PREMIÈRE PARTIE
UN MUR DE PLUS DE 100 MILLIARDS D'EUROS DE DÉPENSES SE DRESSE DEVANT LES AOM D'ICI 2030

I. DES DÉPENSES QUI VONT INÉVITABLEMENT AUGMENTER

Aujourd'hui, d'après les données agrégées par le Groupement des autorités responsables de transport (GART) et comme l'illustre le graphique ci-dessous, le total des dépenses annuelles de l'ensemble des autorités organisatrices de la mobilité (AOM) en France représente plus de 35 milliards d'euros.

Total des dépenses des AOM

(en milliards d'euros)

Source : réponses du Groupement des autorités responsables de transport (GART)18(*) au questionnaire des rapporteurs

Une série de déterminants décrits infra va immanquablement pousser à la hausse de ces dépenses dans les années à venir. Ces augmentations concerneront aussi bien les investissements que le fonctionnement.

Les autorités organisatrices de la mobilité (AOM)

En France, l'exercice de la compétence d'organisation des services de transports publics et de mobilité a pour l'essentiel été transféré aux collectivités territoriales et se structure autour de la notion d'autorité organisatrice de la mobilité (AOM). Sur le ressort territorial de chaque AOM, ces services peuvent être gérés directement en régie ou bien délégués à des opérateurs.

À l'origine, la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 d'orientation des transports intérieurs (LOTI), avait structuré cette gouvernance autour des différents modes de transports, avec la création du service d'action régionale (qui deviendra le Transport express régional [TER]), tandis que l'organisation du transport routier non urbain et scolaire était confiée au département et celle du transport routier urbain au bloc communal.

La gouvernance des mobilités a ensuite beaucoup évolué depuis la deuxième moitié de la décennie 2010. Les lois n° 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (MAPTAM), et n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), ont prévu de confier aux régions, en plus de la compétence ferroviaire, celle du transport routier interurbain et scolaire (hors transport scolaire des élèves en situation de handicap qui continue de relever du département) et en étendant les compétences mobilité du bloc communal aux services de transport non urbain et de mobilité solidaire, active et partagée.

Depuis la loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM), la gouvernance de la mobilité repose sur le couple région - intercommunalité :

- les régions, en leur qualité d'AOM régionales (articles L. 1231-3 et L. 1213-4 du code des transports), assument le rôle de chef de filât en matière de mobilité et compétentes sur leur territoire notamment pour la gestion de tout service d'intérêt régional, notamment les services TER et interurbains mais également tout service dépassant le ressort territoriale d'une AOM locale (transport à la demande, transport scolaire, mobilités actives, autopartage) ;

- les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), en leur qualité d'AOM locales (articles L. 1231-1 à L. 1231-2 du code des transports), sont compétentes pour tous les services de mobilité au sein de leur ressort territorial, notamment les services réguliers de transports publics urbains et non urbains, mais également ceux relatifs au transport scolaire, au transport à la demande, aux mobilités actives ou encore à l'autopartage. Les communautés d'agglomération, les communautés urbaines, les métropoles et la métropole de Lyon exercent obligatoirement la compétence. Celle-ci n'est en revanche pas obligatoire pour les communautés de communes qui, en application de la LOM, ont pu librement choisir de l'exercer ou non à compter du 1er juillet 2021 ou, à défaut, de laisser la région l'exercer sur leur territoire. Les syndicats mixtes et les pôles d'équilibre territorial et ruraux (PETR) peuvent également devenir AOM, suite à un transfert de cette compétence de la part de leurs membres.

En Île-de-France, la gouvernance des mobilités est atypique puisqu'un établissement public local, Île-de-France Mobilités (IDFM) assume le rôle d'AOM unique sur l'ensemble du territoire régional.

Enfin, il est à noter que l'État exerce lui-même un rôle d'AOM pour les lignes de trains d'équilibre du territoire (TET) dont il a conservé la responsabilité.

Source : commission des finances du Sénat

A. LES IMPÉRATIFS DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE

1. Les périphéries des agglomérations représentent l'enjeu de la décennie en matière de report modal

Les transports représentent 30 % des émissions de gaz à effet de serre en France. Aussi, la transition écologique ne pourra-t-elle se réaliser sans une révolution des transports, et notamment des transports du quotidien. Alors que la voiture individuelle représente environ 16 % de ses émissions de CO2, pour tenir les engagements climatiques qu'elle a pris au niveau européen, la France doit augmenter d'au moins 20 à 25 % l'offre de transport collectif du quotidien d'ici 2030.

Si aujourd'hui le coeur des grandes agglomérations est souvent bien irrigué par des réseaux de transport en commun qui ont permis de réduire la part de la voiture individuelle dans les déplacements, d'importants gisements de report modal et donc, par voie de conséquence, de réduction des émissions de gaz à effets de serre (GES) résident dans le raccordement des périphéries aux agglomérations et des déplacements au sein même de ces périphéries ou des zones péri-urbaines. Aujourd'hui, l'accès aux agglomérations se réalise encore très majoritairement en voitures individuelles. Ce raccordement des périphéries par des services de transport en commun efficaces constitue aujourd'hui le principal angle mort de la transition écologique des transports du quotidien et le grand enjeu des prochaines années en termes de réduction des GES dans ce secteur.

Le potentiel de décarbonation lié à cet enjeu apparaît en effet absolument considérable. D'après les recherches de Jean Coldefy19(*), les déplacements entre les métropoles et leurs espaces périurbain et périphérique sont à la source des principales émissions de CO2 des mobilités et représenteraient 7 % des émissions totales en France. À titre d'exemple, ces émissions seraient 35 fois plus importantes que celles des villes-centres, beaucoup plus densément irriguées en réseau de transports en commun. La direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM) confirme que les seuls flux centres-périphéries concentrent environ 50 % des émissions de CO2 relatives à la mobilité quotidienne des personnes20(*) alors que les villes-centres n'en représentent que 2 %. Cette situation s'explique par le fait que la part modale des transports en commun chute drastiquement de 27 % à 5 % entre les pôles d'agglomérations et leurs couronnes.

Pour relever le défi du raccordement des agglomérations à leurs zones périurbaines et périphériques, il serait nécessaire de multiplier par trois voire par quatre l'offre de mobilité partagée au sein de ces territoires. L'articulation des agglomérations avec leurs territoires périphériques par des moyens de mobilité adaptés et conçus dans une perspective intermodale pourrait permettre, d'après les estimations de la DGITM, de diminuer de 30 % les flux automobiles rentrant dans les métropoles.

Au-delà du levier de décarbonation majeur que constitue cette perspective, elle revêt également des enjeux d'équité territoriale et de justice sociale puisque les personnes concernées sont principalement des ménages modestes, contraints d'utiliser leur voiture pour se rendre sur leur lieu de travail.

Par ailleurs, pour ne pas être purement punitive, la mise en place des zones à faibles émissions mobilité (ZFE-m) ne peut s'envisager sans un développement parallèle de l'offre de transports en commun. Ainsi, la création puis la montée en puissance progressive des ZFE-m constitue-t-elle également un facteur concourant à l'augmentation des dépenses d'investissement et de fonctionnement des AOM dans les années à venir.

Outre l'enjeu prioritaire des zones périphériques et périurbaines, le « choc d'offre » nécessaire pour que la France remplisse ses engagements en matière de lutte contre le changement climatique passera aussi, dans de nombreuses AOM de province, par l'extension de réseaux de métro, de tramway ou encore de bus à haut niveau de service (BHNS). Parmi les projets les plus significatifs, des opérations sont notamment en cours à Lyon, Marseille, Lille ou encore Toulouse.

Alors que les nouveaux développements de l'offre de transport du quotidien ne peuvent s'envisager autrement que dans une logique d'intermodalité permettant l'articulation la plus poussée possible des différents modes de déplacement, les acteurs du secteur font le constat que le nombre de parking relais est aujourd'hui très insuffisant. Une multiplication par deux voire par trois serait nécessaire. Le coût par place d'un parking relais se situe entre 5 000 et 25 000 euros selon leur nature (parking au sol, en silo, souterrain). Le même constat peut être dressé s'agissant des pôles d'échange multimodaux (PEM) ferroviaires mais également routiers dont les coûts s'établissent dans des fourchettes allant respectivement de 10 à 50 millions d'euros et de 5 à 6 millions d'euros.

2. Le verdissement des flottes de bus : les AOM abandonnées à l'aléa des négociations européennes

Alors que les AOM ont déjà engagé un coûteux mais nécessaire programme de verdissement de leurs flottes de bus, elles se trouvent actuellement soumises à « l'épée de Damoclès » des négociations européennes relatives au renforcement des normes de performance en matière d'émissions de CO2 pour les véhicules utilitaires lourds neufs qui visent à aboutir à une révision d'un règlement européen du 20 juin 201921(*). La proposition de révision dudit règlement, publiée par la Commission européenne le 14 février 2023, prévoit d'interdire dès 2030 la vente de bus urbains neufs à motorisation thermique, c'est-à-dire y compris les bus fonctionnant au gaz naturel véhicules (GNV). Une telle décision reviendrait à imposer aux AOM une révision en profondeur des programmes d'investissement dans le renouvellement de leurs flottes pour des surcoûts qui pourraient potentiellement dépasser les 6 milliards d'euros.

De manière incompréhensible, le Gouvernement français semble n'avoir fait que peu de cas de l'intérêt des AOM dans ces négociations et soutient la proposition actuelle. Aussi, le Groupement des autorités responsables de transport (GART), l'Union des transports publics et ferroviaires (UTP) et la Plateforme automobile (PFA) ont-ils interpellé la Première ministre dans un courrier du 9 juin dernier.

Dans cette lettre, ces trois organisations ont vivement alerté l'exécutif sur les conséquences financières extrêmement lourdes pour les AOM de la proposition actuelle de la Commission. Ils s'interrogent même ouvertement sur sa faisabilité technique et sur le risque qu'elle conduise les AOM françaises dans une impasse : « le rythme imposé par ce texte expose le transport public urbain à un risque majeur de vulnérabilité économique et soulève de très sérieuses interrogations quant à sa faisabilité, eu égard aux conséquences financières induites pour les autorités organisatrices et leurs réseaux de transport public urbain, mais aussi face aux exigences de déploiement des infrastructures de recharge qu'il impliquerait dans les territoires concernés dans des délais trop contraints ».

Ces trois organisations plaident pour un calendrier de transition ambitieux mais plus réaliste avec un objectif de 80 % de vente de bus urbains zéro émissions en 2030, 90 % en 2035 avant, par une clause de revoyure, de fixer un objectif, qui pourrait atteindre 100 %, en 2040.

Alors que 95 % de la flotte des plus de 26 000 bus resterait à convertir à des motorisations zéro émissions (électrique ou hydrogène), le coût d'acquisition d'un bus électrique de 12 mètres est deux fois plus élevé que celui de son homologue diesel et 74 % plus élevé que celui d'un bus GNV. Le prix d'achat d'un bus hydrogène est quant à lui trois fois plus élevé que celui d'un bus diesel.

Coût d'acquisition d'un bus de 12 mètres selon sa motorisation

(en euros)

Source : commission des finances, d'après les réponses du GART au questionnaire des rapporteurs

Outre les coûts d'acquisition des bus, le verdissement des flottes des AOM implique également des investissements pour aménager les dépôts ainsi que des charges supplémentaires pour assurer la formation des personnels à la maintenance des nouveaux matériels.

De nombreuses AOM ont déjà lourdement investi pour renouveler leurs flottes avec des bus GNV. Elles ont aussi investi dans des stations d'avitaillement et des infrastructures de distribution. Ces investissements perdraient toute valeur d'ici 2030 si la réglementation européenne évoluait effectivement vers l'interdiction dès cette échéance de toutes les motorisations thermiques.

En 2021 déjà, le rapport de la « mission Duron »22(*) avait notamment mis en exergue la problématique particulière des AOM modestes qui disposaient d'une part importante de bus au GNV dans leur flotte. Il soulignait à ce titre : « il importe que celles qui ont fait le choix du biogaz et investi en conséquence ne soient pas contraintes d'y renoncer au profit de véhicules électriques ». La mission recommandait également au Gouvernement de « veiller à ce que ces réseaux de taille modeste puissent poursuivre, le cas échéant, le renouvellement de leur flotte avec la motorisation au biogaz ».

Au regard de la position défendue par la France dans le cadre des négociations européennes actuelles, force est de constater que le Gouvernement n'a tenu aucun compte de l'avertissement et de la recommandation de la mission Duron.

À l'enjeu financier pour les AOM s'ajoute une problématique de souveraineté dans la mesure où, aujourd'hui, la quasi-totalité des bus et des cars électriques sont produits et commercialisés par des constructeurs chinois. Là encore, le rapport Duron alertait dès 2021 sur ce risque en termes de souveraineté en soulignant qu'à court terme, seuls les constructeurs chinois étaient en mesure de répondre en nombre suffisant et à des prix compétitifs à une conversion à l'électrique des flottes de bus. La mission recommandait ainsi au Gouvernement « d'adapter, en lien avec l'Union européenne, le calendrier des obligations de verdissement des flottes de manière à laisser le temps aux filières de production européennes de s'organiser pour produire à hauteur de cette demande ».

Les rapporteurs s'étonnent que sur ce sujet essentiel du verdissement des flottes de bus, le Gouvernement semble ignorer aussi bien l'enjeu financier qu'il revêt pour les AOM que le risque qu'il emporte en termes de souveraineté industrielle.


* 18 Fondées sur les enquêtes annuelles transports collectifs urbains (TCU).

* 19 Directeur du programme Mobilité et transitions de l'organisation ATEC ITS France.

* 20 Les aires urbaines en général représentent 60 % des émissions de CO2 relatives à la mobilité quotidienne des personnes.

* 21 Règlement (UE) 2019/1242 du Parlement Européen et du Conseil du 20 juin 2019 établissant des normes de performance en matière d'émissions de CO 2 pour les véhicules utilitaires lourds neufs et modifiant les règlements (CE) no 595/2009 et (UE) 2018/956 du Parlement européen et du Conseil et la directive 96/53/CE du Conseil.

* 22 Rapport sur le modèle économique des transports collectifs, Philippe Duron, juillet 2021.

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