III. UN ENNEMI À PLUSIEURS FACETTES, UN CONFLIT COMPLEXE

Lors de son audition par la commission en 2021, le général Lecointre, chef d'État-major des armées, avait souligné la capacité de régénération des groupes terroristes, attribuée à quatre facteurs principaux : leur connaissance intime du terrain ; l'instrumentalisation des tensions interethniques préexistantes ; le recrutement de combattants de plus en plus jeunes ; la complicité d'une partie importante de la population. En outre, les combattants se dérobaient systématiquement devant les forces françaises, ce qui rendait d'autant plus difficile d'obtenir des résultats significatifs.

Lors de son audition par la commission, le chercheur spécialiste du Sahel Matthieu Pellerin a distingué deux catégories de combattants au sein de ces groupes. D'un côté, à la tête des organisations, des « shouras » (conseils) composées de combattants convaincus et idéologisés qui défendent un agenda politique d'imposition de la Charia, voire de création d'un état islamique. De l'autre, des combattants pour qui l'agenda religieux reste marginal, la principale motivation étant la lutte contre des situations considérées comme injustes, ces situations variant selon les régions. À titre d'exemple, de nombreuses populations nomades du Sahel s'estiment laissées pour compte par le pouvoir politique et harcelées par les forces de sécurité. Dans la période récente, les nombreux massacres perpétrés contre des populations civiles, majoritairement d'origine peule, au centre du Mali ou dans la province du Soum au Burkina Faso, constituent ainsi des facteurs d'embrigadement dans les groupes terroristes.

S'ajoutent à ces deux catégories principales des individus plus opportunistes, tels des bandits, des personnes simplement mues par l'appât du gain (payées par exemple pour la pose d'un engin explosif improvisé) ou encore simplement des individus qui rejoignent un proche déjà engagé. Selon une analyse similaire, Alain Antil, Directeur du Centre Afrique subsaharienne de l'IFRI, souligne que de nombreuses personnes sont recrutées au sein des groupes pour assurer un rôle « logistique » : fournir de l'essence, des pièces détachées, des informations sur un lieu donné, ou encore des financements issus d'enlèvements.

Une triple conflictualité

Selon le chercheur Alain Antil, il existe en réalité, dans la crise sahélienne, trois conflits simultanés qui interfèrent :

-le premier conflit, le plus évoqué dans le discours politique et médiatique, est celui qui est généré par les groupes terroristes ayant une idéologie djihadiste et pour ambition d'instaurer un nouvel ordre politique fondé sur une version fondamentaliste de la religion ;

-le second conflit consiste en une sorte d'insurrection des périphéries contre le centre, dans des pays où l'action de l'Etat central bénéficie souvent de moins en moins à la population à mesure que l'on s'éloigne de la capitale, devenant même prédatrice pour certains groupes sociaux ;

-le troisième conflit consiste en un ensemble de révoltes sociales en cours dans des espaces donnés, qui renvoie au caractère très stratifié des sociétés sahéliennes, où persistent des formes de servage. Ainsi, le groupe Ansarul Islam, au Burkina Faso, recruterait principalement parmi des couches marginalisées au sein des Peuls, et aurait pour première cible des chefferies et des imams eux-mêmes peuls.

Autant que contre la radicalisation, il s'agissait de lutter contre l'ensemble de ces facteurs de conflictualité qui peuvent faire basculer les individus dans la violence. Une telle lutte supposait un niveau élevé de coordination entre l'ensemble des acteurs et la participation active des Gouvernements locaux, ce qui n'a jamais été le cas au Mali.

S'agissant plus particulièrement des groupes djihadistes, leur projet politique et leur vision fondamentaliste de la société, de l'école ou de la justice n'ont pas été suffisamment analysés. Les autorités ne leur ont le plus souvent opposé que la pure et simple restauration de l'Etat, alors que celui-ci était toujours perçu par une partie importante de la population comme une force hostile davantage que protectrice.

Les principaux groupes terroristes

Deux groupes principaux doivent être distingués parmi les groupes armés contre lesquels luttait Barkhane: le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (JNIM selon l'acronyme arabe), coalition des katibas qui relevaient d'Al-Qaïda au Maghreb islamique ou d'Al Qaïda au Sahara formée en 2017 par Iyad Ag Ghali, et l'État islamique (EI) le fruit d'une branche dissidente du groupe qaïdiste al-Mourabitoune ayant prêté allégeance à Daech en 2015 et se divisant à son tour en deux branches : une branche saharienne, qui a concentré les efforts de Barkhane, et une branche autour du lac Tchad, dans le nord du Nigéria. L'organisation plus souple et plus permissive vis-à-vis des vengeances personnelles de l'Etat islamique a permis au groupe de recruter parmi les nombreux individus désirant se venger après avoir perdu un ou plusieurs proches dans des massacres ou des affrontements. Outre ces organisations, doit également être mentionné le Front de libération du Macina (FLM) ou Ansaroul Islam, dirigé par Amadou Koufa et rattaché depuis 2017 au GSIM.

Au plan de la situation sécuritaire, après avoir été contenu par la pression militaire exercée par les forces françaises au Nord-Mali, le JNIM aurait une stratégie d'implantation dans les zones du centre, du sud du Mali et du Burkina Faso, où il ne rencontre désormais moins d'opposition. Parallèlement, l'EI, après être monté en puissance entre 2016 et 2019, au point d'être en mesure de conduire des attaques massives contre les forces armées des États sahéliens, puis fortement affaibli par les opérations Barkhane et Takuba à partir de 2020, est aujourd'hui dans une phase de revitalisation en raison du relâchement de la pression sécuritaire au Mali. Enfin, en l'absence désormais totale du pouvoir malien au nord du pays, des recompositions sont en cours impliquant également les groupes armés Touaregs.