PREMIÈRE PARTIE
LES PÉNURIES DE MÉDICAMENTS, UN PHÉNOMÈNE EN AGGRAVATION CONSTANTE MALGRÉ LES MESURES PRISES

I. UNE NETTE AGGRAVATION DE LA SITUATION DEPUIS 2018

A. UN PHÉNOMÈNE MONDIAL HORS DE CONTRÔLE

1. Un phénomène mondial

« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »1(*)

La pénurie de médicaments et de produits de santé concerne en effet le monde entier, quel que soit le niveau de richesse des pays, la structure de leur système de santé ou la puissance de leur industrie pharmaceutique. Elle a d'ailleurs été reconnue comme telle par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en 20182(*).

Les comparaisons internationales sont difficiles à établir pour au moins trois raisons :

- des modes de comptabilisation différents des pénuries (par molécule dans certains pays, par molécule et forme galénique dans d'autres, par ordre chronologique parfois)3(*) ;

- des prescriptions différentes pour la même pathologie : si la France privilégie le paracétamol comme antidouleur, d'autres pays lui préfèrent l'ibuprofène ; ils seront évidemment différemment sensibles aux tensions d'approvisionnement dans l'un ou l'autre de ces médicaments ;

- une disponibilité des médicaments qui varie selon la taille du marché : en dépit de sa capacité à payer des médicaments à un tarif bien supérieur à celui d'autres pays y compris européens, la Suisse, petit marché compte tenu de sa population, compte moins de médicaments disponibles que ses trois voisins que sont l'Allemagne, la France et l'Italie.

Pour autant, même dans les pays où les prix des médicaments sont très élevés, notamment aux États-Unis, premier marché mondial, ou en Suisse compte tenu d'un taux de change très favorable, beaucoup de médicaments ont connu ou connaissent encore des tensions d'approvisionnement. Preuve en est l'alerte lancée, fin avril dernier, par les pédiatres de cinq pays européens, dont la Suisse, sur les pénuries persistantes de médicaments destinés aux enfants et aux adolescents (antibiotiques, antipyrétiques, analgésiques, traitements de l'asthme ainsi que les vaccins pédiatriques).

Les résultats de la dernière enquête annuelle du Groupement pharmaceutique de l'Union européenne (GPUE), réalisée entre le 14 novembre et le 31 décembre 2022, montrent que tous les répondants ont enregistré des pénuries au cours de l'année écoulée4(*), dont les trois quarts estiment que la situation s'est aggravée par rapport à l'année précédente.

Au Canada, en 2019-2020, des pénuries ont été signalées pour 29 % des médicaments vendus. Ce phénomène touche en priorité les médicaments génériques et ceux dont le coût de traitement est « faible » (moins de 10 000 dollars canadiens par an).

Aux États-Unis, selon une étude internationale parue dans la revue Decision Sciences, en 2019, 56 % des hôpitaux américains avaient indiqué avoir modifié les soins aux patientes et aux patients, ou retardé une thérapie en raison de ruptures d'approvisionnement, et près de 37 % avoir reprogrammé ou reporté des soins.

Dans une économie mondialisée, en particulier s'agissant des industries chimiques et pharmaceutiques, il n'était donc pas étonnant que la France soit elle aussi touchée par les pénuries de médicaments.

2. Une augmentation exponentielle

Pour les Françaises et les Français, les pénuries de médicaments, quelle que soit la façon dont on les qualifie, représentent une réalité anxiogène : faute de disponibilité immédiate ou dans la journée dans leur pharmacie, des patientes ou patients aigus ne peuvent se procurer les prescriptions que leur médecin a établies que dans des conditions dégradées. Pour les personnes souffrant d'une maladie chronique, les pénuries obligent, dans le meilleur des cas, à une anticipation du renouvellement de leur approvisionnement.

Plus grave encore, en cas de rupture d'approvisionnement pour une durée indéterminée, l'Agence nationale de la sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) peut recommander aux praticiens de ne pas initier de nouveau traitement, comme s'agissant de l'antiépileptique Sabril à compter du 1er mars 2023. À tel point que la Ligue contre le cancer a pu résumer la situation d'un slogan choc : « Cher patient, pour votre médicament, merci de patienter ».

Sur le plan juridique, une tension d'approvisionnement est définie comme l'incapacité pour le pharmacien d'officine ou de pharmacie à usage intérieur (PUI) de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures (article R 5124-49-1 du code de la santé publique). En pratique, dans ses statistiques qui permettent de mesurer l'ampleur de cette fracture sanitaire, l'ANSM distingue les « ruptures de stock et les « risques de rupture de stock », la seconde catégorie ayant un impact moins fort en termes de sécurité d'approvisionnement. Effectués en application de l'article L. 5121-32 du code de la santé publique, ces signalements incombent aux titulaires d'autorisation de mise sur le marché (AMM) et aux entreprises pharmaceutiques exploitant un médicament d'intérêt thérapeutique majeur (MITM). Toutefois, la liste des difficultés d'approvisionnement distingue ruptures de stock et tensions d'approvisionnement, preuve que la sémantique importe peu par rapport à la réalité de terrain.

Déjà en forte croissance au cours de la décennie précédente, le nombre de signalements s'est envolé à compter de 2018, Pour l'agence, en réponse au questionnaire que lui a adressé la commission d'enquête, « les hausses significatives de déclarations à l'ANSM constatées à partir de 2019 s'expliquent essentiellement par la loi de financement de la sécurité sociale 2020, qui a introduit l'obligation, pour les industriels, de signaler les risques de rupture le plus en amont possible, et par la gestion par les États de la pandémie de covid-19 et notamment les confinements et baisses des activité industrielles et de transport ». Par définition, cet effet s'est aujourd'hui estompé mais le nombre de signalements a atteint un record en 2022, tant pour les ruptures avérées que pour les risques de ruptures. Au total, l'ANSM a reçu 3 761 déclarations, réparties entre 1 602 pour les ruptures de stock et 2 159 pour les risques de rupture.

Nombre de déclarations de ruptures et risques de rupture (2014-2022)

Source : Commission d'enquête, d'après des données publiées par l'ANSM

Selon l'ANSM, « il n'est pas constaté un allongement du délai moyen des ruptures au fil des années, la médiane reste autour de 2 mois environ ». Dans le détail, la durée est très variable, de quelques heures à une durée beaucoup plus longue. Ainsi, s'agissant de la carbamazépine Viatris LP. 400 mg, une tension d'approvisionnement a été notifiée le 5 juin et le médicament remis à disposition dès le 7 juin. À l'inverse, certaines tensions se prolongent plusieurs mois, voire pour une durée indéterminée. Ainsi, l'antiépileptique topiramate 100 mg, qui figure sur la liste des 454 médicaments essentiels publiée par le gouvernement début juin 2023, est en tension d'approvisionnement chez deux fabricants - Sandoz depuis le 19 avril 2021 et Mylan depuis le 5 mai 2021. La bléomycine est, quant à elle, en pénurie depuis plus de quatre ans !

Un exemple de « pénurie de longue durée » : la bléomycine

Produit par le laboratoire Sanofi, la bléomycine est signalée par l'ANSM en tension d'approvisionnement depuis le 1er janvier 2019. Ce médicament est utilisé pour traiter certains cancers de la peau, des lymphomes et des cancers des testicules (carcinomes testiculaires).

Le 24 avril dernier, le contingentement médicalisé mis en place depuis 2019 a été levé et la bléomycine est progressivement remise à disposition en maintenant une distribution contingentée dans le circuit hospitalier, alors que le circuit ville reste fermé. Le laboratoire précise que « désormais, les établissements hospitaliers peuvent commander cette spécialité selon les modalités habituelles. Les quantités qui seront allouées chaque mois correspondent aux besoins mensuels de l'établissement constatés les mois précédents. Dans le cas où la quantité allouée est atteinte, et en cas de besoin, l'établissement peut nous contacter afin d'évaluer la possibilité d'un dépannage... »

Source : Commission d'enquête

En revanche, l'ANSM note une augmentation du nombre de signalements et de la complexité des dossiers, c'est-à-dire nécessitant la mise en place d'au moins une mesure de réduction de l'impact5(*), à gérer en lien avec une chaîne logistique déjà très tendue et qui peut se rompre brutalement en fonction du moindre aléa.

Le schéma ci-dessous reprend les causes renseignées par les industriels dans les déclarations de ruptures et de risques de ruptures en 2022, sachant que ces proportions varient peu d'une année sur l'autre. Dans près de 30 % des cas, l'ANSM ne parvient pas à identifier de cause précise de rupture d'approvisionnement. Mais capacités de productions insuffisantes, augmentations du volume de vente et défauts d'approvisionnement en matière première constituent à elles trois la majorité des causes de pénuries, à raison respectivement de quelque 27, 20 et 8 %6(*).

Répartition des sources des ruptures d'approvisionnement en médicaments

Source : Commission d'enquête d'après données ANSM


* 1 Jean de La Fontaine, Les animaux malades de la peste.

* 2 Lutter contre la pénurie mondiale de médicaments et de vaccins et en favoriser l'accès, rapport du directeur général, 19 mars 2018, A71/12.

* 3 L'agence italienne de la pharmacie (Agenzia italiana del farmaco) comptabilise à la fois les formes galéniques et les cessations définitives de commercialisation, d'où un nombre en apparence très élevé de signalements (3 364 au 8 juin). On notera que les données de signalement d'un même médicament manquant en France et en Italie peuvent ne pas être exactement les mêmes : le Sabril 500 mg, dont seule l'Italie précise qu'il ne dispose d'aucune possibilité de substitution, est indiqué en rupture d'approvisionnement pour une durée indéterminée en France et jusqu'au 31 décembre en Italie.

* 4 https://www.pgeu.eu/wp-content/uploads/2023/01/Medicine-Shortages-PGEU-Survey-2022-Results-1.pdf

* 5 Toutes les déclarations reçues par l'ANSM font l'objet d'une analyse de risques et génèrent l'ouverture d'un dossier qui sera suivi par les équipes de l'agence jusqu'à remise à disposition normale du médicament. Certaines situations plus critiques nécessitent la mise en place de mesures permettant de limiter au maximum l'impact de la rupture sur l'accès des patients à leur traitement (cf. infra).

* 6 La définition précise de chaque source de pénurie figure en annexe 1.

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