V. DÉPLACEMENTS, LIEUX DE VIE ET TEMPS DE VIE : LE TÉLÉTRAVAIL, UNE OPPORTUNITÉ DE RELOCALISATION  ?

A. LE TÉLÉTRAVAIL BOULEVERSE LES TEMPS DE VIE

1. Le télétravail réarticule temps personnel et temps professionnel

Si le temps personnel a longtemps été défini en creux, comme celui laissé libre entre les plages d'activité professionnelle, la réduction progressive du temps de travail depuis un siècle a conduit à disposer de plus en plus de temps libre. Dans une note d'avril 2019 pour la Fondation Jean Jaurès intitulée « Vie longue, travail court » 54 ( * ) , le sociologue Jean Viard rappelle qu'en 1900, on travaillait 200 000 heures sur une vie et on disposait librement, hors temps de sommeil de 100 000 heures. Aujourd'hui, on travaille 67 000 heures et on dispose de 400 000 heures. Il indique aussi que « hier, pour la majorité des gens, l'identité se confondait avec leur travail, et l'essentiel des liens sociaux, en dehors de la cellule familiale, était dans l'espace professionnel et public ». Or, aujourd'hui, si l'activité professionnelle reste importante dans la construction d'un parcours de vie, elle ne le résume plus et la recherche d'une meilleure coordination entre vie personnelle et vie professionnelle conditionne l'équilibre et l'épanouissement individuel. Les jeunes générations, en particulier, s'avèrent très exigeantes et pas prêtes à tout sacrifier sur l'autel de la réussite professionnelle. Certains peuvent même être tentés de sacrifier leur vie professionnelle si celle-ci ne permet pas de répondre aux priorités qu'ils ont eux-mêmes fixées dans leur développement personnel. Dans ce contexte, le télétravail offre l'opportunité de réarticuler le temps de travail et le temps de vie, et répond ainsi à une aspiration profonde, mais en même, temps, il entretient une confusion croissante entre ces deux sphères.

La notion d'horaires de travail ne disparaît pas mécaniquement avec le télétravail. On peut en effet définir des horaires de travail, des plages de connexion, qui, comme pour le travail en présentiel, peuvent comprendre à la fois des plages fixes, imposées aux télétravailleurs, et des plages mobiles. Le télépointage ne rencontre aucun obstacle technique ou juridique. Mais le télétravail, surtout pratiqué par des cadres pour lesquels, déjà, le comptage des heures de travail n'est pas au coeur de la relation avec leur employeur, tend à mettre en pointillé la frontière entre temps professionnel et temps personnel.

En compliquant le contrôle de la hiérarchie sur le contenu précis du travail des collaborateurs, le télétravail tend à transformer l'obligation de moyens, qui s'appréhende à travers une obligation de présence, en obligation de résultats des salariés. On attend qu'une mission effectuée en télétravail soit accomplie dans un certain délai, peu importent les moments où le salarié agit : le matin, le soir, la nuit s'il le souhaite.

Naturellement, une telle approche risque de transformer le télétravail en travail permanent, même si des garde-fous comme le droit à la déconnexion ont été avancés. Cette porosité entre les deux mondes peut cependant être qualifiée de progrès, si elle libère le potentiel créatif et contribue à une meilleure efficacité des acteurs de l'entreprise. Ainsi, lors de la table ronde du 1 er avril 2021, André-Yves Portnoff déclarait : « nous sommes entrés dans une révolution de l'immatériel. Ce qui crée de la valeur dans le travail n'est plus l'effort physique mais l'acquisition d'expérience, la créativité, etc. Il est également nécessaire de tenir compte de l'interconnexion du monde. Trois temps de travail doivent donc être appréhendés : temps de présence sur site à des heures convenues et imposées, temps de disponibilité en ligne à des horaires convenus et temps de créativité, qui occupe toute notre vie privée ».

2. Quelle organisation optimale du télétravail, du télétravail ponctuel au télétravail intégral ?

Durant la crise sanitaire, l'interdiction de se rendre sur le lieu de travail a conduit à la mise en place du télétravail sur un mode exclusif. On a télétravaillé à 100 % car c'était la seule possibilité. Le télétravail s'est parfois combiné à de l'activité partielle. Mais la seule modalité d'exécution du contrat de travail envisageable l'a été à distance. Avec la fin de la fermeture des bureaux, se pose désormais la question de la bonne combinaison entre présentiel et distanciel.

La poursuite d'un télétravail à 100 % est une formule permise par certaines entreprises, notamment dans le domaine de l'économie numérique ou de l'informatique 55 ( * ) , mais ne constituera pas forcément le modèle majoritaire et ce pour plusieurs raisons. D'abord, parce que ce n'est pas l'aspiration de l'ensemble des salariés. Les différentes études disponibles montrent que l'organisation idéale du télétravail aux yeux des salariés reposerait plutôt sur une répartition entre trois jours par semaine de télétravail et deux jours de présence sur site. Les salariés craignent en effet de perdre le contact avec leurs collègues et de se retrouver trop fortement isolés en n'ayant plus d'échanges physiques sur un lieu de travail commun.

Les jeunes, notamment, peuvent avoir besoin de nouer des liens par contact direct avec leurs collègues sur le lieu de travail, et ne disposent pas forcément de bonnes conditions de travail à domicile, avec des logements petits et inconfortables, sans bureau personnel facilement aménageable.

Les employeurs, de leur côté, peuvent souhaiter pouvoir réunir régulièrement les équipes et ne pas permettre un télétravail total de leurs collaborateurs.

Le télétravail total n'est donc pas la forme la plus probable d'organisation du travail en régime de croisière , en tout cas pour la majorité des salariés. Les accords de télétravail prévoient une certaine flexibilité, laissant le choix aux salariés entre télétravail et travail sur site. Mais il existe des bornes aux libertés de choisir son régime de travail et un équilibre entre présentiel et distanciel semble constituer la voie la plus pertinente .

Certaines entreprises, qui avaient annoncé à l'automne 2020 vouloir passer en télétravail quasi-intégral l'ensemble de leurs salariés, semblent désormais faire marche arrière et privilégier des possibilités de télétravail plus réduites, à raison d'un ou deux jours par semaine.


* 54 https://www.jean-jaures.org/publication/vie-longue-travail-court-quelle-place-pour-les-jeunes-sur-le-marche-du-travail/

* 55 https://www.lefigaro.fr/decideurs/management/ces-entreprises-qui-resteront-en-teletravail-total-meme-apres-la-crise-20210424

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