B. LES SUBVENTIONS LES PLUS IMPORTANTES ONT ÉTÉ ATTRIBUÉES À DES ASSOCIATIONS NE PRÉSENTANT AUCUNE GARANTIE QUANT À LEUR SÉRIEUX ET À LA QUALITÉ DE LEUR ACTION

1. L'USEPPM, vaisseau amiral du fonds Marianne

De nombreux éléments présentés à la mission d'information indiquent que le financement par l'État du projet de l'Union des sociétés d'éducation physique et de préparation militaire (USEPPM) était envisagé bien en amont du lancement du fonds Marianne, et que le cabinet a joué un rôle moteur dans le processus, depuis l'incitation au dépôt d'une demande de subvention jusqu'à la sélection du projet.

a) Le cabinet a joué un rôle actif pour inciter Mohamed Sifaoui à déposer son projet

Le rapport de l'Inspection générale de l'administration rapporte que, selon Mohamed Sifaoui : « il y aurait 6 rencontres avec le cabinet, en mars et en avril, dont deux réunions en présence du secrétaire général du CIPDR et une avec le directeur de cabinet de la ministre déléguée. À deux reprises, la ministre déléguée serait venue saluer l'invité à la fin des réunions, qui se tenaient dans une salle attenante à son bureau, et aurait eu avec lui des échanges rapides »28(*).

La mission est en mesure d'établir qu'il y a eu au moins trois rendez-vous entre Mohamed Sifaoui et le cabinet en mars et en avril : le 24 mars, le 6 avril et le 22 avril 2021. Les témoignages convergent pour indiquer qu'à la fin du premier et du troisième rendez-vous, Mohamed Sifaoui aurait effectivement eu un bref échange avec la ministre. Toutefois, rien n'indique qu'il y ait eu à ce moment un véritable engagement financier envers Mohamed Sifaoui, même s'il a été visiblement encouragé à déposer un dossier de candidature.

Lors de son audition, Christian Gravel a affirmé « j'ai appris que l'USEPPM pourrait bénéficier du fonds Marianne après un appel téléphonique de M. Sifaoui : il me dit sortir d'un rendez-vous avec la ministre, celle-ci lui avait parlé du fonds Marianne, en lui faisant comprendre que par son statut, son implication et son investissement il avait toute sa place pour y prétendre. »29(*)

Interrogé par la mission d'information sur cet appel, Mohamed Sifaoui a confirmé en audition qu'il a bien eu lieu, et a affirmé que le rendez-vous en question s'était tenu le 24 mars. Il précise que la réunion s'est d'abord tenue avec le cabinet, et qu'il aurait seulement eu un échange avec la ministre « de dix à quinze minutes »30(*).

Les échanges de mail entre le CIPDR et le cabinet de la ministre confirment qu'un rendez-vous était en effet prévu le 24 mars. Il était par ailleurs prévu que Christian Gravel y participe, mais les témoignages reçus indiquent que ce ne fut finalement pas le cas.

Mail du cabinet de la ministre à Mohamed Sifaoui

Date : 16 mars 2021 - 18h49

Bonjour,

Comme suite à notre conversation, nous vous confirmons que [conseiller X] vous recevra à l'occasion d'une réunion qui se tiendra le :

Mercredi 24 mars 2021 à 10h45

Salon 132

Hôtel Jean Moulin

Place Beauvau

Seront également présents :

- [trois conseillers de la ministre, sans le directeur de cabinet]

- Christian Gravel, SG-CIPDR

Concernant le déroulé du rendez-vous du 24 mars, Mohamed Sifaoui indique lors de son audition que « les membres du cabinet et madame Schiappa me disent qu'un fonds, sans parler du fonds Marianne, important dédié aux contre-discours sera prochainement mis en place et qu'ils attendent les derniers arbitrages »31(*).

L'ancienne ministre déléguée a par ailleurs déclaré devant la mission d'information qu'elle n'aurait pas annoncé à Mohamed Sifaoui lors de cette réunion qu'il allait bénéficier du fonds Marianne : « je tiens à le dire ici, parce que l'un des témoignages qui a été apporté devant votre commission a affirmé que j'aurais reçu personnellement en tête-à-tête M. Sifaoui au mois de mars, et que ce serait à cette occasion que je lui aurais annoncé qu'il aurait une subvention ou qu'il serait éligible au Fonds Marianne. C'est faux, je tiens à le dire ici sous serment. »32(*)

Toujours est-il qu'il semble établi qu'il y eut une discussion lors de la réunion du 24 mars sur le projet porté par Mohamed Sifaoui, et qu'il est probable qu'un financement par un fonds consacré au contre-discours ait été évoqué, sans qu'une promesse de financement n'ait été donnée à ce stade.

Il faut en effet relever que l'ensemble des acteurs indiquent qu'il n'y a pas eu d'engagement financier lors de cet entretien, et rien ne permet de penser le contraire dans les pièces obtenues ou les témoignages reçus. Mohamed Sifaoui affirme également qu'il n'aurait pas fait mention de l'USEPPM lors de cette réunion.

L'étape suivante est la réunion du 6 avril 2021. Cette réunion, qui est évoquée précisément par Mohamed Sifaoui, et rapidement par Christian Gravel, qui ne précise par sa date exacte, est également confirmée par un mail du cabinet, adressé cette fois-ci à Christian Gravel. Contrairement à celle du 24 mars, ce dernier a participé à cette réunion.

Mail du cabinet à Christian Gravel du 30 mars 2021, 16h09

Bonjour,

M. [conseiller Y], conseiller chargé [...] souhaite vous convier à la réunion suivante :

Entretien avec Mohamed Sifaoui

Mardi 6 avril à 16h

La mission d'information a recueilli des témoignages divergents sur le déroulement de ce rendez-vous. D'après Mohamed Sifaoui, « le 6 avril, la réunion porte sur le projet en lui-même, sa stratégie », et « on ne parle pas de fonds, on ne parle que du projet »33(*). Cette version des faits tranche à nouveau avec celle de Christian Gravel, qui indique que le fonds Marianne aurait bien été évoqué au cours de cette réunion : « nous avons eu une réunion quelques jours plus tard avec le cabinet - c'était au début du mois d'avril - au cours de laquelle le fonds Marianne a été mentionné. »34(*)

Au cours de cette même réunion, Mohamed Sifaoui affirme qu'il aurait évoqué l'USEPPM avec Christian Gravel et le cabinet. À ce sujet, le journaliste a déclaré : « je laisse le choix aux membres du cabinet auxquels je dis que je suis en contact avec quatre ou cinq associations, dont l'USEPPM dans sa dénomination complète, l'Union des fédérations des sociétés d'éducation physique et de préparation au service militaire. »35(*) Il faut relever qu'il n'est pas entièrement certain que cette proposition a été faite durant la réunion du 6 avril : la mission d'information ne dispose pas d'un autre témoignage relatant cet épisode. En tout état de cause, il apparaît que pour Mohamed Sifaoui lui-même, l'USEPPM était une structure de portage d'une initiative dont il était le moteur, et le principal argument.

Selon, Cyril Karunagaran, qui se présente comme le président de l'USEPPM, le lendemain un mail aurait été envoyé pour inviter l'USEPPM à déposer une demande de subvention : « plus précisément le 7 avril 2021, Mohamed Sifaoui m'a transféré un e-mail d'un conseiller de Mme Schiappa, qui lui a adressé les pièces d'un dossier à renseigner dans les deux jours pour bénéficier d'une subvention. J'ai donc travaillé jour et nuit pour pouvoir être dans les temps. »36(*). Ce récit est similaire à celui donné par Mohamed Sifaoui lors de son audition, même s'il précise qu'il aurait déjà travaillé sur le chiffrage pluriannuel du projet avec Cyril Karunagaran entre le 24 mars et le 6 avril 2021.

Cette date est par ailleurs cohérente avec la déclaration de Sébastien Jallet, selon qui : « la décision de faire un appel à projets est prise début avril, je la rattache à une discussion que j'ai eue avec la ministre le 7 avril 2021 ; nous en informons alors le cabinet et l'administration. »37(*) Il est vraisemblable que Mohamed Sifaoui ait été contacté juste après la confirmation du lancement de l'appel à projets.

Le 9 avril 2021, Cyril Karunagaran a ainsi déposé une demande de subvention, par un mail adressé directement à Christian Gravel à 16 h 36. Cette demande de subvention était d'un montant de 635 000 euros, et devait financer le projet de l'association pour le reste de l'année, comme l'a indiqué Cyril Karunagaran lors de son audition : « les 635 000 euros portaient uniquement sur la première année - plus précisément sur ce qu'il restait de l'année, parce qu'on était déjà au moins d'avril »38(*). Les témoignages reçus, ainsi que la fiche d'instruction de la demande de l'USEPPM en amont du comité de programmation, confirment que cette somme avait bien été demandée.

S'il a été demandé à l'USEPPM de déposer une demande de subvention dans les 48 heures, c'est vraisemblablement que les membres du cabinet avaient la volonté d'intégrer le dossier de l'USEPPM lors du comité de programmation du 13 avril, ce qui est confirmé par plusieurs mails. Il faut relever que le projet de l'USEPPM n'était pas initialement intégré au comité de programmation du 13 avril, et qu'il l'a vraisemblablement été à la suite de ces demandes.

Mail de [conseiller X] à Christian Gravel, à Jean-Pierre Laffite et à Sébastien Jallet (avec tout le cabinet en copie) du 9 avril 2021 à 15h25

Pouvez-vous nous préciser si vous avez reçu la demande M. Sifaoui ? Si oui, pouvez-vous nous faire passer la FI pour que nous l'intégrions à ces demandes ?

Je vous en remercie.

Mail de [conseiller X] à Christian Gravel, à Jean-Pierre Laffite et à Sébastien Jallet (avec tout le cabinet en copie) du 13 avril 2021 à 8h36

Monsieur le préfet,

Sauf erreur de ma part, nous n'avons pas reçu la FI du dossier USEPPM pour le comité de programmation de cet après-midi.

Pourriez-vous nous la faire passer svp ?

Je vous en remercie.

Bien cordialement,

Note : « FI » signifie « fiche d'instruction ». Une fiche d'instruction est réalisée par la chargée de mission s'occupant du suivi des dossiers pour chaque demande de subvention.

Il est possible ainsi qu'à défaut d'avoir encore défini les dates précises de l'appel à projets à venir, le cabinet ait souhaité « sécuriser » la subvention à l'USEPPM en l'intégrant au comité de programmation.

Il faut relever que des discussions se sont tenues au sein du cabinet au sujet de la subvention à accorder à l'USEPPM. Un mail daté du 6 avril 2021 d'un conseiller à la ministre souligne que le budget du projet de Mohamed Sifaoui « reste à la hauteur des objectifs fixés », ce à quoi la ministre répond le même jour que « 300K€39(*) de l'État ça me paraît énormissime ».

Il faut souligner que cette date du 6 avril se trouve en amont même du dépôt de demande l'USEPPM. Dans cet échange, il apparaît que le principe d'une subvention à l'USEPPM est déjà acquis.

C'est finalement ce chiffre de 300 000 euros qui sera retenu dans le compte rendu du comité de programmation. Ces échanges tendent à montrer que le cabinet et la ministre ont tenu un rôle important dans la sélection du projet de l'USEPPM, ainsi que dans la détermination du montant de la subvention qui sera accordée le 13 avril.

Cependant, cette subvention ne sera finalement jamais versée à l'USEPPM. Comme d'autres associations, le projet de l'USEPPM a été basculé sur le fonds Marianne, et l'association a été invitée à déposer un nouveau dossier pour l'appel à projets. Il est vraisemblable que la décision du comité de programmation d'accorder 300 000 euros à l'USEPPM ait finalement surtout servi de « base de référence » pour le SG-CIPDR, pour déterminer un ordre de grandeur de ce que l'administration était prête à accorder à ce projet.

Le cabinet ne s'est donc pas arrêté à une validation ou un refus des propositions de l'administration, mais a également joué un rôle actif d'impulsion, dans le dossier de l'USEPPM, en discutant même du montant de la subvention en amont. La ministre a également été impliquée dans les discussions.

Les documents mis à disposition par Marlène Schiappa

Lors de son audition, l'ancienne ministre déléguée chargée de la citoyenneté, Marlène Schiappa, s'est engagée à ouvrir les archives des mails échangés entre elle et son cabinet au sujet du fonds Marianne : "D'ores et déjà, monsieur le président et monsieur le rapporteur, que vous m'avez écrit hier soir pour me demander d'avoir accès aux archives des mails échangés entre mon cabinet et moi-même. Bien évidemment, je donne mon accord pour que vous puissiez avoir accès à ces archives. Une réponse écrite qui va vous parvenir aujourd'hui vous permettra d'avoir accès à l'ensemble de ces messages."

La mission d'information a eu accès aux archives du cabinet le vendredi 16 juin, mais celles-ci ne comprenaient aucun échange de mail. Alerté sur cette situation, l'actuel cabinet de Marlène Schiappa a répondu que « les échanges de mail évoqués par la Ministre en audition ont été transmis par la Ministre au Sénateur par courrier du 8 juin ».

Les échanges écrits entre le cabinet et l'ancienne ministre déléguée dont a pu disposer la mission d'information se résument ainsi à deux mails sur une série de mails, datés du 6 avril 2021, transmis le 8 juin 2023.

b) Il reste des zones d'ombre sur les circonstances dans lesquelles le montant final de la subvention à l'USEPPM a été déterminé

Lors de sa réunion, le 21 mai 2021, le comité de sélection a décidé d'octroyer une subvention de 355 000 euros à l'USEPPM, répondant favorablement à la demande de l'association envoyée le 10 mai. L'association a été notifiée de la décision d'octroi de cette subvention le 28 mai 2021. Toutefois, le passage de la décision du comité de programmation d'octroyer 300 000 euros à celle consistant finalement à retenir une subvention de 355 000 euros au bénéfice du projet de l'USEPPM est entourée de plusieurs zones d'ombre.

Mohamed Sifaoui a indiqué à plusieurs reprises devant la mission d'information n'avoir pas été averti de la décision du comité de programmation d'accorder 300 000 euros au projet. De même, Cyril Karunagaran a affirmé en audition n'avoir pas été averti de cette décision : « aucune subvention de 300 000 euros ne m'a été notifiée »40(*).

Dans le même temps, Cyril Karunagaran affirme que « lors de nos échanges avec le CIPDR, nous avions évoqué la possibilité d'obtenir une subvention de 300 000 euros, sans préciser leur affectation »41(*).

Une réunion a eu lieu le 22 avril en présence de Mohamed Sifaoui, de Christian Gravel et de Sébastien Jallet. Mohamed Sifaoui était invité initialement pour présenter son projet à la ministre déléguée, mais d'après plusieurs témoignages, celle-ci n'a finalement pas pu être présente. À la fin de la réunion, elle aurait néanmoins salué « cursivement » Mohamed Sifaoui42(*).

Sur le contenu de la réunion, Sébastien Jallet a déclaré devant la commission d'enquête que : « le 22 avril, quand je reçois M. Sifaoui pour la première fois et pour le compte de la ministre, nous échangeons sur son projet, il n'y a pas de compte-rendu de notre réunion mais je peux vous assurer que je n'ai pris aucun engagement financier sur ce projet. »43(*) Mohamed Sifaoui a réitéré devant la mission d'information qu'il n'y avait pas eu d'engagement financier, et il a précisé qu'il n'avait pas été informé de la décision du comité de programmation d'accorder 300 000 euros de subvention à l'association.

La manière dont a été arrêté le montant de la subvention que recevra finalement l'USEPPM, à savoir 355 000 euros, est difficile à démêler. Cyril Karunagaran a indiqué devant la commission d'enquête que : « j'ai ensuite eu un échange avec [la chargée de mission en charge du suivi des dossiers], qui m'a fait modifier le dossier pour réduire le montant de la demande le 10 mai. Depuis le départ, le dossier envoyé début avril, nous n'avons pas bougé la présentation de notre dossier et le contenu mais simplement réduit les budgets »44(*). Mohamed Sifaoui a par ailleurs indiqué lors de son audition : « On [Cyril Karunagaran] lui a demandé d'actualiser le 10 mai 2021. »45(*)

Le 10 mai est la date de l'envoi de la version actualisée du projet de l'USEPPM. Dans les documents envoyés, les financements demandés pour l'année 2021 s'élèvent déjà à 355 000 euros.

Mail de Cyril Karunagaran à l'adresse mail de l'appel à projets
du fonds Marianne

Date : 10 mai 2021 à 17h44

Madame, Monsieur,

Nous vous prions de trouver ci-joint une version actualisée de notre dossier de candidature, en tenant compte de la poursuite du projet sur 2022.

Nous souhaiterions d'ailleurs rendre cette action pérenne et la poursuivre au-delà de 2022.

Entre-temps, veuillez recevoir, Madame, Monsieur, nos salutations distinguées.

Cyril KARUNAGARAN

Président

Union des Sociétés d'Éducation Physique et de Préparation Militaire

Association fondée en 1885 reconnue d'utilité publique

Durant la suite de son audition, Cyril Karunagaran a indiqué devant la mission d'information : « j'ai malheureusement découvert, après que l'acceptation de la demande de 355 000 euros m'avait été notifiée, que je devais faire disparaître le montant de 580 000 euros qui figurait pourtant sur le formulaire Cerfa et qui correspondait, selon moi, à un engagement dans la durée. Nous nous sommes donc retrouvés avec une visibilité réduite sur six ou sept mois. »46(*)

Le CERFA qui a été envoyé le 10 mai indique en effet le souhait d'obtenir un financement de 580 000 euros pour l'année 2022. Une note réalisée par la chargée de mission du 11 mai 2021, qui effectue un premier recensement des projets reçus, indique pour l'USEPPM « demande de subvention de 355 000 euros en 2021 et de 580 000 euros en 2022 ».

Extrait du CERFA envoyé par l'USEPPM le 10 mai 2021

Cependant, il convient de souligner que le comité de sélection n'a jamais arbitré favorablement pour octroyer une subvention de 580 000 euros à l'USEPPM en 2022. Dans les notes qui ont suivi le comité de sélection, il n'est mentionné que la décision d'octroyer 355 000 euros à l'USEPPM pour un projet en 2021, et que ce montant correspond à la demande de l'association. L'indication du montant de 580 000 euros pour 2022 aurait été simplement ignorée.

Un témoignage, qui n'a pas pu être corroboré par une autre déclaration, indique que, dans les jours qui ont suivi la notification de la décision du comité de sélection, Mohamed Sifaoui se serait plaint que le montant de 580 000 euros pour 2022 ait été coupé.

Une nouvelle version Cerfa de l'USEPPM a finalement été établie le 9 juillet 2021. Le financement de 580 000 euros n'y est plus mentionné.

c) L'USEPPM était pensé comme la pièce maîtresse du fonds Marianne

Rien n'indique que Mohamed Sifaoui ait participé à la conception du fonds Marianne. Il apparaît toutefois que son projet, porté par l'USEPPM, a rapidement été considéré, à la fois par le cabinet et le SG-CIPDR comme une « pièce maîtresse », ou le « vaisseau amiral » du fonds Marianne.

À ce titre, il est utile d'en revenir aux propos tenus par Christian Gravel lors de son audition, sur le projet de l'USEPPM : « ce projet était le plus ambitieux et le plus courageux de ceux qui ont été présentés et le seul à envisager une confrontation directe avec des activistes extrémistes. »47(*)

Le projet de l'USEPPM devait s'inscrire dans la stratégie de « contre-discours sociétal » évoquée par Sébastien Jallet, lorsqu'il prenait comme référence l'exemple britannique : il ne s'agissait pas seulement de tenir un discours de promotion des valeurs de la République en ligne, mais de répondre directement à des comptes et des campagnes d'influence qui promeuvent le séparatisme. Selon un témoignage, Mohamed Sifaoui lui-même concevait son programme comme une unité de contre-discours proche de ce que fait l'UCDR, où il était formateur, mais qui ne dépendrait pas du ministère de l'intérieur.

Une action de ce type demande des compétences précises, et il n'est pas étonnant de ce fait que la quasi-totalité des associations ayant candidaté pour le fonds Marianne ne se fût pas positionnée sur une telle stratégie de riposte.

Or, Mohamed Sifaoui était vu par le SG-CIPDR et le cabinet comme quelqu'un capable de maîtriser ce contre-discours sociétal, comme l'a indiqué explicitement Sébastien Jallet lors de son audition : « vous citez un acteur connu sur ces sujets, qui fait, en quelque sorte, référence en matière de lutte contre l'islamisme et le cyber-islamisme, il faisait déjà du contre-discours sociétal à travers les réseaux sociaux et le site « Islamoscope », qu'il avait créé à titre personnel. »48(*) En outre, un mail du 6 avril d'un membre du cabinet à la ministre déléguée, le même où le budget du projet est évoqué, indique ainsi que « le projet présenté par M. SIFAOUI est très solide, sérieux et 200 % en cible avec le contre-discours souhaité +++ ».

Surtout, Mohamed Sifaoui était déjà connu à la fois par le SG-CIPDR et par le cabinet de la ministre.

Mohamed Sifaoui avait participé à un séminaire dans le Tarn le 26 octobre 2020, dans le cadre d'un déplacement officiel de la ministre déléguée49(*).

La SG-CIPDR a indiqué à la mission d'information que Mohamed Sifaoui a donné plusieurs formations à l'UCDR sur l'histoire de l'islamisme, les différents courants islamistes et les moyens d'entraver le discours séparatistes entre janvier et novembre 2021, et qu'il a donné une formation sur le contre-discours en janvier 2023. D'après les informations transmises à la commission d'enquête, Mohamed Sifaoui aurait été rémunéré pour ces formations pour un montant de 39 500 euros, facturé par la société R & K, qui est dirigée par l'épouse de Cyril Karunagaran. Il faut par ailleurs relever que le montant de ce contrat, 39 500 euros H.T, se trouve juste en dessous de la limite de 40 000 euros H.T au-delà de laquelle un marché public, avec publicité et mise en concurrence préalables, est obligatoire.50(*)

Le versement de 47 400 euros TTC a eu lieu en une seule fois, le 26 février 2021. Cette situation est très étonnante, car le paiement a eu lieu en amont de la réalisation de la grande majorité de ses conférences, alors que les paiements reposent, en règle générale, sur le principe du « service fait »51(*).

Le devis inclut par ailleurs des prestations de natures diverses, comme le déplacement pour la journée de formation dans le Tarn précédemment évoquée, ou des prestations, comme « Déconstruction des rhétoriques légitimant toute forme haine ou de violence », dont le support n'est pas précisé.

Extrait du devis de la société R & K pour le SG-CIPDR

Le choix de passer par l'entreprise de l'épouse de Cyril Karunagaran, dont les activités de consultant n'étaient pas l'objet premier, mais la vente de chaussure de luxe sur mesure, soulève également des interrogations.

Outre la question de son activité de formateur à l'UCDR, Mohamed Sifaoui faisait également partie des personnes consultées dans le cadre de la préparation de la loi confortant le respect des principes de la République, comme l'a par ailleurs rappelé Marlène Schiappa lors de son audition : « Il a également participé à une visioconférence avec d'autres experts, que je peux citer si vous le souhaitez, dans le cadre des travaux préparatoires à la loi séparatisme, puisqu'il était un interlocuteur du CIPDR. »52(*)

Le projet qui sera subventionné par le fonds Marianne était donc manifestement rattaché à la personne de Mohamed Sifaoui bien davantage qu'à l'association USEPPM, qui, selon les témoignages, n'a été connue du cabinet et de l'administration que dans un second temps. Ses expériences attribuées sur ce thème, et son travail au sein de l'UCDR, lui ont conféré des gages de sérieux aux yeux du cabinet et du SG-CIPDR. Christian Gravel avait ainsi déclaré lors de son audition : « je rappelle en outre que l'association était dirigée par un expert reconnu, qui a fait figure de caution scientifique dans le cadre de l'appel à projets du fonds Marianne, une caution suffisamment forte pour nous rassurer sur la qualité des productions à venir. »

Ainsi, le projet de l'USEPPM représentait, aux yeux du cabinet et de l'administration, la garantie qu'au moins l'un des projets du fonds Marianne se positionnerait dans une véritable logique de contre-discours en « riposte » aux discours séparatistes. Ce projet a fait l'objet de plusieurs discussions en amont de l'appel à projets, et l'administration ainsi que le cabinet ont décidé de lui accorder la principale subvention du fonds Marianne, d'un montant de 355 000 euros.

Un tel procédé va à l'encontre de la logique de l'appel à projets, qui devait servir à faire émerger des acteurs nouveaux. Le projet de Mohamed Sifaoui a été choisi et discuté en amont, précisément parce qu'il était connu du cabinet et du SG-CIPDR. 

En outre, il est possible que le fait que l'association elle-même était en réalité au second plan dans le projet explique que des garanties n'aient pas été suffisamment prises concernant l'USEPPM. Il faut en effet rappeler que l'association n'avait pas d'expérience significative dans le domaine du contre-discours républicain, et que son budget de fonctionnement, 50 000 euros, est très inférieur aux montants qui étaient demandés.

Le rapport de l'IGA relève qu' « aucune vérification n'a été effectuée en amont du comité de sélection sur l'USEPPM ». Sébastien Jallet a toutefois indiqué durant son audition : « je ne me souviens plus si c'est avant ou après cet entretien du 22 avril, je demande expressément à mes collaborateurs et à l'administration de regarder ce qu'est cette association ». Finalement, toujours d'après son témoignage : « la réponse m'est donnée le 22 mai en comité de sélection lorsque nous examinons les dossiers, j'en retiens que la présentation est positive, on met en avant le fait que cette association est reconnue d'utilité publique. »53(*) Le rapport de l'IGA précise que : « Le secrétaire général du CIPDR a confirmé à la mission qu'il n'avait pas engagé de contrôle particulier, la reconnaissance d'utilité publique constituant en elle-même, selon ses termes, « un gage de sérieux et de solidité » »54(*).

Il faut par ailleurs indiquer qu'il existe un conflit concernant la direction de l'USEPPM. Plusieurs personnes affirment être les véritables dirigeants de l'USEPPM, tandis que Cyril Karunagaran déclare que ces personnes auraient été exclues de l'association. La mission d'information n'a pas cherché à trancher cette question, qui ne relève pas de ses compétences, mais elle contribue à montrer le flou qui entoure la situation de l'USEPPM.

Le projet de l'USEPPM était pensé comme le « vaisseau amiral » du fonds Marianne, car il était en réalité vu comme un prolongement de l'action de l'UCDR, mené par un acteur de la société civile. Toutefois, si le capitaine était identifié, toutes les précautions n'avaient pas été prises pour s'assurer que le navire présente toutes les garanties nécessaires pour mener à bien un tel projet.

2. Reconstruire le commun, un nouvel entrant qui n'offre aucune garantie
a) Une subvention de lancement à cheval sur 2020 et 2021, sur l'enveloppe du fonds interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation

Le soutien accordé à l'association Reconstruire le commun interroge. En effet, l'association vient d'être constituée, le 29 octobre 2020 lorsqu'elle se voit octroyer une première subvention de 39 000 euros, en décembre 2020. Elle ne peut donc attester que d'une activité très récente, si tant est qu'elle ait déjà été active.

D'après Christian Gravel, auditionné par la mission, il aurait rencontré fin décembre 2020 la présidente de l'association Reconstruire le commun. Il a ainsi indiqué qu'il s'agissait « d'une femme dotée d'une grande intelligence, d'une vraie connaissance de l'ensemble des enjeux liés à l'actualité et d'une véritable conscience républicaine. Cette dirigeante associative a, je le rappelle, fondé son association deux semaines après l'assassinat du professeur Paty : il me semble que très peu de structures ont su se mobiliser dans un tel laps de temps, ce qui atteste, encore une fois, de la très grande conscience républicaine de cette personne, dont l'objectif était - c'est le discours qui m'a été tenu - de faire face efficacement au délitement de nos sociétés et de défendre l'essentiel, à savoir nos principes. »55(*)

La présidente de l'association aurait transmis, peu de temps après, une demande de subvention de 39 000 euros qui « avait tout simplement pour objet de donner à cette association les moyens de lancer des actions concrètes », toujours d'après les propos du préfet Christian Gravel, qui a estimé que « le projet qui [...] a été présenté était très abouti ».

Cette présentation d'une situation « simple » contraste avec celle réalisée par le secrétaire général adjoint du CIPDR, Jean-Pierre Laffite, qui a indiqué devant la commission que l'association « avait déjà été financée, à hauteur de 39 000 euros, dans des conditions assez compliquées »56(*).

La convention d'attribution de la subvention « date du 28 décembre 2020. Or, cette date correspond à un moment où il n'y a plus de crédits disponibles : c'est le plus mauvais moment pour attribuer une subvention. » D'après le secrétaire général adjoint « la situation est en tout cas discutable », alors qu'aucun avenant n'a été signé pour permettre finalement l'imputation en 2021de cette subvention attribuée sur les crédits 2020 du FIPDR.

La première subvention aurait permis de financer « le site internet de cette association, instituée en octobre 2020, et de promouvoir certains dispositifs sur les réseaux sociaux ». Ces propos correspondent à ce qui aurait été indiqué par Christian Gravel à Mediapart, à savoir que la subvention a été versée pour « accompagner le lancement de cette association »57(*).

b) Le précédent « On vous voit » permettait d'anticiper aisément les risques de dérapage

Lors de son audition par la mission, Christian Gravel a indiqué avoir eu connaissance de la proximité entre Reconstruire le commun et le collectif « On vous voit ».

Ainsi, il était au courant que, « par le passé, ce collectif avait parfois diffusé des contenus à caractère politique. C'est pourquoi nous avions conditionné notre aide - la première subvention, qui a été versée avant la création du fonds Marianne - à cette association à l'absence de tout message de nature politique. »58(*)

Dans les documents transmis, aucun élément ne témoigne d'une telle conditionnalité dans le cadre de la convention d'attribution de la subvention accordée au titre du fonds Marianne.

c) Des inquiétudes légitimes sur la capacité de l'association à gérer une telle subvention ont été exprimées dès la décision d'attribution

Peu après la décision d'attribution de 330 000 euros, les 27 juin et 22 juillet 2021, et alors que l'association ne semblait pas disposer des capacités matérielles pour gérer une subvention d'un montant aussi important, le secrétaire général adjoint, Jean-Pierre Laffite a exprimé son étonnement par courriel aux deux membres du comité de sélection, agents du SG-CIPDR face à la situation, a priori peu commune, de l'association.

Courriels de Jean Pierre Laffite aux deux agents du SG-CIPDR,
membres du comité de sélection

Le 27 juin 2021 :

« [...] Plusieurs remarques :

- je suis surpris du montant de la subvention et suppose que la capacité financière et technique de l'association Reconstruire le commun a été strictement vérifiée

- des doutes existent :

° l'association a - semble-t-il - été créée le 29/10/2020 (Cf. site pages jaunes)

° le budget prévisionnel du projet ne fait état d'aucune charge de personnel salarié de l'association (hormis des bénévoles), ce qui laisse entrevoir une structure dénuée de ressources humaines en mesure de gérer 330 000 euros de subvention État

° comme pour d'autres conventions, une incohérence existe entre les mentions de l'article 3 "La subvention versée au titre du FIPDR ne peut financer que 10 % des charges de fonctionnement administratif courant dans la limite de 5 000 euros" et le budget prévisionnel qui prévoit des charges fixes de fonctionnement d'un montant de 15 000 + 5 000 euros.

Sauf à faire modifier le cerfa, on doit indiquer dans la convention, que « La subvention versée au titre du FIPDR ne peut financer que 10 % des charges de fonctionnement administratif courant". Il convient toutefois de vérifier que cette mention est conforme à la réalité (faute d'en disposer, je ne peux comparer avec le budget prévisionnel de l'association pour 2021). »

Le 22 juillet 2022 :

« [...] A priori, c'est bon pour moi : outre la question de la redondance avec d'autres projets, je trouve toutefois hasardeux d'attribuer 330 000€ à une association créée en octobre 2020 et qui n'affecte aucun salarié à sa gestion financière.

C'est le type même de situation qui justifie un contrôle de 2ème niveau.

À surveiller.

Il semble que ces points d'alerte ne se sont pas traduits, par la suite, par des exigences renforcées à l'endroit de l'association, ni par une adaptation de la convention attributive. En réponse à ce courriel, la chargée de mission a indiqué « le Secrétaire général n'a pas manqué de souligner le caractère inédit d'un tel financement auprès du porteur et de l'alerter sur l'extrême rigueur dont il devrait faire preuve dans la gestion de cette subvention. »


* 28 Rapport d'inspection relatif à la subvention versée en 2021 à l'USEPPM dans le cadre du fonds « Marianne », Inspection générale de l'administration, mai 2023, page 20.

* 29 Compte rendu de l'audition de la mission d'information du 15 juin 2023.

* 30 Compte rendu de l'audition de la mission d'information du 15 juin 2023.

* 31 Compte rendu de l'audition de la mission d'information du 15 juin 2023.

* 32 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 14 juin 2023.

* 33 Compte rendu de l'audition de la mission d'information du 15 juin 2023.

* 34 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 15 mai 2023.

* 35 Compte rendu de l'audition de la mission d'information du 15 juin 2023.

* 36 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

* 37 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.

* 38 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

* 39 300 000 euros.

* 40 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

* 41 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

* 42 Sébastien Jallet ainsi déclaré devant mission d'information : « je l'ai reçu pour le compte de la ministre le 22 avril 2021 à 15 h15, le rendez-vous avait été organisé par le secrétariat de la ministre, elle n'avait pas pu l'honorer pour des raisons d'agenda, je l'ai alors représentée » en précisant que : « la ministre est passée le saluer, cursivement, elle ne s'est pas attardée, ni assise ».

* 43 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.

* 44 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

* 45 Compte rendu de l'audition de la mission d'information du 15 juin 2023.

* 46 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 31 mai 2023.

* 47 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 15 mai 2023.

* 48 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.

* 49 Marlène Schiappa a indiqué lors de son audition que Mohamed Sifaoui avait été invité par le SG-CIPDR, et non pas par elle-même : « J'ai fait notamment - je l'ai lu dans la presse ou dans un rapport, parce que je n'en avais pas le souvenir - un déplacement dans le Tarn où, à ma connaissance, M. Sifaoui avait été convié par le Secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR) pour délivrer une formation à cette occasion. Je n'ai pas convié moi-même M. Sifaoui à venir. »

* 50 Article R. 2122-8 code de la commande publique.

* 51 Décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique, article 31.

* 52 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 14 juin 2023.

* 53 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 7 juin 2023.

* 54 Rapport d'inspection relatif à la subvention versée en 2021 à l'USEPPM dans le cadre du fonds « Marianne », Inspection générale de l'administration, mai 2023, page 19.

* 55 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 15 mai 2023.

* 56 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 15 mai 2023.

* 57 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 15 mai 2023.

* 58 Compte rendu des auditions de la mission d'information du 15 mai 2023.

Les thèmes associés à ce dossier