B. LA FILIÈRE FRANÇAISE DE L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE DOIT ÊTRE MIEUX STRUCTURÉE EN ASSOCIANT PLUS ÉTROITEMENT ACTEURS PUBLICS ET PRIVÉS

1. Resserrer les liens entre acteurs publics et privés au service d'une vision plus globale des enjeux d'intelligence économique

La quasi-intégralité des acteurs privés auditionnés, et notamment les cabinets en intelligence économique ont souligné la faible et inégale coopération entre l'État et les entreprises sur les questions d'intelligence économique, indiquant pour certains n'avoir aucun lien avec les administrations publiques compétentes en la matière. De même, tous les rapports publiés sur l'intelligence économique depuis 1994 déplorent la faible coopération entre État et entreprises sur les questions d'intelligence économique.

Ces contacts très lacunaires peuvent s'expliquer, certes par un positionnement historique et culturel défiant à l'égard du monde de l'entreprise et des cabinets de conseil mais aussi par le manque de stratégie claire et de gouvernance pérenne de l'intelligence économique au niveau de l'État depuis 30 ans. Les changements d'interlocuteurs et les alternances politiques introduisent en effet des changements de positionnements de l'administration vis-à-vis des acteurs et des évolutions dans la hiérarchisation des sujets par l'autorité publique, qui pénalisent la continuité et la qualité des échanges.

Pourtant, l'État pourrait bénéficier de l'expertise de certains cabinets spécialistes de l'intelligence économique. Il est surprenant de constater la facilité avec laquelle les administrations ont pu recourir à des prestations de conseil en stratégie pendant plusieurs années sans pour autant, par exemple, que l'Agence des participations de l'État (APE) n'ait jamais fait appel à un cabinet d'intelligence économique français pour l'épauler sur la gestion du portefeuille de l'État actionnaire qui inclut nombre d'activités stratégiques.

Recommandation n° 18 : utiliser les connaissances et compétences de cabinets d'intelligence économique français pour systématiser la recherche d'informations en intelligence économique avant la prise de décision, en particulier par l'Agence des participations de l'État (APE).

Une autre manière de renforcer la coopération entre l'État et les entreprises au niveau de l'intelligence économique est assurément d'intégrer un volet « intelligence économique » aux contrats des comités stratégiques de filières (CSF). Ces CSF associent des représentants de l'État et des collectivités, des fédérations professionnelles représentants l'ensemble de la chaîne de valeur (amont et aval pour une industrie), des syndicats de salariés, des pôles de compétitivités et des organismes de financement des entreprises, le cas échéant spécialisés, à l'instar de l'Ademe. Ce sont des lieux propices à la diffusion transversale de l'intelligence économique. Les CSF recoupent en plus des secteurs stratégiques : infrastructures numériques, agroalimentaire, ferroviaire, industries de santé, nucléaire, automobile, mines et métallurgie, etc, dont la plupart sont d'ailleurs soutenus par l'État dans le cadre du plan France 2030. Intégrer un volet d'intelligence économique aux CSF permettrait donc d'ancrer l'effort des entreprises en matière d'intelligence économique dans une vision stratégique à moyen terme coïncidant avec le cap fixé par une politique publique structurante en matière économique du fait du montant considérable des investissements engagés (54 milliards d'euros).

Recommandation n° 19 : intégrer un volet intelligence économique aux contrats des 19 comités stratégiques de filière (CSF).

Afin de favoriser la diffusion de la culture de l'intelligence économique et le partage d'informations entre secteurs publics et privés, des lieux de rencontres dédiés doivent être créés. Une conférence biannuelle regroupant, à l'échelle nationale, tous les acteurs de l'intelligence économique - collectivités territoriales, chambres de commerce et d'industrie, entreprises, syndicats, administrations et universités - serait l'occasion de présenter les avancements de la SNIE ainsi que de mettre en avant les initiatives et bonnes pratiques des acteurs.

Recommandation n° 20 : créer une conférence biannuelle regroupant tous les acteurs de l'intelligence économique, notamment les collectivités territoriales, les chambres de commerce et d'industrie, les entreprises et leurs représentants, les syndicats, les administrations et les universitaires.

2. Soutenir le développement de la filière française de l'intelligence économique

Outre le développement de la formation, nécessaire à la diffusion d'une culture de l'intelligence économique dans l'environnement administratif comme entrepreneurial, il importe que les entreprises comme les pouvoirs publics puissent compter sur une filière française de l'intelligence économique.

a) Renforcer le soutien à la recherche dédiée à l'intelligence économique

Afin de renforcer la filière de l'intelligence économique à la française, le soutien à la recherche française en la matière doit être résolu. Le nombre de publications académiques sur l'intelligence économique est en effet relativement faible alors que l'intelligence économique concerne au moins six grandes disciplines : le droit (notamment la question des brevets, de la protection des biens et des capitaux), les sciences politiques, les sciences économiques, l'informatique, les sciences de l'information et de la communication et enfin les sciences de la gestion. Cette faiblesse relative peut s'expliquer par plusieurs facteurs :

- peu de débats scientifiquement reconnus habilitent le corpus de l'intelligence économique, qui souffre donc de la coexistence de plusieurs définitions et d'un manque de reconnaissance de la notion ;

- de nombreux travaux peuvent traiter de sujets en lien avec l'intelligence économique sans la nommer expressément : le renseignement économique, la sécurité économique, ou des sujets plus spécifiques comme le management interculturel, l'influence normative ou le contrôle des investissements étrangers.

L'intelligence économique, objet de recherche et sujet stratégique
pour les collectivités

La Région Normandie accueille depuis novembre 2021 un doctorant dans le cadre d'une convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE) : sa thèse, co-encadrée par la région, l'Université de Caen et l'École de management de Normandie dans le cadre du laboratoire NIMEC (Normandie Innovation Marché Entreprise Consommation) porte sur les « Réseaux inter-organisationnels et représentations de l'Intelligence économique ». Selon la Région, au-delà de l'étude et de la connaissance scientifique, l'objectif de cette thèse sera de produire un savoir utile et mobilisable par les décideurs économiques régionaux, au service de leurs projets de développement.

Pour reconnaître l'intelligence économique comme un objet d'études à part entière, un programme de recherche national en intelligence économique devrait être créé, avec des allocations de recherches doctorales dédiées pouvant être déclinées dans les multiples disciplines auxquelles l'intelligence économique fait référence - droit, gestion, sciences politiques, informatique, etc. L'encouragement à la recherche en intelligence économique doit aussi passer par le tissu économique lui-même qui en bénéficiera : les collectivités et les entreprises, notamment les PME et ETI, peuvent avoir recours à des conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE) pour confier à un doctorant un sujet de recherche en intelligence économique. Cependant, les collectivités, éligibles au dispositif depuis 2006, sont aujourd'hui peu nombreuses à avoir recours aux CIFRE qui restent en majorité conclus par des entreprises privées.

Afin de ne pas manquer le tournant technologique de l'intelligence économique, ce soutien à la recherche ne doit pas négliger les systèmes d'intelligence artificielle (IA) qui peuvent être mis au service de la collecte, du traitement et de la diffusion de l'information économique.

Recommandation n° 21 : créer un programme de recherche national en intelligence économique avec des allocations de recherches doctorales dédiées.

b) Accompagner le développement de la filière française de la conformité face aux acteurs anglo-saxons

La filière de l'intelligence économique en France est structurée autour de quelques acteurs émergents mais elle reste en retrait face à un écosystème anglo-saxon de la conformité (ou de la compliance) beaucoup plus développé, ce qui est préoccupant à un double égard.

D'une part, les normes à portée extraterritoriale sont de plus en plus nombreuses, faisant de la conformité une préoccupation grandissante pour les entreprises. Dans ce contexte, les audits internes se multiplient au sein des entreprises, pour se prémunir de manquements ou dans le cadre de monitorats post-sanctions du fait de normes extraterritoriales. Lors de ces opérations, les entreprises ont besoin de soutien de la part de cabinets experts : or, le recours à des cabinets anglo-saxons, ayant accès à une très large partie des données de nos entreprises, peut être porteur de risques pour nos entreprises françaises.

D'autres part, les acteurs de la conformité sont aussi des acteurs incontournables de la diffusion d'une culture de l'intelligence économique - à travers l'offre de services et prestations ciblées pour les PME comme les grandes entreprises :

de nombreux cabinets de conseil et d'audit proposent désormais, en sus de leurs activités de « conformité » (compliance), des activités en forensics ou business intelligence qui allient prévention, gestion des risques et remédiation, le tout dans une optique de conformité aux diverses exigences législatives et réglementaires auxquelles sont soumises les entreprises en matière financière ou extra-financière (Loi Sapin II, NRFD, etc.) ;

des cabinets d'avocats accompagnent par ailleurs les mêmes entreprises sur ces mêmes sujets. Si les cabinets anglo-saxons sont les principaux interlocuteurs des multinationales, compte tenu de leur taille et de leur réseau, les directions juridiques des entreprises françaises ont aussi intérêt à recourir à des cabinets français indépendants, notamment pour éviter tout conflit d'intérêts. Ces cabinets de taille moyenne pourraient aussi attirer les ETI et les PME pour qui ils peuvent développer des offres adaptées ;

des agences de notation en matière financière ou extra-financière évaluent la performance des entreprises ou des collectivités afin de fournir une information aux investisseurs. En matière financière, trois entreprises, désormais toutes contrôlées par des entités américaines, dominent le marché avec 91 % des parts de marché : S&P Global Ratings, Moody's et Fitch. Leurs notations, très suivies par les investisseurs internationaux, peuvent ternir la réputation d'un État ou aggraver la situation d'une entreprise. Face à elles, les agences européennes, même si on en compte près d'une trentaine, peinent à s'imposer : un règlement de 201351(*) encourage les émetteurs sollicitant au moins deux agences à recourir à une agence détenant moins de 10 % de parts de marché. Faute de caractère contraignant, le règlement précisant simplement que « lorsque l'émetteur ne fait pas appel à une agence de notation de crédit ne détenant pas une part de marché totale supérieur à 10 %, ce point est documenté », cette disposition n'a pas entamé la domination des agences américaines. Or, selon l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA), l'application de ce règlement permettrait de réduire la concentration du marché de 40 % et de soutenir des acteurs européens qui ne sont pas pour l'instant référencés par la Banque centrale européenne : celle-ci ne reconnaît que les notes émises par les trois « Big Three » pour évaluer les contreparties apportées par les banques de la zone euro ;

les organismes de certification français sont quant à eux plutôt bien implantés, avec l'Afnor qui représente la France au sein de plusieurs comités européens et internationaux (cf. supra).

Ces acteurs français doivent être soutenus face à l'hégémonie des acteurs anglo-saxons. Aujourd'hui, la menace normative est particulièrement forte, nos partenaires-concurrents ayant les moyens d'imposer des normes coercitives à nos entreprises. À ce titre, un écosystème national approfondi de la conformité (notamment des cabinets d'avocats spécialisé) permettra aux entreprises de mieux s'adapter et de prévenir les risques. Afin d'encourager le recours à ces acteurs français, les administrations ont un rôle à jouer en termes de communication envers les entreprises.

Recommandation n° 22 : soutenir le développement de la filière française de la conformité (cabinets d'avocats, cabinets de conseils et d'audit) face aux acteurs anglo-saxons.


* 51 Règlement n° 462/2013 du parlement européen et du conseil du 21 mai 2013 modifiant le règlement (ce) n° 1060/2009 sur les agences de notation de crédit.