G. FAIRE DE LA PROPRIÉTÉ INDUSTRIELLE ET DE LA NORMALISATION DES SOURCES DE COMPÉTITIVITÉ

La propriété intellectuelle (PI), notamment la propriété industrielle, est une source majeure de compétitivité pour les entreprises et pour l'économie . Cet enjeu est pourtant méconnu des entreprises et des pouvoirs publics en France .

1. Une connaissance insuffisante des enjeux majeurs de propriété industrielle

Les entreprises françaises, singulièrement les PME et les ETI, mais également les pouvoirs publics ont insuffisamment pris la mesure du caractère stratégique de la protection des innovations au moyen de la PI.

a) La propriété industrielle comme source de compétitivité économique et comme avantage concurrentiel

Une étude 251 ( * ) conjointe de l'Office européen des brevets (OEB) et de l'Office de l'Union européenne pour la protection de la PI (EUIPO) démontre que le chiffre d'affaires par salarié des titulaires de droits de PI est supérieur de 20,2 % à celui d'entreprises non titulaires, et que le salaire moyen de leurs employés est supérieur de 19,3 % par rapport aux employés d'entreprises non titulaires . Ces écarts s'élèvent respectivement à 36,3 % et à 52,6 % pour les seuls titulaires de brevets (c'est-à-dire en excluant les titulaires de marques ou de dessins et modèles). Enfin, si l'on ne considère que les PME, le chiffre d'affaires par salarié est 68 % plus important au sein des entreprises titulaires de droits de PI qu'au sein des entreprises non titulaires.

La protection de la PI est un puissant facteur de compétitivité.

D'abord, le brevet accorde immédiatement à son titulaire un atout considérable sur son marché, en lui conférant un avantage temporel - le premier innovateur sur le marché prend une position dominante - et financier , puisque les concurrents devront dépenser au moins autant que lui en recherche et développement pour parvenir à trouver une solution performante, mais suffisamment différente de celle qui est protégée par le brevet.

Ensuite, le nombre de brevets est, pour les partenaires de l'entreprise, un bon indicateur du caractère innovant de l'activité de celle-ci , puisqu'un brevet ne peut entériner qu'un procédé ou un produit nouveau et inventif. L a PI est alors un signal de l'efficacité de la stratégie industrielle .

Enfin, la protection de la PI est un élément moteur de l'innovation pour l'entreprise . En effet, s'inscrire dans une démarche de protection de la PI oblige à se confronter aux brevets des concurrents. On peut ainsi soit se rendre compte que l'on est en train de « réinventer la roue », soit, si l'on démontre de réels éléments différenciants par rapport à la concurrence, approfondir ces derniers pour accroître les gains de valeur.

Les conseils en propriété industrielle (CPI) accompagnent leurs clients pour les aider à adopter la meilleure stratégie de PI et à protéger au mieux leurs avantages compétitifs. La Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI), reçue en audition par le rapporteur 252 ( * ) , a souligné le caractère fondamental, bien que négligé, de la PI en France et a insisté sur la nécessité de mieux protéger la PI des acteurs économiques, en particulier des PME.

b) Un enjeu pourtant sous-estimé par les entreprises...

L'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle publie chaque année un panorama de la performance des pays en matière d'innovation. L'une des grandeurs observées est le nombre de demandes de brevet déposées rapporté au PIB, en parité de pouvoir d'achat. En 2021, ce rapport s'élevait, en France, à 7,5 demandes par milliard d'euros, contre 15,7 253 ( * ) en Allemagne, soit un rapport de 1 à 2 .

Par ailleurs, sur les quelque 15 000 demandes de brevet déposées par an en France - chiffre stable depuis une vingtaine d'années -, seuls 2 500 environ émanent des PME innovantes 254 ( * ) alors que 20 000 PME bénéficient du CIR. En comparaison, les PME et surtout les ETI allemandes déposent un très grand nombre de demandes de brevet, puisque les « petits déposants » allemands (dont le nombre de dépôts est inférieur à 10 par an) sont à l'origine de 32 % des dépôts - environ 13 500 -, soit un rapport de 1 à 5 .

Même au sein des grands groupes, la matérialisation de l'innovation au travers des brevets obtenus n'est pas aussi importante que ce que l'on pourrait attendre. Ainsi, parmi les champions français des dépôts de demandes de brevet, figurent des sociétés du secteur aéronautique (Airbus, Safran, Thales) ou automobile (Renault, Stellantis, Valeo), mais aucune société française de l'énergie ou des télécoms n'est présente. À l'échelon international, 80 % des 50 premières sociétés déposant des demandes de brevets relèvent du domaine des technologies de l'information. Sur ces 50 sociétés, aucune n'est française .

Pourtant, les pays les plus innovants au monde - États-Unis, Japon, Corée du Sud, Chine - sont aussi ceux qui déposent le plus de demandes internationales de brevet, quelles que soient les technologies. Le nombre de demandes de brevet déposées auprès de l'Office européen des brevets par la Chine a ainsi augmenté de 25 % entre 2020 et 2021.

c) ... et les pouvoirs publics

Les pouvoirs publics eux-mêmes ont longtemps négligé cet enjeu et n'ont pas développé une politique cohérente en matière de brevets, notamment en direction des opérateurs de recherche.

Ainsi, il a fallu attendre la loi de programmation de la recherche 255 ( * ) pour que « le transfert de connaissances et leur utilisation dans tous les domaines contribuant au progrès économique, social et culturel » soient reconnus comme faisant partie des fonctions des enseignants-chercheurs.

C'est également cette loi qui impose que les activités de transfert des connaissances et leur application dans les entreprises doivent être prises en compte pour l'évaluation des personnels de recherche.

Pourtant, sur le terrain, les mentalités mettent du temps à évoluer 256 ( * ) . Comme l'a reconnu Christine Clerici, présidente d'Udice 257 ( * ) , en « ce qui concerne la capacité à établir du lien avec le monde industriel, les universités n'ont pas forcément intégré dans l'évaluation et la promotion des enseignants-chercheurs la création de brevets ou de start-up. Les indicateurs majeurs restent l'investissement pédagogique et le nombre des publications. Les choses sont néanmoins en train de changer, car l'innovation est devenue un sujet phare pour l'université ».

La priorité donnée aux publications peut non seulement constituer un frein au transfert technologique, dans la mesure où elle empêche le dépôt de demandes de brevet, mais elle peut également favoriser la concurrence en lui permettant d'exploiter librement les résultats publiés des travaux de nos chercheurs.

Au niveau de l'État français, le PIA 1 a financé la création de France Brevets, chargé d'accompagner les entreprises dans la valorisation de leurs innovations.

Par ailleurs, la loi PACTE 258 ( * ) a permis de prendre une série de mesures assurant une plus grande sécurité juridique pour les titulaires de brevets français. Pour autant, la France ne dispose pas d'une stratégie nationale de soutien à la protection de la propriété industrielle (PI), à l'instar de ce qui existe dans d'autres pays .

Ainsi, en Corée du Sud, un secrétariat général à la PI a été placé auprès du Premier ministre. De même, lorsque le Japon a souhaité changer d'échelle en matière de dépôts de demandes de brevet, il a institué un comité de la PI présidé par le Premier ministre. En Chine, l'État a conçu une politique volontariste d'encouragement de dépôt de demandes de brevet à l'échelon des régions, avec une incitation financière.

2. Instaurer une véritable stratégie de la protection industrielle

Compte tenu du rôle des actifs incorporels dans la compétitivité des entreprises, il est vital de sensibiliser les PME et ETI françaises à la dimension stratégique de la PI.

a) Sensibiliser davantage les entreprises à l'importance de la propriété industrielle

Le manque de dynamisme des entreprises françaises en matière de protection de la PI procède principalement de la sous-estimation de l'importance économique des brevets, à telle enseigne que nombre d'entre elles admettent, lorsqu'elles demandent à Bpifrance une aide à l'innovation, ne pas avoir de stratégie industrielle.

Afin de développer une vision de long terme du sujet, les pouvoirs publics doivent engager une politique volontariste en faveur de la protection de la PI .

Bpifrance a commencé à se saisir de la question, notamment au travers de son diagnostic « Stratégie propriété intellectuelle et valorisation des actifs immatériels », qu'elle propose aux start-up, PME et ETI innovantes et qu'elle prend en charge à hauteur de 80 % . Avec cet outil, elle ambitionne de « faire émerger une stratégie de PI pertinente au sein des entreprises et [de] permettre aux dirigeants de mieux évaluer la valeur de leurs actifs immatériels » 259 ( * ) . Cet outil, témoignant d'un début de prise de conscience, constitue une première étape dans la sensibilisation de nos entreprises à l'importance de la propriété industrielle.

Engager une action volontariste de sensibilisation à l'enjeu de la propriété industrielle, notamment auprès des PME .

b) Intégrer la dimension de la propriété industrielle dans la stratégie globale de soutien à l'innovation

Il serait en outre opportun que l'exécutif se saisisse, au plus haut niveau, de cet enjeu, afin de concevoir et de mettre en oeuvre une stratégie nationale en la matière.

Actuellement, les questions de PI sont réparties entre de multiples acteurs : Bercy - tutelle de l'Institut national de la propriété industrielle (INPI), office français des brevets et des marques -, le Mesri, mais également les ministères de la justice et de l'éducation nationale, ainsi que la CNCPI et France Brevets . Cet éclatement empêche l'émergence d'une vision d'ensemble, nécessaire pour définir une stratégie en matière de PI .

La mise en place d'une instance de coordination ad hoc , agile et efficace, placée sous l'autorité du Premier ministre, serait de nature à faciliter la définition d'une stratégie nationale de propriété industrielle visant à accroître le nombre et les retombées économiques des brevets détenus par des acteurs français de l'innovation. Cette instance pourrait prendre la forme d'un Haut-commissariat à la propriété industrielle.

La mission d'information plaide également pour une centralisation des informations sur les brevets afin d'élaborer une cartographie des brevets en France selon les filières technologiques . Une gestion active des données en matière de brevets présente de nombreux intérêts : elle offre à tous les acteurs de l'innovation (entreprises, opérateurs de recherche, organismes de valorisation...) une vision consolidée sur les brevets existants dans leur(s) domaine(s) d'activité et facilite le travail de veille ; elle facilite la constitution de grappes de brevets ou encore peut servir de base à la mise en place d'alliances entre entreprises françaises par filière, afin d'acheter des brevets conjointement et ainsi diviser les coûts.

Au cours des cinq prochaines années, 20 milliards d'euros doivent être consacrés par l'État au soutien à l'innovation. Si, en 2027, le nombre de demandes de brevets déposées avoisine toujours les 15 000 par an, on pourra légitimement se demander si cette somme aura réellement été investie dans l'innovation...

Créer un Haut-commissariat à la propriété industrielle auprès du Premier ministre afin d'intégrer, au plus haut niveau, cette dimension dans la stratégie globale de soutien à l'innovation.

3. Renforcer la participation française aux organismes internationaux de normalisation

Les auditions ont fait ressortir une implication insuffisante des acteurs français, tant publics que privés, au sein des instances européennes et internationales de normalisation, qui constituent pourtant un levier puissant de soutien à l'innovation et à l'industrie .

En effet, selon la façon dont les normes sont définies, on peut favoriser une technologie particulière et, par conséquent, l'ensemble des industries qui ont fait le choix de cette technologie. Plusieurs intervenants ont fait remarquer que certains pays, comme l'Allemagne, ont parfaitement perçu l'enjeu d'une participation active à de telles instances. Même si une entreprise titulaire de brevets essentiels liés à une norme (BEN) est tenue de conclure, avec ses concurrents, des licences à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires 260 ( * ) , la détention d'un tel brevet représente néanmoins un avantage pour son détenteur. Or l'indifférence des acteurs français à l'égard de cette activité nuit aux intérêts de nos entreprises.

Impliquer plus fortement les organismes publics et privés auprès des instances européennes et internationales de normalisation.


* 251 Droits de propriété intellectuelle et performances des entreprises dans l'Union européenne , février 2021, notamment le tableau 3, page 31.

* 252 Audition du 6 avril 2022.

* 253 World Intellectual Property Organization, Global Innovation Index , 2021, notamment pp. 82 et 84.

* 254 Informations chiffrées fournies par la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI).

* 255 Article 33 de la loi n° 2020-1674 du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l'enseignement supérieur.

* 256 Cf. II.C.1.b.

* 257 Audition du 6 avril 2022.

* 258 Loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

* 259 Cahier des charges du Diagnostic stratégie PI et valorisation des actifs immatériels.

* 260 Ou « FRAND », pour « fair, reasonable and non-discriminatory ». La Cour de justice de l'Union européenne vérifie la volonté du titulaire du BEN comme du licencié potentiel de négocier de bonne foi pour conclure un contrat de licence conclu dans des conditions FRAND.

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