C. DES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES VALIDÉES PAR LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET LA COUR DE JUSTICE DE L'UNION EUROPÉENNE

Les initiatives menées par le Sénat en 2017-2018 se sont heurtées à de nombreuses résistances tenant en particulier à une prétendue méconnaissance du droit constitutionnel et du droit communautaire. Ainsi l'exposé des motifs de la proposition de loi précitée souligne : « Lorsqu'ils ont entamé leur travail, il y a plusieurs mois, vos rapporteurs ont constaté qu'une forme répandue de fatalisme empêchait une action sérieuse sur le sujet (...) Certains avancent régulièrement l'argument selon lequel la situation actuelle serait irrémédiable, car le droit national et le droit européen ne permettraient pas aux pouvoirs publics nationaux de définir les outils dont nos territoires en souffrance ont pourtant besoin. »

Pour autant, les auteurs de la proposition de loi étaient, eux, convaincus que « ni le droit constitutionnel, ni le droit européen n'empêchaient d'agir14(*) ». Force est de constater que la suite leur a donné raison : en effet, le Conseil constitutionnel a validé le volet « revitalisation » de la loi ÉLAN(1). Quant à la Cour de justice de l'Union européenne, elle n'a critiqué qu'une seule disposition de la loi, au surplus non essentielle (2).

1. La décision du Conseil constitutionnel (QPC)

Fin 2019, soit un peu plus d'un an après l'adoption de la loi ÉLAN, le Conseil constitutionnel a été saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par le Conseil national des centres commerciaux (CNCC). Ce dernier soutenait que certaines dispositions de la loi ÉLAN méconnaissaient la liberté d'entreprendre, en ce qu'elles subordonnaient la délivrance de l'autorisation administrative d'exploitation commerciale à la contribution du projet à la préservation ou à la revitalisation du tissu commercial des centres-villes. Il en allait de même, selon elle, des dispositions prévoyant que l'analyse d'impact, produite par le demandeur, évalue les effets du projet sur l'animation et le développement économique des centres-villes et sur l'emploi. Les requérants faisaient également grief à la loi ÉLAN d'avoir imposé que cette analyse d'impact établisse qu'aucune friche en centre-ville, ou à défaut, en périphérie, ne permet l'accueil de ce projet. Selon le CNCC, aucun motif d'intérêt général ne permettait de justifier ces différentes dispositions, qui poursuivaient, non une finalité d'aménagement du territoire, mais un objectif purement économique de protection des commerçants des centres-villes, en limitant l'implantation de grandes surfaces commerciales en périphérie des communes.

Le Conseil constitutionnel n'a pas accueilli favorablement les moyens invoqués.

Certes, la liberté d'entreprendre découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. La jurisprudence la protège dans ses deux composantes traditionnelles : la liberté d'accéder à une profession ou une activité économique et la liberté dans l'exercice de cette profession ou de cette activité.

Toutefois, le Conseil constitutionnel confirme sa jurisprudence constante sur le sujet : « Il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre [...] des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi15(*). » Les sages ajoutent que la lutte contre le déclin des centres-villes répond à un « objectif d'intérêt général ». En conséquence, le Conseil constitutionnel valide les dispositions contestées de la loi ÉLAN ( Cons. const., 12 mars 2020, n° 2019-830 QPC).

RÉSUMÉ DE LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL

Dispositions contestées

Article du code

Réponse du Conseil constitutionnel sur chacune des trois dispositions attaquées

Réponse générale du Conseil constitutionnel

Autorisation commerciale :
prise en compte du nouveau critère relatif à la contribution du projet à la préservation ou à la revitalisation du tissu commercial des centres-villes

Art L. 752-6 du code de commerce (I)

La loi se borne à prévoir un critère supplémentaire pour l'appréciation globale des effets du projet sur l'aménagement du territoire. Autrement dit, elle ne subordonne pas la délivrance de l'autorisation à l'absence de toute incidence négative sur le tissu commercial des centres-villes.

« Le législateur a entendu renforcer le contrôle des commissions d'aménagement commercial sur la répartition territoriale des surfaces commerciales, afin de favoriser un meilleur aménagement du territoire et, en particulier, de lutter contre le déclin des centres-villes. Il a ainsi poursuivi un objectif d'intérêt général. »

L'analyse d'impact, produite à l'appui de la demande d'autorisation, comporte une évaluation des effets du projet sur l'animation et le développement économique des centres-villes

Art L. 752-6 du code de commerce (III)

L'analyse d'impact vise simplement à faciliter le travail des CDAC.

Le demandeur doit, dans l'analyse d'impact, établir qu'aucune friche en centre-ville ou, à défaut, en périphérie ne permet d'accueillir son projet commercial

Art L. 752-6 du code de commerce (IV)

La loi n'a pas pour effet d'interdire toute délivrance d'une autorisation au seul motif qu'une telle friche existerait. La loi institue simplement un critère supplémentaire.

Le Conseil constitutionnel conclut ainsi sa décision : « Il résulte de tout ce qui précède que l'atteinte portée à la liberté d'entreprendre par les dispositions contestées n'est pas disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi. Le grief tiré de la méconnaissance de cette liberté doit donc être écarté. »

En votant ces dispositions très importantes pour l'avenir de nos territoires, le Sénat avait la conviction d'avoir trouvé un équilibre satisfaisant entre la nécessaire revitalisation des coeurs de ville et le respect de la liberté d'entreprendre, principe à valeur constitutionnelle.

Le Conseil constitutionnel lui a donné raison : la victoire politique de notre assemblée a donc été suivie d'une victoire juridique, ce qui prouve, une nouvelle fois, qu'on peut avoir politiquement raison sans avoir juridiquement tort. Cette décision essentielle confirme la position des auteurs de la proposition de loi précitée, position affirmée avec force dans l'exposé des motifs : « Contrairement à ce qui est souvent avancé, la jurisprudence constitutionnelle n'interdit pas l'élaboration de politiques locales adaptées pour revitaliser nos coeurs de villes et nos centres-bourgs. »

2. La position de la Cour de justice de l'Union européenne

Lors de travaux menés par le Sénat en 2017 et 2018, nombreux étaient ceux qui présentaient le droit de l'Union européenne comme une entrave à toute initiative tendant à réguler l'offre commerciale en périphérie.

Pourtant, tout comme le Conseil constitutionnel, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) admet des limites aux grandes libertés économiques régissant le droit de l'Union européenne. Elle a, par exemple, précisé que des atteintes à la liberté d'établissement pouvaient être justifiées par une « raison impérieuse d'intérêt général ». La Cour a, par une décision du 24 mars 201116(*), fourni trois exemples de raisons impérieuses d'intérêt général : « la protection de l'environnement », « l'aménagement du territoire » ainsi que « la protection des consommateurs ». Elle admet ainsi que des mesures nationales puissent primer sur des mesures européennes si elles sont justifiées par l'intérêt général. En revanche, la Cour estime que des objectifs purement économiques ne constituent pas une raison impérieuse d'intérêt général.

Le juge européen exerce un contrôle de proportionnalité, destiné à s'assurer que la mesure envisagée par le législateur garantisse la réalisation de l'objectif poursuivi, n'aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif et que d'autres mesures moins contraignantes ne permettent pas d'atteindre le même résultat.

La Cour de justice de l'Union européenne a, dans une décision du 30 janvier 2018, Visser (C-31/16), apporté des compléments fort utiles sur sa jurisprudence. En effet, la Cour a jugé que la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur ne s'opposait pas à ce que l'accès à une activité de service ou son exercice soit subordonné au respect d'une limite territoriale, pour autant que les conditions de non-discrimination, de nécessité et de proportionnalité soient remplies. En d'autres termes, des considérations d'aménagement du territoire peuvent justifier des dérogations à l'implantation d'activités de services. Dans la même affaire, l'avocat général près la CJUE précisait : « Une ville peut avoir un intérêt à contribuer, au moyen d'un plan d'occupation des sols, à ce que son centre reste vivant et maintienne son caractère original. Déterminer quels commerces peuvent s'installer dans quels endroits peut, en général, faire partie d'une telle politique ».

Cet arrêt, antérieur à l'adoption de la loi ÉLAN, a été accueilli favorablement par le législateur français, convaincu qu'il disposait d'une certaine marge de manoeuvre pour intervenir dans la régulation de l'offre commerciale.

Cette jurisprudence favorable à la politique de revitalisation a-t-elle dissuadé d'éventuels requérants de contester la loi ÉLAN devant la CJUE ? Il est difficile de répondre à cette question avec certitude. Toujours est-il que le seul contentieux communautaire a porté sur la composition des CDAC. Comme indiqué supra, la loi ÉLAN a ouvert les CDAC aux représentants du monde économique. Cette nouvelle composition a été contestée par le Conseil national des centres commerciaux qui a demandé au Conseil d'État d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2019-331 du 17 avril 2019 relatif à la composition et au fonctionnement des CDAC. Par une décision du 15 juillet 2020, le Conseil d'État a sursis à statuer sur la requête jusqu'à ce que la justice européenne se prononce sur la question suivante : « Le paragraphe 6) de l'article 14 de la directive « services » de 200617(*) est-il incompatible avec la présence, au sein des CDAC, instances compétentes pour émettre un avis sur une autorisation d'exploitation commerciale, d'une personnalité qualifiée représentant le tissu économique, dont le rôle se borne à présenter la situation du tissu économique dans la zone de chalandise pertinente et l'impact du projet sur ce tissu économique, sans prendre part au vote sur la demande d'autorisation ? »

Par un arrêt du 15 juillet 2021 (C-325/20), la Cour de justice de l'Union européenne a répondu par l'affirmative. En effet, elle a rappelé que la Directive « services » de 2006 proscrit l'intervention directe ou indirecte d'opérateurs concurrents, y compris au sein d'organes consultatifs. La CJUE a donc jugé le dispositif voté dans le cadre de la loi ÉLAN contraire au droit communautaire, et ce même si ces personnalités ne participent pas au vote sur la demande d'autorisation commerciale et se bornent à présenter la situation de ce tissu économique ainsi que l'impact du projet concerné sur ce dernier. Le législateur devra donc procéder aux ajustements qui s'imposent dans le code de commerce.

Notons que la position de la CJUE ne concerne pas les représentants des chambres d'agriculture. En effet, eu égard aux missions de ces chambres18(*), elles ne peuvent être regardées comme constituées « d'opérateurs concurrents » des demandeurs d'autorisation d'exploitation commerciale faisant obstacle à ce qu'elles désignent une personnalité qualifiée au sein des CDAC.

Relevons également que l'objectif qui avait présidé au vote de ces mesures demeure : il est donc essentiel d'associer le tissu économique aux décisions relatives à l'aménagement commercial. C'est pourquoi le ministère de l'économie et des finances a pris, le 28 janvier 2022, une instruction dont l'objet est double :

- en premier lieu, elle tire les conséquences de l'avis de la CJUE ; ainsi, après avoir rappelé que l'administration est tenue de ne pas appliquer des lois incompatibles avec le droit communautaire, elle invite les préfets à ne plus convoquer et faire participer les représentants des CCI et CMA aux réunions des CDAC, « afin de ne pas fragiliser la sécurité juridique des décisions et avis des commissions et de prévenir une procédure en manquement pour violation du droit de l'Union européenne » ;

- en second lieu, la circulaire souligne que la CJUE n'a pas remis en cause la possibilité de recourir à l'expertise des chambres consulaires telle que prévue au paragraphe V de l'article L. 751-2 du code de commerce qui dispose que : « La chambre de commerce et d'industrie, la chambre de métiers et de l'artisanat et la chambre d'agriculture peuvent réaliser, à la demande du représentant de l'État dans le département, des études spécifiques d'organisation du tissu économique, commercial et artisanal ou de consommation des terres agricoles préalablement à l'analyse du dossier de demande d'autorisation d'exploitation commerciale. Dans ce cas, le représentant de l'État adresse sa demande au plus tard un mois avant l'examen du dossier par la commission départementale d'aménagement commercial. » À cet égard, vos rapporteurs rappellent que les CCI et CMA sont des établissements publics de l'État, investis d'une mission de service public. Il est donc légitime que l'expertise du réseau consulaire soit mobilisée dans le cadre d'études sur la vitalité commerciale des centres-villes et centres-bourgs, ainsi que dans l'élaboration et la mise en oeuvre d'une opération de revitalisation des territoires.


* 14 Exposé des motifs de la proposition de loi précitée portant pacte national de revitalisation des centres-villes et des centres-bourgs.

* 15 Décision n° 2000-439 DC du 16 janvier 2001, Loi relative à l'archéologie préventive, cons. 14.

* 16 Cour de justice de l'Union européenne, Arrêt du 24 mars 2011, affaire C-400/08, Commission c. Espagne.

* 17 Directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur.

* 18 Les missions des chambres d'agriculture sont définies par l'article L. 510-1 du code rural et de la pêche maritime, qui dispose que « les établissements qui composent le réseau des chambres d'agriculture ont, dans le respect de leurs compétences respectives, une fonction de représentation des intérêts de l'agriculture auprès des pouvoirs publics et des collectivités territoriales ».