III. AXE 2 : GOUVERNANCE - CRÉER UNE STRUCTURE INTERMINISTÉRIELLE PÉRENNE AU SEIN DE L'ÉTAT DÉDIÉE À L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE

A. DES TENTATIVES MULTIPLES, SUCCESSIVES ET IMPARFAITES DE STRUCTURER L'ORGANISATION POLITICO-ADMINISTRATIVE DE L'INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE EN FRANCE

1. Des essais successifs ne permettant pas à l'intelligence économique de trouver une organisation adéquate et pérenne au sein de l'État

À la suite de la publication du rapport d'Henri Martre en 1994, il a été considéré que l'État devait jouer un rôle plus incitatif en matière d'intelligence économique afin d'amorcer une gestion plus collective et plus partagée de l'information entre les administrations, les collectivités territoriales et le secteur privé.

Pour cela, dès 1995, a été mise en place une instance nationale de coordination interministérielle au niveau de l'État : le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE)34(*). Présidé par le Premier ministre, le CCSE était composé de sept personnalités35(*), nommées pour une période de trois ans et choisies en raison de leur expérience, de leur autorité ou de leur compétence afin d'éclairer les choix du Gouvernement sur les questions de compétitivité et de sécurité économique.

Le secrétariat du CCSE était assuré par le secrétariat général de la défense nationale (SGDN), ce qui témoignait déjà, à l'époque, d'une approche plutôt défensive de l'intelligence économique dans un contexte d'accélération de la mondialisation et d'un sentiment, déjà, de perte progressive de souveraineté et de compétitivité économiques. Selon un communiqué des services du Premier ministre de l'époque, Édouard Balladur, « il s'agit de la prise en compte plus efficace par nos entreprises des menaces et des ouvertures qui se dessinent sur les marchés internationaux, et dans ce but de mieux appréhender les multiples facteurs mondiaux qui conditionnent aujourd'hui à l'échelle internationale le développement scientifique, industriel et économique de la France »36(*).

Si le CCSE a mis en place un groupe de travail interministériel pour la politique, la défense et l'intelligence économique, qui a rendu ses premières conclusions en 1997, cette organisation n'a pas perduré au-delà ni fonctionné suffisamment longtemps afin qu'un bilan satisfaisant puisse en être effectué. L'Agence pour la diffusion de l'information technologique (ADIT) a toutefois indiqué, lors de son audition devant les rapporteurs de la mission d'information, que le CCSE était une instance de coordination qui fonctionnait relativement bien, notamment parce qu'elle réunissait les grands directeurs d'administration centrale.

Dans une réponse orale apportée en 2001 par le Gouvernement au sénateur Jacques Legendre, il a été indiqué que « le changement de gouvernement puis la fin de mandat des membres du comité ont interrompu le processus » du CCSE et que le travail interministériel serait désormais assuré par le haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie.

À compter de 2003, un Haut Responsable à l'intelligence économique a été placé auprès du SGDN. Cette fonction a été exercée jusqu'en 2009 par Alain Juillet, précédemment directeur du renseignement au sein de la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE). Si, sous son impulsion et en raison de sa personnalité et de son expérience professionnelle passée une plus grande importance a pu être accordée à l'intelligence économique, le rattachement insuffisant au Premier ministre a pu constituer un frein à son action, tout comme le manque de culture d'intelligence économique ainsi qu'une certaine méfiance des entreprises vis-à-vis d'un État interventionniste dans le milieu des affaires.

Par ailleurs, a existé en parallèle et jusqu'en 2016 un service de coordination à l'intelligence économique (SCIE), rattaché au Secrétariat général des ministères économiques et financiers (MEF).

À partir de 2009 et toujours en parallèle de l'existence du SCIE, une délégation interministérielle à l'intelligence économique (D2IE) a été mise en place, avec trois délégués interministériels successifs :

- de 2009 à 2013, Olivier Buquen a été délégué interministériel à l'intelligence économique, avec un rattachement auprès du secrétaire général du ministère chargé de l'économie37(*) ;

- de 2013 à 2015, Claude Revel a été déléguée interministérielle à l'intelligence économique, avec un rattachement auprès du Premier ministre ;

- de 2015 à 2016, Jean-Baptiste Carpentier a été délégué interministériel à l'intelligence économique, jusqu'à la disparition de la D2IE.

L'année 2013 et la nomination de Mme Claude Revel ont marqué un tournant dans l'organisation administrative de l'intelligence économique en France dans la mesure où une véritable structure interministérielle rattachée aux services du Premier ministre a été mise en place, après plusieurs années de pilotage assuré soit par le SGDN, soit par les MEF.

Selon le décret du 22 août 201338(*) relatif au délégué interministériel à l'intelligence économique, ce-dernier rend directement compte de son action au Premier ministre, travaille en lien direct avec les ministères concernés et le SGDN, et assure les principales missions suivantes :

- élaboration de la politique publique d'intelligence économique ;

- présidence du comité de pilotage interministériel ;

- animation d'un réseau de correspondants territoriaux et de correspondants diplomatiques ;

- information des autorités sur les évolutions économiques, scientifiques, industrielles et commerciales ;

- identification des risques et des menaces susceptibles d'affecter les organismes et les entreprises stratégiques ;

- organisation d'actions de formation, de communication et de sensibilisation à l'intelligence économique.

Les auditions menées dans le cadre de cette mission d'information ont toutefois mis en évidence les difficultés de cette délégation interministérielle à mener une véritable politique d'intelligence économique et à rendre directement compte auprès du Premier ministre, souffrant certainement du manque d'impulsion politique forte sur le sujet.

Les hésitations entre la nécessité d'un pilotage interministériel embrassant la pluridisciplinarité de l'intelligence économique ou la nécessité d'un pilotage assuré par les MEF ont perduré jusqu'à la mise en place, en 2016, d'une nouvelle structure dédiée à la sécurité économique.

2. Depuis 2016, un commissaire et un service à l'information stratégique et à la sécurité économique ont été créés sous l'égide des ministères économiques et financiers

En 2016, en raison des difficultés de coordination et des hésitations persistantes liées au positionnement de l'intelligence économique au sein de l'appareil d'État, il a été décidé de fusionner le SCIE et la D2IE afin de créer un commissariat à l'information stratégique et à la sécurité économique (CISSE) ainsi qu'un service dédié à l'information stratégique et à la sécurité économique (SISSE).

Aujourd'hui, le directeur général des entreprises, M. Courbe, est également commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économique, tandis que le SISSE est également rattaché à la direction générale des entreprises (DGE) au sein des MEF.

Le décret du 29 janvier 2016 précise ainsi les missions du CISSE, dont le principal travail consiste à élaborer, en lien avec les ministères concernés et le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), « la politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation »39(*). Le CISSE, toujours en vigueur aujourd'hui, a ainsi pour mission de contribuer à l'élaboration des politiques publiques relatives :

- à la protection et la promotion du patrimoine matériel et immatériel de l'économie française ;

- aux standards de conformité s'appliquant aux entreprises en matière de relations financières avec l'étranger, de lutte contre les fraudes aux entreprises et contre la corruption et de responsabilité sociale et environnementale ;

- à la défense de la souveraineté numérique ;

- aux stratégies conduites en matière de normalisation.

Pour appuyer l'action du CISSE, le SISSE assure les missions suivantes, dans un souci de protéger les actifs stratégiques de la France face aux menaces étrangères :

- identifier les secteurs, les technologies et les entreprises relevant des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation et de centraliser les informations stratégiques les concernant ;

- concourir à l'élaboration de la position du Gouvernement en matière d'investissements étrangers ;

- informer les autorités de l'État sur les personnes, entreprises et organismes présentant un intérêt ou représentant une menace ;

- veiller à l'application des dispositions de la loi du 26 juillet 1968, dite « loi de blocage », relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères40(*).

En complément des actions mises en oeuvre à l'échelle nationale, le SISSE s'est doté d'un réseau territorial réunissant des délégués rattachés aux directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets), placées sous l'autorité des préfets de région.

Les auditions menées par la mission d'information ont mis en évidence un sentiment partagé de satisfaction quant aux actions menées par le SISSE aujourd'hui. Toutefois, les rapporteurs constatent que l'entrée en vigueur du décret du 29 janvier 2016 et la création du SISSE marquent le déclin de l'utilisation des termes « intelligence économique », traduisant la volonté de mettre en oeuvre une nouvelle politique publique désormais essentiellement axée sur la sécurité économique.


* 34  Décret n° 95-350 du 1er avril 1995 portant création d'un comité pour la compétitivité et la sécurité économique (CCSE).

* 35 MM. Bernard Esambert, Jean Gandois, Philippe Jaffé, Jean-Luc Lagardère, André Lévy-Lang, Henri Martre et Luc Montagnier.

* 36 Communiqué des services du Premier ministre, du 18 avril 1995, sur l'installation du comité pour la compétitivité et la sécurité économique.

* 37  Décret n° 2009-1122 du 17 septembre 2009 relatif au délégué interministériel à l'intelligence économique.

* 38  Décret n° 2013-759 du 22 août 2013 relatif au délégué interministériel à l'intelligence économique.

* 39  Décret n° 2016-66 du 29 janvier 2016 instituant un commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques et portant création d'un service à compétence nationale dénommé « service de l'information stratégique et de la sécurité économiques ».

* 40  Loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères.