INTRODUCTION

La crise du logement que connaît notre pays prend de nouvelles dimensions. Alors que plus de deux millions de personnes sont en attente d'un logement social, la construction de logements est en berne, avec une diminution de 30 % des permis de construire et de 13 % des mises en chantier entre le 1er trimestre 2022 et le 1er trimestre 2023.

Cette tendance n'est pas seulement conjoncturelle. Si elle est due en partie au coût de la construction, impacté par l'inflation et la hausse du coût des normes, un mouvement de fond affecte l'accès au foncier lui-même. Dans un pays qui, par rapport à certains de ses voisins européens, pensait avoir plus de place pour construire, le sol devient une donnée rare pour la construction.

En effet, le changement climatique a fait prendre conscience de la nécessité de préserver la qualité des sols face à la perte de la biodiversité et à la multiplication des catastrophes environnementales : canicules, incendies et inondations.

La règle la plus emblématique, pour lutter contre l'extension urbaine, est l'objectif de « zéro artificialisation nette », qui oblige les collectivités à faire passer à une nouvelle dimension une politique de sobriété foncière qu'elles avaient déjà entreprise depuis une dizaine d'années.

Afin de parvenir, malgré ces contraintes, à poursuivre leur développement et notamment à construire des logements, la plupart des communes, détentrices du pouvoir d'urbanisme, peuvent difficilement disposer de l'ensemble des connaissances techniques. Elles font de plus en plus couramment appel à des établissements publics créées par elles-mêmes ou sur l'initiative de l'État : les établissements publics fonciers (EPF) pour l'accès au foncier, les établissements publics d'aménagement (EPA) pour des opérations préparant le terrain avant un grand projet de construction.

Dans la continuité de ses précédents travaux, et notamment du travail de contrôle budgétaire sur les outils financiers au service de l'objectif « zéro artificialisation nette », le rapporteur spécial a souhaité étudier la situation et le financement de ces établissements.

Compte tenu de la diversité des établissements, liée à leur ancrage local, le rapporteur spécial a adressé un questionnaire à l'ensemble des établissements publics fonciers et des établissements publics d'aménagement. Le très haut taux de réponse et leur qualité, qu'il salue particulièrement, a permis d'enrichir considérablement sa compréhension des enjeux de ces établissements.

De ces réponses comme de l'ensemble des auditions et des déplacements auxquels il a procédé, le rapporteur spécial en tire la confirmation du caractère indispensable de ces établissements. Placés au coeur de l'enjeu du foncier qui est l'un des plus grands défis des collectivités dans les années à venir, ils peuvent leur apporter une aide essentielle sous réserve de lever certaines limites à leur action.

I. CONSTRUIRE UNE NOUVELLE GOUVERNANCE DE LA MAÎTRISE DU FONCIER EN COHÉRENCE AVEC LA GOUVERNANCE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

A. L'ENSEMBLE DES ÉTABLISSEMENTS PUBLICS FONCIERS ET DES ÉTABLISSEMENTS PUBLICS D'AMÉNAGEMENT REGROUPE UNE DIVERSITÉ DE SITUATIONS LOCALES

1. Les établissements publics fonciers et les établissements publics d'aménagement se distinguent par leurs compétences

Les établissements publics fonciers (EPF) et les établissements publics d'aménagement (EPA) sont des établissements régis par le code de l'urbanisme.

Les établissements publics fonciers peuvent être créés à l'initiative de l'État1(*) ou des collectivités locales2(*). Les qualifications d'EPF « d'État » ou « locaux » portent donc sur les autorités à l'origine de la création des établissements, ainsi que sur leur assujettissement ou non à une tutelle de l'État. S'agissant des compétences comme de la gouvernance, les différences sont bien moindres. Les deux catégories d'établissements « mettent en place des stratégies foncières afin de mobiliser du foncier et de favoriser le développement durable, la lutte contre l'étalement urbain et la limitation de l'artificialisation des sols »3(*).

Leur coeur de métier est le « portage » de terrains, c'est-à-dire qu'ils acquièrent des terrains qui serviront plus tard à la construction de logements ou d'activités économiques et en restent propriétaires pendant une certaine durée, quelques années en général, avant de les céder à la collectivité locale ou à un opérateur qui réalisera les travaux d'aménagement et de construction. Pendant la période de portage, les EPF peuvent être amenés à réaliser des travaux de pré-aménagement (déconstruction, dépollution).

Chaque EPF élabore un programme pluriannuel d'intervention (PPI) qui définit ses actions, leurs modalités et les moyens mis en oeuvre, et précise les conditions de cession du foncier propres à garantir un usage conforme aux missions de l'établissement4(*).

Le PPI joue un rôle essentiel en donnant une visibilité à l'action de l'EPF sur la durée et donc sur la stratégie foncière de la région ou des collectivités qui en sont membres. Il ne saurait toutefois constituer un cadre rigide d'action. Les rapports d'audit du Contrôle général, économique et financier (CGEFI) notent que, notamment dans la répartition des interventions par axe prioritaire (logement, notamment social, activités...), le PPI ne constitue pas un véritable cadre de pilotage du budget et de l'activité des EPF : l'EPF fixe des principes d'intervention, mais dépend des sollicitations des collectivités pour le choix des projets effectivement conduits. En outre, au-delà de ces axes d'intervention, un EPF couvrant une région entière cherche souvent à couvrir l'ensemble des territoires dans un objectif d'équité et de solidarité. Enfin, les orientations stratégiques de l'État (voir infra) peuvent mettre l'accent sur certaines catégories d'intervention, par exemple le logement.

Un écart existe donc nécessairement entre la prévision et l'exécution, qui peut être dû aux évolutions de la conjoncture immobilière, aux modifications de priorités pouvant faire suite à des élections locales mais aussi aux tensions ressenties par les collectivités locales sur leurs finances.

Les établissements publics d'aménagement (EPA) de l'État5(*) (articles L. 321-14 et suivants du code de l'urbanisme) ont pour mission principale de conduire toute action de nature à favoriser l'aménagement, le renouvellement urbain et le développement économique de leur territoire Contrairement aux EPF, ils sont créés pour un objet spécifique sur un territoire limité.

EPF et EPA disposent d'une autonomie administrative et financière qui leur permet d'accomplir des missions d'intérêt général avec la souplesse d'opérateurs privés. Leur caractère d'établissements publics leur confère certains avantages, par exemple la possibilité, sous certaines conditions, de bénéficier de prérogatives de puissance publique (action par voie d'expropriation, exercice des droits de préemption et de priorité), ou de certains avantages fiscaux.

Enfin, certains établissements de nature particulière peuvent être rattachés à la catégorie des EPF et des EPA. D'une part, l'Office foncier de Corse se rapproche des EPF locaux dans la mesure où il est placé sous la tutelle de la Collectivité territoriale de Corse et où l'État n'a pas de voix délibérative au conseil d'administration, mais il résulte d'une loi6(*) et non d'une délibération des collectivités locales. D'autre part, trois établissements disposent à la fois des compétences d'un établissement public foncier et d'un établissement public d'aménagement, à savoir Grand Paris Aménagement7(*) et les établissements publics fonciers et d'aménagement (EPFA) de Guyane et de Mayotte8(*).

2. Si certains établissements sont anciens, les EPF et des EPA se sont multipliés au cours des années 2000 et leur impact socio-économique est aujourd'hui majeur

Deux groupes d'établissements publics fonciers peuvent être distingués selon leurs priorités d'action, liées au contexte local et historique : alors que certains établissements interviennent surtout en zone détendue avec une forte activité de requalification de friches (EPF Normandie EPF Nord-Pas-de-Calais, EPORA), d'autres établissements agissent majoritairement en zone tendue avec une priorité pour le logement (EPF d'Île-de-France, EPF Provence-Alpes-Côte d'Azur), certains établissements ayant une activité mixte (EPF Occitanie) 9(*).

Quant aux établissements publics d'aménagement, créés à l'origine principalement pour aménager les villes nouvelles, ils sont devenus un outil de mise en oeuvre des opérations d'intérêt national (OIN) dans les grandes métropoles et autres territoires spécifiques.

Cette catégorisation correspond aussi à peu près à l'ordre de création des établissements. Certains EPF et EPA sont anciens : l'EPF de Normandie a été créé en 1968, celui de Lorraine (aujourd'hui Grand Est) en 1973, tandis que les EPA Marne et Sénart, créés à l'origine pour aménager des villes nouvelles, datent respectivement de 1972 et 1973. Quant à Grand Paris Aménagement, cet établissement est l'héritier de l'Agence foncière et technique de la région parisienne (AFTRP), créée en 1962.

Toutefois les créations d'établissements se sont multipliées au cours des années 2000 et 2010 : 5 EPF d'État sur 10, 19 EPF locaux10(*) sur 24 et 6 EPA et EPFA sur 14 ont ainsi été créés entre 2005 et 2014.

Date de création des EPF et EPA encore existants aujourd'hui

(par décennie de création11(*))

Source : commission des finances

Le régime juridique actuel des EPF et des EPA date en grande partie d'une ordonnance de 201112(*), dont les dispositions ont été complétées par plusieurs lois ultérieures. La loi Égalité et société13(*) du 27 janvier 2017 a ainsi confié aux EPF une mission d'appui aux collectivités territoriales en matière d'observation foncière et la loi Climat-résilience14(*) du 22 août 2021 a rajouté la limitation de l'artificialisation parmi leurs missions.

Les EPF recouvrent désormais une grande partie du territoire et de la population.

Au 31 décembre 2021, le périmètre d'intervention des EPF locaux ainsi que de l'Office foncier de la Corse compte près de 7 000 communes adhérentes, pour une population de 14,2 millions d'habitants15(*). S'agissant des EPF d'État, ils regroupaient 20 000 communes en 2021, comprenant plus de 49 millions d'habitants ; ils ont contribué cette année-là à la production de 16 000 logements, dont 40 % de logements locatifs sociaux, un tiers de leur foncier étant par ailleurs dédié à l'activité économique productive16(*).

Au total, plus de 93 % de la population habite dans une commune couverte par un établissement public foncier.

Quant aux établissements publics d'aménagement, au 1er janvier 2020, ils couvraient 172 communes pour une population de 3,7 millions d'habitants, dont plus de la moitié en région Île-de-France17(*).

Les trois établissements publics fonciers et d'aménagement (EPFA) comprenaient à la même date 1 307 communes pour une population de 12,7 millions d'habitants, dont plus de 90 % pour Grand Paris Aménagement, dont le périmètre recoupe d'ailleurs celui des EPF et EPA de la région Île-de-France.

L'impact socio-économique de l'activité des EPA et EPFA est considérable : sur dix ans (2015-2025), il a été évalué à 37 milliards d'euros de PIB (soit un effet multiplicateur PIB / effort public de 24), une contribution fiscale de 18,3 milliards d'euros, permettant la construction de 126 000 logements, 1,7 million de m2 de bureaux et 7 millions de m2 de locaux d'activité, et enfin la création de 160 000 emplois par an, dont 22 000 emplois directs18(*).

Impact économique des EPA et EPFA entre 2015 et 2025

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, à partir de l'étude Roland-Berger

Cet effet est toutefois concentré sur certains EPA, en particulier ceux d'Île-de-France. Grand Paris Aménagement représente à lui seul un PIB de 14,5 milliards d'euros et des rentrées fiscales de 10,4 milliards d'euros. C'est aussi en Île-de-France que les subventions publiques sont les plus faibles comparées au PIB généré et à la fiscalité induite19(*), en raison, notamment, de la maturité des opérations pour les établissements issus des villes nouvelles.

De même, la très grande majorité des 160 000 emplois générés se trouvent en Île-de-France (dont 60 500 résultant des opérations de Grand Paris Aménagement).

3. Le mode de gouvernance de ces établissements peut servir de modèle pour la coopération locale

Contrairement à ce que pourrait laisser croire le qualificatif d'établissements d'État ou locaux, aussi bien les EPF d'État que les EPF locaux, ainsi que les EPA, ont une gouvernance très majoritairement locale.

Le code de l'urbanisme prévoit que le conseil d'administration des EPF d'État et des EPA « est composé de représentants de l'État et, pour au moins la moitié, de membres représentant les collectivités territoriales et établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre »20(*). En pratique, l'État est toujours très minoritaire dans les conseils d'administration des EPF d'État.

Le conseil d'administration des EPF d'État et des EPA est généralement présidé par un élu, par exemple le président ou un vice-président de la collectivité ou du groupement sur le périmètre duquel est installé l'établissement (région, métropole...).

L'État n'en conserve pas moins un rôle important par la tutelle qu'il exerce sur les EPF d'État et les EPA, laquelle sera décrite plus bas : il nomme en particulier le directeur général.

Si le nombre des administrateurs est souvent élevé, il permet de représenter de manière équilibrée chaque niveau de collectivité, en tenant compte de leur population : communes, intercommunalités et, pour les établissements les plus vastes, départements et région.

S'agissant des EPF locaux, l'État est absent des conseils d'administration, qui ne comprennent, avec voix délibérative, que des représentants des collectivités territoriales et des groupements. La loi prévoit que le conseil d'administration est élu par une assemblée générale qui regroupe l'ensemble des membres de l'établissement21(*). Il arrive toutefois que les deux instances soient confondues, l'ensemble des membres étant représentés au conseil d'administration.

Certains établissements nomment également un Bureau qui est chargé notamment de préparer les sujets présentés au Conseil d'administration.

De manière générale, les établissements interrogés par le rapporteur spécial, toutes catégories confondues, font état de conditions de gouvernance très satisfaisantes. Les décisions sont souvent prises par consensus, voire à l'unanimité.

Certains établissements font toutefois état d'un souhait d'autoriser la prise en compte dans le quorum des participants à distance (visio), cette participation étant limitée aux personnes présentes physiquement. Cette demande est bien sûr particulièrement pertinente dans le cas d'EPF de taille régionale.

Les EPF locaux sont attachés à une gouvernance exclusivement locale, ce qui ne s'oppose pas à la coopération avec les services de l'État : leurs représentants sont parfois présents au conseil d'administration sans voix délibérative.

D'une manière générale, chaque établissement organise sa gouvernance en fonction des besoins locaux. À titre d'exemple, l'EPF d'Auvergne a désigné des vice-présidents « ambassadeurs des départements » afin de maintenir la proximité du conseil d'administration, tandis que l'EPFL Coeur de France22(*) invite aux assemblées générales les partenaires des territoires couverts, tels que les conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement (CAUE), les associations départementales d'information sur le logement (ADIL) ou les sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER).

Ainsi, alors que les collectivités locales peinent souvent à se faire entendre, ces établissements apparaissent comme des lieux où un véritable dialogue est possible autour des enjeux locaux en matière foncière, ce qui rejoint une préoccupation particulière du rapporteur spécial dans le cadre des travaux qu'il conduit par ailleurs sur la mise en oeuvre du principe « zéro artificialisation nette » (ZAN)23(*).

La représentation des différents acteurs locaux et leur contact permanent avec les collectivités locales leur permet de s'adapter à des contextes toujours spécifiques, auxquels leur expertise technique permet d'apporter une réponse.

Les EPF apparaissent ainsi comme l'une des indispensables contreparties au désengagement de l'État dans les territoires.

Ce constat encourage à s'appuyer sur ces établissements pour mieux structurer l'appui de l'État et la mutualisation entre collectivités au service de l'action foncière et de l'aménagement.


* 1 Articles L. 321-1 et suivants du code de l'urbanisme.

* 2 Articles L. 324-1 et suivants du même code.

* 3 Articles L. 321-1, 3e alinéa, et L. 324-1, 2e alinéa, du même code (texte identique).

* 4 Articles L. 321-5 (EPF d'État) et L. 324-2-2 (EPF locaux) du même code.

* 5 Le présent rapport, qui se place dans le cadre du contrôle de l'exécution des crédits du programme 135 « Urbanisme, territoires et amélioration de l'habitat » de la mission « Cohésion des territoires », ne porte pas sur les établissements d'aménagement relevant des collectivités territoriales.

* 6 Articles L. 4424-6-1 et suivants du code général des collectivités territoriales, résultant de la loi n° 2014-366 du 24 mars 2014 pour l'accès au logement et un urbanisme rénové (ALUR).

* 7 Articles L. 321-29 et suivants du code de l'urbanisme.

* 8 Articles L. 321-36-1 et suivants du même code.

* 9 Chambre régionale des comptes, Établissement public foncier d'Occitanie, exercices 2015 et suivants, relevé d'observations définitives, 2022, p. 15.

* 10 Y compris l'Office foncier de Corse.

* 11 Grand Paris Aménagement, créé juridiquement par un décret du 31 juillet 2014 sous sa forme actuelle, est ici rattaché à la décennie 1960-1969 en raison de l'antériorité de l'AFTRP.

* 12 Ordonnance n° 2011-1068 du 8 septembre 2011 relative aux établissements publics fonciers, aux établissements publics d'aménagement de l'État et à l'Agence foncière et technique de la région parisienne.

* 13 Loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017 relative à l'égalité et à la citoyenneté.

* 14 Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

* 15 Assocation nationale des EPFL, Rapport d'activité 2021, octobre 2022.

* 16 Réseau national des EPF d'État, Rapport d'activité 2021.

* 17 Source : direction de l'habitat, de l'urbanisme et des paysages.

* 18 Roland-Berger, Étude du modèle économique des EPA, juin 2020.

* 19 Pour Grand Paris Aménagement, par exemple, le rapport entre PIB généré et effort public est de 53, et le rapport entre fiscalité induite et effort public de 38.

* 20 Articles L. 321-8 et L. 321-1 du code de l'urbanisme.

* 21 Article L. 324-3 du code de l'urbanisme.

* 22L'EPFL interdépartemental Foncier - Coeur de France regroupe des collectivités et intercommunalités situées dans plusieurs départements de la région Centre-Val de Loire.

* 23 Voir en particulier l'article 3, instaurant une conférence régionale de gouvernance de la politique de réduction de l'artificialisation des sols, de la proposition de loi n° 205 (2022-2023) visant à faciliter la mise en oeuvre des objectifs de « zéro artificialisation nette » au coeur des territoires, en cours d'examen, texte dont il est le co-auteur et le rapporteur.

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