B. LE TÉLÉTRAVAIL VA-T-IL BOULEVERSER LES STRATÉGIES RÉSIDENTIELLES ET L'URBANISME ?

1. L'emploi et les opportunités de carrière concentrés dans les grandes métropoles

Lieux de concentration des emplois, les villes ont été le réceptacle de l'exode rural et du développement industriel. La désindustrialisation ne les a pas vidées, et les grands centres urbains continuent à attirer toujours plus de services à haute valeur ajoutée et à attirer, hier les paysans et ouvriers agricoles désargentés, aujourd'hui les jeunes diplômés . Les villes restent là où se rendre pour « faire carrière », où sont présents les sièges sociaux, les lieux de pouvoir et où se concentrent les richesses.

Vivre à côté de son travail constitue une contrainte, qui s'est un peu desserrée avec le développement des transports collectifs et l'automobile, avec pour conséquence l'étalement urbain, mais n'a pas pour autant disparu. Pour pouvoir aller travailler tous les jours de la semaine, il ne faut pas habiter trop loin afin que les trajets restent supportables.

Le travail totalement nomade demeure une exception et ne concerne au final que peu de professions. Même pour les métiers les plus nomades, commerciaux itinérants, chauffeurs routiers, artistes, il finit toujours par exister un point fixe, un lieu de travail principal à côté duquel l'on réside.

L'irruption du télétravail autorise une rupture majeure avec cette ancestrale nécessité de proximité entre domicile et travail . Si l'on peut travailler de n'importe où, pourquoi ne pas s'éloigner, même beaucoup, même dans un autre pays ? Peu de changements sont à attendre si le modèle de télétravail qui s'imposait majoritairement devait être celui d'un télétravail limité, par exemple à une seule journée par semaine. Mais les arbitrages résidentiels peuvent être totalement différents lorsque le télétravail s'organise durablement sur deux voire trois jours par semaine, ou encore une semaine sur deux, ce qui ouvre un large éventail de possibilités.

2. L'attrait irrésistible des campagnes et la transformation des stratégies résidentielles

De nouvelles stratégies résidentielles sont en effet possibles dès lors que le nombre de déplacements professionnels à envisager se réduit drastiquement. Depuis le début des années 2000, les habitants des grandes agglomérations manifestent un souhait d'améliorer leur cadre de vie en s'installant dans des espaces moins denses. Ce phénomène est particulièrement fort à Paris : une étude de Cadremploi publiée en avril 2021 indiquait qu'un cadre francilien sur cinq avait consulté en mars 2021 des offres d'emploi en région, soit 31 % de plus que l'année précédente et que 83 % des cadres franciliens envisageaient de quitter l'Ile-de-France, chiffre en hausse constante depuis huit ans 56 ( * ) . D'ores et déjà, de nombreux articles de presse font état d'évolutions du marché immobilier sous l'effet de la migration des télétravailleurs vers les villes moyennes.

Comme l'indiquait le think tank La fabrique de la cité en octobre 2020 : « les ressorts traditionnels du phénomène migratoire, qui conduirait chaque année 100 000 citadins à rejoindre la campagne ou les zones périurbaines, sont connus : l'aspiration à la nature, l'attrait de la maison individuelle et surtout un compromis prix du logement-coût du transport favorable à l'éloignement des centres » 57 ( * ) . Aux préoccupations en matière de cadre de vie et d'environnement, s'ajoutent logiquement des considérations économiques et financières : se loger dans les grandes métropoles coûte cher et s'éloigner vers des espaces périurbains voire ruraux permet d'accéder à la propriété à des tarifs abordables, ou de louer bon marché.

Pour autant, le télétravail pourrait-il être le prélude à un grand rééquilibrage du territoire, au détriment des grands centres urbains et au profit des campagnes ? Durant le confinement du printemps 2020, on estime qu'1,5 million de métropolitains avaient rejoint leur département d'origine et que 11 % des parisiens avaient quitté la capitale. Ce phénomène peut-il trouver un prolongement après la crise sanitaire ? À cet égard, il convient de se méfier de fausses idées et de raccourcis hâtifs.

D'abord, les grandes métropoles, en particulier Paris, conservent une attractivité au-delà de la question de l'emploi : elles concentrent les équipements culturels, les loisirs, les établissements d'enseignement supérieur ; elles restent des lieux de brassage, de rencontres, qui correspondent aux besoins de sociabilité, notamment des jeunes actifs. Si exode des télétravailleurs hors des grandes métropoles il y a, il semble ne devoir concerner que certaines catégories : les cadres âgés à la recherche d'un plus grand confort de vie, les familles avec enfants souhaitant vivre en pavillon plutôt qu'en appartement.

Ensuite, il existait déjà avant le confinement des formes hybrides de résidence . On compte 3,6 millions de résidences secondaires sur les 37 millions de logements en France. Certains font le choix de la bi-résidence et le mouvement pourrait s'accélérer avec le télétravail avec parfois, la résidence secondaire qui se substituera à la résidence principale.

Enfin, les télétravailleurs issus du monde urbain risquent de ne pas faire le choix prioritaire de s'installer dans les espaces ruraux enclavés. Il semblerait que les préférences aillent aujourd'hui aux villes moyennes déjà dotées d'un bon niveau de service, éducatif, de santé, culturel, et disposant d'infrastructures de transports bien connectées pour pouvoir se déplacer pour des besoins professionnels. Les villes moyennes dotées d'une gare de TGV à une ou deux heures de Paris sont mieux armées que les espaces ruraux pour accueillir les nouveaux télétravailleurs. On peut aussi observer des relocalisations à l'intérieur de l'espace métropolitain, avec une gentrification des couronnes urbaines offrant la possibilité de vivre en semi-campagne, dans des maisons dotées de jardins, plutôt qu'en appartement. Ce mouvement, s'il s'accompagnait de nouvelles constructions, irait à l'encontre de l'objectif de diminution de l'artificialisation des sols, en diffusant encore plus le modèle pavillonnaire à l'américaine.

3. La mort des quartiers d'affaires ?

Outre le déplacement de populations, le télétravail, en se généralisant, pourrait conduire à reconfigurer les espaces urbains , en réduisant les besoins en immeubles de bureaux et zones d'activité. Si l'on passe seulement de 10 à 20 % de salariés en télétravail, l'impact sur les besoins en bureaux pourrait déjà être extrêmement fort. Or, ces bureaux sont occupés essentiellement par des salariés travaillant dans des sièges sociaux ou sur des fonctions support (ressources humaines, achats, finances), qui sont précisément celles les plus sujettes au télétravail.

Dans le quartier de la Défense, le coût de la place de bureau par salarié s'élève à environ 15 000 € par an, selon France Stratégie. Il existe donc une forte incitation pour les entreprises à faire télétravailler les salariés, pour réaliser d'importantes économies de frais immobiliers.

À l'horizon 2030, on pourrait constater 140 à 240 000 m² de bureaux en trop. Il y a là une opportunité pour transformer les immeubles de bureaux devenus vacants en logements, même si les conditions de faisabilité de telles opérations sont difficiles (accès à la lumière, etc.) et même si le coût d'une telle transformation, de l'ordre de 2 à 3 000 € par m², reste élevé.

Il n'est pas certain que les bureaux vides puissent être facilement transformés en logements, car la demande de logements pourrait aussi s'affaiblir dans les métropoles, dès lors que les métropolitains bénéficiaires du télétravail décideraient de résider ailleurs.

Il conviendra donc de faire preuve d'imagination pour la transformation des immeubles de bureaux devenus vacants : ceux-ci pourraient être utilisés pour des besoins collectifs non satisfaits. Les bureaux pourraient par exemple être transformés en espaces de co-working, permettant à des salariés mobiles d'accéder à des lieux de travail partagés, en salles de sport, en résidences étudiantes.

En tout état de cause, l'avènement du télétravail sonnera le glas des quartiers monofonctionnels, qui manqueront singulièrement d'attractivité et pourraient devenir de véritables repoussoirs. Lors de la table ronde du 1 er avril 2021, Morgan Poulizac, conseiller scientifique de Futuribles International, notait que les grands fonds d'investissement ne s'intéressaient plus désormais aux grandes surfaces de bureaux tertiaires. Il encourageait à changer de modèle urbain pour aller vers la « ville-campus ». Brigitte Bariol-Mathais, déléguée générale de la Fédération nationale des agences d'urbanisme, notait pour sa part que, si les espaces de bureaux bien situés n'étaient pas remis en cause, se posait aujourd'hui « la question du devenir des espaces (de bureau) situés en deuxième ou troisième rideau urbain ».


* 56 https://www.cadremploi.fr/editorial/actualites/actu-emploi/quitter-paris-1-cadre-francilien-sur-5-consulte-des-offres-d-emploi-en-region

* 57 https://www.lafabriquedelacite.com/publications/le-developpement-du-teletravail-prepare-t-il-un-exode-urbain/

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