II. INTRODUCTION
M. Pierre Laurent, vice-président de la commission des affaires européennes du Sénat français

La question de la place à accorder aux Parlements nationaux dans le processus décisionnel européen se pose véritablement depuis 1979, lorsque le Parlement européen a cessé d'être composé de parlementaires nationaux ; concomitamment, la montée progressive du vote à la majorité qualifiée au Conseil a dilué la responsabilité directe de chacun des ministres y siégeant sur l'accord final obtenu au Conseil, ce qui soulève la question du contrôle démocratique sur cette institution, qui colégifère avec le Parlement européen, dans un schéma que certains assimilent à du bicamérisme.

On a alors commencé par imaginer un système dont les Parlements nationaux étaient quasiment absents, puis il est apparu la nécessité de progressivement les associer, mais de façon encore bien timide.

Le traité de Lisbonne a constitué une étape importante, en disposant que « Les parlements nationaux contribuent activement au bon fonctionnement de l'Union » et en leur attribuant certaines prérogatives : le contrôle du respect du principe de subsidiarité bien sûr, mais aussi notamment un droit de veto sur l'activation des « clauses passerelles », ces clauses qui permettent, pour donner un peu de souplesse aux traités, de passer, dans certaines conditions, du mode de décision à l'unanimité au mode de décision à la majorité qualifiée, ou de la procédure législative spéciale à la procédure législative ordinaire.

Plus de dix ans après l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, il est temps de dresser le bilan de ces outils, dont il faut bien admettre que les effets ont été limités. De plus, ils se résument essentiellement à un droit de veto, cantonnant les Parlements à un rôle « d'obstruction ». Les Parlements nationaux sont-ils voués à adopter une posture défensive dans l'édifice institutionnel européen ?

Cette deuxième session sera l'occasion de tirer le bilan de ces outils, d'évaluer les limites à notre action, en particulier sur certaines politiques ou dans le contexte de la pandémie, et de s'interroger sur le rôle que nos Parlements peuvent véritablement jouer dans l'Union européenne, directement comme acteurs du processus décisionnel.

III. LES INTERACTIONS ENTRE LES PARLEMENTS NATIONAUX ET LES INSTITUTIONS DE L'UNION EUROPÉENNE : UN PANORAMA - M. Olivier Rozenberg, professeur associé à Sciences Po

La constitution d'un ordre juridique européen interpelle la fonction législative des parlements nationaux. L'approfondissement de l'intégration européenne les contraint en effet à déléguer une partie de leur pouvoir législatif aux ministres chargés de négocier un droit qui s'imposera en interne. Or, depuis 1979 et l'élection directe du Parlement européen, les chambres parlementaires nationales, aujourd'hui au nombre de 39, ne sont plus présentes en tant que telles au sein du système décisionnaire européen. Leurs activités européennes entrent surtout en résonance avec chaque espace public national (1). Par contraste, rares sont leurs activités collectives même si celles-ci tendent à se développer depuis peu (2). Finalement, leurs effets sur la gouvernance européenne sont à la fois limités et incertains (3).

1. Une affirmation nationale progressive et différenciée

L'histoire de l'institutionnalisation des prérogatives européennes des parlements nationaux est avant tout faite de 27 - hier 28 - récits nationaux, au gré des rapports de force internes à chaque État membre. Les révisions des traités constituèrent cependant des moments clés des processus de révision des Constitutions nationales et des règlements intérieurs des Parlements. En France, l'élection directe du Parlement européen conduisit une coalition hétérogène de parlementaires gaullistes et de fédéralistes à créer des Délégations aux affaires européennes. Ce fut surtout dans les années qui suivirent la ratification de l'Acte unique que les chambres développèrent des activités européennes. Le double constat d'une augmentation du nombre d'actes européens adoptés et d'un accroissement de la prise de décision à la majorité qualifiée au Conseil motiva en effet le réveil des parlementaires nationaux. De 1973 à 1995, l'adhésion d'États plus réticents vis-à-vis du processus d'intégration et/ou aux traditions parlementaires plus ancrées contribua à la multiplication des innovations institutionnelles touchant au rôle européen des assemblées. Les réformes successives des traités, de Maastricht à Lisbonne, constituèrent autant d'opportunités pour les parlements pour négocier une extension de leur rôle. On remarque enfin que les États intégrant l'Union dans les années 2000 avaient tous anticipé l'adhésion en intégrant préventivement les pratiques existantes. L'octroi de certaines prérogatives européennes aux parlements nationaux tend ainsi à se constituer en acquis communautaires implicites pour les pays candidats.

Les droits acquis par les parlements nationaux en matière européenne concernent principalement l'information et l'opinion. Les échanges entre élus dans le cadre de réseaux spécialisés comme la COSAC (Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires) ainsi que la relative proximité des systèmes politiques européens contribuent à la diffusion d'un modèle de participation aux affaires européennes reposant sur l'examen en amont de la législation européenne en projet dans le cadre de procédures et de structures spécialisées. Trois principes structurent ce modèle. D'abord le rapport au temps, les parlementaires étant supposés trouver des marges d'influence grâce à la précocité de leur intervention. Ensuite la lutte contre le déficit d'information dont souffre le pouvoir législatif vis-à-vis de l'exécutif en matière européenne. Enfin, l'idée que seule la spécialisation des élus, des procédures et des ressources humaines permet d'agir efficacement.

Il y a dix ans, les données rassemblées dans le cadre de l'étude OPAL (Observatoire des Parlements nationaux après Lisbonne) ont permis de dresser un bilan quantitatif des activités européennes des quarante assemblées parlementaires sur la période 2010-2012. Les Commissions des affaires européennes, que l'on retrouve dans l'ensemble des parlements, se réunissaient en moyenne une fois par semaine en période de session pendant près de deux heures. Les gouvernements recevaient chaque année plus de trente-cinq opinions dont le degré de contrainte juridique et politique varie grandement d'un État à l'autre. Si ces données quantitatives indiquent que l'européanisation des parlements ne fut pas seulement formelle mais se traduit par un niveau élevé d'activités, l'écart est important d'une assemblée à l'autre. Les assemblées finlandaises, suédoises et le Bundestag se distinguent par un surcroît notable d'activité. En règle générale, les parlements ayant obtenu le plus de prérogatives dans la Constitution ou leur règlement intérieur sont également les plus actifs en matière européenne.

2. Une affirmation européenne limitée et incertaine

La mise en oeuvre d'activités européennes au sein des parlements peut être comprise comme une forme « d'européanisation sans l'Union européenne » pour reprendre les termes de Bastien Irondelle. En effet, face à ce qui s'apparente à une dépossession légale d'une partie de leurs prérogatives, les parlements nationaux n'ont pu s'appuyer que sur de faibles ressources proprement européennes pour réagir. Leur mention fait certes figure de passage obligé dans les traités européens depuis Maastricht mais les dispositions adoptées restent minimales voire accessoires. En effet, la souveraineté de chaque État membre vis-à-vis de son organisation constitutionnelle interdit de définir trop précisément ce que devraient être les attributions européennes des parlements nationaux. Comme le formule le protocole n° 1 du traité de Lisbonne, « la manière dont les parlements nationaux exercent leur contrôle sur leur gouvernement pour ce qui touche aux activités de l'Union européenne relève de l'organisation et de la pratique constitutionnelles propres à chaque État membre ». De fait, les dispositions notables dans les traités actuels demeurent limitées. Il s'agit :

- du droit à l'information : la Commission européen transmet directement aux parlements nationaux les documents qu'elle produit ;

- de la garantie d'une période de huit semaines pour l'examen de la législation en projet par les chambres parlementaires ;

- du droit de veto sur l'utilisation de la clause passerelle ou du passage à la procédure législative ordinaire ;

- de l'obligation de réunir une Convention, à laquelle participent des parlementaires nationaux, préalablement à la révision des traités.

Les parlements nationaux sont en quelque sorte victimes du principe de subsidiarité en matière constitutionnelle - victime paradoxale puisque le traité de Lisbonne leur a, pour la première fois, accordé des prérogatives spécifiques en matière de contrôle de ce principe. Un mécanisme complexe, dit d'alerte précoce, prévoit en effet que les parlements puissent signaler à la Commission une possible infraction au principe de subsidiarité avant l'examen d'une proposition par le Conseil et le Parlement européen. Si un tiers des chambres parlementaires estime que le texte pose problème de ce point de vue, alors la Commission peut retirer le texte, le modifier ou le maintenir en motivant sa décision. On parle alors de « carton jaune ». Si le seuil atteint la moitié « carton orange », il sera facile au Conseil ou au Parlement européen de bloquer la proposition. Cet outil original, qui articule l'examen individuel des assemblées et leur participation collective, fit l'objet de dizaine d'opinions chaque année. Par trois fois, en 2012, 2013 et 2016, le seuil atteint un tiers. La Commission contesta à chaque fois une infraction au principe de subsidiarité. Elle décida dans le premier cas de retirer sa proposition et dans les deuxième et troisième cas de la maintenir inchangée.

Le premier bilan d'utilisation de ce nouvel instrument est globalement négatif. Le seuil d'un tiers est difficile à atteindre en l'espace de huit semaines. L'agrégation des opinions des assemblées se révèle être un processus hasardeux, hautement contingent et potentiellement manipulable par des exécutifs nationaux soucieux de torpiller en amont un projet de la Commission. En maintenant inchangée sa proposition à la suite des cartons de 2013 et 2016, la Commission a également signifié le peu de cas qu'elle faisait du mécanisme. Nombre de spécialistes de la question, comme Tapio Raunio, se font d'autant plus critique que l'examen de la subsidiarité peut mobiliser d'importantes ressources dans les parlements. Il est d'ailleurs à craindre qu'elle participe à la montée en puissance d'une bureaucratie parlementaire d'autant plus active qu'elle masque le défaut d'investissement réel de certains élus. Dérivatif indolore, l'alerte précoce pourrait être une procédure nuisible dans la mesure où elle semble cantonner les parlementaires dans le rôle de gardien de la souveraineté nationale au risque de vouloir réduire leurs débats à cette seule dimension. Le gouvernement britannique a du reste proposé en 2013 de mettre en place un « carton rouge » dotant les assemblées d'un véritable droit de veto ou d'opting out, ce qui fut envisagé lors du Conseil européen de février 2016.

3. Des rapports différenciés aux institutions européennes

En dépit de la difficulté à les associer formellement et collectivement à la gouvernance européenne, les parlements nationaux pèsent sur celle-ci compte tenu des activités européennes propres à chaque chambre et des effets du débat récurrent quant à leur rôle. Ils entretiennent des rapports spécifiques avec les différentes institutions européennes.

Vis-à-vis de la Commission, en dehors de la procédure de contrôle de la subsidiarité, les parlements participent depuis 2006, à l'initiative du Président Barroso, à un processus informel de consultation dit de « dialogue politique ». Ils peuvent envoyer toutes observations sur les propositions d'actes à la Commission, qui s'est engagée à leur répondre. La procédure, qui permet à la Commission de poursuivre une stratégie ancienne de légitimation par l'enrôlement, se révèle peu cruciale à en juger le caractère formel de nombreuses opinions comme de leur réponse.

Vis-à-vis du Parlement européen, les relations sont paradoxales voire schizophréniques. D'un côté, les exemples de coopérations fructueuses sont nombreux. Les fonctionnaires des parlements nationaux envoyés permanent à Bruxelles disposent d'un bureau dans les locaux du Parlement européen. Plusieurs commissions des affaires européennes font participer les eurodéputés du même État à leurs travaux, quand ils n'en sont pas membres de plein droit. De nombreuses réunions associent, sous différents formats, parlementaires nationaux et européens, à travers notamment les commissions permanentes. En matière de politique étrangère, une assemblée composée des deux types d'élus a vu le jour en 2012 à la suite de l'assemblée de l'Union de l'Europe occidentale. Pour autant, une concurrence sourde continue de caractériser les rapports interinstitutionnels dès lors qu'ils prennent un aspect plus formel voire constituant. La mise en place de forums interparlementaires associant des élus des deux niveaux fait ainsi régulièrement l'objet d'un tir de barrage de la part des élus et fonctionnaires du Parlement européen. Les « assises », prévues par le traité de Maastricht, ne se sont plus réunies depuis l'expérience de 1990. L'idée d'une troisième chambre des parlements nationaux, avancée par le Président Giscard dans le cadre de la Convention de 2001-2002, fut immédiatement combattue. Le forum interparlementaire prévu par le Pacte budgétaire européen aboutit dans la douleur en 2013 à la mise en place d'une structure dont le nombre de membres par délégation n'est pas précisé. Le parlementarisme multi-niveaux de l'Union se révèle donc profondément ambivalent. La spécialisation accrue des carrières politiques suggère à cet égard une conflictualité grandissante à l'avenir.

Vis-à-vis du Conseil européen, les parlements nationaux se révèlent forts actifs s'agissant du contrôle du Président ou Premier ministre issu de leur État. La crise économique initiée en 2009 qui a accru le nombre et l'importance de ces sommets conduisit en effet à la multiplication des auditions en commission ou débats en séance. On remarque à cet égard que les parlements ordinairement moins actifs en matière européenne se mobilisèrent à l'exemple de l'Irlande. Dans plusieurs assemblées, comme la chambre basse hollandaise, des réformes furent entreprises pour accentuer le contrôle en amont, via un débat en séance en présence du Premier ministre, plutôt que des réunions ex-post. Politiquement, ces débats se révèlent parfois cruciaux. Ils permettent au Premier ministre de jauger de la mobilisation de sa majorité parlementaire. En amont, ils constituent autant d'occasions d'envoyer des signaux tant à l'opinion qu'aux autres États. En aval, ils contribuent au cadrage normatif des décisions du Conseil au sein des espaces publics nationaux. Ce sont par exemple les débats aux Communes de 2011-2012 qui, devant la mobilisation de backbenchers conservateurs, contraignirent David Cameron à réaffirmer sa promesse d'un référendum sur l'appartenance à l'Union - tenu en 2016, dont on connaît aujourd'hui les conséquences - ou à refuser de signer le Pacte budgétaire.

Vis-à-vis du Conseil de l'UE, les effets des parlements nationaux se révèlent complexes. Certains ministres sont d'abord contraints par des mandats de négociation même s'ils peuvent soit les définir en amont (Danemark), soit s'en écarter au besoin (Allemagne). En revanche, la réserve d'examen parlementaire qui contraint un État à ne pas participer au vote tant que dure l'examen parlementaire est facilement contournée via les accords politiques informels. Au-delà de l'effet individuel sur « son » ministre, un Parlement peut espérer peser sur la position du Conseil s'il représente un grand État et/ou si la mobilisation de plusieurs assemblées est simultanée et appuyée par l'opinion comme ce fut le cas pour la renégociation de la directive service en 2005. En dernier lieu, on peut s'interroger sur la capacité d'un négociateur national à utiliser son Parlement dans les discussions européennes, en retournant ses contraintes domestiques en atout stratégique. La littérature se perd en conjoncture à ce sujet faute d'une connaissance réelle des jeux diplomatiques secrets. Il semblerait que l'invocation d'une contrainte parlementaire soit d'autant plus efficace qu'elle est : a. sincère et crédible, b. limitée afin de ne pas décrédibiliser le négociateur, c. agitée lors de la négociation des traités, pour lesquels les parlements ont un droit de veto, plutôt que vis-à-vis du droit dérivé. Incertain quant à la véritable négociation, l'effet des parlements nationaux semble en revanche plus net s'agissant des prises de position officielles des ministres. Le taux de corrélation entre l'absence de vote positif au Conseil et l'activité parlementaire suggère que les parlements les plus actifs contraignent leurs ministres à ne pas soutenir officiellement certains projets au Conseil mais cette prise de position publique serait largement déconnectée de l'authentique négociation, informelle et secrète, entre États membres.

Enfin, s'agissant de la Cour de justice européenne, les parlements nationaux peuvent depuis 2009 la saisir pour cause de manquement au principe de subsidiarité. La disposition est rédigée de façon relativement ambiguë puisque cette faculté est conditionnée à l'ordre juridique interne d'un État ce qui laisse penser qu'elle reste soumise au bon vouloir des exécutifs. Elle n'a pas à cette heure été actionnée.

*

En conclusion, on constate que les effets des parlements nationaux sur la gouvernance européenne sont limités, diffus et doublement différenciés, en fonction des assemblées concernées et des institutions européennes avec lesquelles elles interagissent. En dépit de la difficulté à leur assigner un rôle dans les traités et de la tentation de multiplier les procédures et instances gadgets, les parlements restent des forums essentiels d'élaboration des récits nationaux de la participation à l'Union européenne. À ce titre, ils contribuent à borner normativement l'espace des possibles européens et à encadrer ainsi, sur le long terme, la gouvernance de l'Union.

Soulignons pour finir trois enjeux clés de la participation des parlements nationaux aux affaires européennes. Le premier consiste à mieux associer l'opposition afin de garantir la qualité parlementaire de l'intervention des chambres. Plusieurs pistes sont envisageables à cet égard telles que l'envoi d'opinions minoritaires aux institutions de l'Union européenne, notamment la Commission, ou l'obligation d'une composition pluraliste pour toute délégation parlementaire. Les chambres doivent ensuite calibrer le timing de leurs interventions. Contrairement à une opinion répandue, notamment au Nord de l'Europe, visant à les faire intervenir le plus en amont possible, les parlements doivent multiplier les séquences d'intervention au long de la très longue - près de deux ans - procédure de négociation de la législation européenne. Il est concevable que des conférences interparlementaires soient organisées de façons relativement souples à la veille de trilogues importants sur une base sectorielle correspondant aux commissions des parlements nationaux et du Parlement européen concernées. Enfin, dans la suite de cette dernière suggestion, les parlements nationaux ont tout à gagner à développer l'agilité dans leurs rapports comme dans les relations qu'ils entretiennent avec les institutions de l'Union européenne. Les leçons du fonctionnement à distance durant le covid méritent à cet égard d'être tirées : les outils de communication électroniques permettent de réduire le coût des réunions et de rassembler les élus sur une base plus égalitaire que lorsqu'ils sont conviés au Parlement européen. En outre, la création d'outils de traductions simultanées et automatisés pour ce type de réunions virtuelles constitue la nouvelle frontière de la coopération interparlementaire laissant espérer une dynamisation de la gouvernance parlementaire multi-niveaux de l'Union.

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