II. UNE CRISE D'ATTRACTIVITÉ AIGüE DE CERTAINS MÉTIERS ET SECTEURS D'ACTIVITÉ, DONT LES CAUSES SONT MULTIPLES

Ces analyses macroéconomiques ne permettent pas, néanmoins, d'observer plus finement les difficultés aiguës rencontrées par certains métiers ou secteurs. Dans plusieurs pans de l'économie française, les entreprises ne peuvent que constater le déficit d'attractivité de leurs offres d'emplois, pesant parfois très lourd sur leur capacité à exercer leur activité. Y compris lorsqu'elles prévoient des conditions matérielles avantageuses, ou des modalités de formation préalable pour les personnes non qualifiées pour le poste, de nombreux dirigeants d'entreprise indiquent ne pas recevoir une seule candidature aux offres de postes diffusées activement. Interrogé sur la pertinence de l'offre de formation, France compétences a indiqué à la délégation que « l'immense majorité des métiers en tension sont des métiers pour lesquels les certifications existent déjà, tout comme l'offre de formation. La question peut être celle du nombre de places dans ces formations, ou l'attractivité de ces filières de formation pour les jeunes »35(*).

Une étude récente menée par la DARES confirme que, pour une trentaine de métiers, c'est bien un problème d'attractivité qui est responsable des pénuries de main d'oeuvre, plutôt que des sujets de formation ou de mobilité géographique. L'étude cite notamment les métiers d'aide à domicile, de conducteur routier, d'ouvrier non qualifié de l'industrie (agroalimentaire, bois, métal) ou du bâtiment, ainsi que de les métiers de l'hôtellerie-restauration. Il est inquiétant de noter qu'aucun d'entre eux n'était en tension en 2015, ce qui semble témoigner d'une dégradation générale de l'attractivité de ces secteurs36(*).

Les difficultés rencontrées par les entreprises du transport routier

917 220 offres d'emploi ont été déposées par les filières du transport routier et de la logistique en 2021. Parmi celles-ci 41 100 offres de conducteurs routiers étaient considérées par Pôle emploi comme « en forte difficulté de recrutement », représentant le 16e métier le plus recherché en France.

Selon les représentants de la filière, entendus par les rapporteurs de la délégation aux Entreprises, deux facteurs viennent aggraver la situation déjà tendue :

 le poids des obligations administratives et réglementaires applicables à la formation initiale des conducteurs, qui rend extrêmement longue et complexe la formation des candidats prospectifs. Pourtant, les entreprises expriment leur difficulté à trouver des candidats préalablement qualifiés. Les entreprises estiment que « ces spécificités impliquent un long processus d'insertion professionnelle et génère une pression sur les candidats et les entreprises », l'attente des validations administratives (par exemple la délivrance des titres professionnels et des permis de conduire) pouvant retarder de plusieurs mois la prise de poste ou la remettre en cause en cours de processus ;

 la pénurie de formateurs et d'examinateurs, par exemple dans le cadre de la préparation des permis professionnels, qui font l'objet d'un processus spécifique. Il est d'autant plus compliqué de pouvoir garantir aux candidats aux offres d'emploi la possibilité de se former rapidement.

Ces difficultés de recrutement emportent de lourdes conséquences pour le secteur du transport routier, pourtant essentiel à la vie économique du pays. Elles génèrent pour les entreprises une incertitude forte, face à l'enjeu de renouvellement générationnel. En 2021, 44 % des salariés du secteur du transport de voyageurs sont âgés de 55 ans ou plus, contre seulement 12 % âges de moins de 35 ans.

Source : Réponses de la Fédération nationale des Transports Routiers (FNTR)

Les représentants des filières en tension, auditionnés par les rapporteurs, ont effectivement tous cité le manque d'attractivité comme l'une des raisons principales des difficultés de recrutement. La Fédération nationale du transport routier (FNTR), par exemple, a regretté le déficit d'image de la profession de conducteur routier, associée par les personnes candidats à des conditions de travail pénibles, des horaires décalés, à un impact environnemental négatif et à un manque de reconnaissance sociale du métier37(*).

Les métiers de l'aide à domicile, de la santé et de l'enseignement sont également frappés par la dégradation de leur attractivité, qui peut s'expliquer par une inadéquation des tâches avec les moyens et le temps qui y sont consacrées, par un encadrement hiérarchique dégradé ou par une rémunération insuffisante. La difficulté à pourvoir les emplois d'infirmiers, de puéricultrice ou d'éducateurs spécialisés s'est ainsi accrue de l'ordre de 40 à 50 % entre 2017 et 2022. Dès le stade formation initiale, les abandons sont en augmentation, une étude de la DREES notant que les étudiantes en formation d'infirmière sont trois fois plus nombreuses à abandonner en première année en 2021 qu'en 201138(*). Ce constat a d'ailleurs justifié la commande, par le Gouvernement, d'un rapport de l'IGAS et de l'IGEST, remis en juillet 2022, sur la qualité de vie des étudiants en santé39(*).

La crise d'attractivité subie par ces secteurs est d'autant plus inquiétante qu'elle touche des secteurs au poids économique important, tels le secteur du bâtiment ou celui de l'hôtellerie-restauration, et des activités essentielles à la vie de la Nation : soin des personnes âgées et des enfants, système de santé, industrie agroalimentaire, transports publics... Les conséquences de cette désaffection sont de plus en plus visibles dans la vie de tous les jours (comme a pu l'être la pénurie de chauffeurs pour le ramassage scolaire ou la difficulté à recruter des soignants lors de la pandémie), sans que cette visibilité n'ait pour l'instant conduit à un sursaut d'attractivité pourtant essentiel.

Sans renouer avec l'attractivité, les efforts en matière de formation des demandeurs d'emploi ou d'accompagnement des entreprises ne pourront rester que vains, or, la dégradation de l'image d'un métier est bien plus rapide que sa réhabilitation. Comme l'a exprimé le chef d'entreprise Bruno Bouygues, entendu par la délégation aux Entreprises : « Nous mettons vingt ans à développer une entreprise, à développer des compétences. L'inertie est forte »40(*).


* 35 Réponses de France compétences au questionnaire de la délégation.

* 36 DARES, « Quelle relation entre difficultés de recrutement et taux de chômage ? La courbe de Beveridge en France et dans les autres pays européens », octobre 2021. « Il semblerait que la forte poussée des tensions et l'apparition d'un désalignement inhabituel entre difficultés de recrutement et chômage en France sur ces cinq ans résultent moins d'un problème de formation, déjà existant, que d'un problème d'attractivité dans une trentaine de métiers. »

* 37 Réponses de la FNTR au questionnaire de la délégation.

* 38 Étude de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), « Les étudiantes en formation d'infirmière sont trois fois plus nombreuses à abandonner en première année en 2021 qu'en 2011 », mai 2023.

* 39 Rapport de l'IGAS et de l'IGEST, « La qualité de vie des étudiants en santé », juillet 2022.

* 40 Rencontre avec Bruno Bouygues organisée par la délégation, « La Parole aux entrepreneurs », 21 juin 2023.

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