UN RISQUE QUI EXISTE FAUTE D'ANTICIPATION

I. LES CAUSES CONJONCTURELLES ÉTAIENT PRÉVISIBLES : L'IMPACT DE LA CRISE DE LA COVID-19 ET DE LA FLAMBÉE DES PRIX DES ÉNERGIES

Si les causes de la dégradation de la sécurité d'approvisionnement ne pouvaient pas toutes être anticipées, à l'instar du phénomène de « corrosion sous contrainte » auquel le groupe EDF est en train de répondre, le Gouvernement est en revanche entièrement comptable de sa politique énergétique , d'autant qu'il n'a jamais fait suite aux alertes réitérées de la commission des affaires économiques sur ce sujet.

Car les causes conjoncturelles de la dégradation de notre sécurité d'approvisionnement ont toujours été connues : il s'agit, en l'espèce, de l'impact de la crise de la Covid-19 sur la disponibilité du parc nucléaire, les projets renouvelables et les prix des énergies.

Premièrement , si le groupe EDF a parfaitement assuré la continuité de ses missions lors de la crise de la Covid-19, les absences de personnels et les reports de chantiers induits par le confinement ont déstabilisé l'application de son programme d'« arrêts de tranche » .

Dans son plan de relance « Énergie » 62 ( * ) , dès juin 2020, la commission des affaires économiques s'était inquiétée des répercussions à long terme de cette déstabilisation . Elle avait ainsi estimé que « le marché de l'électricité est entré en crise » et que « des reports de grands investissements sont attendus » , rappelant que « le groupe EDF a annoncé une nécessaire remise à plat de son programme d'“arrêts de tranche” [...] ainsi que des retards dans les projets de construction, dont les chantiers des réacteurs pressurisés européens (EPR) de Flamanville 3 et d'Hinkley Point C » .

Interrogée par la commission des affaires économiques, le 6 avril 2020, l'ancienne ministre chargée de l'énergie, avait salué les « mesures nécessaires pour maintenir la capacité d'exploitation des centrales et le niveau de disponibilités de son parc » , tout en admettant le besoin « de minimiser les perturbations sur le programme industriel des arrêts pour rechargement ou maintenance des centrales » , et en précisant que « pour ce qui concerne la centrale de Fessenheim, le Gouvernement n'envisage pas de revenir sur les dates fixées » .

Depuis lors, et sans surprise, les effets de la crise de la Covid-19 sur la disponibilité du parc nucléaire et notre sécurité d'approvisionnement se font sentir .

Le groupe EDF a ainsi indiqué aux rapporteurs que « la crise COVID a provoqué une désoptimisation de [son] organisation et de [son] programme d'arrêt de réacteurs pour maintenance et rechargement du combustible ».

Le graphique suivant, transmis par le groupe EDF, illustre l'impact de cette crise sur ce programme.

De son côté, RTE 63 ( * ) a indiqué que la crise de la Covid-19 réduit la disponibilité du parc nucléaire l'hiver jusqu'en 2024 : « la crise sanitaire de la COVID-19 a [conduit à] une désoptimisation des programmes d'arrêts pour maintenance des réacteurs nucléaires, entraînant des conséquences durables dans leur programmation au cours des prochains hivers. La disponibilité du parc nucléaire a donc été revue à la baisse pour les trois prochains hivers ».

Enfin, l'ASN a fait observer aux rapporteurs que notre système électrique est « sans marge » au sortir de la crise de la Covid-19 : « La crise sanitaire de 2020 a conduit EDF à devoir substantiellement modifier le placement des arrêts de ses réacteurs, avec plus d'arrêts planifiés cet hiver. Ils s'ajoutent aux arrêts pour gros travaux de modernisation et d'amélioration de la sûreté et aux contrôles rendus nécessaires pour la détection de corrosion sous contrainte sur certains circuits. C'est la conjonction de ces éléments qui conduit aux tensions que nous connaissons actuellement sur le système de production électrique. Ces tensions sont en réalité les conséquences d'un système de production sans marges. L'ASN avait depuis de nombreuses années alerté sur la nécessité de disposer de marges pour pouvoir faire face à l'arrêt concomitant de plusieurs réacteurs pour des motifs de sûreté ».

Deuxièmement, la crise de la Covid-19 a également retardé les projets d'énergies renouvelables.

Dans son plan de relance précité, la commission des affaires économiques avait relevé un double impact de cette crise sur ces projets : « Le contexte de crise engendre une désorganisation administrative préjudiciable aux projets EnR. [...] En amont, les appels d'offres ou à projets s'en trouvent déstabilisés. En aval, la mise en oeuvre des projets d'EnR est également perturbée. La crise a entraîné des retards dans l'instruction des projets, la consultation du public, la conduite des chantiers ; certaines autorisations arrivent à échéance. »

Sollicitée sur ce point, l'ancienne ministre chargée de l'énergie avait reconnu que « s'agissant des énergies renouvelables, la difficulté la plus immédiate est liée à l'arrêt des chantiers » , envisageant de « prolonger la validité des autorisations » , « d'ajuster les appels d'offres » et d' « accorder des délais ».

Ces mesures n'ont manifestement pas permis d'endiguer le ralentissement des projets d'énergies renouvelables, dont les capacités manquantes pèsent aujourd'hui sur notre sécurité d'approvisionnement .

Aussi RTE 64 ( * ) a-t-il indiqué que « la réduction de l'activité économique a ralenti le déploiement des nouvelles installations éoliennes et solaires et rendu plus difficile encore l'atteinte des objectifs fixés pour 2023 : ceux-ci ne seront très probablement pas atteints pour le solaire, et dans une moindre mesure pour l'éolien terrestre ».

Troisièmement, la crise de la Covid-19 a engendré une crise inédite des prix des énergies.

Dans son plan de relance susmentionné, la commission des affaires économiques avait anticipé une « flambée des prix des énergies » , prédisant « un effet inflationniste en sortie de crise, les prix étant susceptibles de “ flamber " si l'offre d'énergie déstabilisée ne parvenait pas à accompagner la demande ».

En réponse, l'ancienne ministre chargée de l'énergie avait indiqué que « les factures [n'allaient] pas augmenter significativement ».

Confirmant les inquiétudes exprimées par le Sénat, contre les propos rassurants du Gouvernement, la « flambée des prix des énergies » est une réalité aujourd'hui , au point de peser sur la sécurité d'approvisionnement .

Entre le printemps 2020 et la mi-février, le prix de marché de l'électricité, échangé sur le marché SPOT est passé de moins de 20 à plus de 200 € par mégawattheure (MWH), soit une multiplication par 10 .

Cette flambée à des effets inédits sur le secteur de l'électricité .

Tout d'abord, elle pénalise les consommateurs : ménages, entreprises et collectivités territoriales .

Dès ses travaux budgétaires « Énergie » 65 ( * ) , en novembre dernier, la commission a rappelé que 80 % des ménages souffrent de cette flambée, 60 % d'entre eux réduisent leur chauffage, 25 % diffèrent leurs paiements et 20 % souffrent du froid 66 ( * ) . De plus, elle a indiqué que les industriels sont confrontés à une augmentation de 35 % de leurs coûts 67 ( * ) . Enfin, elle a relevé que les collectivités territoriales pâtissent de leurs contrats de fourniture, individuels ou groupés.

Certes, le Gouvernement, avec son « bouclier tarifaire », a prévu une limitation à 4 % de la hausse des tarifs réglementés de vente d'électricité (TRVE) 68 ( * ) . Pour ce faire, il a d'abord fixé la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) à son niveau minimal, du 1 er février 2022 au 31 janvier 2023. Ensuite, il a modifié l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), dispositif de régulation contraignant le groupe EDF à vendre, jusqu'à 150 TWh, sa production d'électricité nucléaire, à un prix réglementé, aux fournisseurs alternatifs : le plafond de l'Arenh a été relevé de 100 à 120 TWh et son prix de 42 à 46,2 € par MWh, du 1 er janvier au 31 décembre 2022.

L'impact de ces mesures sur les consommateurs d'énergie n'est pas connu. D'une part, les tarifs réglementés de vente 69 ( * ) ne concernent pas tous les consommateurs d'énergie 70 ( * ) . D'autre part, l'impact de l'Arenh sur les consommateurs d'énergie est direct pour ceux électro-intensifs - puisqu'ils sont réunis au sein d'un consortium dont les acquisitions d'électricité sont décomptées du droit à l'Arenh - mais indirect pour les autres - puisqu'ils supposent que les fournisseurs alternatifs les répercutent sur les offres de fourniture. Enfin, le « bouclier tarifaire » expire d'ici 2023 et fera l'objet d'un rattrapage sur les consommateurs d'énergie 71 ( * ) .

Plus encore, la « flambée des prix des énergies » déstabilise les fournisseurs .

Le groupe EDF a ainsi estimé l'incidence cumulée des modifications liées à l'Arenh et aux TRVE entre 7,7 et 8,4 Md d'euros 72 ( * ) .

En effet, lorsque les prix de marché sont supérieurs au prix de l'Arenh, les fournisseurs alternatifs réalisent des gains et EDF des pertes, et inversement. Or, le prix de l'Arenh est actuellement fixé à 46,2 € par MWh contre des prix de marché atteignant plus de 200 euros, soit 5 fois plus.

Le manque à gagner indiqué par le groupe EDF est important, par rapport à son chiffre d'affaires, de 85 Md€ en 2021. Il l'est aussi compte tenu de sa dette, de 43 Md€ en 2021. Il l'est enfin au regard des investissements à réaliser : ainsi, le groupe évalue le coût du grand Carénage à 45 Md€ sur 10 ans, de la construction de 6 EPR à 46 Md€ au total et de la transition énergétique à 10 Md€ par an 73 ( * ) . Ce coût pourrait d'ailleurs augmenter, car le grand Carénage doit être actualisé, ainsi que l'a annoncé le groupe EDF, le 18 février dernier, notamment pour tenir compte du phénomène de « corrosion sous contrainte » 74 ( * ) .

Dans ce contexte, une agence de notation a dégradé le classement du groupe EDF : ainsi, la note de ce groupe est désormais de « BBB - sous surveillance avec implication négative » pour Fitch, tandis qu'elle demeure, à ce stade, à « BBB + sous surveillance en vue d'un abaissement » pour Standard & Poor's et à « A3 sous surveillance en vue d'un abaissement » pour Moody's.

Cela a conduit le Gouvernement à annoncer, le 18 février dernier, une recapitalisation du groupe EDF, à hauteur de 2 Md€ 75 ( * ) .

Si les fournisseurs alternatifs, réunis au sein de l'Association française de producteurs indépendants d'électricité et de gaz (AFIEG) et de l'Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (ANODE), bénéficient du relèvement du plafond de l'Arenh, ils sont cependant affectés par le gel tarifaire 76 ( * ) .

Enfin, la « flambée des prix des énergies » affecte la transition énergétique .

D'une part, la baisse de pouvoir d'achat rencontrée par les particuliers et la hausse des coûts des entreprises ou des collectivités territoriales risquent d'évincer l'investissement de long terme, en faveur de l'efficacité énergétique, au profit d'une urgence de court terme, liée à la précarité énergétique, à la rentabilité économique ou à la soutenabilité financière.

D'autre part, si la hausse des prix des énergies améliore la rentabilité des projets d'énergies renouvelables, par rapport aux énergies nucléaires ou fossiles, moins chères, elle amenuise l'attractivité des dispositifs de soutien.

Pour mémoire, les producteurs d'électricité renouvelable 77 ( * ) peuvent bénéficier d'une obligation d'achat ou d'un complément de rémunération, qui compensent l'écart entre les surcoûts rencontrés et un prix de marché (article L. 314-1 et L. 314-18 du code de l'énergie).

Or, lorsque le prix est supérieur au surcoût, les producteurs ne bénéficient plus de dispositifs de soutien, mais doivent, au contraire, rétrocéder les trop-perçus.

C'est pourquoi la Commission de régulation de l'énergie (CRE), dans une délibération de juillet dernier 78 ( * ) , actualisée en octobre dernier, a estimé que les charges de service public de l'énergie (CSPE), qui sous-tendent les dispositifs de soutien précités, passeront de 5,6 à 5,1 Md€, en baisse de 9,34 %.

Comme les CSPE ont été évaluées sur la base d'un prix de marché allant de 42 à 56 € par MWh, par le Comité de gestion des CSPE (CGCSPE), leur coût final, de 122,3 à 173,2 Md€ d'ici 2028, pourrait être réduit 79 ( * ) .

S'agissant des projets d'énergies renouvelables, il importera donc d'apprécier qui , de la hausse des prix de marché ou de la baisse des dispositifs de soutien, aura la plus forte incidence sur leur développement.

Au total, pour RTE 80 ( * ) , la « flambée des prix des énergies » ajoute une difficulté supplémentaire à un contexte déjà complexe sur le plan de la sécurité d'approvisionnement ; aussi a-t-il indiqué que « la situation défavorable de l'offre de production en France se conjugue toujours avec une crise énergétique européenne depuis l'automne 2021, marquée par un prix très élevé du gaz fossile et des prix très hauts sur les marchés de gros de l'électricité sur les marchés européens d'échange. Cette situation devrait donc se poursuivre a minima jusqu'à la fin de l'hiver voire au-delà. »

C'est notamment en raison des interconnexions entre les pays européens que la France peut voir sa sécurité d'approvisionnement être dégradée par la « flambée des prix des énergies », comme RTE l'a précisé à l'issue de son audition : « La crise énergétique européenne s'est accentuée à la fin de l'automne 2021, avec une poursuite de l'envolée des prix du gaz, qui a entraîné ceux de l'électricité (pour ce qui est des prix observés sur les marchés européens d'échange d'électricité). Même si le système électrique français dépend peu des énergies fossiles, il est fortement interconnecté avec ses voisins et donc concerné par cette envolée des prix, alors que la France est habituée à des prix de l'électricité beaucoup plus bas ».

Alors que la Russie vient d'engager une guerre contre l'Ukraine, le 24 février dernier, il conviendra de mesurer les répercussions de ce conflit potentiellement durable sur le prix des énergies, et singulièrement du gaz : à la date précitée, ce prix a atteint 4,19 € le million de British thermal unit (MMBtu), soit une multiplication par 5 par rapport au printemps 2020.

Pour la commission des affaires économiques, la « flambée des prix des énergies », née de la crise de la Covid-19 , pourrait dramatiquement s'aggraver, en cas de guerre persistante entre la Russie et l'Ukraine.

C'est pourquoi elle appelle le Gouvernement à être très attentif à l'évolution du prix du gaz, et des autres énergies, dans les mois et les années à venir.


* 62 Rapport d'information de MM. Daniel Gremillet, Daniel Dubois et Roland Courteau, fait au nom de la commission des affaires économiques n° 535 tome IV (2019-2020) - 17 juin 2020, « Pour une relance bas-carbone : résilience, compétitivité, solidarité » .

* 63 Réseau de transport d'électricité (RTE), Bilan prévisionnel de l'équilibre offre-demande d'électricité en France , 2021.

* 64 Réseau de transport d'électricité (RTE), Bilan prévisionnel de l'équilibre offre-demande d'électricité en France , 2021.

* 65 Rapport d'information de M. Daniel Gremillet, fait au nom de la commission des affaires économiques n° 201 (2021-2022) - 24 novembre 2021 « Écologie, développement et mobilité durable - (Énergie) ».

* 66 Médiateur national de l'énergie (MNE).

* 67 Ministère de la transition écologique (MTE).

* 68 Et un blocage des TRVG du 1 er novembre 2021 au 30 juin 2022.

* 69 Dont la hausse est bloquée, en gaz, ou compensée, en électricité.

* 70 Les TRVG concernent 3 M de sites résidentiels, soit 7,5 % de la consommation de gaz, et les TRVE 22,2 M de sites résidentiels et 1,5 M de sites professionnels, soit 28 % de celle d'électricité, selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE).

* 71 Un dispositif de compensation des pertes de recettes induites par les TRVG étant prévu.

* 72 Groupe EDF, Mesures exceptionnelles annoncées par le Gouvernement français , 13 janvier 2022.

* 73 Données indiquées par Jean-Bernard Lévy à l'occasion de son audition susmentionnée par la commission des affaires économiques, 10 novembre 2021.

* 74 Groupe EDF, Présentation des résultats annuels , 18 février 2022.

* 75 Le Monde, « EDF : l'État va participer à la recapitalisation "à hauteur de 2,1 milliards d'euros", annonce Bruno Le Maire » , 18 février 2022.

* 76 Notamment des TRVG.

* 77 Il en est de même des producteurs de biogaz (articles L. 446-4 et L. 446-7).

* 78 Commission de régulation de l'énergie (CRE), Délibération n° 2021-230 du 15 juillet 2021.

* 79 Ministère de la transition écologique (MTE), Stratégie française pour l'énergie et le climat,

Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) 2019-2023, 2024-2028 , avril 2020, pp. 277 et 278.

* 80 Réseau de transport d'électricité (RTE), L'équilibre offre-demande d'électricité pour l'hiver 2021-2022 , publié en novembre 2021 et actualisé en février 2022.

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