RAPPORT

I. POUR UN NOUVEAU REGARD SUR LA POLITIQUE DE LA VILLE

La politique de la ville est contestée, confrontée à des échecs et accusée de gaspillage depuis l'origine. Peut-il en être autrement d'une politique de discrimination positive en faveur des quartiers pauvres, si étrangère à l'égalitarisme français ? À ce « procès » de la politique de la ville s'ajoute désormais la mise en concurrence avec une « France périphérique » qui serait moins bien traitée que les banlieues des grandes métropoles, et qui se confond pour partie avec une ruralité confrontée au dépeuplement, à la perte des services publics et de ses activités économiques.

Pour autant, en replaçant cette politique dans le temps long, en reconnaissant les quartiers populaires comme des sas ou des tremplins et en déconstruisant certaines idées reçues sur leur contribution à l'économie du pays, il est possible de changer de regard sur ces quartiers prioritaires et sur la politique de la ville.

A. LA POLITIQUE DE LA VILLE ENTRE ÉCHEC ET CONCURRENCE ?

La politique de la ville est présentée comme en échec car elle n'est pas parvenue à normaliser les quartiers prioritaires. Mais est-elle seule responsable et est-ce son seul objectif ? Cet échec supposé nourrit sa délégitimation pour faire place à d'autres demandes politiques au profit de la France périphérique et de la ruralité qu'on oppose aux banlieues des grandes métropoles.

1. La normalisation, l'horizon inatteignable des quartiers ?

Selon le sociologue Renaud Epstein, la politique de la ville oscille en France depuis ses origines, dans les années 1970, entre quatre approches théoriques : jacobine, « communautarienne », sociale réformiste et néo-conservatrice . L'approche néo-conservatrice voit les quartiers comme une menace. Elle poursuit essentiellement un objectif d'ordre public et de lutte contre la radicalisation et la ghettoïsation. L'approche sociale réformiste perçoit les quartiers comme les symptômes des dysfonctionnements de la société et porte ses efforts vers la recherche de solutions à des échelles plus larges que celle du quartier. L'approche « communautarienne », quant à elle, parle plutôt de « quartiers populaires » qu'elle reconnaît et valorise. Elle promeut la co-construction avec les habitants et les associations. Elle a comme objectif le « droit à la ville ». Enfin, l'approche jacobine, dominante depuis le lancement de l'ANRU et la loi Lamy, définit ces quartiers par rapport à leur écart à la moyenne en termes de concentration de la pauvreté et de handicap. Son objectif est la moyennisation sociale et la banalisation urbaine de ces quartiers . La politique de la ville doit donc compenser le handicap de départ et promeut la mixité. C'est une politique de discrimination positive territoriale.

Bien entendu, aucune de ces approches théoriques ne décrit à elle seule une politique de la ville qui s'inspire un peu de chacune d'entre elles. Mais il est important de prendre en compte que, depuis 20 ans environ, la politique de la ville s'est essentiellement focalisée sur la résorption d'écarts territoriaux plutôt que sur les habitants, ce qui n'était pas aussi marqué auparavant. Selon la terminologie anglo-saxonne, elle est devenue plus une politique « place » que « people ». L'accent a été mis sur les bâtiments plutôt que sur les habitants selon une formule devenue classique.

Dès lors, l'objectif de normalisation, c'est-à-dire de rapprocher de la moyenne statistique des quartiers vus comme s'en écartant, est devenu le principal objectif de la politique de la ville.

Ce faisant, ont été écartées les analyses qui estiment que les quartiers populaires ont des fonctions propres, nécessaires aux villes, celles de sas et de tremplin pour des populations nouvellement arrivantes ou en rebond.

Cette politique n'a pas été sans réalisation bien au contraire comme l'ont notamment montrés les moyens considérables déployés dans le PNRU. Parmi d'autres, à Nice, le quartier de l'Ariane a été largement reconstruit afin de supprimer des zones propices à l'insécurité. Il a également été désenclavé grâce au tram. Il a été résidentialisé en permettant l'accession à la propriété des habitants eux-mêmes et une « mixité endogène », selon la terminologie retenue par la sociologie.

Pour autant, la politique de rénovation urbaine n'a pu résoudre à elle seule les difficultés. Souvent elle n'est pas parvenue à créer la mixité espérée et des ménages défavorisés ont remplacé ceux qui avaient pu saisir des opportunités de départ.

C'est cette réduction des écarts, la normalisation que la Cour des comptes a évalué dans son rapport sur l'attractivité des quartiers prioritaires . Elle a en effet estimé que l'attractivité était l'indicateur le plus synthétique de la capacité d'un quartier à attirer ou retenir des habitants et des activités. Mais cela vaut également pour les écoles ou le logement. Examiné sous cet angle, le constat de la Cour est sans appel : les QPV n'ont pas amélioré leur attractivité .

L'attribution de logements sociaux s'y fait faute de mieux. Les nouveaux résidents présentent des profils sociaux, économiques et familiaux plus précaires que ceux qui quittent les quartiers et même que ceux déjà présents.

Comparaison des revenus annuels médians des habitants entrants et sortants en QPV entre 2015 et 2017

Ce phénomène est inquiétant et empêche la plupart des projets économiques endogènes au quartier. La chalandise est souvent trop faible pour qu'une activité économique nouvelle s'implante. La Cour relève « un phénomène de déprise économique et commerciale ininterrompue » au cours de la dernière décennie. De fait, au regard de l'attractivité et de cette volonté de normalisation, une trajectoire individuelle ascendante qui conduit à quitter le QPV est une forme d'échec soulignant le caractère répulsif du quartier . L'image des QPV ou des villes concernées, quand leur nom est assimilé au phénomène, reste très dégradée. Nous avons appris que certaines entreprises ne faisaient pas figurer leur localisation exacte sur leurs brochures commerciales pour ne pas être assimilées à cette image problématique. L'absence de stratégie et de moyens réels laissent persister les concentrations de pauvreté. L'insécurité et l'économie souterraine perdurent. Les délais de mise en oeuvre diluent les effets attendus des politiques publiques.

Au-delà, la Cour regrette, derrière cet objectif général, l'absence de cibles évaluables. Pour elle, la loi Lamy est plus une déclaration politique qu'un programme d'action afin de mener une politique publique. Ainsi, l'objectif de mixité sociale, s'il n'est pas décliné en termes de critères pour l'attribution de logements sociaux, reste largement inévaluable et inatteignable. De telle sorte qu'on prend le risque d'entretenir l'image d'un échec .

Car, comme a pu l'écrire le chercheur Daniel Béhar, la politique de la ville a été présentée comme « une politique en CDD » dont la durée est corrélée à la durée du problème qu'elle doit résoudre... Or, elle dure depuis plus de 40 ans !

Cette image d'échec s'explique également en raison de la myopie de la politique de la ville telle qu'elle est trop conçue aujourd'hui. Dans la géographie prioritaire, sont liées le problème - les quartiers - et la solution - la politique ciblée sur ces territoires. Mais comment savoir si cela fonctionne si on ne regarde que le territoire et pas les personnes ?

2. La France périphérique en concurrence avec les quartiers ?

La politique de la ville s'est construite en réaction à des émeutes urbaines et ce dès les années 1970 à La Courneuve, aux Minguettes à Vénissieux (1981) ou à Vaux-en-Velin (1990). À ces événements ont répondu un programme, Habitat et vie sociale (HVS) en 1977, une commission, celle menée par Hubert Dubedout en 1982, et la création du ministère lui-même en 1991...

Mais depuis 2017, le phénomène des « gilets jaunes » et ce qui semble être sa traduction partielle dans les urnes lors des récentes élections présidentielles et législatives, l'urgence politique ne semble plus être les quartiers des banlieues. Il est intéressant de noter que le livre du géographe Christophe Guelluy, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires 1 ( * ) , est paru en septembre 2014, la même année que la loi Lamy qui a marqué la relance de la politique de la ville et le nouveau souffle de l'ANRU.

Il est également important de comprendre que les deux phénomènes sont liés. C'est l'arrêt des grands ensembles par la circulaire Guichard (21 mars 1973), les premières émeutes à La Courneuve et la promotion des pavillons en accession à la propriété par Albin Chalandon, au début des années 1970, qui sont à l'origine de la situation actuelle. D'un côté, une France pavillonnaire habitée par une classe moyenne essentiellement de nationalité française qui a abandonné les grands ensembles des métropoles, de l'autre, des cités où se concentre une immigration nouvelle majoritairement non européenne.

La tentation est donc forte, en réponse à la crise des « gilets jaunes » et aux émeutes qu'elle a provoquées de rééquilibrer l'effort public pour répondre aux revendications en termes de pouvoir d'achat et de services publics d'une France qui se sent exclue de la dynamique métropolitaine.

Au-delà de la France périphérique, c'est la ruralité en général qui fait valoir ses besoins au regard de problèmes de pauvreté, de formation, d'éloignement de l'emploi et de désertification.

La création, au 1 er janvier 2020, de l'Agence nationale de cohésion des territoires, l'ANCT, bras armé du ministère du même nom, semble être le fruit de ce besoin territorial et politique. La politique de la ville y est intégrée, certains diront diluée, au même titre que la traditionnelle politique d'aménagement du territoire et celle plus nouvelle en faveur de la ruralité au nom de la cohérence et de la similitude des difficultés. On imagine d'ailleurs que les contrats de ville ne se distinguent plus des contrats de relance et de transition écologique (CRTE). Dans cette même logique, le ministère de la Ville fut, dans le précédent quinquennat, intégré au ministère de la Cohésion des territoires, la ruralité et la ville ayant chacune leur représentant au Gouvernement.

À défaut d'avoir normalisé les quartiers prioritaires, la politique de la ville serait-elle vouée à être banalisée ?

3. L'insuffisance du droit commun, un enjeu toujours actuel

Nous nous opposons à cette dilution programmée de la politique de la ville car, sur le terrain, la défaillance du droit commun en faveur des quartiers reste une évidence criante, un enjeu toujours actuel au regard de l'égalité républicaine.

Au cours des cinq dernières années, deux rapports ont marqué les esprits, après le rejet du rapport Borloo au printemps 2018 2 ( * ) qui avait fourni un premier état des lieux édifiant : le rapport d'information de mai 2018 des députés François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo sur les moyens des politiques régaliennes de l'État en Seine-Saint-Denis 3 ( * ) et le rapport de l'Institut Montaigne d'octobre 2020, intitulé Les quartiers pauvres ont un avenir .

Le rapport Cornut-Gentille-Kokouendo a démontré sur un territoire limité et en matière d'éducation, de sécurité et de justice l'ampleur des défaillances de l'État. Notre propos n'est pas ici de reprendre l'ensemble de ce travail exemplaire mais d'en retenir quelques éléments saillants illustrant l'ampleur des problèmes rencontrés.

En Seine-Saint-Denis, l'État ignore le nombre d'habitants vivant dans le département en raison de l'importance de l'immigration clandestine .

Faute de remplacement des professeurs, les élèves perdraient l'équivalent d'une année de scolarité bien que placés en REP.

Au tribunal d'instance d'Aubervilliers, le délai d'audiencement était de douze mois contre deux à Paris, là aussi en raison d'un sous-effectif chronique.

Dans la police, comme ailleurs, ce sont les jeunes fonctionnaires inexpérimentés et sortis d'école qui sont affectés dans le département. En 2017, il y avait 21 % de gardiens de la paix stagiaires. C'est 100 % dans la maison d'arrêt de Villepinte ! Le turn-over est également très élevé, près de 60 % des enseignants dans les collèges restent moins de deux ans.

Pour aggraver la situation, les députés montraient que, depuis 2009, la création d'une police d'agglomération avait eu pour effet d'augmenter les effectifs à Paris et non en banlieue...

Mais la question est également de savoir si ces quartiers bénéficient vraiment de plus de moyens que la ruralité. François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo démontent cette rumeur en donnant l'exemple de la scolarité avant 3 ans , identifiée comme clé pour le développement des enfants de milieux populaires. Le taux de scolarisation était de 49 % en Lozère en 2011 contre 0,62 % en 2012 en Seine-Saint-Denis où il était remonté à 11,6 % en REP+ en 2017...

L'Institut Montaigne a procédé à un travail qui vient compléter ces données. Là aussi, nous en retenons quelques-unes montrant non seulement la déficience du droit commun, mais également la différence de traitement persistante avec les autres départements.

La Seine-Saint-Denis compte 1 100 personnels dans la fonction publique hospitalière pour 100 000 habitants contre 1 800 dans le reste de la France. C'et près de deux fois moins que dans la plupart des départements de la « diagonale du vide ».

40 % des QPV n'ont pas de crèche alors qu'il y a plus de 24 % de familles monoparentales contre 15,7 % en moyenne. L'offre de crèche est globalement six fois moins importante.

Les deux tiers des QPV n'ont pas de bureau de Pôle emploi à moins de 500 mètres et 4/5 e n'ont pas de mission locale d'insertion.

Il y a 36 % de bibliothèques en moins par habitant dans les QPV que dans le reste du territoire.

Il y a 37 % de médecins de moins et 50 % de moins de spécialistes...

Par ailleurs, la politique de la ville et l'ANRU sont loin de représenter le « puits sans fond » que les dizaines de milliards, fréquemment ressassés, laisseraient penser. Les 5,7 milliards d'euros dépensés par l'État, et les bailleurs dans les QPV, en 2019, représentent 840 euros par habitant.

On est donc bien loin de quartiers prioritaires mieux traités que l'ensemble des Français. L'égalité de traitement reste un défi auquel il faut s'atteler sans mettre en concurrence les territoires et les misères . Certains échecs s'expliquent d'ailleurs par ce manque de droit commun car la politique de la ville ne peut s'y substituer.

Les choses vont même parfois au-delà, l'existence de la politique de la ville créant un effet d'éviction au détriment des quartiers . Des préfectures, des rectorats ou des intercommunalités se sentent dans l'obligation de procéder à un rééquilibrage dans l'attribution des moyens compte tenu des dotations de la politique de la ville dont seuls certains bénéficient. Le principe d'égalité reprend ses droits dans un jeu de vase communiquant neutralisant l'idée de discrimination positive à la base de la politique de la ville. Plusieurs maires, chercheurs et responsables administratifs l'ont regretté lors de nos auditions et de nos visites.


* 1 Flammarion, 192 p.

* 2 Rapport de Jean-Louis Borloo : Vivre ensemble, vivre en grand pour une réconciliation nationale, publié le 26/04/2018.

* 3 Rapport du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l'évaluation de l'action de l'État dans l'exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis, 31 mai 2018, n° 1014, 15 e législature.

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