .


* 10 E. Dubois de Prisque et S. Boisseau du Rocher, La Chine e(s)t le monde ?, Odile Jacob, 2019.

* 11 Mark Edmonds, « How China bought Britain's universities », UnHerd, 10 février 2021. En ligne : https://unherd.com/2021/02/the-communist-party-on-campus/ [consulté le 26 septembre 2021].

* 12 Organe de propagande du Parti communiste Chinois, cf. infra IV de la présente première partie « Un exemple de stratégie systémique : la Chine ».

* 13 Cf. Antoine Bondaz, « Un tournant pour l'intégration civilo-militaire en Chine », Recherches & Documents n° 07/2017, Fondation pour la recherche stratégique, 26 octobre 2017. En ligne : https://www.frstrategie.org/publications/recherches-et-documents/tournant-integration-civilo-militaire-chine-2017 [consulté le 26 septembre 2021].

* 14 Voir infra sur la question du classement de Shanghai.

* 15 Le dénouement de cette affaire est intervenu le 25 septembre 2021 avec la libération de Meng Wanzhou par les autorités canadiennes, et de Michael Spavor et Michael Kovrig par les autorités chinoises.

* 16 Frédéric Charillon, chapitre IV, « Les politiques d'influence », in Diplomatie française. Outils et acteurs depuis 1980, sous la direction de Maurice Vaïsse, 2018, Odile Jacob.

* 17 « United Arab Emirates' growing legion of lobbyists support its `sofrt superpower' ambitions in Brussels », Corporate Europe Observatory, 17 décembre 2020. En ligne : https://corporateeurope.org/en/2020/12/united-arab-emirates-growing-legion-lobbyists-support-its-soft-superpower-ambitions [consulté le 26 septembre 2021].

* 18 Brice Pedroletti et Nathalie Guibert, « Ces think tanks chinois qui essaiment au service de `la pensée de Xi Jinping' », Le Monde, 3 septembre 2021. En ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/03/ces-think-tanks-chinois-qui-essaiment-au-service-de-la-pensee-de-xi-jinping_6093245_3210.html [consulté le 26 septembre 2021].

* 19 Rapport IRSEM précité.

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