EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 1 er mars 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport d'information de MM. Bernard Fournier, François Bonneau et Mme Gisèle Jourda : « Quelle stratégie française dans le golfe de Guinée ?

M. Bernard Fournier, co-rapporteur . - Le golfe de Guinée est sans doute une région d'Afrique qui se trouve moins sous le feu des projecteurs que le Sahel. Cela se comprend aisément étant donné l'engagement français depuis 2013 contre les groupes terroristes dans le cadre des opérations Serval puis Barkhane. Au-delà de cet engagement militaire, la région a également concentré plus qu'aucune autre, pendant une décennie, les efforts de la diplomatie et de l'aide au développement français.

Au moment où nos armées sont contraintes de se retirer du Mali et du Burkina Faso et où la Russie consolide son emprise sur le Sahel, il nous a paru utile de prendre du recul. Car le Sahel doit être replacé dans l'ensemble plus vaste que constitue l'Afrique de l'Ouest, et dont les pays du golfe de Guinée constituent en réalité le coeur économique et démographique.

Notre conviction est en effet que le golfe de Guinée est une région incontournable aussi bien pour le développement et la stabilité de l'Afrique de l'Ouest que pour la préservation des intérêts stratégiques français.

Ce serait d'ailleurs une erreur de se focaliser sur les seuls pays francophones. D'abord, ce serait faire l'impasse sur le géant démographique et économique africain, le Nigeria. Géant démographique, avec ses plus de 200 millions d'habitants, sans doute plus de 400 millions en 2050 et 800 millions en 2100, ce qui en fera le deuxième pays le plus peuplé du monde derrière l'Inde et devant la Chine. Géant économique, avec un PIB de 440 milliards de dollars, également le premier d'Afrique.

En outre, le golfe de Guinée dans son ensemble représente près de 50% de la production pétrolière du continent, avec des réserves estimées à 100 milliards de barils, soit 10% des réserves mondiales. Ce pétrole compte aussi pour 10% des exportations mondiales.

De fait, les intérêts économiques de la France dans la région sont significatifs, en particulier au Nigeria. C'est en effet le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne. Le Nigeria concentre 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest. Une centaine d'entreprises françaises y sont présentes, dans le domaine pétrolier (Total), la construction (Lafarge-Holcim, Bouygues), la logistique (Bolloré), etc. La situation est similaire en Côte d'Ivoire, deuxième partenaire de la France en Afrique subsaharienne après le Nigeria.

Du fait de sa population très importante et grâce au dynamisme et à la créativité de sa jeunesse, le Nigeria présente de nombreuses opportunités d'investissements et d'affaires, comme l'ont souligné les chefs d'entreprise français que nous avons rencontrés à Lagos. Selon eux, ces opportunités très significatives compensent la corruption qui crée un environnement complexe pour les entreprises.

Ensuite, la France a un atout à jouer dans les pays anglophones, avec un passé moins compliqué que dans les pays francophones, d'où une image globalement très positive de notre pays, comme nous avons pu le constater au Nigeria.

La région « golfe de Guinée » revêt également une importance cruciale sur le plan des phénomènes migratoires. Sur l'ensemble des migrants d'Afrique de l'Ouest, moins de 10% prennent la destination de l'Afrique du Nord et de l'Europe. L'immigration en provenance du Sahel est ainsi très importante dans la région. La stabilité et le développement économique des pays du golfe de Guinée sont donc essentiels pour que ces migrants n'aient pas à chercher massivement un avenir meilleur en-dehors de l'Afrique.

Enfin, rappelons qu'environ 80 000 Français sont présents dans le golfe de Guinée, y travaillent et y entreprennent.

Le golfe de Guinée est cependant pris en tenaille entre deux types de menaces : les unes en provenance de l'Océan, les autres de l'intérieur du Continent. Ces menaces viennent potentiellement « percuter » le potentiel de prospérité de cette région ainsi que les intérêts de la France que j'ai évoqués.

Je parlerai pour ma part de la menace qui trouve son origine au large des côtes. En réalité, et c'est l'un des enseignements de notre mission, cette menace est au moins triple : la piraterie, la pêche illégale et un trafic de drogue en explosion.

En ce qui concerne la piraterie, le golfe de Guinée est devenu dans les années 2010 la première région au monde pour ce fléau, avec plus de cent incidents par an. Les enlèvements avec demande de rançon ont remplacé les vols de pétrole. Les armateurs de France nous ont dit combien la piraterie leur coûtait, notamment en termes de frais d'assurance et de sécurité privée, dans cette zone où passent plus de 1 500 navires par jour. Trois remarques à ce sujet.

D'abord, comme l'ont rappelé deux résolutions du conseil de sécurité des Nations unies, c'est la responsabilité première des États de la région de sécuriser leur domaine maritime. De fait, ils s'y efforcent, individuellement mais aussi collectivement avec l'architecture de Yaoundé mise en place en 2013, et qui consiste en un dispositif assez complexe avec plusieurs instances régionales sur divers niveaux. Le bilan de ce dispositif est d'ailleurs mitigé. Les pays restent un peu jaloux de leur souveraineté. Ils ont de tels problèmes à l'intérieur de leurs frontières qu'il leur est difficile de traiter en plus la sécurité maritime. L'harmonisation des législations, indispensable pour mieux réprimer la piraterie, n'avance pas vite.

Deuxième niveau d'intervention contre la piraterie : l'opération Corymbe, et je veux ici rendre hommage à nos militaires, en particulier de la Marine nationale, qui assurent cette mission depuis plus de trente ans, en coordination avec les forces française prépositionnées. C'est un travail de coopération et d'exercices communs de grande ampleur - nous avons pu rencontrer l'équipage du PHA Tonnerre qui était à quai à Lagos lors de notre venue. Ce sont également des formations au profit des marines locales, mais aussi des opérations menées contre les pirates. Corymbe peut s'appuyer sur des outils remarquables comme le MICA Center hébergé à Brest, qui veille H24 sur le trafic maritime et, en cas d'attaque, alerte les Marines concernées.

Il existe également, au niveau de l'Union européenne, une « Présence maritime coordonnée » combinant les moyens navals européens disponibles.

Ces actions sont-elles efficaces, faut-il les renforcer ? D'abord, de l'avis général des spécialistes que nous avons entendus, une opération de type Atalante, parfois réclamée par les armateurs, est à exclure, car nous ne sommes pas du tout ici dans la même situation. En effet, contrairement à la Somalie en 2009, les États de la zone ne sont pas des États faillis. Par ailleurs, le golfe d'Aden est un « rail de navigation » où les navires de commerce peuvent être protégés en convois. Au contraire, dans le golfe de Guinée, les routes maritimes sont diverses et les navires très dispersés.

Par ailleurs, au moment où nous avons lancé notre mission, un fait étonnant s'était produit depuis environ un an : le nombre d'attaques de piraterie a complètement chuté. On est passé de 115 incidents en 2020 à 52 en 2021, et seulement 16 entre janvier et juin 2022.

Les spécialistes que nous avons entendus ne doutent pas du bien-fondé des actions de sécurisation maritime. Néanmoins, ils n'y voient pas le facteur déterminant dans cette diminution, qui serait plutôt à rechercher à l'intérieur du Nigeria. En effet, les troubles politiques et sociaux majeurs dans le delta du Niger ont sans doute joué un rôle essentiel dans le développement de la piraterie dans les années 2010. Inversement, l'approche des élections présidentielles au Nigeria a probablement un lien avec la diminution des attaques, tout comme, à l'inverse, l'augmentation massive du pillage des oléoducs à terre, 80% de la production étant volée ! Ceci ne nous conduit toutefois pas à préconiser un allègement du dispositif anti-piraterie. En effet, il est tout à fait possible que de nouveaux changements au Nigeria conduisent à son retour dans le golfe de Guinée. La coopération entre les pays de la zone et avec leurs partenaires doit donc continuer à progresser, notamment les efforts d'harmonisation juridique.

Par ailleurs, nous avons identifié deux autres menaces qui sont peut-être encore plus graves que la piraterie. La première, c'est la pêche illégale, menée par des bateaux souvent chinois ou russes, qui prélèvent des quantités dépassant les capacités de reconstitution des stocks. Or la pêche fait vivre plus de 7 millions de personnes dans la région et le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et dans le golfe de Guinée a doublé en deux ans.

Nous aidons déjà les États dans ce domaine dans le cadre de CORYMBE. Selon nous, il faut aller plus loin et en faire une véritable priorité, d'autant que la baisse de la piraterie donne des marges pour agir. Plus globalement, il est nécessaire d'aller au-delà de la seule approche sécuritaire immédiate pour créer les conditions d'une « économie bleue » prospère dans le golfe de Guinée, car toute la région en bénéficiera.

M. François Bonneau , co-rapporteur . - Après la piraterie et la pêche illégale, j'évoquerai la troisième menace majeure dans le golfe de Guinée : le trafic international de drogues, essentiellement à destination de l'Europe. Il s'agit malheureusement d'un problème qui devient de plus en plus grave. Une grande partie de la cocaïne qui alimente notre continent transite désormais par le golfe de Guinée. En décembre 2022, plus de 4,6 tonnes de cocaïne, d'une valeur d'environ 150 millions d'euros, ont ainsi été saisies par la Marine française dans le golfe.

Il existe ainsi un véritable « écosystème » de la drogue sur la côte du golfe de Guinée, autour des aéroports internationaux, des ports maritimes avec terminal à conteneurs et des réseaux routiers régionaux, pour redistribuer la drogue en Afrique et surtout en Europe. Une partie de la solution relève de la classique coopération policière et judiciaire entre l'ensemble des pays par lesquels transitent les flux. Une réponse régionale commune a aussi été ébauchée avec la Commission ouest-africaine sur les drogues (WACd), dirigée par Kofi Annan. Mais il faut aussi indéniablement davantage de volonté politique pour faire passer ce problème au premier plan et lui consacrer les financements qu'il mérite. L'un des obstacles majeurs à une telle avancée est cependant le haut niveau de corruption de certains pays de la zone. Si le trafic de drogue fait désormais peser une menace jugée sérieuse sur des institutions de certains pays d'Europe du Nord, on imagine la situation dans le golfe de Guinée.

Le deuxième grand type de menace dans le golfe de Guinée, c'est la « descente » des groupes terroristes en provenance du nord des pays et du Sahel. C'est un fait constaté par tous les États concernés. Le Togo, le Bénin, la Côte d'Ivoire ont subi des attaques. Le Bénin a dû renforcer son armée, construire des postes avancés et des forts. Tous les pays de la région partagent un terreau de vulnérabilité au terrorisme lié aux conflits d'usage de la terre, aux inégalités extrêmes, et à la « contagion » des groupes déjà constitués dans les pays du Sahel.

La situation au Nigeria reste également très grave. La branche historique de Boko Haram y a été fortement affaiblie, mais la branche ISWAP, franchise locale de l'Etat islamique, s'enracine et s'étend. En outre, depuis environ un an, le Nord-Ouest du pays est devenu le théâtre d'actes de banditisme de grande ampleur. Des groupes criminels dirigés par de véritables seigneurs de la guerre profitent du kidnapping et de l'extraction minière illégale. La force multilatérale mixte contre Boko Haram a quant à elle un bilan mitigé. Ses membres, notamment le Tchad et le Niger, se sont en partie désengagés afin de consacrer leurs forces à la résolution de leurs problèmes internes.

Il est vrai que ces pays ont pris très tôt conscience de la menace. Nous avons d'ailleurs senti une réelle inquiétude de nos interlocuteurs sur cette expansion du djihadisme. Ils étaient aussi, pour la même raison, très inquiets de notre départ du Sahel. Le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo ont ainsi lancé l'initiative d'Accra dès septembre 2017 afin de partager des renseignements, de former des personnels et de conduire des opérations militaires transfrontalières conjointes. Certes les résultats obtenus sont modestes. Ce cadre a surtout permis de renforcer le dialogue et la confiance entre les pays de la région. Mais le contexte actuel est porteur pour cette Initiative d'Accra et la redéfinition de la stratégie française dans la région doit la prendre en compte. En décembre dernier s'est d'ailleurs tenu un sommet de l'Initiative d'Accra où se sont rendus plusieurs dirigeants européens (dont Charles Michels). Des appels à des financements extérieurs ont été lancés. Cette initiative est un peu à la croisée des chemins. Il faut, selon nous, la renforcer, au besoin par de nouveaux financements et des projets de coopérations menées par nos agences, en particulier Expertise France. Le G5 Sahel n'a pas bien fonctionné mais le contexte était différent : il faut en tirer les leçons et mieux soutenir ces pays qui prennent le problème plus en amont.

Les pays de la région font des efforts certes militaires, mais aussi dans le domaine économique et social, car ils ont compris qu'il fallait traiter les causes profondes du terrorisme. Ils s'efforcent de réduire les vulnérabilités socio-économiques en développant des infrastructures de base ainsi que des infrastructures pour les forces de défense et sécurité. Ils tentent aussi de coopérer avec des chefs religieux pour lutter contre les processus de radicalisation et promouvoir des pratiques religieuses pacifiques. Or nous avons un certain nombre d'outils pour les aider dans leurs initiatives, notamment les financements de l'AFD, j'y reviendrai.

Enfin, une troisième menace pèse particulièrement sur nos intérêts, c'est celle issue de nos compétiteurs stratégiques. Il est clair notamment que la Russie, après les succès rencontrés en République centrafricaine, au Mali et au Burkina Faso, ne va pas en rester là. D'ores et déjà, la Côte d'Ivoire compte de nombreux influenceurs pro-russes. Si les pays du golfe de Guinée venaient à être déstabilisés par les mouvements djihadistes comme les pays du Sahel l'ont été, il y a fort à parier que les Russes chercheraient à reproduire le succès qu'ils ont rencontré au Sahel.

Pour résumer, la région du golfe de Guinée constitue un foyer de développement essentiel pour l'Afrique de l'Ouest et nous y avons des intérêts significatifs qu'il nous revient de protéger. Cette région est prise en étau entre plusieurs menaces majeures, auxquelles il convient donc de faire face tout en prenant en compte nos échecs passés.

La période est évidemment favorable à ce genre de réflexion, au moment où nos armées sont contraintes de quitter le Mali et le Burkina Faso et où nous sommes défiés sur tous les continents par la Russie et la Chine.

Puisqu'on a pris l'habitude de raisonner en « 3D » (diplomatie, défense et développement), j'évoquerai d'abord le premier D, la diplomatie.

En plus du soutien à la lutte contre les djihadistes que j'ai déjà évoqué, il est indispensable de se battre dès aujourd'hui sur le terrain de l'influence. Nous avons déjà commencé : la France dispose désormais d'un ambassadeur dédié à la diplomatie publique en Afrique et l'État-major des Armées a créé une cellule Anticipation, stratégie et orientation (ASO).

Au-delà de ces démarches utiles, il est indispensable de trouver des relais non institutionnels pour utiliser les réseaux sociaux d'une manière plus offensive. Cela semble à l'opposé de la diplomatie traditionnelle, plutôt discrète, et nous n'en avons pas l'habitude, mais c'est indispensable. Nous savons comment agissent nos concurrents. Encore récemment, il a été démontré qu'une société israélienne avait non seulement mis en place de faux influenceurs au Burkina Faso, mais avait aussi utilisé un hebdomadaire français pour diffuser une information visant à discréditer le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), accusé d'avoir noué des alliances avec des groupes djihadistes pour pouvoir y circuler librement. Nous devons aussi compter avec le panafricanisme, un réel courant de pensée, légitime, qui trouve actuellement des échos dans certaines luttes pour les droits dans les pays occidentaux. Toutefois, il ne faut pas être naïfs : c'est aussi un mouvement qui peut être instrumentalisé par les adversaires de la France. En particulier par la Russie, qui mène contre nous une offensive idéologique globale en Afrique, prônant le retour à des valeurs autoritaires contre les valeurs « dépravées » de l'Occident.

Il ne s'agit pas, comme nos concurrents, de diffuser cyniquement des mensonges, mais au contraire de diffuser et d'illustrer davantage deux vérités : celle de ce que nous accomplissons en faveur des populations, et celle de ce que certains de nos compétiteurs font en réalité. Il est donc plus que jamais nécessaire de trouver des relais, des influenceurs qui seraient prêts à diffuser nos messages.

De manière complémentaire, il est sans doute nécessaire de faire évoluer notre modèle d'aide au développement. Au total, l'AFD a investi 5,15 milliards d'euros entre 2016 et 2020 au sein des pays du golfe de Guinée, soit 23% de ses engagements totaux en Afrique. Rien qu'au Nigeria, l'AFD a engagé 2,5 milliards d'euros depuis 2008, soit le deuxième engagement de l'agence sur le continent derrière le Maroc. De même, la Côte d'Ivoire était la première bénéficiaire de l'APD française en 2018 et encore la troisième en 2021 avec 251 millions d'euros. Un troisième « Contrat de désendettement et de développement » (C2D), dont l'AFD assurera la mise en oeuvre, a été récemment signé avec ce pays pour un montant de 1,144 milliard s'euros.

Pourtant, deux évolutions sont selon nous nécessaires dans ce domaine. Puisque ces pays ont pris conscience de la menace djihadiste, il faut les soutenir en même temps dans leurs efforts de développement socio-économique des régions du Nord. C'est déjà en partie le cas. Nous avons ainsi constaté que la stratégie « Golfe de Guinée » de l'AFD prend explicitement en compte le risque de développement du terrorisme dans le Nord. Dans ce cadre, les projets en matière de conciliation des usages du sol, d'emploi des jeunes et d'éducation doivent être multipliés, ce qui suppose de maintenir des moyens importants en dons.

Mais en second lieu, l'aide au développement ne peut rester à l'écart de notre effort d'influence. Il paraît nécessaire de privilégier les actions ayant de fortes retombées médiatiques et « réputationnelles ». Comme le faisait remarquer notre ambassadeur au Burkina Faso, les projets structurants sont nécessaires, mais ils n'offrent pas beaucoup de retombées à court terme. Il faut donc ré-augmenter les moyens dont disposent les services de coopération et d'action culturelle (SCAC) des ambassades, car ils ont la réactivité et la culture nécessaire pour ce genre d'actions. Or, malgré une augmentation de leurs financements dans la période récente, ils restent peu pourvus.

Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure . - Je vais donc à présent évoquer la question de la coopération et de la présence militaires de la France dans les pays du golfe de Guinée.

Avec la fin de l'intervention Barkhane et l'hostilité grandissante que la France rencontre dans les pays du Sahel, il est évident que nous ne pouvons pas faire un « copier-coller » de la politique suivie jusqu'à aujourd'hui. Il est d'abord nécessaire d'avoir une réflexion générale sur la justification et sur les conditions de nos interventions militaires. La progression du djihadisme dans le golfe de Guinée rend également cette réflexion plus urgente.

Certes, la nature et les modalités de notre engagement dans les pays africains ont déjà profondément changé au fil des années. C'est pourquoi d'ailleurs les accusations de néocolonialisme me semblent déplacées. Le soutien inconditionnel aux régimes en place n'est plus d'actualité. La France promeut depuis longtemps une politique davantage soucieuse de démocratie et de droits de l'homme que ce n'était le cas auparavant. En outre, La présence militaire française en Afrique a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90. La doctrine d'emploi des forces armée françaises a également évolué. Après la mise en oeuvre du concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix », la progression du djihadisme a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation des militaires locaux, menée par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui s'appuie sur une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).

Toutefois, les dernières interventions importantes de la France ont illustré les limites de ces évolutions. En Côte d'Ivoire, le conflit a montré la difficulté pour la France d'adopter une politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest, puisque l'intervention a mécontenté les deux parties en conflit. Au Mali et au Burkina Faso, les succès militaires n'ont pas permis d'enrayer une dégradation radicale des relations diplomatiques, ouvrant la voie à la Russie.

Ces deux interventions ont souligné, comme l'avait développé devant la commission le général Didier Castres, le problème de l' « inconcordance des temps » que nous rencontrons dans nos interventions. Alors que les crises sont déterminées par des facteurs structurels comme des conflits politiques et sociaux ou encore une mauvaise gouvernance persistante, les opinions publiques et plus encore les médias exigent des résultats rapides. Ceci peut conduire, soit à surévaluer des succès conjoncturels, soit au contraire à condamner une intervention au bout de quelques mois sans lui avoir laissé le temps de porter ses fruits. D'autant que, sur la durée, les populations des pays concernés perçoivent toute présence armée d'un Etat étranger comme une forme d' « occupation ».

Il convient de garder à l'esprit ces facteurs pour imaginer de nouvelles modalités d'intervention et faire évoluer la conception même que la France se fait de la coopération ou du soutien militaire aux pays africains, en un mot de notre l'«offre stratégique » à ces pays.

Depuis trente ans a été privilégiée d'une part la formation des cadres militaires, que ce soit en France ou dans les écoles nationales à vocation régionale, d'autre part la coopération opérationnelle, avec notamment les « partenariats militaires opérationnels » (PMO), qui vont de la formation initiale jusqu'à l'accompagnement au combat.

Or, au cours des dernières décennies, le nombre de stagiaires formés dans les écoles françaises a drastiquement diminué et la nouvelle génération de chefs est donc beaucoup moins francophile, comme on le voit aujourd'hui au Burkina Faso. Surtout, la formation au long court des officiers supérieurs n'est pas la panacée. La construction d'une armée efficace dépend de très nombreux facteurs et la formation n'en est qu'un parmi d'autres. Souvent, ces formations n'irriguent pas jusqu'aux cadres « de contact » - c'est-à-dire les sous-officiers ou officiers subalternes, ceux mènent leurs hommes au combat. Certes, les efforts plus ciblés que nous consentons sur la formation à la lutte contre le terrorisme sont utiles, à travers notamment la nouvelle Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) que nous avons pu visiter à Abidjan. Cette formation y concerne non seulement des militaires mais aussi des magistrats ou des policiers, ce qui la rend sans doute plus efficace.

Quant aux partenariats opérationnels, ils ont aussi leur vertu, mais ils maintiennent les militaires locaux dans une position subordonnée et ne les responsabilisent pas forcément.

Dès lors, il faut davantage répondre à ce que demandent actuellement les partenaires africains de la France, et qui est moins « structurel ». Plutôt que des formations ou de l'accompagnement au combat, ils demandent en effet des financements, des équipements ou des armements, ainsi que de l'appui opérationnel en renseignement. Dans ce domaine, la facilité européenne de paix doit permettre de débloquer certains financements. Il ressort de notre déplacement que les dirigeants de ces pays sont très inquiets de la progression des djihadistes et sont en demande d'une coopération avec la France sur ces sujets. En particulier au Nigeria, les groupes djihadistes se développent dans le Nord-Ouest en continuité avec les groupes sahéliens. Dans ce domaine, notre appui en matière de renseignement peut être décisif compte tenu de la connaissance très précise que nous avons acquise sur ces différents groupes tout au long de l'opération Barkhane.

Bien entendu, dans cette volonté de répondre aux besoins formulés par les États partenaires africains, il faut être prudent pour ne pas franchir des lignes rouges en aidant des armées qui n'agiraient pas dans le respect du droit de la guerre.

La deuxième grande réflexion doit porter sur nos bases militaires au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon. Faut-il diminuer leurs effectifs, voire en supprimer certaines ?

Il faut d'abord tenir compte du fait qu'on est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui. Par ailleurs, ces bases sécurisent nos ressortissants, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara, surtout en Afrique de l'Ouest. Pour nos concitoyens et nos entreprises, c'est une assurance-vie en cas de troubles majeurs. Elle bénéficie d'ailleurs aussi à nos amis européens, ce dont ils ne nous témoignent pas toujours beaucoup de reconnaissance, comme nous l'a rappelé notre ambassadeur au Burkina.

La question des bases est ainsi étroitement liée à celle de notre capacité à mener des opérations. S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour nos ressortissants ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de foyer pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane.

Le président de la République a annoncé avant-hier dans son discours sur l'Afrique, nous nous en félicitons, que ces bases ne seront pas fermées, mais transformées pour s'intégrer davantage au sein des pays où elles sont implantées. La mutualisation avec nos alliés africains et avec des partenaires européens, peut aussi être une bonne chose. Le Président a aussi évoqué la transformation en « académies », faisant référence sans doute à cette académie de lutte contre le terrorisme que nous avons visitée à Abidjan et qui constitue effectivement un beau projet.

Selon nous, il faut cependant veiller à garder une présence significative si nous voulons pouvoir faire face aux situations exceptionnelles que j'ai évoquées. Il faut rappeler que même l'A400M ne peut pas transporter plus de quelques véhicules lourds depuis l'hexagone. La distance par rapport à celui-ci implique donc de conserver des capacités logistiques suffisantes sur place.

En outre, les bases sont des relais d'influence permanente, permettant de garder des contacts discrets sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. Par ailleurs, les bases des forces prépositionnées ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français.

Nous devrons donc être attentifs à cette évolution du dispositif au cours des prochains mois, car en réalité tout reste à construire.

Pour conclure, la manière dont nous allons faire face aux enjeux du golfe de Guinée constitue un test de notre « résilience » après l'échec rencontré au Sahel. S'il est évident que nous ne souhaitons plus mener des opérations aussi lourdes et longues que Barkhane, cela ne doit nullement signifier que nous renonçons à cultiver notre influence, à protéger nos ressortissants, à contribuer au développement de la région en même temps qu'au rayonnement de nos entreprises et à proposer à nos partenaire des coopérations militaires. C'est un chantier difficile, mais de sa réussite dépend en partie la préservation de notre statut international. Sur l'ensemble de ces sujets, la nouvelle LPM sera importante : en fonction des moyens accordés aux armées, il sera possible de dimensionner ou non une offre stratégique crédible dans le golfe de Guinée. Il faudra donc que nous y soyons particulièrement attentifs.

M. Christian Cambon, président . - C'est un sujet essentiel. La démographie parle d'elle même. De plus nous sommes dans l'actualité, compte-tenu du discours que le Président de la République a tenu avant-hier sur l'avenir de la posture française en Afrique.

M. Joël Guerriau . - La première fonction de l'armée est de protéger la population française. Lors de la guerre civile en Côte d'Ivoire nous avions rapatrié beaucoup de Français. Les entreprises françaises ont essentiellement été reprises par des Libanais. Quelles sont aujourd'hui nos capacités d'évacuation ? Les mouvements anti-français sont souvent liés à de la corruption de manifestants. Comment pouvons-nous y réagir ?

M. Pascal Allizard . - Les montants versés par l'AFD interrogent. Nous investissons beaucoup dans des infrastructures, alors que nos compétiteurs répondent aux besoins à court terme. Par ailleurs, la politique d'influence menée par ceux-ci doit être prise en compte, il faut que nous y réagissions. Enfin, notre image d'ancienne puissance coloniale, malgré les changements, nous colle encore à la peau. Notre sincérité est questionnée, comme celle des britanniques dans leur ancienne zone coloniale.

M. Jean-Pierre Grand. - Ne faudrait-il pas être en capacité, comme d'autres puissances, d'avoir des contacts discrets à haut niveau ?

M. Philippe Folliot . - L'attitude envers la France est-elle très différente entre les pays francophones et les pays anglophones ? Par ailleurs, comment promouvoir une exploitation raisonnée de l'Océan, essentielle pour la sécurité alimentaire des populations de la région, notamment celles qui vivent de la pêche vivrière ? Comment lutter contre la pêche illégale et le pillage halieuthique dans les eaux territoriales, en zone économique exclusive et en haute mer ?

M. Alain Cazabonne . - Comment la Russie peut-elle avoir un tel poids dans la région alors qu'elle n'a plus la puissance de l'URSS ? Il y a quelques années nous étions très bienvenus en Côte d'Ivoire ; ce n'est plus le cas. Comment l'expliquer, est-ce seulement une question de moyens ?

M. Gilbert Roger . - Il a eu récemment des reportages intéressants sur ces sujets, notamment sur le choix des pays de visite où se rendra le Président de la République dans le cadre de son déplacement en Afrique, choix qui ne serait peut-être pas le meilleur.

M. Rachid Temal . - L'arrivée de concurrents vient aussi du fait qu'ils ont des propositions intéressantes, parfois peut-être plus que les nôtres. Pourriez-vous préciser le fonctionnement de l'Académie de lutte contre le terrorisme ?

M. André Vallini . - Il ne faut pas avoir de nostalgie de la françafrique. M. Sarkozy avait tenté d'en finir avec ces méthodes ; avec François Hollande c'était totalement terminé, et il ne faut pas le regretter. L'Afrique est un champ de compétition mondial et tous les pays sont là. Il y a aussi un ressentiment anti-colonial.

M. Bernard Fournier, co-rapporteur . - L'image de la France est effectivement variable : très positive dans les pays anglophones comme le Nigeria où nous avons une excellente image, moins bonne dans les pays francophones, comme la Côte d'Ivoire, du fait de notre passé colonial, avec cependant des rapports différents selon les groupes sociaux auxquels on s'adresse, la jeunesse ayant des réactions assez vives à l'égard de notre pays, notamment à cause des réseaux sociaux.

Mme Gisèle Jourda, co-rapporteure . - Le Nigeria est favorable à l'apprentissage de la langue française. Beaucoup de jeunes mais aussi des adultes apprennent le Français à l'Alliance française. Il faut changer notre regard sur ce sujet. En revanche il y a une persécution des Chrétiens dans le Sud du Nigeria, en lien avec la pression démographique. Sur l'AILCT, il s'agit d'une initiative intéressante de part son caractère multidisciplinaire. Le premier financement a été assuré par la Côte d'Ivoire et la France mais il faut trouver d'autres financements pour assurer la pérennité de cet organisme qui doit atteindre sa pleine mesure en 2025.

M. François Bonneau, rapporteur . - Nous avons rencontré les forces économiques françaises au Nigeria. Lagos est une ville tentaculaire. On voit beaucoup plus de signes de la présence de forces économiques françaises à Abidjan même si nous y sommes en compétition avec les Chinois, les Turcs, les émirati, des pays européens, etc. En ce qui concerne notre image, les retours que nous avons eus sont bons malgré une frange non négligeable de la jeunesse qui ne nous est pas toujours favorable. On ne peut pas dire sans nuance, en tout cas, que notre image soit mauvaise dans ces pays. Il y aussi une forte demande de coopération, notamment militaire contre le djihadisme, qui s'exprime.

Plus généralement, il faut prendre en compte la réalité africaine sans imposer nos schémas. La lutte contre l'analphabétisme est essentielle car elle a de multiples impacts, notamment sur la natalité.

Pour les putschistes, Wagner constitue une protection malgré son exploitation des ressources du pays. Concernant la pêche illégale, la corruption constitue un handicap qui empêche de progresser. Par ailleurs, le développement durable ne constitue pas la préoccupation essentielle de ces pays, il faut en être conscient.

Mme Gisèle Jourda . - Notre offre d'aide au développement est totalement conforme aux normes du développement durable, ce qui nous met d'ailleurs parfois en faiblesse par rapport à des pays qui n'ont pas les mêmes conditionnalités.

M. Christian Cambon, président . - Ce rapport arrive à un bon moment, alors que nous réexaminons le rôle de la France en Afrique !

Le rapport est adopté par la commission à l'unanimité.

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