II. TABLE RONDE : « LES COLLECTIVITÉS RÉGIES PAR LES ARTICLES 73 ET 74 DE LA CONSTITUTION »

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Nous allons à présent parler des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution. En Nouvelle-Calédonie, il y a une forme d'urgence à effectuer une révision constitutionnelle. Pour les autres outre-mer, c'est une question plus ouverte, même si elle est bien présente, comme l'illustre l'appel de Fort-de-France, entre autres. Des craquements institutionnels constatés un peu partout font que la question peut se poser, même si elle ne revêt pas le même caractère d'urgence.

Mme Isabelle Vestris, maître de conférences à l'université des Antilles . - Merci pour votre accueil.

Tandis qu'un titre de la Constitution est exclusivement consacré à la Nouvelle-Calédonie et que le régime législatif et l'organisation particulière des Terres australes et antarctiques françaises et de Clipperton sont déterminés par la loi, les autres outre-mer français sont régis soit par l'article 73, soit par l'article 74 de la Constitution.

L'origine de ces articles 73 et 74 remonte à la Constitution de la IV e République, adoptée en 1946. Celle-ci comportait en effet une section consacrée aux départements et territoires d'outre-mer, dont les deux premiers articles, numérotés 73 et 74, traitaient respectivement des départements d'outre-mer (DOM) et des territoires d'outre-mer (TOM).

L'article 73 de la Constitution de 1946 dispose ainsi que le régime législatif des DOM est le même que celui des départements métropolitains, sauf exceptions déterminées par la loi. Cet article pose donc le principe de l'identité législative, alors même que la loi du 19 mars 1946, qui a classé la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion dans la catégorie des départements, avait maintenu le principe de spécialité législative, selon lequel les lois nouvelles applicables à la métropole seraient applicables dans ces DOM sur mention expresse.

L'article 74 de la Constitution de 1946 est consacré aux TOM, et revèle la différenciation de ces territoires. Il dispose en effet que les TOM sont dotés d'un statut particulier tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République.

La Constitution de la V e République, adoptée en 1958, a initialement maintenu la répartition des outre-mer entre ces articles 73 et 74. Elle a cependant modifié le contenu de ces articles.

L'article 73 de la Constitution de 1958 disposait, dans sa version initiale, avant la révision constitutionnelle de mars 2003, que le régime législatif et l'organisation administrative des DOM pouvaient faire l'objet de mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière.

L'article 74 de la Constitution de 1958, dans sa version originelle, s'inscrit pour sa part dans la continuité de l'article 74 de la Constitution précédente. Ses dispositions ont toutefois été modifiées par la loi constitutionnelle du 25 juin 1992, qui a prévu que les statuts des TOM seraient fixés par des lois organiques, après consultation de leurs assemblées territoriales.

Le statut de la quasi-totalité des TOM a régulièrement évolué, sur la base de cet article 74. La Constitution de la V e République a connu, elle, plusieurs révisions, dont certaines ont principalement concerné les outre-mer et favorisé leurs changements statutaires. La révision constitutionnelle de 2003, souvent présentée comme la plus importante réforme du cadre constitutionnel des collectivités territoriales en France depuis 1958, a profondément remanié les articles 73 et 74. Si les outre-mer continuent de relever principalement de ces deux articles, depuis la révision de 2003, les déclinaisons statutaires sont cependant nombreuses au sein de chacun d'entre eux.

En effet, le constituant a procédé à une réécriture complète de l'article 73, qui compte désormais sept alinéas. Dans les collectivités qui relèvent de l'article 73, les lois et règlements sont applicables de plein droit, mais peuvent faire l'objet d'adaptations tenant à leurs caractéristiques et contraintes particulières - une formule inspirée du statut de région ultrapériphérique dans l'Union européenne.

Ces adaptations peuvent être décidées par ces collectivités dans les matières où s'exercent leurs compétences et si elles y ont été habilitées, selon les cas, par la loi ou le règlement. En outre, à l'exception du département et de la région de La Réunion, les collectivités régies par l'article 73 peuvent être habilitées à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire dans un nombre limité de matières.

On constate que le principe de l'identité législative est expressément repris dans cet article 73, au premier alinéa. Le pouvoir d'adaptation désormais dévolu aux collectivités de l'article 73 est précisé.

Par ailleurs, la catégorie statutaire de l'article 73 n'est plus spécifiquement consacrée aux DOM ou aux départements et régions d'outre-mer (DROM), mais constitue un cadre plus vaste plus vaste appréhendant des collectivités régies par le principe de l'identité législative susceptible d'adaptations ou de dérogations relèvent désormais de cet article les départements et régions de la Guadeloupe et de La Réunion, la collectivité territoriale de Martinique, la collectivité territoriale de Guyane et la collectivité départementale de Mayotte. La Polynésie française, Saint-Barthélemy et Saint-Martin - tous deux détachés de la Guadeloupe -, Saint-Pierre-et-Miquelon, Wallis-et-Futuna relèvent, eux, de l'article 74 de la Constitution. Lors de la révision de 2003, le constituant a également réécrit cet article 74, désormais relatif aux collectivités d'outre-mer (COM). Si son premier alinéa n'est pas sans rappeler la version initiale, issue de la Constitution de 1946, cet article qui, désormais, ne compte pas moins de douze alinéas, précise cependant que le statut des COM fixe notamment les conditions dans lesquelles les lois et règlements y sont applicables.

Cette disposition constitutionnelle, qui n'impose nullement aux COM d'opter pour le principe de spécialité législative, contribue certainement à brouiller la distinction entre les catégories statutaires des articles 73 et 74.

On constate ainsi une persistance peut-être quelque peu artificielle de ces deux articles, alors que l'analyse de leurs dispositions laisse entrevoir une graduation des statuts plutôt qu'une dichotomie.

Le choix d'un statut dépend généralement de sa capacité, réelle ou supposée, à favoriser le développement économique, social et culturel et à créer des institutions adaptées à un territoire donné.

Les expériences et les velléités de changement statutaire de certaines collectivités situées outre-mer depuis la révision constitutionnelle de 2003 tendent à confirmer le caractère artificiel, ou en tous cas désuet, de la distinction entre les articles 73 et 74.

Dans un contexte marqué par des revendications en faveur de l'autonomie de la Guyane et alors que des voix s'élèvent pour réclamer « un cadre constitutionnel rénové » pour les outre-mer, le cadre constitutionnel actuel présente donc des insuffisances.

Mme Véronique Bertile, maître de conférences à l'université de Bordeaux . - En effet, nous sommes passés d'un statut plutôt homogène de l'article 73, avant 2003, à un statut très hétérogène, où chaque outre-mer a son propre statut dans la République.

Une révision de ces deux articles est-elle opportune ? Le droit des outre-mer devient particulièrement complexe, et marqué par une gradation : on pourrait dire que certaines collectivités de l'article 74 sont davantage dans l'identité législative que certaines collectivités de l'article 73... Au titre de l'article 74, d'ailleurs, seule la Polynésie française a choisi la spécialité législative, les quatre autres collectivités ayant retenu l'identité législative, avec certaines exceptions.

Il y a deux options.

La première serait de maintenir les articles 73 et 74 en modifiant leur rédaction. C'est ce qui était prévu dans le projet de loi constitutionnelle présenté par le président Macron en 2018. À l'article 73, il y avait notamment une modification de la procédure de l'habilitation législative, qui a été unanimement jugée insuffisante.

La seconde serait de prendre acte que chaque outre-mer a un statut qui lui est propre. Il ne reste que deux DROM, la Guadeloupe et La Réunion ; la Martinique et la Guyane sont des collectivités uniques ; Mayotte est un département. On pourrait donc envisager de fusionner les articles 73 et 74 dans ce qu'on pourrait appeler une « clause outre-mer », comme il existe des clauses Europe, par exemple, dans certaines Constitutions. Comme il faut consulter les populations intéressées, cela permettrait à chaque outre-mer de choisir par une loi organique son statut, avec quelques garde-fous de base : la représentation de l'État, la démocratie locale et le respect de l'indivisibilité de la République, bien que ce concept soit assez flou.

La question de l'autonomie revêt des sens divers selon que l'on se place sur un plan politique ou sur un plan juridique. Elle a été posée par le ministre de l'outre-mer Sébastien Lecornu lors de son déplacement en Guadeloupe - et en Corse, par le ministre de l'intérieur Gérald Darmanin.

M. Michel Magras, ancien président de la délégation sénatoriale aux outre-mer . - C'est un grand plaisir de vous retrouver, autour d'un sujet qui m'a été cher tout au long de mes mandats sénatoriaux, et plus particulièrement pendant les deux triennats au cours desquels j'ai eu l'honneur de présider la Délégation sénatoriale aux outre-mer. Ma retraite n'ayant pas entamé mon intérêt pour ces questions, je remercie le président Stéphane Artano de son invitation, et je salue de manière très appuyée, monsieur le président de l'Ajdom, cette initiative de réunion conjointe.

C'est toujours avec la conviction chevillée au corps que la différenciation doit constituer la clé de voûte de la nouvelle relation entre l'État et les collectivités territoriales que j'ai plaidé, chaque fois que l'occasion m'en a été donnée, pour la définition d'un cadre constitutionnel favorable à sa mise en oeuvre au sein de la République. Il y a, à l'origine de cette conviction, une question politique : comment parvenir au développement des outre-mer dans le respect d'un équilibre entre valeurs républicaines et réalités locales ?

Même si cette approche n'est pas dénuée de dimension juridique, le binôme que j'ai le plaisir de former, en qualité de grand témoin, avec Stéphane Diémert, reflète la complémentarité de nos deux démarches. Par sa contribution déterminante aux travaux menés en vue du rapport intitulé « Différenciation territoriale outre-mer : quel cadre pour le sur-mesure ? », Stéphane a d'abord répondu à ma sollicitation et apporté une réponse juridique à une question politique. Permets donc, cher Stéphane, que je te réitère mes remerciements.

Au moment où, comme vous l'avez montré lors de la première séquence, s'ouvre le débat sur l'avenir constitutionnel de la Nouvelle-Calédonie, je reste persuadé que tous les outre-mer doivent s'emparer de cette opportunité pour redéfinir leur cadre constitutionnel. Si l'on se fonde sur le rythme actuel des révisions des dispositions concernant les outre-mer, c'est une occasion qui ne devrait pas se représenter avant une vingtaine d'années !

Réviser, ce n'est bien évidemment pas imposer une évolution statutaire, mais mettre cette possibilité à la disposition de chacun des territoires.

Si l'expérience de Saint-Barthélemy m'avait prédisposé à lier statut et développement d'un territoire, cette approche a été étayée par quasiment l'ensemble des travaux de la Délégation sénatoriale aux outre-mer lorsque j'ai eu l'honneur de la présider. Ces travaux ont montré combien l'acclimatation des normes, selon le terme qu'il est d'usage d'employer à la délégation, pouvait influer sur le devenir d'un territoire. Or l'État n'ayant pas d'obligation d'adaptation, les normes sont souvent inadaptées outre-mer, lorsqu'elles ne sont pas inexistantes, engendrant ainsi ralentissement, lourdeur ou inefficacité de l'action publique.

La complexification des normes nationales est alors aggravée par l'absence de « culture outre-mer » de l'État, qui, par manque d'intérêt, n'ajuste pas toujours les normes à la taille des territoires ou à leur insularité, lesquelles appellent au contraire de la souplesse et de la précision. Cela m'avait d'ailleurs conduit à faire observer à la ministre Annick Girardin que je préférais les termes de « culture outre-mer » à ceux de « réflexe outre-mer ».

Il faut donc impulser une nouvelle relation entre l'État et les outre-mer et, dans cette optique, la Constitution me semble le véhicule le plus indiqué. Elle est en effet, à la fois, le texte qui reflète notre culture institutionnelle mais aussi celui qui l'insuffle, et il va sans dire qu'elle est le cadre de la protection suprême. Au demeurant, inscrire une obligation d'adaptation dans la Constitution tirerait les conséquences de plusieurs années d'inadaptation et serait une utile révolution. Nul doute donc sur la place des outre-mer dans la Constitution, mais reste la question, épineuse, de l'espace occupé dans la loi fondamentale.

Compte tenu de l'hétérogénéité des organisations institutionnelles et statuts ultramarins, la dichotomie entre l'article 73 et l'article 74 semble de moins en moins justifiée. Elle véhicule de surcroît l'idée d'une frontière entre le paradis et l'enfer, selon que l'on se trouve d'un côté ou de l'autre de la césure.

En outre, la révision de 2003 a représenté une avancée considérable, notamment sur le plan démocratique. Mais elle s'est, en quelque sorte, arrêtée au milieu du gué, en ne permettant pas aux populations d'être consultées sur des aspects plus concrets de l'évolution proposée, institutionnelle ou statutaire. Autrement dit, l'enjeu est désormais de faire sortir le « chat du sac », selon le dicton bien connu. C'est un enjeu démocratique majeur, car les trajectoires des collectivités de l'article 73 révèlent que le cadre actuel porte en lui les germes d'une forme d'inertie, notamment du fait de la méfiance des populations.

Parallèlement, la jurisprudence montre qu'en l'absence de précision, le Conseil constitutionnel fait une interprétation généralement restrictive du silence de la Constitution.

Enfin, l'absence de culture des outre-mer évoquée plus haut commande d'institutionnaliser les règles devant présider aux relations entre l'État et les collectivités.

Je suis conscient qu'il existe une majorité favorable à ce que la Constitution reste un texte le plus court possible, mais tous ces éléments me semblent plaider en faveur de l'inscription de dispositions plus détaillées s'agissant des outre-mer, afin que chacune des collectivités ultramarines puisse y trouver un cadre qui lui convienne.

Du reste, on pourrait penser que je considère que la différenciation, vers l'autonomie, est la vocation naturelle de tous les territoires. Mais je n'oublie pas Mayotte, qui me permet de préciser ici que la différenciation, c'est offrir un statut adapté, fût-il vers le plus d'identité possible, et une relation choisie avec l'État.

À cet égard, dans le droit fil des travaux de la délégation, j'avais placé la refondation de la relation, y compris budgétaire, entre l'État et les collectivités ultramarines, au coeur de la contribution sur les outre-mer que j'ai eu l'honneur, à la demande du président Gérard Larcher, de présenter au groupe de travail du Sénat sur la décentralisation. De fait, le rapport de la délégation sur les normes du bâtiment et des travaux publics appelait clairement à passer à une culture d'État accompagnateur des collectivités ultramarines pour nourrir leurs capacités d'expertise et leur garantir une véritable autonomie, qu'elles puissent mettre au service de leur développement endogène.

Il me semble que c'est cette logique, fondée sur le principe de subsidiarité d'un côté, et la différenciation de l'autre, qu'un nouveau cadre constitutionnel doit accompagner.

Autrement dit, réformer réellement et avec efficience la décentralisation outre-mer passera nécessairement par une évolution de l'État vers davantage de pragmatisme, de confiance dans ses territoires ultramarins et, évidemment, moins de centralisme.

Monsieur le président Artano, je me permets de penser que toutes les conditions sont réunies pour une actualisation des aspirations locales, après le covid et compte tenu des changements de majorités locales. Depuis le rapport sur la différenciation de 2020, je note la présence en toile de fond de la problématique statutaire. Dans la Caraïbe, les congrès des élus ont été ou sont sur le point de se réunir. Savons-nous à quel stade de la réflexion en est Wallis-et-Futuna ? La Polynésie semble vouloir se diriger vers la définition d'une nouvelle citoyenneté.

En conclusion, nous devons de toute urgence nous mettre tous d'accord sur l'écriture définitive du texte à insérer dans la loi fondamentale. Nous devrons ensuite mettre en oeuvre une véritable campagne pédagogique pour expliquer ces dispositions et les défendre auprès de chaque collectivité, des populations, des élus, des organismes représentatifs, ainsi que des parlementaires des deux assemblées, voire du Gouvernement, si nous voulons garantir le résultat et prévenir les incompréhensions. Nous n'avons pas le droit de rater cette occasion.

M. Stéphane Diémert, président assesseur à la cour administrative d'appel de Paris, ancien conseiller pour les affaires juridiques et institutionnelles de deux ministres des outre-mer . - Avant tout, je tiens à rappeler que les positions que je prendrai n'engagent que moi, d'autant que le ressort de ma juridiction s'étend jusqu'aux territoires du Pacifique.

En 2020, le président Magras m'avait demandé de réfléchir aux différentes évolutions qu'il vient de résumer, et j'avais répondu à son appel avec beaucoup d'enthousiasme. Ces réflexions ont été publiées dans son rapport du 21 septembre 2020, avant d'être présentées sous forme d'amendements défendus par Micheline Jacques et repris par les sénateurs de différents groupes, notamment Victorin Lurel. Il s'agissait de décliner la différenciation territoriale dans la Constitution.

Dans ce cadre, les articles 73 et 74 étaient conservés, du moins dans un premier temps. Ils étaient appelés à s'éteindre à mesure que les collectivités territoriales auraient choisi le nouveau statut de pays d'outre-mer régi par les articles nouveaux 72-5 et 72-6. Le processus d'accession à ce statut spécifique garantissait évidemment l'adhésion des électeurs et l'accord des assemblées locales. Il s'agissait en résumé d'un statut très largement contractualisé, permettant toutes sortes d'adaptations en fonction des volontés locales. L'exercice consistait donc à refondre et à refonder le droit constitutionnel de l'outre-mer.

L'affaire calédonienne nous offre la possibilité de traiter en un même exercice constituant le statut de la Nouvelle-Calédonie et ces propositions, d'autant que la Nouvelle-Calédonie pourrait pleinement s'inscrire dans ce cadre, indépendamment des questions qui lui sont spécifiques.

J'ai été la plume de la révision de 2003. De plus, au sein du Haut Conseil de la Polynésie française et, surtout, au ministère des outre-mer, j'ai eu à écrire un certain nombre de projets de loi organique et à appliquer un certain nombre de textes. Or j'ai pu constater à quel point il pouvait être difficile de mettre en oeuvre des textes lacunaires, imprécis ou contradictoires, en raison de leurs modalités d'application.

Ce constat a déjà été rappelé : le schéma de 1946 est, finalement, toujours en vigueur. En 1958, peu de choses ont changé à cet égard, si ce n'est la création de la Communauté. Ce fut certes un échec politique, mais la Constitution de la V e République n'en contenait pas moins, à l'origine, le mot « autonomie ». En outre, à l'article 85, figurait une procédure de révision constitutionnelle tout à fait spécifique dont on pourrait s'inspirer aujourd'hui. Au-delà, sur le plan juridique, la Communauté dite « franco-africaine » pourrait à bien des égards inspirer les futures démarches, notamment le statut de la Nouvelle-Calédonie.

On se souvient de l'amendement « Léontieff », dont les dispositions pouvaient partir d'un bon sentiment. Il s'agissait de sanctuariser le statut des territoires d'outre-mer. Mais elles se sont révélées d'une grande complexité. En réalité, elles ont conduit à confier au Conseil constitutionnel et au Conseil d'État le soin de fixer les limites de la réforme.

À l'inverse de la Communauté, si l'accord de Nouméa a été une réussite politique, force est de constater que, juridiquement, l'on est souvent resté dans une forme d'impressionnisme dont il a parfois été difficile de sortir.

Si la révision de 2003 a pu apporter certains progrès et résoudre certains problèmes, elle a été adoptée dans des conditions assez désagréables, en tout cas pour ses auteurs. Le cabinet du Premier ministre était hostile à la réforme. Le secrétariat général du Gouvernement (SGG) de l'époque trouvait tout à fait incongru que l'on mît en oeuvre les engagements du Président de la République et, de son côté, le Conseil d'État a bâclé l'examen de ce texte. Je le soutiendrai le cas échéant devant les membres de la Haute Assemblée. Enfin, la discussion au Parlement a été largement compromise par le rattachement de cette réforme au droit commun national de la décentralisation.

Pour ce qui concerne l'outre-mer, il a fallu naviguer entre l'écueil polynésien - le président de la Polynésie française était, à l'époque, très influent au sein de cette assemblée - et l'écueil réunionnais. On se souvient du psychodrame qui a conduit à la solution que l'on sait, la majorité parlementaire expliquant au Gouvernement que le dispositif conduirait La Réunion à l'indépendance, par l'organisation de référendums à peu près tous les six mois.

Quels que soient ses apports, la révision de 2003 est donc, d'une certaine manière, un contre-exemple pour la refondation du droit constitutionnel de l'outre-mer.

Toutefois, les circonstances politiques présentes sont ce qu'elles sont. Une forme d'arrogance majoritaire structurelle a disparu - je ne vise personne en particulier - et le Parlement est sans doute appelé à redevenir un lieu de discussions plus approfondies qu'auparavant. Or, pour ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, l'obligation de réussir la révision constitutionnelle nous offre une fenêtre pour donner, une fois pour toutes, un statut à l'outre-mer.

À mon sens, ce statut devrait faire preuve de la plus grande plasticité et introduire dans notre droit divers mécanismes qui, nonobstant les apports du droit comparé, ne sont finalement guère connus aujourd'hui.

La longueur des textes ne saurait être vue comme un obstacle. Comme l'a rappelé le président Magras, moins la Constitution est précise, plus le juge constitutionnel a les mains libres. Je vous invite à relire les commentaires de la décision prise par le Conseil constitutionnel au sujet de la loi organique qui a notamment doté Saint-Barthélemy et Saint-Martin d'un statut d'autonomie. Le Conseil constitutionnel s'est demandé un temps si cette disposition ne devait pas être censurée ! À l'évidence, il est grand temps d'encadrer, sur un certain nombre de points, la capacité d'action et d'interprétation du juge.

L'essentiel, c'est donc moins la longueur du texte que sa précision. D'ailleurs, pour éviter d'alourdir la Constitution, on peut très bien renvoyer à des textes annexés. La loi constitutionnelle de juillet 1998, qui a modifié le statut de la Nouvelle-Calédonie, n'était pas initialement conçue comme insérant un titre XIII dans la Constitution. C'est le Sénat qui a fait voter cette disposition. À l'origine, on envisageait une loi constitutionnelle séparée de la Constitution, qui, à bien des égards, aurait été plus simple à modifier.

J'insiste sur l'exigence de plasticité, de précision et de souplesse qui doit peser sur le Constituant. Compte tenu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, je pense en particulier aux procédures spécifiques.

Rapports entre les institutions nationales et les organes territoriaux, ratification, approbation, improbation, veto, dévolution progressive des compétences sur appel des collectivités territoriales, saisine du Conseil constitutionnel, contractualisation de l'exercice du pouvoir normatif : si elles ne sont pas explicitement prévues, toutes les procédures qui dérogent à l'article 34 ou échappent aux compétences du Conseil constitutionnel seront vouées à la censure. Il en va de même des pouvoirs qui pourraient être conférés aux électeurs, par exemple pour se saisir eux-mêmes de certains textes. L'effort de précision n'en est que plus important pour ce qui concerne le texte constitutionnel, quels que soient les choix opérés sur le fond, notamment les limites retenues pour le transfert de compétences.

Au-delà des questions purement formelles, il faudra réfléchir à ressusciter l'ancien article 85. Pour ces textes constitutionnels ultramarins, ne devrait-on pas disposer d'une procédure de révision moins solennelle que celle de l'article 89 ? On pourrait par exemple prévoir une adoption par les assemblées aux trois cinquièmes et une confirmation ou une ratification par les assemblées locales.

Naturellement, il faut aussi s'inspirer du droit comparé. Les Pays-Bas, l'Espagne, le Portugal et l'Italie peuvent utilement inspirer notre réflexion. On ne saurait rejeter certaines évolutions a priori au motif qu'elles n'appartiennent pas à nos traditions juridiques. Ces dernières peuvent devenir impuissantes, à l'instar des idoles dévaluées, qui finissent par faire fuir les fidèles des temples.

Enfin, j'insiste sur les garanties démocratiques dont une telle réforme doit être assortie. Pour éviter de répéter le précédent réunionnais de 2003 et, plus largement, de compromettre la paix civile, il faut soumettre aux électeurs un certain nombre de décisions fondamentales. À ce titre, on pourrait s'inspirer de l'exemple suisse. Soit l'on impose une décision aux électeurs, pour les orientations fondamentales d'un statut, soit on leur permet de se saisir de certaines évolutions.

En résumé, il faut faire preuve d'imagination et les textes doivent présenter une certaine longueur. La constitutionnalisation est du reste une tendance assez répandue dans les démocraties contemporaines. Qu'est-ce que constitutionnaliser ? C'est simplement mettre un certain nombre de règles à l'abri des caprices du législateur ordinaire, donc de la majorité du moment, en imposant des procédures de révision plus lourdes.

Il faut s'efforcer de réfléchir sereinement et de manière assez consensuelle à ces évolutions. Le Sénat est particulièrement bien placé pour contribuer à cet effort.

M. Patrick Lingibé, avocat au barreau de la Guyane et spécialiste en droit public, vice-président de la Conférence des bâtonniers de France et président de sa délégation outre-mer . - Ne nous voilons pas la face : il est urgent d'agir, non seulement en Nouvelle-Calédonie, mais dans tous les outre-mer.

En tant que praticien du droit, j'observe l'état de la société dans chacune des collectivités d'outre-mer au sens large. Mes échanges avec les différents bâtonniers d'outre-mer me permettent notamment d'évaluer, de manière pragmatique, la confiance dans les institutions.

Quelle que soit la virtuosité des systèmes juridiques, le droit n'a de pertinence que s'il répond aux doléances et aux appétences des corps sociétaux auxquels il doit s'appliquer. Pour les populations ultramarines, le statut n'est pas la question principale : ce n'est qu'un outil permettant de répondre à un certain nombre de revendications, qui sont par ailleurs exprimées devant les élus.

Le Conseil national des barreaux (CNB) a cherché à mesurer le sentiment de confiance en outre-mer pour la première fois en 2021, en particulier à l'égard de l'institution judiciaire. Le sondage confié au cabinet Odoxa révèle ainsi que plus de 58 % des ultramarins jugent qu'il est difficile de faire valoir leurs droits. Le chiffre atteint même 80 % dans certains territoires.

En 2017, le taux de pauvreté en France s'élevait, en moyenne, à 14 %. Mais, outre-mer, il est trois à huit fois supérieur. L'indicateur d'inégalités était de 0,29 dans l'Hexagone et de 0,39 à Mayotte par exemple. À l'évidence, il existe une distorsion entre la réalité vue par le prisme républicain et la réalité vécue outre-mer. Il s'agit même d'une discordance totale, qui crée une crise de confiance majeure. Les résultats des dernières élections en témoignent.

Un facteur aggravant s'est ajouté au cours des vingt-quatre derniers mois, à savoir la crise sanitaire liée à la gestion du covid. Les restrictions infligées à la liberté de circulation ont été très mal vécues outre-mer. Elles ont aggravé ainsi la radicalité latente dans laquelle ces territoires ont basculé depuis au moins cinq ans, faute d'avoir apporté des réponses idoines à des problématiques récurrentes qui se sont aggravées.

À mon sens, la différence entre les articles 73 et 74 est bel et bien artificielle. Toutes les spécificités des collectivités relevant de l'article 73 ne sont pas révélées constitutionnellement, mais elles n'en sont pas moins réelles, notamment en matière pénale où il existe certaines règles particulières et dérogatoires.

Personnellement, je suis un farouche partisan de la révision de ces deux articles. Dans l'inconscient collectif, l'article 73 est vécu comme un bienfait égalitaire hérité de la départementalisation de 1946, alors que c'est totalement faux. Quant à l'article 74, beaucoup de populations d'outre-mer l'assimilent à l'aventure de l'autonomie, ce qui est également faux, ne serait-ce que parce que l'autonomie juridique et institutionnelle au sens où nous l'entendons n'est pas l'indépendance.

À ce titre, nous devons corriger une erreur conceptuelle.

L'article 73 mentionne des « caractéristiques et contraintes particulières ». Peut-on conserver ces termes, tels que le Conseil constitutionnel les a interprétés dans sa décision, par ailleurs très malheureuse, du 2 décembre 1982, alors qu'outre-mer les bassins de vie et les modèles sociétaux sont radicalement différents de ceux de l'Hexagone ?

L'article 74 repose quant à lui sur la notion d'intérêts propres, qui me paraît beaucoup plus prégnante outre-mer et conforme aux réalités ultramarines. Je pense singulièrement aux cinq DROM.

Un nouvel article unique de la Constitution pour l'outre-mer prenant en compte la notion d'intérêts propre de chaque collectivité ultramarine, avec une nouvelle loi organique instaurant ainsi une différenciation outre-mer, territoire par territoire, seraient une solution de bon sens. C'est précisément ce que préconisait le président Magras. J'ajoute que ce serait une réponse à la crise de confiance qui s'est s'aggravée aujourd'hui.

En moyenne, dans les cinq DROM, l'abstention atteint des niveaux vertigineux. J'y vois la marque du déficit explicatif dont souffre l'environnement institutionnel.

Un reproche peut être souvent fait aux élus de se parler à eux-mêmes. Il faut relier cette réforme institutionnelle aux difficultés du quotidien, comme la sécurité ou l'énergie : il s'agit là de problèmes basiques, comme l'accès à l'électricité ou à l'eau potable dont les populations de certaines collectivités d'outre-mer sont privées. C'est le seul moyen de convaincre les populations locales. On ne peut pas se contenter d'une simple consultation au sens de l'actuel article 72-4 selon moi. Il faut aller beaucoup plus loin dans l'explication et le détail, ce d'autant plus face à la crise actuelle de confiance et à l'heure où un changement de génération vient bousculer la classe politique.

Je sais que le Sénat s'est saisi de cette question. Michel Magras le soulignait déjà dans son rapport, il y va de la confiance dans la République.

André Gide écrivait : « Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu'on ne les a pas tentées. » Aujourd'hui, nous sommes face à ce défi : changer de paradigme ultramarin est une nécessité impérieuse.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Puisque vous citez André Gide, j'évoquerai S i le grain ne meurt : le grain doit tomber au sol pour donner une nouvelle récolte. En d'autres termes, il faut déconstruire pour mieux reconstruire.

Mme Victoire Jasmin . - Notre collègue Thani Mohamed Soilihi me prie de bien vouloir poser sa question à Véronique Bertile.

Mayotte, quoique dénommé département, est en réalité un DROM, puisque la question référendaire à laquelle les Mahorais avaient répondu oui à plus de 95 % en 2009 était : « Approuvez-vous la transformation de Mayotte en une collectivité unique appelée “département”, régie par l'article 73 de la Constitution, exerçant les compétences dévolues aux départements et aux régions d'outre-mer ? ».

Mme Véronique Bertile . - Mayotte est en effet une collectivité unique, comme la Guyane et la Martinique, avec une seule assemblée, qui est l'organe délibérant, et un président du conseil départemental, qui exerce à la fois les compétences de la région et du département.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - La question est exacte, la réponse l'est aussi, mais cette réalité demeure pour le moins curieuse.

M. Stéphane Artano , président . - Michel Magras le souligne avec raison, le contexte nous pousse à nous interroger de nouveau sur son rapport de 2020. C'est précisément pourquoi la Délégation sénatoriale aux outre-mer va le réactualiser. J'aurai le plaisir de mener ce travail de concert avec Micheline Jacques.

De plus, dès le mois de juillet prochain, nous allons vraisemblablement saisir l'ensemble des exécutifs ultramarins pour qu'ils puissent commencer à préparer les travaux qui débuteront courant octobre. Les outre-mer doivent se préparer à la révision constitutionnelle annoncée par le Président de la République, que nous appelons de nos voeux. A minima , des pistes de réflexions devront être mises à disposition des parlementaires.

Les exécutifs locaux ont changé outre-mer depuis les dernières élections. Il faudra bien entendu en tenir compte.

Je me souviendrai toujours de ce que m'avait dit une ministre venue visiter mon territoire : « On agite le statut quand on n'a rien d'autre à agiter. » Mais le statut ne doit pas rester cantonné aux débats de techniciens. Le véritable enjeu, c'est qu'il réponde aux besoins de la population.

De plus, il faut tenir compte à la fois du statut, de la pratique qu'en font les élus et de la pratique que tolère l'État. Quels qu'ils soient, les acteurs chargés de le mettre en oeuvre ont donc, eux aussi, une part de responsabilité.

Soyons honnêtes : les articles 73 et 74 n'apportent aucune valeur ajoutée, quand on voit par exemple la richesse des statuts des trois COM, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Barthélemy et Saint-Martin. En ce sens - j'y insiste -, le processus mis en oeuvre devra apporter des réponses concrètes aux acteurs chargés de mettre le statut en application. Je pense à des sujets très concrets, comme les normes en vigueur dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, qui, aujourd'hui, posent de grandes difficultés dans tous les territoires ultramarins. Comme l'a relevé Stéphane Diémert, ces aspects n'exigent pas nécessairement une réforme constitutionnelle.

Pas plus tard qu'hier, notre délégation a reçu la nouvelle délégation à l'outre-mer de l'AMF, qui vient de se constituer. Nos collègues maires sont évidemment en pointe sur tous les sujets qui les concernent. Leur message est clair : ils demandent plus d'action, une meilleure mise en oeuvre et une volonté d'agir concrètement pour leurs administrés. Ils devront être associés à ces évolutions au même titre que les populations, dans le cadre d'une véritable concertation.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - À titre personnel, je me réjouis de l'état d'esprit ouvert et progressiste qui anime la délégation confiée à votre présidence. Patrick Lingibé insiste avec raison sur la crise de confiance que traversent aujourd'hui les outre-mer. Les résultats des dernières élections le prouvent une fois de plus, en particulier les résultats obtenus par un certain parti. Mais ce sentiment de défiance est aussi à la hauteur des attentes des populations d'outre-mer, qui s'adressent tant aux responsables politiques qu'à l'État.

M. Pierre Dupuy, directeur général de l'association des chambres de commerce et d'industrie des outre-mer (Acciom) . - Il ne faut pas se focaliser sur le seul aspect constitutionnel. La loi organique et la mise en oeuvre administrative ont elles aussi toute leur importance.

Si, demain, de larges pouvoirs sont confiés aux pouvoirs locaux, il faudra se pencher sur le rôle du ministère des outre-mer et sur d'éventuelles missions de contrôle confiées aux délégations parlementaires aux outre-mer. Toute l'architecture institutionnelle devra suivre la réforme de la Constitution. Ainsi, l'alinéa 3 de l'article 73 semble ménager d'assez grandes capacités d'adaptation des normes aux collectivités d'outre-mer, mais la loi organique l'assortit de contrôles tellement stricts que sa mise en oeuvre s'est révélée très difficile. Il faut dès maintenant préparer l'après.

M. Stéphane Diémert . - Certes, mais la révision constitutionnelle reste la mère des réformes et nous sommes tenus par la question calédonienne.

On peut très bien inscrire dans la Constitution un certain nombre de possibilités d'évolution sans les mettre en oeuvre immédiatement. Je pense par exemple au statut de Wallis-et-Futuna, qui est censé être une COM depuis 2003 et dont la loi statutaire de 1961 n'a toujours pas été modifiée. Face à un tel constat, on peut d'ailleurs rester assez optimiste quant à la caducité des dispositions constitutionnelles ou de l'accord de Nouméa...

Il ne faudrait pas que telle ou telle réflexion ralentisse le train constitutionnel. Au contraire, il faut se montrer audacieux : le texte constitutionnel doit permettre toutes les évolutions politiques. Ensuite, les lois organiques qui déclineront la révision devront tenir compte des différentes contraintes relevées.

Le Parlement peut effectivement jouer un rôle dans le contrôle juridique des actes pris par les collectivités territoriales. Dans les modèles britannique et américain, ce sont les commissions parlementaires qui exercent le contrôle de légalité sur les actes des collectivités territoriales, certainement pas les préfets, et pour cause : dans ces systèmes, ils n'existent pas.

On peut donc bel et bien envisager un rôle accru du Parlement pour contrôler le respect de la norme fondamentale. Mais, selon moi, mieux vaut agir d'abord et réfléchir ensuite, car le texte constitutionnel doit être aussi plastique et évolutif que possible.

M. Olivier Gohin . - L'essentiel, c'est effectivement le développement économique et social. En ce sens, les réformes institutionnelles doivent sans doute passer par l'acclimatation des normes et par un droit différencié. Mais, il faut également prévenir le risque d'une trop grande différenciation entre le droit local et le droit de la métropole. C'était tout le sens de l'amendement Virapoullé, lors de la révision de 2003. Il fallait, en particulier, préserver les garanties des investisseurs à La Réunion, en évitant de créer un « risque pays ».

La distinction entre les articles 73 et 74 est certes d'origine historique, mais il faut aller au-delà. L'esprit de l'article 73, c'est l'assimilation. C'est la réforme que la gauche a voulue en 1946 en vue de l'égalité économique et sociale.

Enfin, je tiens à mentionner un enjeu important, qui n'a pas encore été soulevé : il s'agit du droit européen. Dès lors que l'on est département ou région d'outre-mer, on est nécessairement région ultrapériphérique.

M. Stéphane Diémert . - Ce n'est pas le cas de Saint-Martin !

M. Olivier Gohin . - Je parle des collectivités de l'article 73. L'article 74, quant à lui, permet effectivement les figures libres et donc le statut de RUP ou de TOM : issues, l'une et l'autre, du département de la Guadeloupe en article 73 et donc RUP, Saint-Martin de l'article 74 est une RUP et Saint-Barthélemy du même article 74 est, à présent, un PTOM. D'ailleurs, par souci de cohérence, mieux vaudrait peut-être placer Saint-Martin sous l'article 73.

La structure de la Constitution obéit donc à la logique suivante : le principe d'uniformité à l'article 73 et le principe de diversité à l'article 74. Faut-il revenir sur ce point ? Pourquoi pas, dès lors que prévaut en droit la logique d'une République unitaire.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - Je ne reviendrai pas sur l'amendement Virapoullé. Mais, comme j'ai déjà eu l'occasion de le rappeler, on juge une réforme à ses fruits. Par exemple, aujourd'hui, à La Réunion, le taux de chômage est au moins deux fois plus élevé que dans l'Hexagone.

M. Dominique Théophile . - Le congrès des élus départementaux et régionaux n'a jamais existé à La Réunion. En revanche, il existe toujours en Guadeloupe. Dans le cadre de la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), nous avons modifié son nom : il s'agit désormais du congrès des élus départementaux et régionaux et des maires. Auparavant, les maires assistaient au congrès sans pouvoir voter alors qu'ils sont au plus près du terrain. Or le peuple a le sentiment que de telles réunions sont l'apanage de spécialistes.

Il est grand temps de renverser la logique en adaptant les institutions aux réalités des territoires. C'est ainsi que l'on retrouvera l'esprit de la révision de 2003. Voilà pourquoi il faut sortir du champ des articles 73 et 74, dont les termes, en donnant lieu à divers amalgames, nous ont fait tant de mal en 2003. En fonction des projets et du développement des territoires, chacun doit pouvoir puiser dans cette boîte à outils que sera le futur article de la Constitution. Dans l'esprit des citoyens, l'on en finira ainsi avec ce sentiment de compétition entre les articles 73 et 74.

À l'heure actuelle, il faut systématiquement demander aux préfets ou aux ministères le droit de déroger à des règles établies sans tenir compte des évolutions économiques et sociales. Il faut changer de paradigme, inventer une nouvelle méthode pour aller au plus près des citoyens. Tôt ou tard, ces derniers seront appelés à trancher et, à force de démagogie, la minorité peut finir par l'emporter.

Mme Carine David, professeur de droit public à l'université des Antilles . - L'évolution des congrès des élus traduit bel et bien ce changement de paradigme.

Le projet proposé par Stéphane Diémert permettrait aux outre-mer de disposer d'une telle boîte à outils, pour avancer à la carte en traitant de problèmes tout à fait concrets. La nouvelle méthode de travail doit partir de la base, des problématiques de terrain. À cet égard, la plasticité me semble un enjeu capital.

M. Jean-François Merle . - Je m'interroge sur une problématique à laquelle aucune révision constitutionnelle ne me semble à même de répondre : dans les administrations centrales parisiennes, la méconnaissance des réalités des outre-mer me paraît de plus en plus profonde. Or, ce qui est en jeu, c'est la capacité du pouvoir normatif à garantir la plasticité qui s'impose.

Il suffit de voir comment fonctionnent, dans les différents ministères, les services chargés de rédiger les décrets. Ils ignorent qu'aujourd'hui les collectivités d'outre-mer disposent toutes d'un statut spécifique. Bon gré, mal gré, ils s'en tiennent aux bonnes vieilles catégories des articles 73 et 74, voire aux DOM-TOM.

Parallèlement, il faut assurer une profonde déconcentration du pouvoir réglementaire dans chacun des territoires, ce qui impliquera probablement de renforcer le contrôle de l'exercice de ce pouvoir.

On ne pourra pas obtenir d'évolution substantielle sans modifier conceptuellement l'organisation, l'élaboration et la construction de la norme. Je pense par exemple à l'adaptation du code rural et de la pêche maritime aux réalités des collectivités d'outre-mer. Dans de précédences fonctions, j'avais été chargé de ce travail. Mené individuellement avec chacune de ces collectivités, l'exercice était inédit et, sauf erreur de ma part, il n'a pas été répété.

M. Stéphane Diémert . - La solution est simple : il faut reconstruire le ministère de l'outre-mer, qui a été quasiment liquidé en 2009. Je rappelle que la place Beauvau a fait sa révision générale des politiques publiques (RGPP) sur les seuls effectifs de la rue Oudinot, qui ont alors subi soixante suppressions d'emplois. Or ces services n'étaient déjà plus qu'une administration de conception. Ils ne géraient plus grand-chose.

Il faut donc commencer par restituer ses effectifs au ministère de l'outre-mer en y ajoutant un certain nombre de juristes spécialisés. De leur côté, les ministères thématiques doivent, soit admettre que la rue Oudinot a raison pour ce qui concerne l'outre-mer, soit se plier à la réalité constitutionnelle. Mais, à ma connaissance, rien n'a été fait en ce sens depuis 2009.

M. Ferdinand Mélin-Soucramanien . - La rue Oudinot dispose de fonctionnaires de haute qualité, qui travaillent beaucoup. Mais, de fait, leurs effectifs ont été réduits à la portion congrue.

M. Michel Magras . - Si, comme je le crois, la réforme constitutionnelle a lieu, elle ne va pas nous attendre. Aussi, chaque territoire devra être prêt. En ce sens, chaque territoire exigera une véritable campagne pédagogique.

Il faut préparer les populations locales aux consultations en répétant sans relâche ce que l'on a à dire. De leur côté, ceux qui s'opposent aux réformes n'ont qu'à agiter le drapeau de la peur, en faisant croire à leurs concitoyens qu'ils vont perdre leurs droits acquis, ce qui est bien sûr complètement faux. Nous l'avons démontré à Saint-Barthélemy. Si l'amendement présenté par Micheline Jacques a échoué, c'est parce que, dans certains territoires, certaines personnes ont cru à tort leur avenir menacé.

La relation avec l'Union européenne, qui vient dans un second temps, est un défi particulièrement intéressant, mais les populations ont tendance à confondre le statut de collectivité dans la République française et dans l'Union européenne. Or l'on peut parfaitement conjuguer le statut de pays et territoire d'outre-mer (PTOM), celui de région ultrapériphérique (RUP) et celui de collectivité de l'article 74. C'est le cas de Saint-Barthélemy.

Le statut de PTOM correspond aux réalités locales. Il correspond à la position de Saint-Barthélemy dans son environnement géographique, géostratégique et géopolitique. Pour garantir nos recettes, nous n'avions d'ailleurs pas d'autre choix. J'ajoute que ce statut ne nous a rien fait perdre, et pour cause, on en fait ce que l'on veut. L'essentiel, c'est que les dirigeants de la collectivité et la population elle-même sachent ce qu'ils veulent faire de leur territoire.

Il s'agit là d'un travail urgent. Bien sûr, le Parlement devra assurer ses fonctions de contrôle et je souhaite de tout coeur qu'il retrouve son véritable rôle dans les années qui viennent.

Cela étant, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a toujours considéré que son rôle était d'informer, d'étudier les problèmes et de les préciser avant de mettre ses propositions sur la table. C'est ensuite aux sénateurs, et surtout aux commissions, de s'en saisir pour les traduire dans la loi. Accaparés par l'examen des amendements et des propositions de loi des uns et des autres, nous n'aurions plus été en mesure de faire avancer les sujets de fond.

En revanche, sénateurs et députés ont un rôle fondamental à jouer pour convaincre leurs collègues et le Gouvernement, quel qu'il soit, de la nécessité, de l'urgence et surtout du bien-fondé des choix ultramarins. Si l'on ne prend pas ces données en considération, on ne pourra pas relever les défis qui attendent les outre-mer. C'est le seul moyen de convaincre les populations comme les décideurs que vous êtes.

Mme Victoire Jasmin . - Au sujet des normes du BTP, j'appelle votre attention sur le récent rapport que notre délégation a consacré à la question du logement. En la matière, les surcoûts atteignent des montants considérables outre-mer. Avec la crise en Ukraine comme avec le plan énergie-climat, le travail d'adaptation des normes est plus urgent que jamais pour que les professionnels puissent travailler. Je n'oublie pas non plus la question du risque assurantiel dans nos différents territoires.

La fiscalité et les finances des collectivités ont été succinctement évoquées. L'octroi de mer mérite d'être pris en compte à ce titre.

L'ancien Défenseur des droits, Jacques Toubon, avait pointé du doigt de grandes disparités dans l'accès aux droits, que la crise actuelle aggrave encore. À cet égard, j'approuve tout à fait les propos de M e Lingibé et l'appel à la pédagogie lancé par le président Magras. Aujourd'hui plus que jamais, de nombreux professionnels sont mis en difficulté, notamment par la dématérialisation. Il faut adapter les procédures et nombre de dispositifs de droit commun. Il est urgent que les parlementaires et les experts qui les accompagnent travaillent de concert pour approfondir la connaissance de ces questions et faire évoluer le droit afférent. Dans ce domaine comme dans les autres, les collectivités doivent pouvoir faire leurs propres choix.

M. Stéphane Artano , président . - Je tiens à saluer la grande qualité de vos différentes interventions. Cet après-midi s'est révélé extrêmement enrichissant, même à distance.

Stéphane Diémert soulignait que la réforme constitutionnelle était la mère de toutes les réformes, et sur ce sujet je le rejoins. Qu'il s'agisse du statut de la Nouvelle-Calédonie ou des articles 73 et 74, nous disposons d'une fenêtre de tir que les outre-mer ne doivent pas manquer, car elle n'aura pas d'équivalent avant plusieurs années.

Comme l'indique Michel Magras, il sera de notre responsabilité de sensibiliser les acteurs politiques et économiques quant aux possibilités offertes par ces boîtes à outils constitutionnelles que sont les lois organiques déclinant les différents statuts.

Les débats des prochains mois seront riches, à n'en pas douter. Dans un contexte inédit depuis le début de la V e République, marqué par de nouveaux équilibres, le Sénat reprendra certainement une place prépondérante dans nos institutions démocratiques. Je forme le voeu que nous puissions travailler pleinement dans l'intérêt de nos populations et notamment de nos outre-mer.

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