C. LE CONTEXTE ACTUEL APPELLE POURTANT À UN SURSAUT EN MATIÈRE D'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE, PILIER DE LA RECONQUÊTE DE NOTRE SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE

1. De nombreux exemples récents attestent des insuffisances françaises en matière d'intelligence économique

L'an dernier, la commission des affaires économiques du Sénat a adopté un rapport sur la souveraineté économique de la France, dont les conclusions font état d'une perte de souveraineté progressive depuis les années 1980 bien plus transversale et bien plus profonde que ce qui avait été mis en évidence jusqu'à présent, les dépendances et les fragilités de l'économie française s'étant accentuées lors des crises de ces trois dernières années. Surtout, les rapporteurs considèrent que ces dépendances et fragilités « se sont renforcées à la faveur de la naïveté, ou pis, de l'inaction des pouvoirs publics »5(*).

D'une certaine façon, les travaux de la mission d'information relative à l'intelligence économique s'inscrivent dans la continuité de ceux de cette mission d'information sur la souveraineté économique, l'absence d'une stratégie pérenne d'intelligence économique au cours de ces trente dernières années ayant également été un facteur d'aggravation de la désindustrialisation et de la perte de souveraineté économique de la France.

Par manque d'anticipation, par manque de vigilance, par manque d'analyse des évolutions concurrentielles sur les marchés stratégiques pour l'industrie française ou encore par sous-estimation des stratégies d'intelligence économique d'autres pays, l'économie française a pu pâtir, à de nombreuses reprises, du manque de culture et de stratégie politique en la matière.

Au cours de leurs auditions, les rapporteurs ont récolté de nombreux témoignages, récents et passés, attestant de la nécessité de doter la France d'une stratégie pérenne et plus offensive d'intelligence économique. Sans prétendre à une liste exhaustive, les rapporteurs ont souhaité rappeler les situations suivantes, tout en les mettant en perspective du manque de culture stratégique au sein des dirigeants politiques, administratifs et économiques :

- l'échec de la vente de Mirages 2000-5 à la Finlande en 1992, dont une première analyse aurait dû être publiée dans le rapport Martre en 1994 ;

- la perte d'informations stratégiques dans le cadre du processus de fusion, qui a échoué, entre Renault et Volvo entre 1992 et 1993 ;

- la sous-estimation de l'ampleur à l'appel au boycott de produits français à la suite de l'annonce de la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique en 1995 ;

- la vente de Péchiney, champion de l'emballage et de l'aluminium, au canadien Alcan en 2003 ;

- l'échec de la vente de Rafales au Maroc en 2007 qui pourrait s'expliquer par le manque de coordination entre la direction générale de l'armement et Dassault ainsi que par la stratégie croisée des États-Unis alliant soutien économique et diplomatique dans des dossiers d'intérêt régional ;

- l'affaire d'un ancien cadre de Michelin qui avait proposé de vendre des informations estimées stratégiques à son concurrent Bridgestone en 2007 ;

- l'échec de la vente de Rafales au Brésil en 2009 qui pourrait s'expliquer par la stratégie de la Suède consistant à tisser, au niveau provincial, des réseaux de soutien aux entreprises locales par la conclusion de contrats de coopération et de soutien à l'innovation ;

- l'échec de l'obtention du contrat de construction d'un train à grande vitesse en Arabie Saoudite en 2010 en raison de l'absence de prise en compte par la SNCF et par Alstom des spécificités culturelles propres au pays ;

- l'affaire Gemplus, entreprise française de carte à puces qui a été espionnée par les services de renseignement américain ;

- le rachat de l'entreprise française Arcelor par le groupe indien Mittal Steel en 2006 et les risques de perte de savoir-faire industriel ;

- la vente des turbines d'Alstom équipant les sous-marins nucléaires à l'américain General Electric en 2015 ;

- la vente d'Alcatel-Lucent, fleuron des équipements de télécommunications et de la fabrication des câbles sous-marins par l'intermédiaire de sa filiale Alcatel Submarine Networks, au groupe finlandais Nokia en 2015-2016 ;

- la vente de Technip, leader en matière d'ingénierie pétrolière, au groupe texan FMC Technologies en 2017 ;

- le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique à l'italien Fincantieri, associé à un conglomérat public chinois souhaitant devenir le leader mondial sur le marché des paquebots6(*), en 2020.

Par la mention de ces quelques exemples, les rapporteurs souhaitent souligner le manque de culture d'intelligence économique et de prise de conscience des rapports de force économique à l'oeuvre, encore aujourd'hui. Une meilleure culture de l'intelligence économique et un plus grand partage de l'information permettraient de mieux contribuer à la lutte contre la désindustrialisation, à la perte de savoir-faire industriel et de compétitivité économique.

Même si des progrès ont été faits ces dernières années et si de plus en plus de travaux, notamment parlementaires, contribuent à une plus grande prise de conscience de ces enjeux dans le débat public, des affaires récentes témoignent de la nécessité d'accélérer les efforts en matière d'intelligence économique, de veille et d'influence, afin de pouvoir mieux anticiper la réponse des pouvoirs publics lorsqu'une telle réponse est nécessaire.

Ainsi, lors des auditions, l'annulation du contrat de vente de sous-marins entre Naval Group et l'Australie a été évoquée à de nombreuses reprises, plusieurs observateurs estimant que des signaux faibles n'ont pas été perçus, sans doute par un manque d'activités continues de veille stratégique et de veille informationnelle dans cette région du monde. Encore une fois, l'actualité récente démontre en quoi l'intelligence économique est un outil indispensable pour l'anticipation des risques.

2. Une structuration de l'État bienvenue malgré un champ limité à la sécurité économique et aux secteurs les plus stratégiques

S'il y a encore des progrès à faire afin de diffuser plus largement la culture de l'intelligence économique et de se doter de pratiques plus offensives en la matière, les rapporteurs tiennent à saluer la structuration, au cours de ces dernières années, d'une véritable politique publique de sécurité économique (PPSE) au niveau de l'État, avec une nouvelle gouvernance et une nouvelle déclinaison territoriale, dont le détail est présenté au sein de l'axe 2 relatif à la gouvernance de la stratégie nationale d'intelligence économique (SNIE).

Dans la suite de leurs travaux, les rapporteurs appellent toutefois à se doter d'une véritable politique publique de l'intelligence économique, dont le périmètre est plus large que la seule sécurité économique - qui exclut notamment les activités de veille et d'influence - ainsi qu'à en renforcer le volet offensif.

Les récents efforts de structuration de l'État s'inscrivent dans un contexte de prise de conscience progressive et de changement de posture de l'Union européenne qui se montre ainsi de plus en plus offensive, à la fois dans le discours de ses dirigeants et dans les mesures adoptées. Les rapporteurs souhaitent ainsi rappeler, de façon non exhaustive, quelques exemples de mesures mises en oeuvre au cours de ces dernières années aux niveaux européen et national et qui contribuent à la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle et nous permettent d'être davantage en état d'alerte :

- la mise à jour du règlement européen de 1996 portant protection contre les effets de l'application extraterritoriale d'une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant ;

- l'adoption en 2019 d'un règlement européen établissant un cadre pour le filtrage des investissements étrangers directs dans l'Union européenne ;

- le renforcement progressif du dispositif national de contrôle des investissements étrangers en France, notamment à l'aune de la pandémie et de la guerre en Ukraine ;

- l'adoption par la Commission européenne, en 2020, d'une « boîte à outils 5G » afin d'agir ensemble face aux menaces que peuvent faire peser certains équipementiers de télécommunications sur notre autonomie stratégique ;

- la mise en place du Conseil européen de l'Innovation et du Fonds européen de la défense ;

- l'accélération des projets importants d'intérêt européen communs (PIIEC) dans des secteurs industriels et économiques stratégiques ;

- l'adoption d'un Chips Act doté de 40 milliards d'euros pour construire une filière européenne de semi-conducteurs ;

- l'accélération des travaux du Parlement européen et des Parlements nationaux sur les influences et les ingérences étrangères ;

- l'adoption, sous l'impulsion de la présidence française de l'Union européenne, d'un arsenal législatif nous permettant de mieux lutter contre nos vulnérabilités numériques, en particulier avec l'adoption des règlements européens sur les services numériques (RSN), sur les marchés numériques (RMN) et sur la gouvernance des données (RGA).

3. Des puissances étrangères de plus en plus offensives dans un contexte économique et géopolitique de plus en plus concurrentiel

Dans la continuité des nombreux travaux menés par le Sénat sur ce sujet, les rapporteurs estiment indispensable, afin de mener toute réflexion sur le développement de l'intelligence économique en France, de mieux prendre conscience du contexte économique et géopolitique dans lequel l'action de l'État et les entreprises évoluent.

Les auditions menées dans le cadre de cette mission d'information ont ainsi rappelé la forte concurrence à laquelle se livrent les États membres au sein de l'Union européenne (UE), ainsi que le contexte de forte rivalité sino-américaine dont les conséquences se font ressentir jusqu'en Europe. Sans renier les bienfaits d'une économie ouverte, un tel constat, devrait conduire à une plus grande protection de nos entreprises et de nos intérêts face aux influences étrangères, voire aux ingérences, aux tentatives de rachat hostiles, de captation technologique ou de propriété intellectuelle, de captation informationnelle, voire de menace réputationnelle.

De ce point de vue, les risques menaçant l'économie et les entreprises françaises sont bien réels et tendent à augmenter - aussi parce que ces risques sont de mieux en mieux documentés.

Ainsi, selon le service pour l'information stratégique et la sécurité économique (SISSE) de la direction générale aux entreprises (DGE), 694 alertes de sécurité économique ont été enregistrées et traitées en 2022, ce qui représente une hausse de 45 % par rapport à 2021, et plus du double par rapport à 2020. Si la nature précise de ces alertes ainsi que les entreprises et entités qu'elles concernent sont classifiées, il a toutefois été indiqué que ces alertes sont de deux grands types :

- un potentiel rachat par des acteurs économiques étrangers, ce qui est caractéristique d'une menace capitalistique ;

- les tentatives de captation de propriété intellectuelle et d'informations stratégiques, ce qui est caractéristique des atteintes au patrimoine informationnel des entreprises.

Selon la direction générale du Trésor, la menace capitalistique demeure particulièrement forte aujourd'hui. Ainsi, en 2022, 328 dossiers ont été déposés au titre de la réglementation sur le contrôle des investissements étrangers en France (IEF), 124 opérations d'investissements ont été autorisées par le Ministre dont 54 % ont été assorties de conditions d'engagements pour les investisseurs.

Par ailleurs, il est précisé que plus de 58 % de ces investissements sont réalisés par des investisseurs ultimes non européens - c'est-à-dire en dehors de l'UE ou de l'Espace économique européen (EEE) - provenant principalement du Royaume-Uni, des États-Unis et du Canada. Au sein de l'UE et de l'EEE, plus de 40 % des investissements proviennent d'investisseurs ultimes situés en Allemagne, au Luxembourg, et en Irlande.

Au-delà de ces indicateurs, les rapporteurs souhaiteraient également rappeler l'importance et la hausse des législations extra-territoriales auxquelles les entreprises françaises sont soumises. Le récent rapport de la commission des affaires économiques du Sénat sur la souveraineté économique7(*) appelait ainsi à établir un bilan économique complet des mesures extraterritoriales afin de mieux chiffrer l'ampleur des coûts induits par le défaut de protection de nos entreprises, car ce travail n'existe pas à l'heure actuelle. Depuis 2008, le rapport estime à près de 8 milliards de dollars la somme déboursée par les entreprises européennes au seul titre du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) américain. En dehors du seul cadre du FCPA, les montants sont même plus élevés, le rapport de 2016 des députés Karine Berger et Pierre Lellouche8(*) estimant ce montant supérieur à 20 milliards de dollars - ce montant continuant d'augmenter au regard du durcissement des sanctions extra-territoriales. Le suivi des cadres juridiques en matière de normes extraterritoriales des autres pays constitue donc un volet indispensable de l'intelligence économique.


* 5  Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique, Rapport d'information n° 755 (2021-2022) de Mme Sophie Primas, Mme Amel Gacquerre et M. Franck Montaugé, déposé le 6 juillet 2022.

* 6  Le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique : éviter l'erreur stratégique, construire l'avenir, Rapport d'information n° 84 (2020-2021) de Mme Sophie Primas, déposé le 28 octobre 2020.

* 7  Cinq plans pour reconstruire la souveraineté économique, Rapport d'information n° 755 (2021-2022) de Mme Sophie Primas, Mme Amel Gacquerre et M. Franck Montaugé, déposé le 6 juillet 2022.

* 8  L'extraterritorialité de la législation américaine, Rapport d'information n° 4082 (2016-2017) de Mme Karine Berger et de M. Pierre Lellouche, déposé au nom des commissions des finances et des affaires étrangères de l'Assemblée nationale le 5 octobre 2016.