III. UN VOLET « RESSOURCES HUMAINES » QUI SE DEPLOIE PROGESSIVEMENT, SUSCITANT À LA FOIS SATISFACTION ET DÉCEPTION

A. UN PREMIER ÉTAT DES LIEUX DES NOUVELLES MESURES DE RECRUTEMENT CRÉÉES PAR LA LOI DE PROGRAMMATION

1. Les chaires de professeur junior : une nouvelle voie de recrutement au démarrage relativement lent, qui continue de diviser la communauté universitaire
a) Les campagnes 2021 et 2022 : un nombre de chaires de professeur junior inférieur à l'objectif annuel prévu

Le nouveau dispositif des chaires de professeur junior (CPJ) constitue sans doute la mesure la plus emblématique du volet « ressources humaines » de la loi de programmation (article 4).

Inspirée des tenure-tracks , très répandues dans le monde de la recherche anglo-saxon, cette nouvelle voie de recrutement permet aux titulaires d'un doctorat d'être titularisés directement dans le corps des professeurs des universités ou dans celui des directeurs de recherche, sans passer par l'étape « maître de conférences » et le concours de recrutement qui l'accompagne, après trois à six ans d'un contrat de recherche assorti d'un niveau de rémunération relativement conséquent 6 ( * ) .

La première campagne , qui n'a été officiellement ouverte que fin 2021 à la suite de la publication du décret n° 2021-1710 du 17 décembre 2021 définissant les modalités des CPJ, a ouvert 92 chaires dont 74 pour devenir professeur des universités et 18 pour devenir directeur de recherche . 163 demandes de création de chaires avaient été formulées par les établissements d'enseignement supérieur et 18 par les organismes de recherche, soit plus de 180 demandes en tout.

Alors que le processus de sélection et de recrutement de la première vague de CPJ n'est pas terminé, la deuxième campagne a été lancée en mars 2022. Sur 316 dossiers déposés, 137 ont été sélectionnés (soit 43 %), dont 88 dans des établissements d'enseignement supérieur et 49 dans des organismes de recherche .

Au total, 229 CPJ ont été ouvertes sur les deux premières annuités de la LPR, alors que l'objectif précisé par le rapport annexé est de 300 chaires par an sur dix ans, ce qui témoigne d'un démarrage relativement lent du dispositif .

La procédure de sélection et de recrutement se déroulant au fil de l'eau, il est, à ce stade, difficile de disposer d'indications consolidées sur les candidats et les lauréats, donc de tirer de premiers enseignements sur la mise en oeuvre du dispositif.

b) Un dispositif qui continue de diviser et d'inquiéter

Malgré un recul encore insuffisant sur les CPJ - la première campagne n'étant pas encore achevée -, les rapporteurs dressent plusieurs constats à la lumière des auditions qu'ils ont menées :

• le premier est que les CPJ continuent de partager la communauté universitaire : alors que certaines universités se sont engagées rapidement dans le dispositif, d'autres refusent toujours d'y entrer, ce qui fait dire à France Universités qu' une marge d'apprentissage ou d'acculturation existe ;

• le deuxième constat est qu' au-delà de l'adhésion (complément utile aux recrutements par la voie classique ; recrutement ciblé, sur une thématique de recherche donnée ; moyen d'attirer des profils qui ne seraient pas recrutés sur concours ; procédure qui favorise l'interdisciplinarité...) ou de l'opposition (remise en cause du fonctionnement par concours et du statut d'enseignant-chercheur, « billet coupe-file » pour un poste de professeur ou de directeur de recherche, risque d'une baisse à terme du nombre de postes aux concours...) de principe que les CPJ suscitent toujours, celles-ci soulèvent trois sujets de préoccupation sur le terrain :

- leur incidence sur les collectifs de travail : ceux-ci vont en effet devoir gérer les facteurs d'inégalité résultant de cette nouvelle voie de recrutement (temps de service, conditions de travail, modalités d'avancement...) et donc de potentiels conflits, risque que certains relativisent toutefois, mettant en avant le fait que la différenciation des statuts au sein des collectifs de chercheurs et d'enseignants-chercheurs existe déjà ;

- l'égalité femmes-hommes : les CPJ, qui demandent un fort investissement pendant plusieurs années, pourraient pénaliser les femmes au moment où celles-ci envisageraient une maternité, risque lui aussi relativisé par certains aux motifs que la voie classique de recrutement implique une charge de travail tout aussi voire plus lourde (temps d'enseignement, préparation de l'habilitation à diriger des recherches (HDR)...) et que la durée du contrat de CPJ peut être allongée de la durée du congé maternité. Sur cette question, le point de vigilance - qui ne peut être étayé à ce stade, faute de données consolidées - consistera à vérifier que les femmes postulent bien sur les CPJ ;

- les libertés académiques : seuls les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche. Le titulaire d'une CPJ, qui ne relève d'aucun de ces statuts, ne bénéficie donc théoriquement pas de la garantie que constituent les libertés académiques ;

• le troisième constat porte sur les modalités de mise en oeuvre des deux premières campagnes , plusieurs retours faisant état :

- d'un calendrier 2021 jugé trop contraignant voire « ubuesque » , les délais fixés par le ministère n'ayant pas permis à certains établissements qui le souhaitaient d'enclencher la procédure dans les temps ;

- d'un manque de coordination entre les acteurs sur les thématiques des CPJ et sur les potentialités d'interdisciplinarité , constat révélateur d'une articulation insatisfaisante entre les universités et les organismes de recherche.

Les premiers retours de quatre grands organismes de recherche sur les CPJ

• Pour l'Inserm , les recrutements via les CPJ sont considérés comme un complément utile aux recrutements des chercheurs par la voie classique pour trois raisons : ils doivent permettre un recrutement ciblé, sur une thématique de recherche et un site donnés ; ils doivent faciliter le recrutement de profils qui ne seraient sinon pas attirés par les concours ; ils doivent favoriser l'interdisciplinarité.

Selon l'Inserm, le recrutement de la première vague étant toujours en cours (8 CPJ), il est difficile de tirer des conclusions définitives. Néanmoins, il est constaté que toutes les CPJ ouvertes n'ont pas eu la même attractivité , le scénario selon lequel certaines ne seraient pas pourvues n'étant pas exclu. Pour la deuxième vague (10 CPJ ouvertes), une évolution du dispositif est envisagée avec, notamment, l'idée d'ouvrir un peu plus les profils des candidats en ciblant une thématique plutôt qu'un projet de recherche trop précisément défini, voire un ou plusieurs sites plutôt qu'une unité de recherche.

• Pour l'Inrae , les CPJ viennent répondre, sur une base volontaire de la part des établissements, aux difficultés de recrutement par voie de concours que rencontrent certaines disciplines en tension ; elles constituent donc un intéressant outil complémentaire de recrutement .

Dans le cadre de la première campagne 2021, l'Inrae a proposé 4 profils scientifiques qui sont actuellement en cours de recrutement. En 2022, ce sont 8 nouvelles propositions qui ont été retenues par le ministère ; celles-ci correspondent aux priorités scientifiques identifiées dans la stratégie « Inrae 2030 ».

• Pour l'Inria , les CPJ sont un dispositif jugé « positif » dans le cadre de son rapprochement avec les universités. À ce titre, il rappelle qu'il avait lancé, en amont de la LPR, dès 2020, une nouvelle voie de recrutement sur des postes d'ISFP ( Inria Starting Faculty Position ) destinés aux chercheurs en début de carrière, sur des contrats à durée indéterminée (CDI) associés à un service d'enseignement dans un établissement d'enseignement supérieur partenaire de l'Inria.

L'Inria considère que les 3 postes de CPJ , qui lui ont été accordés en 2021 et en 2022, ne sont « pas à la hauteur de ses besoins » , ni « de sa dynamique de partenariat avec les universités » . L'opérateur a choisi de positionner de manière différenciée ces 3 chaires : des profils interdisciplinaires, « aptes à faire vivre l'interdisciplinarité par le numérique » ; des profils « seniors », pour ne pas contourner les voies classiques de recrutement des jeunes scientifiques ; des profils « entreprenants » pour pouvoir construire de nouvelles équipes-projets.

• Pour le CNRS , les postes ouverts sur CPJ (aucun en 2021, 25 en 2022) représentent « une réelle opportunité » pour renforcer l'attractivité de la recherche française et celle du CNRS et attirer de nouveaux profils - notamment des scientifiques en poste à l'étranger qui auraient envie de venir travailler en France ou des chercheurs seniors qui pourraient devenir directeurs de recherche beaucoup plus rapidement que par la voie des concours. Son PDG a dit toutefois regretter que le scénario initialement envisagé, de nature partenarial (poste de CPJ dans le cadre d'un organisme de recherche, puis titularisation sur un poste de professeur à l'université), n'ait, au final, pas été retenu.

Sur les 25 CPJ thématiques ouvertes, le CNRS a opté, concernant les 2/3 d'entre elles, pour un modèle pluri-laboratoire ( ie plusieurs laboratoires sont mis en concurrence sur une même CPJ), concernant le 1/3 restant, pour un modèle mono-laboratoire (un laboratoire donné pour une CPJ).

c) Les points de rappel et de vigilance des rapporteurs

Dans le contexte encore très tendu de déploiement des CPJ, les rapporteurs tiennent à rappeler que celles-ci ont été conçues comme une voie de recrutement complémentaire à la voie traditionnelle du recrutement par concours - à laquelle la communauté universitaire et de recherche reste, à juste titre, très attachée -, dans le but d'attirer des profils ciblés . Les chaires ne peuvent, d'ailleurs, représenter qu' une part limitée des recrutements annuels (20 % des recrutements autorisés dans le corps de directeur de recherche, 15 % des recrutements autorisés dans le corps de professeur des universités, 25 % lorsque le nombre de recrutements autorisés dans le corps concerné est strictement inférieur à 5).

Outre les garanties prévues par la loi et ses textes d'application (part limitée des recrutements annuels, commissions de recrutement et de titularisation composées pour moitié au moins de personnalités « extérieures »), les rapporteurs insistent sur la nécessité que des garde-fous soient mis en place par les établissements pour apaiser et rassurer les esprits , par exemple, en insérant une dimension collective au processus d'entrée dans le dispositif (information et saisine des instances consultatives) et en assurant la transparence de la procédure à chacune de ses étapes.

Surtout, les rapporteurs appellent le ministère à respecter l'engagement qui avait été pris par la ministre Frédérique Vidal, lors du Cneser de présentation de la loi, en juin 2020, d'assortir toute création de chaire d'au moins une promotion de maître de conférences ou de chargé de recherches , afin qu'il n'y ait pas de blocage de carrière pour ces personnels. Cet engagement à faire des CPJ des postes « en plus » et à lier leur existence à des créations de postes « classiques » figure dans le protocole d'accord majoritaire du 12 octobre 2020.

Interrogée sur ce sujet en audition, la DGRI a confirmé que les CPJ accordées aux établissements correspondaient bien à des emplois de titulaires sous plafond (ETPT), soit à des postes en sus . Les rapporteurs ont cependant constaté (cf. supra ) que la trajectoire d'emplois de la LPR n'a pas été respectée en 2021 et que les créations de postes « classiques » n'ont pas suivi celles des CPJ .

2. Le « CDI de mission » : une mesure peu opérationnelle dans ses modalités actuelles

S'inspirant des « contrats de chantier » de la loi relative à la croissance et la transformation des entreprises ou loi « Pacte », le contrat à durée indéterminée (CDI) de mission , créé par la loi de programmation (article 9), permet à un chercheur d'être recruté par un établissement public d'enseignement supérieur ou de recherche pour contribuer à un projet ou une opération de recherche identifié, sur un contrat de droit public dont l'échéance est la réalisation du projet ou de l'opération. Ce nouveau contrat vise à répondre aux besoins des projets de recherche de plus de six ans et à remédier au taux de renouvellement trop important des chercheurs hautement qualifiés. En effet, au terme de six années de contrat à durée déterminée (CDD), un employeur public était jusqu'à présent obligé de « cédéiser » un agent contractuel (en application de la loi dite « Sauvadet ») ou de mettre un terme à son contrat.

Cependant, tel qu'il a été conçu, le CDI de mission repose sur deux conditions contradictoires : d'une part, une durée du projet de recherche supérieure à six ans (ce qui était bien la cible visée), d'autre part, un financement reposant majoritairement sur des ressources propres. Or, les projets répondant à ces deux conditions sont extrêmement rares, ce qui laisse présager un faible recours au dispositif . D'ailleurs, aucun établissement de recherche n'a, selon les informations recueillies, encore ouvert de CDI de mission.

Ces modalités de mise en oeuvre inadaptées génèrent une grande déception chez les opérateurs , qui attendaient impatiemment ce nouvel instrument contractuel adapté à la recherche de long terme.

Compte tenu du caractère, en l'état, peu opérationnel du CDI de mission, les rapporteurs estiment qu'une modification du dispositif est nécessaire à l'occasion de la clause de revoyure de 2023 . Celle-ci pourrait consister en la suppression de la condition de financement majoritaire sur ressources propres, peu compatible avec un projet de longue durée, et éventuellement d'un changement sémantique visant à substituer au terme « opération de recherche » celui d' « infrastructures » , correspondant mieux aux besoins de recrutement de long terme dans les infrastructures de recherche.

3. Le contrat doctoral de droit privé et le séjour de recherche : des dispositifs jugés satisfaisants

Le volet « RH » de la loi de programmation comprend deux mesures visant à sécuriser juridiquement les doctorants contractuels, qu'ils soient français ou étrangers :

- la création d'un contrat doctoral de droit privé (article 6), qui offre un cadre juridique spécifique aux doctorants qui mènent leurs travaux de recherche au sein du secteur privé ;

- l'instauration d'un séjour de recherche à destination des doctorants et chercheurs étrangers (article 12), ayant pour but de leur garantir de meilleures conditions d'accueil et de recherche - étant rappelé que 40 % des doctorants en France sont étrangers.

Selon le réseau des collèges doctoraux (RNCD) auditionné par les rapporteurs, le contrat doctoral de droit privé est un dispositif intéressant, mais qui nécessite que les entreprises s'en saisissent . Or, à ce stade, peu ont recours à cette nouvelle possibilité. Il faut donc que cet outil, dont le décret d'application n'a été publié qu'à l'automne 2021, « entre dans les moeurs » et fasse l'objet d'une plus grande publicité.

Quant au séjour de recherche, le RNCD se dit très satisfait de cette mesure qui vient enfin combler un vide juridique jusqu'alors très pénalisant pour les chercheurs étrangers. Même si l'arrêté afférent a été un peu long à sortir (publication à l'automne 2021), le dispositif devrait être pleinement opérationnel pour la rentrée universitaire 2022.

Les rapporteurs continueront à suivre attentivement la mise en oeuvre de ces deux nouveaux outils .

4. Les possibilités de recrutement hors Conseil national des universités : une mise en oeuvre réglementaire à achever dans la concertation

La loi de programmation (article 5) rend possible le recrutement d'enseignants-chercheurs sans passer par la qualification du Conseil national des universités (CNU) , dans le but d'élargir les viviers des candidats potentiels, de fluidifier l'accès aux corps de maître de conférences et de professeur des universités, de responsabiliser davantage les établissements en matière de recrutement.

Deux modalités sont prévues :

- la suppression de la qualification par le CNU pour les maîtres de conférences titulaires qui postulent pour devenir professeurs ;

- le lancement d'une expérimentation, d'une durée de quatre ans, permettant de déroger à la qualification pour recruter un maître de conférences , sauf dans les disciplines de santé et les disciplines à agrégation (droit, sciences politiques, économie et gestion).

Ces mesures, introduites en cours d'examen dans le projet de loi de programmation, ont globalement été très mal reçues par une grande partie de la communauté universitaire, qui y a vu une remise en cause de la structuration centenaire de la profession universitaire, une dérégulation du statut d'enseignant-chercheur, un risque de développement du localisme dans les recrutements, une source d'aggravation des écarts entre grandes et petites universités. À l'inverse, les défenseurs de ces deux nouvelles dispositions estiment qu'elles renforcent l'autonomie des universités en leur donnant plus de responsabilité dans leur politique de recrutement, qu'elles favorisent l'interdisciplinarité aujourd'hui empêchée par la structuration disciplinaire du CNU, qu'elles permettent de contourner les querelles de chapelle qui existent au sein de certaines de ses sections, qu'elles desserrent le calendrier de recrutement actuellement contraint par la campagne de qualification.

La première modalité , la moins contestée des deux, est entrée en application via le décret n° 2022-227 du 23 février 2022. En revanche, le décret relatif à la seconde modalité n'a pas encore été publié et reste, selon la DGRI, « à l'arbitrage du nouveau Gouvernement » . Compte tenu des vives réactions que cette disposition continue de susciter , les rapporteurs appellent la ministre à mener une concertation approfondie sur les modalités de cette expérimentation afin que celle-ci puisse être mise en oeuvre dans un climat serein .


* 6 La rémunération mensuelle minimale des titulaires de ces chaires est fixée à 3 443,50 euros brut.

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