II. UNE OPACITÉ RELEVÉE AUSSI PAR LES INSTITUTIONS EN RELATION AVEC TIKTOK EN FRANCE

Alors que l'entreprise affiche sa volonté de transparence, le terme d'« opacité » est revenu à de très nombreuses reprises dans les interventions des personnes entendues par la commission d'enquête.

A. UNE ABSENCE D'ACCORD AVEC LA SOCIÉTÉ DES AUTEURS ET DES COMPOSITEURS DRAMATIQUES (SACD) PRÉJUDICIABLE AU RESPECT DES DROITS D'AUTEURS

1. Un manque manifeste de coopération de la part de TikTok

Initialement instituée en 1777 par Beaumarchais, la société des auteurs et des compositeurs dramatiques (SACD) compte aujourd'hui plus de 50 000 membres issus des secteurs de l'audiovisuel, du cinéma, du spectacle vivant, du théâtre ou encore d'Internet. Ainsi, dramaturges, chorégraphes, metteurs en scène, compositeurs, réalisateurs, scénaristes ou encore youtubers ont donné mandat à la SACD pour défendre leurs droits, percevoir et répartir leurs droits d'auteurs et négocier des contrats avec ceux qui produisent et diffusent leurs oeuvres.

TikTok, en tant que plateforme de partage de vidéos dont la notoriété a notamment été acquise par la diffusion virale de défis et de chorégraphies réalisés sur fond musical, est concernée au premier chef par la redevance des droits d'auteurs.

Pourtant, à l'heure actuelle, aucun accord n'a été signé entre TikTok et la SACD, même si des discussions sont en cours, alors que TikTok est disponible en France depuis plusieurs années déjà et compte 22 millions d'utilisateurs mensuels actifs.

Lors de son audition devant la commission d'enquête, M. Pascal Rogard, directeur général de la SACD depuis 2004, a ainsi déclaré qu'« avec TikTok, nous sommes face à un mur d'opacité que je n'ai jamais rencontré en deux décennies à la tête de la SACD »118(*). Des propos qui contrastent fortement avec la confiance affichée par Mme Marlène Masure, directrice générale des opérations de TikTok en France, qui a ainsi éludé le sujet lors de son audition devant la commission d'enquête, en déclarant : « pour moi, sur la SACD, c'est réglé, ou c'est en tout cas en cours. Mes premières discussions avec la SACD ont eu lieu en avril (2023) »119(*).

Force est de constater que l'accélération des discussions entre TikTok et la SACD est intervenue juste après l'audition de celle-ci par la commission d'enquête, après plusieurs années d'activité sans que l'entreprise n'ait versé de droit d'auteur pour l'utilisation du répertoire de l'institution.

Les dirigeants de la SACD ont fortement regretté le manque de coopération de TikTok, en premier lieu concernant les discussions en cours, pour lesquelles TikTok compte empêcher par un accord spécial la direction générale de la SACD de faire référence auprès de son conseil d'administration, amenuisant considérablement les chances de trouver un accord satisfaisant et acceptable : « Habituellement, nous passons un accord de confidentialité avant d'engager des négociations, où chaque partie s'engage à ne pas dévoiler le contenu précis de la transaction et de ses étapes ; or, TikTok a exigé que nous taisions, y compris à notre conseil d'administration, l'objet même de la négociation, ce qui nous a empêché d'aboutir à un accord de confidentialité »120(*).

Les dirigeants de la SACD regrettent également le manque de transparence de la plateforme quant aux oeuvres de son répertoire diffusées sur TikTok et, surtout, quant à leur audience. De telles informations et données ne sont pas neutres car elles permettent, en partie, de déterminer le mode et le niveau de rémunération auprès des sociétés collectives de gestion des droits d'auteurs.

Par comparaison avec d'autres plateformes de partage de musique et de vidéos, la SACD a par exemple conclu un accord avec YouTube, en 2010, prévoyant une rémunération proportionnelle des oeuvres de son répertoire en fonction de leur audience et de leur diffusion. D'autres grandes plateformes et entreprises du numérique, telles que Meta (Facebook et Instagram), Disney ou Amazon, ont conclu des accords avec la SACD.

Si chaque accord a ses spécificités et prend du temps à être négocié, le « réveil tardif » de TikTok sur les droits d'auteur, ses méthodes de négociation et son manque de coopération la distingue des autres plateformes et entreprises du numérique. C'est pourquoi la SACD n'exclut pas la possibilité d'engager des poursuites judiciaires à l'encontre de TikTok pour contrefaçon.

2. Une « piraterie audiovisuelle » tolérée par TikTok

Membre de l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA), la SACD estime aujourd'hui que « sur TikTok, le pirate est protégé, au détriment du créateur »121(*). La rhétorique de l'entreprise est en effet particulièrement contestable, estimant qu'un internaute est aujourd'hui un « créateur », seul ce « créateur » pouvant s'opposer à l'utilisation et à la diffusion de son « oeuvre », au détriment des auteurs originaux. Cette rhétorique n'est pas sans rappeler celle récemment utilisée par les agences d'influenceurs pour défendre des « créateurs » qui ignorent les règles applicables à la publicité et à la commercialisation de biens et services sur les réseaux sociaux.

La complaisance de TikTok est d'autant plus difficile à justifier que d'autres plateformes de partage de vidéos, notamment YouTube, ont mis en place des systèmes de marquage des oeuvres protégées et des dispositifs de signalement de l'utilisation illicite de ces oeuvres, afin de pouvoir les retirer et contribuer, ainsi, à la lutte contre la piraterie audiovisuelle.

En droit français, le retrait des contenus portant atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin peut même faire l'objet d'une procédure judiciaire de retrait. En effet, l'article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle prévoit un dispositif de filtrage des contenus d'un service de communication au public en ligne portant atteinte à ces droits, le président du tribunal judiciaire pouvant ordonner, selon la procédure accélérée au fond, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte.

Une récente enquête, menée en début d'année sur TikTok par un agent assermenté de l'ALPA et agréé par le ministère de la Culture, à laquelle cette commission d'enquête a pu avoir accès, met en évidence l'ampleur de la piraterie audiovisuelle à l'oeuvre sur TikTok, tant du point de vue du nombre d'oeuvres concernées que de l'audience à laquelle ces oeuvres peuvent prétendre.

Résultats de l'enquête de 2023 menée sur TikTok par l'ALPA

Selon une première recherche menée grâce au moteur de recherche de TikTok, pour une même oeuvre donnée appartenant au répertoire de la SACD, plus de 1 900 vidéos sont obtenues. Une recherche aléatoire parmi ces vidéos fait apparaître un cumul de plus de 134 millions de vues pour seulement 15 d'entre elles, laissant entrevoir l'ampleur de l'audience suscitée par la diffusion de cette oeuvre.

Selon une deuxième recherche menée, il apparaît que 49 comptes sont dédiés à la diffusion illicite d'oeuvres audiovisuelles, cumulant plus de 330 millions de vues et concernant plus de 230 oeuvres appartenant au répertoire de la SACD.

Selon une troisième recherche menée par utilisation de la fonction « Discover », les vidéos associées au nom d'une artiste, dont les droits sont gérés par la SACD, et n'ayant pas donné son accord pour l'utilisation de ses oeuvres cumulent plus d'1,1 milliard de vues.


* 118 Audition du 2 mai 2023.

* 119 Audition du 8 juin 2023.

* 120 Audition du 2 mai 2023.

* 121 Audition du 2 mai 2023.

Les thèmes associés à ce dossier