ACTES DU 40E ANNIVERSAIRE DE L'OPECST « 40 ANS DE SCIENCE AU PARLEMENT »

I. RENCONTRE DE HAUT NIVEAU « SCIENCE ET DÉCISION POLITIQUE » À L'ASSEMBLÉE NATIONALE - MERCREDI 5 JUILLET 2023

A. TABLE RONDE SUR LE THÈME « LA PLACE DE LA SCIENCE DANS LA DÉCISION POLITIQUE »

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie pour leur présence nos intervenants : le professeur Jean-François Delfraissy, qui a présidé le Conseil scientifique Covid-19, le professeur Alain Fischer, président de l'Académie des sciences, Cédric Villani, ancien président de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), ainsi que Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po, membre du conseil scientifique de l'Office.

Cette première table ronde de l'après-midi porte sur la place de la science dans la décision politique. Incontestablement, sans l'apport de la science, l'action publique ne ferait que construire sur du sable. Ce midi, lors de l'inauguration de l'exposition organisée par l'Office dans la Galerie des Fêtes de l'Assemblée nationale, nous avons été témoins d'un véritable engouement sur le sujet. Les réactions des parlementaires et de l'ensemble des instituts et organismes qui nous font le plaisir de s'associer à cet anniversaire montrent l'intérêt de continuer à souder ces liens entre décision politique et science.

Nos quatre intervenants vont s'intéresser à ces enjeux, passés et présents. La connaissance scientifique fonde la solidité relative des différents choix qui s'offrent à la décision politique. La science ne dicte pourtant que rarement une ligne de conduite univoque. Par conséquent, il nous faut pouvoir construire une décision éclairée, comme cela a été rappelé par les différentes prises de parole de ce matin. Incontestablement, l'Office est un acteur majeur dans cette perspective.

Ceci est d'autant plus important au vu de l'ensemble des enjeux et du nombre de questions qui se posent, comme l'indépendance de la science par rapport à la décision politique, l'influence des réseaux sociaux ou encore le rôle du scientifique dans la décision politique.

Pour lancer le débat, nous avons demandé à Alain Fischer, président de l'Académie des sciences, de nous parler de l'expérience qu'il a acquise au double contact du monde politique et du monde scientifique. Jean-Baptiste Colbert désirait d'ailleurs que cette Académie se consacre au développement des sciences et qu'elle conseille le pouvoir en ce domaine. Ainsi, tout était déjà dit.

Alain Fischer a également été président du Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale. En cette qualité, vous avez coordonné auprès du Gouvernement la politique vaccinale de l'État dans le cadre de la lutte contre ce qui reste comme la plus grande pandémie connue depuis un siècle. Vous avez donc certainement plusieurs enseignements à nous donner sur la place de la science dans la décision politique. Sans plus tarder, je vous laisse la parole.

M. Alain Fischer, président de l'Académie des sciences. - Merci monsieur le président. Mesdames, Messieurs, je suis honoré de participer à ce colloque qui célèbre le quarantième anniversaire de l'OPECST. À l'évidence, il sera au centre de la discussion qui se déroulera cet après-midi. Par conséquent, je vais vous faire part de quelques réflexions concernant la place de la science dans la décision politique.

Existe-il un domaine politique qui échappe à une analyse contextuelle où la connaissance scientifique - ce qui est connu ou non - et l'expertise scientifique n'auraient pas leur place ?

Je pense que vous serez tous d'accord pour dire que la science est au service de la société. Quelques thèmes évidents et actuels illustrent cette nécessaire omniprésence de l'expertise scientifique. Je ne reviendrai pas sur l'épidémie de Covid, la ville, ou l'énergie - je pense en particulier au travail réalisé à l'Office au cours des vingt dernières années sur l'évolution du nucléaire en France - ni sur ceux réalisés sur le réchauffement climatique et ses conséquences sur la biodiversité, sur la politique de l'eau, le sol, les forêts, le développement du numérique, l'intelligence artificielle (IA), l'application de la génomique ou la connaissance de l'embryon, sans oublier les questions d'éducation scientifique, mais pas uniquement. À dessein, mon énumération est large et relève de différents domaines. Je vais commencer par vous livrer quelques principes généraux.

À mon sens, l'expertise, notion par définition large, doit pouvoir s'appuyer directement sur la recherche, fondamentale et appliquée. Évidemment, les constantes de temps qui lui sont relatives ne sont pas les mêmes que celles concernant la recherche. Néanmoins, si elles ne sont pas liées, je pense que l'expertise perd son sens. Je me contenterai de vous citer un exemple récent et évident dans le contexte de la crise sanitaire. Si des recherches fondamentales, puis appliquées, n'avaient pas été menées sur l'utilisation des acides ribonucléiques (ARN) messagers, les vaccins contre le Covid ne seraient pas apparus et cette politique de santé publique n'aurait pu être menée. Ce n'est qu'un seul cas parmi de nombreux autres. Nous pouvons aussi songer aux recherches sur les modélisations d'épidémies qui sont aussi une bonne illustration.

Une autre considération me paraît évidente : la nécessité de l'interdisciplinarité, pour la recherche comme pour l'expertise. Par ailleurs, les activités d'expertise scientifique doivent être considérées dans deux types de situation : en temps de crise et hors crise. Dans la mesure du possible, il serait souhaitable que l'expertise scientifique puisse s'exercer préventivement, en amont des crises.

Il me semble important de souligner que la place de la science dans la décision politique est consubstantielle à la place accordée à la science et à la culture scientifique dans la société. Les décideurs politiques tiennent forcément compte des convictions qui traversent la société. Cependant, celles-ci ne sont pas forcément toutes scientifiquement éclairées. Vous y avez fait allusion.

Malheureusement, une difficulté réelle est liée à la diffusion croissante - en particulier chez une partie des plus jeunes - d'une forme de crise de la rationalité, d'une montée des relativismes et d'un climat de défiance. Cela pose un problème. Dans ce contexte, comment pouvons-nous repenser la place de l'expertise scientifique auprès des décideurs ? À mon sens, il faut suivre quelques principes.

Le premier - évident - est qu'il ne doit pas exister de « savantocratie ». En aucune manière, les savants et les scientifiques ne doivent se substituer aux décideurs politiques. Ils sont là pour conseiller, alerter mais certainement pas pour décider. Il ne faut pas l'oublier.

Le second principe est, qu'à mon sens, l'expertise menée en sciences dites « dures » ne peut pas être réalisée sans aller de pair avec des réflexions liées aux sciences humaines et sociales. Cela doit être vrai dans tous les domaines. Dans la pratique, l'expertise implique un positionnement des questions, un recueil des connaissances, des incertitudes, l'élaboration de scénarios et une modélisation. Après la prise de décision politique, je pense qu'un retour des experts est nécessaire. Cette chose a été plutôt bien faite par le Conseil scientifique et, peut-être, par le Conseil d'orientation de la stratégie vaccinale. En effet, on l'a vu dans le contexte du Covid, mesurer l'impact des décisions me paraît important. De fait, l'efficacité de l'expertise repose sur un bon positionnement des questions, sur la légitimité scientifique des experts ainsi que sur leur indépendance. Vous avez fait allusion à la question des liens et des conflits d'intérêts. Celle-ci doit être analysée sérieusement et finement, sans excès ni défaut, car elle est fréquemment instrumentalisée. De plus, l'efficacité de l'expertise repose aussi sur une confiance réciproque, sur un travail mené en toute intégrité et en toute transparence ainsi que sur des capacités de communication adéquates. Les experts doivent pouvoir communiquer dans leur domaine d'expertise aux côtés des politiques lorsque ceux-ci décident.

Le troisième principe est la nécessité du caractère pluriel de l'expertise. De surcroît, quand cela est nécessaire ou inévitable, son caractère contradictoire doit être respecté.

Pour moi, le développement de l'expertise scientifique auprès des décideurs politiques se heurte à un certain nombre de difficultés objectives. En effet, je pense que le niveau de culture scientifique des décideurs et de leur entourage est très insuffisant - bien que d'heureuses exceptions existent. Cette situation est inhérente à leur formation que je qualifie de « a-scientifique ». A contrario, notre formation ne nous prédispose pas particulièrement à être exposés aux considérations et aux difficultés de la vie politique. Or, il est important de pouvoir partager une façon de penser ou d'être en mesure de donner le même sens aux mots. Par ailleurs, nous sommes confrontés à une faible connaissance des enjeux politiques par les scientifiques, à laquelle s'ajoute parfois une méfiance ou une crainte à s'engager, ce qui est regrettable. En effet, pour qu'il y ait expertise scientifique, il faut non seulement des experts, mais aussi des décideurs politiques qui choisissent de les solliciter. Cependant, les politiques ont en général des objectifs à court terme, ce que nous pouvons comprendre. Inversement, sauf situation particulière, les scientifiques réfléchissent et s'inscrivent dans le long terme. Cela constitue donc une difficulté. En France, il serait aujourd'hui souhaitable de placer des experts scientifiques à proximité des décideurs. Ce n'est pas encore suffisamment le cas. Il convient de le faire à tous les échelons, aussi bien exécutif que législatif, en s'inspirant des expériences étrangères, notamment anglo-saxonne ou allemande. En outre, il est intéressant d'observer que le rapport de mission sur l'écosystème de la recherche et de l'innovation récemment remis à la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche par Philippe Gillet, qui s'intéressait notamment à l'évolution des organismes nationaux de recherche, évoque l'hypothèse de placer un haut conseiller scientifique auprès de la Présidence de la République ou de Matignon. Cette idée intéressante mérite d'être approfondie, même si une seule personne n'est probablement pas suffisante. Plusieurs modèles sont envisageables et l'on peut réfléchir à des comités et au rôle des Académies qui feraient des appels à propositions pour travailler en tant qu'expert. Il faut sortir de la situation actuelle, qui n'est pas satisfaisante, malgré l'existence de l'Office parlementaire, pionnier dans ce domaine en France. D'ailleurs, une analyse internationale comparative pourrait être utile pour avancer.

Pour en sortir, plusieurs possibilités sont envisageables et plusieurs expériences récentes sont allées dans le bon sens. Je considère que le plan sur l'intelligence artificielle (IA) ou la création de conseils pendant la crise sanitaire ne sont pas de mauvaises choses. Toutefois, notre pays souffre d'un défaut global d'expertise scientifique, à tous les niveaux de la prise de décision.

Enfin, l'importance de la culture scientifique au sein de notre société ne doit pas être ignorée, tant celle des décideurs que celle de la population. Objectivement, un écart croissant de connaissance entre experts et citoyens est apparu. Il participe probablement de la défiance de certains à l'égard du pouvoir et de ses décisions. Les concertations citoyennes sont d'ailleurs une forme intéressante de médiatisation entre la société, les experts et les décideurs. Quelques exemples assez probants existent. Si elle ne se substitue pas au travail des parlementaires, je suis donc favorable à encourager cette forme d'expression de la société. Elle est une contribution utile qui permet de transmettre de l'information, de favoriser les discussions de manière à faire progresser la réflexion de nos concitoyens. Évidemment, elle ne doit exister qu'à côté de toutes les initiatives nécessaires au déploiement de la culture scientifique. Il s'agit d'un point essentiel.

En conclusion, la place des experts scientifiques auprès du monde politique est absolument majeure, mais n'est pas simple à déterminer. Elle peut sûrement s'inspirer d'expériences réussies à l'étranger. Il faut considérer que ce n'est pas uniquement un dialogue entre des experts et des politiques, mais un jeu à trois entre les politiques, les experts et les citoyens.

Je m'arrête là et je suis sûr que d'autres considérations vont venir s'ajouter à ces propos. Merci de votre attention.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci professeur. Je passe maintenant la parole au professeur Jean-François Delfraissy qui, entre autres fonctions, a présidé le Conseil scientifique Covid-19 et, dans ce cadre, a d'ailleurs eu d'étroites relations avec l'Académie des sciences. Vous êtes aussi, comme président du Comité consultatif national d'éthique (CCNE), habitué à réfléchir à la manière dont la science et la chose publique peuvent, ou doivent, interagir. Par conséquent, nous serons très heureux d'entendre votre point de vue sur cette question fondamentale de la place de la science dans la décision politique.

M. Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique Covid-19. - Merci. Bonjour à tous. Je partage entièrement l'avis d'Alain Fischer. Ceci explique notamment les excellents rapports qu'ont entretenus les deux structures que nous présidions durant cette crise. Je vais vous faire part de l'expérience que j'ai vécue avec la construction du Conseil scientifique, qui s'est rapidement révélé être une source d'éclairage pour les plus hautes autorités de santé.

La France est une belle démocratie et je suis sûr qu'elle le restera. Les choses sont claires : le politique décide alors que l'expertise n'est là que pour l'éclairer et donner une vision. Dans les grandes crises comme celle liée à la Covid-19, la décision est à la fois sanitaire, sociétale, économique et politique. Les ennuis commencent quand les experts ne savent pas grand-chose eux-mêmes. L'expertise doit s'appuyer sur la science. Ceci est logique car nous sommes construits comme tels. Cependant, quand la science n'est pas encore au rendez-vous, comment essayer d'obtenir un éclairage aussi neutre et positif que possible vis-à-vis de la décision politique ?

Cette question s'est posée de mars à avril 2020, où la science n'avait pas encore pu parler. Ainsi, il faut tirer des leçons de ce type de période complexe où la science est encore impuissante mais où le politique a besoin de l'expertise pour l'aider à prendre une décision qu'il suppute, alors que le scientifique hésite et ne peut avancer qu'avec humilité. Le premier confinement, en France comme ailleurs, était en ce sens une décision que je qualifie de « moyenâgeuse ».

En situation de crise, même si chacun est dans son rôle, la confiance doit s'installer, au plus haut niveau, entre le politique et le groupe d'experts. Ce dernier doit être multidisciplinaire, mêlant les sciences « classiques » et les sciences humaines et sociales. À ce titre, je vais soulever quatre points pour penser le conseil scientifique et le rôle des experts dans une telle situation de crise.

Le premier point concerne l'autonomie et l'indépendance. Alors que nous sommes nommés par le politique dans de curieuses conditions, comment peut-on rester autonome et indépendant ? Le Conseil scientifique était un objet nouveau alors que l'on aurait très bien pu s'appuyer sur les présidents des agences sanitaires. La France est dotée de grandes agences qui auraient pu faire l'objet de la constitution d'un tel conseil. L'indépendance ne s'écrit pas seulement, mais se conquiert. Les avis et la capacité d'autosaisine sont des éléments importants. L'avis doit être écrit afin de laisser une trace, et public pour montrer qu'il n'est pas seulement une expertise pour le pouvoir qui décide, mais aussi une vision d'information à destination des citoyens. Je sais que la possibilité d'ouvrir plus globalement l'expertise, afin de la rendre accessible non seulement au politique, mais aussi à l'ensemble de la société, est un élément discuté par certains. Pour moi, les choses sont très claires. Nous sommes en présence d'un enjeu de démocratie - en santé, en l'occurrence, mais ce peut être dans un autre domaine. Donc, le triangle entre le décideur politique, l'expertise et la vision citoyenne est fondamental pour conserver la confiance.

Le deuxième point est la notion de temporalité. Celle-ci n'est pas la même pour tous. Ainsi, le temps des médias est de quelques heures, celui du politique de quelques jours et celui de la science est, au minimum, de quelques mois. Encore avons-nous eu beaucoup de chance que la science avance à la rapidité qu'on lui a connue, notamment avec l'arrivée des vaccins à ARN et la mise au point, en quatorze mois, d'un médicament véritablement efficace contre la survenue de formes graves de la Covid. À ce titre, je rappelle qu'en matière de maladies infectieuses, il a fallu douze ans pour créer les trithérapies dans la lutte contre le virus de l'immunodéficience humaine (VIH), et huit ans pour trouver un traitement permettant d'éradiquer l'hépatite C. Nous observons donc une accélération des connaissances et des réalisations qui en découlent. Toutefois, celle-ci prend, au minimum, quelques mois ou quelques années. Ce fait n'est pas si facile à faire comprendre au décideur politique.

Le troisième point est cette relation très particulière avec le décideur, concrètement les quelque 200 à 300 personnes qui décident en France et qui oscillent entre les grands cabinets ministériels, les grandes directions de ministères et les positions politiques. À 95 %, elles sont issues de l'ex-École nationale d'administration (ENA). Elles ont donc quasiment cessé d'étudier les sciences en classe de seconde, parce qu'elles ont ensuite préparé Sciences Po avec un type spécifique de formation. Elles sont donc loin de la science. Ceci n'enlève rien à leur grande intelligence, mais là n'est pas le propos. Elles n'ont rien connu de la notion de vision scientifique, de l'humilité qui dans une certaine mesure sous-tend la construction d'une science, par exemple au fait d'avoir passé un doctorat, ce qui implique souvent de faire deux pas en avant puis deux pas en arrière et d'être capable d'accepter les difficultés liées à tel ou tel type de résultat. Pourtant, notre haute administration a un très bon niveau et sait s'adapter très vite, y compris au sommet de l'État. Sur le fond, je pense toutefois qu'il est crucial d'accroître la diversité de la formation des élites dans notre pays. Nous avons toujours eu besoin et aurons toujours besoin de décideurs. En Allemagne, la qualité de docteur a une réelle valeur. Dans le milieu anglo-saxon, une plus grande diversité existe dans la formation des décideurs. Cet objectif ne concerne pas uniquement la réponse aux crises, mais la relation à la recherche et la prise de conscience de l'importance de la recherche fondamentale. Or ce n'est pas une chose inscrite dans les gènes de nos élites. Il est primordial de changer cela, bien que j'ignore comment. Nous sommes cependant très sollicités par le Conseil d'État, la Cour des comptes, l'Institut national du service public (INSP), etc. pour intégrer cette teinte scientifique dans la formation des élites administratives, pour s'ouvrir sur ce type de discussion. Le dialogue des étudiants en formation avec de jeunes scientifiques, ce mélange des cultures - même s'ils sont amenés à faire des carrières qui seront complètement différentes - est un élément essentiel.

Le quatrième point concerne l'agenda. L'agenda du politique est rythmé par les élections ; c'est normal car nous sommes dans une démocratie. Il y en a eu plusieurs durant la crise Covid. La question est donc : comment faire en sorte que la prise de décision, qui s'appuie sur une construction, une vision de la science qui, comme je l'ai dit, ne s'est précisée qu'à partir d'octobre 2020, ne soit pas perturbée par l'agenda politique ?

Je vais terminer mon propos avec quelques remarques.

Premièrement, je pense qu'en France, nous avons eu beaucoup de chance dans cette relation entre science et politique - qui est un vieux débat, relisez le Max Weber des années 1920 : tout y est déjà dit - que la personne exerçant les plus hautes responsabilités de l'État ait choisi de s'appuyer en priorité sur l'avis des scientifiques pour prendre des décisions et de mettre la santé, en particulier celle des sujets les plus fragiles, au coeur de celles-ci. Ces deux orientations ont donné un guide très important à la gestion de crise.

Deuxièmement, nous sommes frappés de ne pas avoir eu de retour d'expérience au plus haut niveau sur la plus grande crise sanitaire mondiale depuis près d'un siècle. Certes, le politique a des excuses avec ce qui s'est passé récemment : l'Ukraine, l'augmentation du coût de l'énergie, les événements dans les banlieues. Néanmoins, c'est un peu dommage qu'il n'y ait pas eu ce retour d'expérience. N'ayant été qu'un acteur modeste de cette crise, je ne revendique rien. En effet, ce n'est pas à nous de le faire, mais à des structures indépendantes.

Nous pouvons tout de même en tirer quelques leçons.

La première est la nécessité d'anticiper. La meilleure façon n'est pas de chercher à prévoir l'arrivée de tel type d'agent infectieux, mais d'investir en recherche fondamentale, non dédiée et financée. Ainsi, nous pourrons disposer au bon moment, parmi les équipes, de celle qui aura travaillé sur l'agent considéré. La meilleure anticipation est bien d'investir en recherche fondamentale, alors que la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée à la recherche en France est insuffisante par rapport aux autres grandes démocraties.

La deuxième leçon consiste à constater que la France s'en sort bien. Le retour d'expérience aurait pu le souligner et la presse ne le dit pas assez. Cependant, si nous regardons les études américaines indépendantes ou celles de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) concernant l'impact de la crise sur la perte d'espérance de vie, la France se situe à trois mois de perte, l'Allemagne à un peu moins, les Anglais à huit mois, l'Espagne et l'Italie autour de neuf ou dix mois, les États-Unis sont à 2,6 ans et les pays d'Europe centrale et orientale sont à près de dix-huit mois de perte d'espérance de vie. Ceci fait réfléchir. Les États-Unis sont le pays qui a le plus innové, avec l'investissement sur le vaccin et le modèle très particulier qu'ils ont mis en place, avec les sommes considérables dépensées dans des médicaments qui ont été produits au plus vite. Mais parce que l'accès aux soins des populations minoritaires se fait dans des conditions qui ne sont pas celles que nous avons en France - et qu'il faut absolument préserver car c'est un bien précieux -, ils ont subi une perte importante d'espérance de vie. Celle-ci est marquée dans la population noire américaine - bien qu'elle soit très organisée - et surtout dans la population hispanique.

La troisième leçon concerne quelques idées de recherches importantes qui sont apparues : elles portent sur la pluridisciplinarité, mais aussi sur la science des projections. En France, nous devons finir de l'organiser. Nous étions en retard, en particulier par rapport aux Anglais ou aux personnes de Seattle. Cette science des projections est portée par de jeunes mathématiciens en jeans et en baskets qu'il faut un peu cadrer et que nous ne pouvons pas laisser tout seuls. En effet, ils jouent un rôle déterminant dans l'éclairage politique qui peut être donné.

Enfin, considérons les questions relatives à l'organisation du conseil aux décideurs. Dans cette crise, quelque chose était particulier : nous avons été dans une sorte de « royaume de France présidentiel ». Nous avons tous très vite compris que les décisions prises, officiellement, dans le contexte du Conseil de défense, étaient en réalité arrêtées au plus haut niveau de l'État. À ce titre, je rappelle que le Conseil scientifique ne faisait pas partie du Conseil de défense. C'était évidemment ce que nous souhaitions. En vérité, l'un des points essentiels de l'affaire est de séparer l'expertise et le conseil de la décision politique. Néanmoins, comment avancer en période de non-crise ?

Nous devons bien sûr étudier ce qui se fait dans le milieu anglo-saxon avec les Chief Medical Officers ou les Scientific Officers. Le modèle le plus élaboré est au Canada. Nous avons également l'obligation de considérer le rôle des académies, qui pourraient prendre une place importante dans l'interface, dans la discussion directe. Le climat de confiance est essentiel. Il faut donc réussir à travailler avec elles, même si je sais que leur agenda est extrêmement lourd. Par ailleurs, le contact personnel au plus haut niveau joue aussi son rôle. On peut imaginer toutes les institutions du monde, si la confiance ne règne pas entre l'expertise et le décideur politique, rien n'aboutira. Il est fondamental que puissent être présentées au plus haut niveau les avancées scientifiques de l'année, qu'elles soient françaises ou non, qui vont changer la donne, pour les digérer et construire sur elles
- après tout, une telle synthèse annuelle existe bien dans des revues comme Nature, Science ou le New England Journal of Medicine... Je pense que nous devons évoluer, mais je ne sais pas comment. Nous sentons bien qu'il y a une discussion sur le modèle.

Pour conclure, il manque quelque chose dans le domaine de la santé. Le ministère de la Santé et de la Prévention est une énorme masse qui a ses avantages et ses inconvénients. Toutefois, il n'a aucune vision stratégique. Les ministres et leurs cabinets sont noyés dans les différents types de décisions qu'ils doivent prendre. Bien sûr, ils bénéficient de ce qui a pu être préparé par des think tanks, politisés ou non. Mais lorsque les ministres prennent leurs fonctions au ministère de la santé, ils ne se voient pas proposer quelque chose qui aurait été réfléchi sur un ensemble de sujets, sachant qu'ils resteraient libres de leurs décisions politiques. Il est urgent qu'une réflexion stratégique soit menée au plus haut niveau dans ce domaine. Il ne faut pas seulement réformer la santé dans sa « périphérie », ce dont on parle beaucoup maintenant, mais il faut réformer le ministère de la Santé lui-même afin qu'il puisse jouer son rôle. Ainsi, l'État pourra impulser une vision stratégique.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci pour ce retour d'expérience. Sans plus tarder, je laisse la parole à Cédric Villani, que je ne vais évidemment pas présenter puisqu'il est connu de tous ici, à la fois par les acteurs de la science et encore plus à l'OPECST. Bienvenu à toi Cédric. Tu es familier du sujet de la place de la science dans la décision politique, car tu as eu la chance d'avoir été dans les deux situations. Ainsi, je pense que ton regard sera très intéressant pour nous dans cette table ronde.

M. Cédric Villani, ancien président de l'Office. - Merci mon cher Pierre. Effectivement, connaître ces deux versants permet de voir à quel point les deux ambiances peuvent être différentes.

Chers amis, chers collègues, j'ai plaisir à me retrouver ici. Il s'agit de la première fois que je retrouve les membres de l'Office parlementaire avec qui j'ai éprouvé tant de plaisir et de fierté à faire chemin commun durant mes cinq années de mandat. C'est aussi l'occasion pour moi de rendre hommage à Gérard Longuet car nous avons fait une excellente équipe. Notre travail reposait sur le respect de l'institution, sur une véritable sympathie ainsi que sur un vrai respect mutuel qui m'ont fait beaucoup de bien. Je remercie également les parlementaires qui m'ont accordé et réaccordé leur confiance pour exercer la présidence de l'Office, même quand je n'étais plus attaché à aucun groupe politique. J'adresse aussi un grand merci au secrétariat scientifique de l'OPECST sans lequel rien ne serait possible.

Durant la précédente législature, nous avons travaillé à bas bruit
- c'était important - afin de diversifier les formes de travail de l'Office, de développer l'interactivité avec la société, de renforcer les échanges avec les académies et le politique. Nous avons aussi accompli quelques missions délicates. En effet, un office parlementaire est protéiforme. Il produit des rapports, courts ou longs, il réalise des missions, il organise des débats et parfois, le véritable résultat est le débat lui-même et non sa conclusion, qui ne saurait que très rarement résumer les différentes facettes de celui-ci. Il est important que le politique puisse avoir accès à ces nuances et parvienne à les intérioriser afin de pouvoir prendre les bonnes décisions quand ce sujet est sur la table.

L'un des épisodes les plus difficiles que j'ai eu à gérer était la rédaction des conclusions de l'audition publique qui avait été organisée sur l'édition génomique. Néanmoins, j'avais anticipé le fait que les rapporteurs n'arriveraient pas à rédiger un texte commun. Tels des Casques bleus, Gérard Longuet et moi-même avons dû organiser la discussion entre eux et négocier, paragraphe après paragraphe, phrase après phrase, ce qui devait être le rapport. Le secrétariat scientifique l'a admirablement préparé. En définitive, après des heures de débat, nous nous sommes aperçus que les rapporteurs étaient d'accord sur six des sept recommandations envisagées. La seule sur laquelle, pour des raisons politiques, il leur a été impossible de se mettre d'accord était celle de l'étiquetage, ou non, de la mise en oeuvre d'un procédé d'édition génomique ; en soi, ceci était instructif également. Nous avons accompli convenablement notre tâche car les conclusions adoptées sur l'édition génomique sont l'un des meilleurs documents pour aborder ce problème dans sa globalité et ses nuances. Toutefois, peu de personnes se sont servies de notre document en dépit du fait qu'il soit satisfaisant.

Le travail de l'Office sur la politique vaccinale du Gouvernement a été, sur le plan des délais, le plus difficile à organiser. En extrême urgence, il a fallu mobiliser toutes nos forces afin de préparer ce rapport à marche forcée. La promesse a été tenue. J'ajoute que le travail sur les effets indésirables de la vaccination a été le plus compliqué à mener sur les plans politique et sociétal. C'est la seule fois où, alors que j'étais en train de présider une table ronde, je me suis vu remettre une sommation par huissier. Il ne se passe pas une journée sans que je sois encore insulté sur Twitter pour la façon dont j'ai géré les débats. Ma seule boussole est de déterminer si je fais bien mon devoir.

Tout ceci a été source de belles expériences humaines, et l'Office relevait le défi solidairement.

Il faut tout de même citer la fois où l'un de nos sénateurs avait, un peu maladroitement, anticipé le résultat d'une mission. Il avait commencé à raconter dans la presse locale que le glyphosate n'est pas plus cancérigène que la charcuterie. D'une part, ce n'était pas le sujet principal de la mission, d'autre part, ce n'était pas la position de ses trois co-rapporteurs. Ce collègue pensait que cela serait bénéfique pour son image de sénateur dans la presse locale. Toutefois, cette affaire est devenue nationale et a fait les gros titres de BFMTV le lendemain. Les réactions arrivaient de partout, à l'Assemblée nationale et au Sénat, pour affirmer qu'il était honteux que l'Office soit soumis aux lobbys. Pendant vingt-quatre heures, nous sommes donc passés en communication de crise et l'ensemble des réactions ont été renvoyées vers votre serviteur. J'ai passé la journée à expliquer aux journalistes pourquoi le sénateur avait outrepassé ses droits et pourquoi l'Office n'avait pas cette position. Après vingt-quatre heures, la situation s'est calmée.

Le thème de cette table ronde est la place de la science dans la décision politique. Il y a la place que l'on rêve et la place que l'on constate... Il y a aussi ce qui est accessible et ce que l'on peut imaginer être faisable.

Premièrement - Alain Fischer et Pierre Henriet l'ont bien dit -, la science joue aujourd'hui un rôle majeur dans les affaires publiques et la réglementation, que ce soit pour la gestion des ressources, la pollution, la réindustrialisation ou la conduite à tenir face à la sécheresse, ou encore ce grand marché d'idées incontrôlables que sont devenus les réseaux sociaux, l'IA, etc. Chaque fois que la question se pose au politique d'agir dans l'un de ces domaines, il fait appel à la science. Sans elle, aucun diagnostic, ni aucune prise de conscience, ni aucune solution ne sont possibles. Pensez au réchauffement climatique : sans science, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) n'existerait pas et le débat serait totalement différent de celui qui existe aujourd'hui. Toutefois, il faut faire attention. De nombreux biais et asymétries existent dans la relation entre science et société ainsi que dans celle entre science et décideurs politiques.

Si la science produit une nouvelle technologie, nous dirons qu'elle sert l'intérêt public et que les inventeurs sont les bienfaiteurs de l'humanité ; mais si elle change d'avis, le propos sera différent. Par exemple, les scientifiques ont découvert le pouvoir du dichlorodiphényltrichloroéthane (DDT) contre les insectes que nous nommions « vermine ». Cette avancée a valu le prix Nobel à son découvreur, car elle était considérée comme la science en marche au service de l'hygiène, donc un progrès. Cependant, quand des décennies plus tard, quelques personnes ont affirmé que cela est une erreur, quand Rachel Carlson publie Printemps silencieux, quelle a été la réaction de l'industrie chimique ? Elle a affirmé que sa vision était un obscurantisme qui allait nous renvoyer à l'âge des cavernes. Elle lui déniait même la qualité de scientifique en la considérant comme une militante aveuglée par l'idéologie. Rachel Carlson a été traitée d'hystérique - comme cela est toujours le cas quand c'est une femme qui porte ce genre de message. Cependant, le temps lui a donné raison. Vous pouvez donc voir cette asymétrie. Quand vous donnez quelque chose, vous êtes salué et remercié. À l'inverse, si vous voulez reprendre, vous êtes considéré comme un fou. C'est ainsi que l'on peut trouver certains sujets, certains domaines où, même quand ce sont des scientifiques du CNRS qui s'expriment, la réaction de certains acteurs sera de les dénoncer comme militants et de nier la portée scientifique de leurs paroles.

Ces considérations interviennent aussi dans les débats entre universitaires. Quand, en 1972, Dennis Meadows, Donella Meadows et quelques autres publient le rapport qui leur a été commandé par le Club de Rome, la réaction de certains économistes est très claire. Ils accusent les auteurs d'obscurantisme, de retour en arrière, de folie et de renier la croissance. Le rapport était pourtant basé sur un document technique d'environ six cents pages où il s'agissait de résoudre, avec les meilleurs ordinateurs de l'époque, un système de 159 équations différentielles couplées. C'était ce que qui se faisait de mieux à l'époque en matière de modélisation de l'économie, de démographie mondiale, de pollution, d'industrie et d'agriculture. Donc, ce travail relevait pleinement de la science.

De surcroît, si nous prenons l'exemple de l'aviation, nous pouvons constater que le seul moyen efficace, en l'état actuel de la science, de réduire dans les délais identifiés par le GIEC l'empreinte carbone de ce secteur est de diminuer très significativement le nombre de voyages. Mais si on le dit publiquement, là encore, les mêmes critiques sont formulées : on est « anti-science », on est un idéologue, on veut le retour de la charrette à voile, etc.

Par conséquent, il faut prendre garde à cette relation asymétrique, qui est en fait assez normale car, entre la science et la société, il y a la technologie. Or les technologies ne sont pas neutres, mais s'appuient sur une culture, ainsi que des habitudes et des intérêts constitués qui viennent transformer nos imaginaires. Il est donc normal que le contact entre science et politique entraîne des conséquences. Même ceux qui disent se reposer sur la science peuvent avoir des visions très différentes de ce qu'elle est. Parfois, on ne fait même pas semblant d'être pour ou contre... Sur ce sujet, j'ai le souvenir d'un voyage présidentiel en 2018 : une visite d'État du président Macron au président Trump. Le premier a fait un discours devant le Congrès afin d'exposer sa vision de l'avenir. Nous avons pu observer le jeu des congressmen. Certains se levaient, applaudissaient en fonction de ce qui leur plaisait. Quand Emmanuel Macron a dit « Je crois dans la science. », la moitié démocrate s'est levée pour applaudir alors que la moitié républicaine est restée assise et immobile. Nous voyons donc à quel point dans ce pays, le plus innovant au monde, mais qui est aujourd'hui la plus grande menace pour les luttes écologique et environnementale, la science a atteint un niveau de politisation tel qu'un parti entier refuse d'approuver une phrase affirmant la croyance en la science.

Même hors ce cas extrême, il y a dans le clivage gauche-droite et les autres prismes politiques des lectures non triviales de la science ; un sociologue comme Daniel Boy analyse ce phénomène depuis de nombreuses années. Par exemple, récemment, un spécialiste de l'IA a conçu un comparateur, entraîné sur le contenu des réseaux sociaux, capable de dire qu'un mot serait « de droite » ou « de gauche ». Je l'ai expérimenté en écrivant le mot « science » ; l'oracle IA m'a répondu que la science est de gauche. J'ai ensuite écrit le mot « technologie » et j'ai vu l'oracle répondre que la technologie est de droite. Si, comme moi, vous êtes scientifique, vous trouvez ceci absurde. Pourtant, si vous êtes un acteur politique, vous comprenez ce que cela veut dire. En effet, vous le vivez sans interruption en étant confronté à la façon dont les différents partis font des analyses et cherchent des solutions. Ceci est parfaitement montré dans le livre de David Chavalarias, Toxic Data, ou dans les excellents podcasts de Xavier de La Porte des Vaux, dit Xavier de La Porte, sur l'internet. Ce dernier pose cette question : les réseaux sociaux sont-ils de droite ou de gauche ? Des études montrent comment leur « passage à la moulinette » du réseau social a tendance à orienter politiquement les contenus vers la droite. Cette règle est générale même si l'effet peut varier suivant les pays.

Un autre exemple est le rapport différent des politiques et des scientifiques quant à la volonté d'agir. Jean-François Delfraissy évoquait la différence de temporalité entre le politique et le scientifique. C'est vrai, l'acteur politique a souvent besoin de réponses immédiates alors que le scientifique a besoin de temps afin de faire consensus. Mais il est d'autres contextes où c'est le contraire, par exemple à la Conférence des Parties (COP). Récemment, j'étais à la conférence des subsidiarys bodies (SBTA et SBI). Il s'agit de l'antichambre de la COP, dépendant des Nations Unies. Sont notamment présents des représentants politiques et les membres du GIEC. Vous pouvez ainsi observer les différentes manières de procéder : les participants scientifiques sont très allants et poussent à des évolutions rapides, mais les représentants politiques sont beaucoup plus circonspects, mettent en avant les difficultés et appellent à ne pas aller trop vite dans la transition écologique. Si vous me permettez, je vais vous lire les mots d'introduction qu'a tenus le prochain président de la COP, qui était invité à cette conférence ayant eu lieu à Bonn. Cette première prise de parole sous le feu des projecteurs était très attendue. Vous pouvez juger de son niveau de détermination avec ses paroles introductives. Il a commencé en affirmant que nous savons très bien ce que nous devons faire. Alors, que devons-nous faire ? Il a poursuivi en disant que nous devons commencer à penser, de manière pratique et pragmatique, à la façon de développer une définition claire d'une feuille de route permettant de faire l'inventaire global de l'empreinte carbone, de formuler une définition de la façon de prendre en compte les manques, et d'établir une feuille de route pratique dont le but sera de délivrer des résultats. Il est pourtant le président de l'instance censée mobiliser la planète pour faire face au réchauffement climatique. La différence de temporalité dont nous avons parlé est ici manifeste.

La science se frottant aux institutions politiques, quelle affaire ! Si je n'ai pas été dans un conseil scientifique aussi exposé que celui où siégeait Jean-François Delfraissy, j'ai tout de même été actif au Conseil scientifique de la Commission européenne et bien sûr à l'OPECST. J'y ai d'abord siégé en tant que membre de son conseil scientifique puis j'ai été élu à sa présidence. J'ai également siégé au Conseil stratégique de la recherche (CSR) ; peut-être certains parmi vous savent qu'il s'agit de l'organe censé conseiller le gouvernement français en la matière. Il fonctionne tellement mal que certains des membres que j'ai rencontrés ne savaient plus s'ils y siégeaient encore ou pas, car il ne se réunit pas.

Récemment, j'ai assisté à un colloque sur les relations entre la science et la société. Des personnalités comme Sylvestre Huet, Valérie Masson-Delmotte ou encore François Gemenne étaient d'ailleurs présentes. J'ai posé la question à l'audience. Le seul qui connaissait l'existence du CSR était Vincent Berger qui, dix ans auparavant, présidait la commission qui avait proposé la transformation du précédent conseil, qui ne marchait pas, en un nouveau qui ne fonctionne pas davantage. Déjà, à cette époque, était posée la question de la création d'un Haut conseiller du Gouvernement. D'ailleurs, cette proposition figurait dans le programme d'un certain candidat à l'élection présidentielle de 2017, sous le nom de Haut conseiller aux sciences. Ainsi, certaines choses reviennent régulièrement dans le débat.

J'ai donc vu les « conseils qui ne marchent pas ». J'ai également assisté à des conflits de personnes. Lors de ma première participation au Conseil scientifique de la Commission européenne, les propositions de conclusions étaient écrites avant même que nous ne soyons réunis. Quand j'ai vu cela, j'ai quitté la réunion. Ensuite, cela a été moins caricatural, mais nous avons été témoins de nombreux problèmes, comme ceux causés par le mauvais choix des sujets. En effet, nous n'étions pas sollicités sur les thématiques politiques déterminantes. Par exemple, la conseillère du Président de l'époque, José Manuel Durão Barroso, traitait elle-même la question des organismes génétiquement modifiés (OGM) et nous laissait traiter la question de la culture scientifique parce que celle-ci était moins intéressante pour les journalistes. Il existait également un conflit permanent entre la conseillère scientifique du président et la commissaire chargée de la recherche. Elles passaient leur temps à essayer de se neutraliser. Enfin, le nombre trop important de personnes impliquées était l'une des causes de ce mauvais fonctionnement. Ce conseil n'a servi à rien.

J'étais dans le deuxième conseil scientifique et j'ai observé que son activité était plus satisfaisante pour un certain nombre de raisons. Sa composition était davantage resserrée. Le secrétariat était renforcé. Le lien avec les académies européennes était bien assuré. En outre, un processus était établi pour déterminer le sujet à traiter. Très souvent, quand vous êtes membre d'un conseil, vous croyez travailler sur la base d'une commande publique. Cependant, quand le conseil livre le résultat de ses travaux, il se voit dire qu'il n'a pas répondu à la bonne question. Il est donc très important de définir exactement le périmètre de l'étude. Bien que le conseil fonctionnât beaucoup mieux, nous n'avons jamais été reçus par le président Jean-Claude Juncker. Ceci montre que de multiples causes peuvent intervenir dans l'échec de l'interface entre science et politique.

On peut aussi être confronté à un gouvernement qui refuse de coopérer. Ainsi, lorsque les vaillants rapporteurs de l'Office ont commencé à travailler sur les déchets nucléaires et sur le plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR), celui-ci était déjà en retard d'environ trois ans. Il aurait déjà dû être exécuté, mais nous ne l'avions pas encore obtenu. Non seulement le Gouvernement ne nous communiquait pas le plan, mais il refusait de répondre à nos questions et ignorait systématiquement nos messages. Le dernier courrier officiel que j'ai envoyé en tant que président de l'OPECST, cosigné avec Gérard Longuet, était adressé au Premier ministre de l'époque. Cette lettre dénonçait explicitement l'absence de coopération du Gouvernement avec la représentation nationale et, en l'occurrence, le fait qu'il n'avait pas respecté la loi. C'était une honte.

Il faudra que soient tirées toutes les conséquences de la crise de la Covid. Comme évoqué auparavant, le retour d'expérience est une mine d'informations pour l'analyse des relations entre science, société et politique.

J'ai pris connaissance d'un rapport préliminaire rédigé sous l'égide de quelques universités américaines, qui mentionne un certain nombre de conclusions paradoxales. À sa lecture, nous pourrions ainsi croire que la Covid a été une grande pandémie où le décideur politique s'est retiré au profit du technicien - c'est d'ailleurs explicitement prévu par la constitution coréenne. Une sorte de « trêve » interviendrait pendant la durée de l'épidémie puis les disputes habituelles reprendraient. Pourtant, l'expérience a montré que le contraire a eu lieu : partout dans le monde, les divisions politiques se sont accentuées pendant la crise sanitaire, particulièrement aux États-Unis.

Néanmoins, dans certains cas, les choses peuvent bien se passer. D'après tout ce que j'ai pu voir, l'OPECST est l'un de ces endroits, d'où sont sorties quelques pépites. Citons :

- le rapport sur la pollution plastique produit par Philipe Bolo et Angèle Préville. Ce petit joyau était, à sa parution, le meilleur jamais écrit en langue française. Il est encore aujourd'hui valorisé, car il constitue une mine d'enseignements ;

- la note scientifique sur la phagothérapie, de Catherine Procaccia. Voici un sujet qui revient à la mode ;

- la note portant sur les pratiques funéraires en temps de Covid, présentée par Pierre Ouzoulias, particulièrement marquante ;

- le rapport sur les apports des sciences et technologies à la restauration de Notre-Dame de Paris que j'ai réalisé avec Gérard Longuet sur la base d'une audition publique magnifique ;

- la note scientifique sur le déclin des insectes élaborée par la sénatrice Annick Jacquemet. Elle est précise, elle va droit au but, et elle a eu d'autant plus d'impact qu'elle a été réalisée par une sénatrice appartenant à un parti politique dont l'écologie n'est pas le point fort. Cette note est notamment très claire sur la responsabilité des pesticides dans ce déclin ;

- le rapport réalisé par Huguette Tiegna et Angèle Préville traitant de la recherche française en milieu polaire. Il est également un petit bijou en la matière.

Ainsi, de bonnes pratiques se dégagent, certaines pour la science et d'autres pour le politique.

La première règle est que la décision est de nature politique alors que l'avis scientifique est consultatif. Cela est important et il faut le rappeler. Chaque fois qu'un politique affirme que « les scientifiques ont dit qu'il faut faire ceci ou cela », il se défausse en fait de ses responsabilités. Parfois, le décideur politique va, pour de bonnes raisons, décider d'aller contre un avis ou une recommandation scientifique. Il doit arbitrer entre des valeurs ou entre des avis contradictoires. Par exemple, si l'un va dans le sens de la santé et l'autre dans le sens de l'économie, quelle décision prendre ?

De la même manière, les informaticiens étaient contre la création de l'application Stop Covid, car ils redoutaient les problèmes qu'elle était susceptible de causer tels des piratages occasionnant le chaos. À l'inverse, les épidémiologistes étaient favorables à sa création, car ils pensaient que cela pouvait être utile et sauver des vies. Donc, que faire ? En l'occurrence, le pouvoir politique avait arbitré en choisissant de faire confiance aux épidémiologistes. En effet, pour la société, le facteur limitant était le nombre de places disponibles dans les services d'urgences des hôpitaux ; or, seuls les épidémiologistes pouvaient l'estimer, même imparfaitement. Ensuite, nous avons compris que cette approche algorithmique ne changeait quasiment rien à la progression de la Covid. Toutefois, cela valait le coup d'essayer. Ce débat était tout de même important et a effectivement donné lieu à une décision politique.

Le politique doit aussi décider de l'organisation du système scientifique et valider les systèmes d'expertise scientifique. Ainsi, cela fait longtemps que l'Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) a identifié que les règles qu'elle applique pour évaluer la toxicité des produits ne sont pas suffisantes pour apprécier la toxicité « au long cours » résultant d'une exposition à de faibles doses. Peut-être est-il nécessaire de réviser les règles ? Pour autant, cet organisme ne doit pas indiquer comment procéder aux tests. Il a proposé des solutions aux décideurs politiques et ceux-ci sont incapables de se mettre d'accord depuis près de dix ans. En effet, cette question doit être tranchée par les représentants des ministères concernés des États membres de l'Union européenne réunis dans le Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l'alimentation animale (SCoPAFF). Personne ici ne semble le connaître. Donc, comment voulez-vous que les choses avancent politiquement ? En l'état actuel des règles, ce comité doit déterminer comment sera organisé l'EFSA ; les acteurs scientifiques ne sont pas autonomes sur cette question.

Idéalement, le savant va au bout de sa tâche, de la façon la plus objective possible, en faisant abstraction des valeurs et de tout ce qui constitue la politique. En vérité, nous savons - cela a été analysé par les philosophes des sciences - qu'il est impossible d'obtenir un résultat parfaitement objectif. Une dose de subjectivité existe toujours. Je vous renvoie au livre de Heather E. Douglas Science, Policy and the Value-Free Ideal qui analyse bien ce fait. Il se peut que l'objectivité soit un idéal à rechercher ; à tout le moins, nous devons identifier où sont les valeurs.

La deuxième règle est que le rapport entre science et politique peut être organisé selon différentes formes en fonction de la substance de la science. Cela dépend du contexte. Roger A. Pielke Jr l'a très bien analysé dans son livre The Honest Broker: Making Sense of Science in Policy and Politics. Il s'agit du seul ouvrage que je connaisse qui propose une analyse pertinente sur la question.

Le premier cas de figure est celui où l'instance scientifique va s'autosaisir et émettre des avis. Ensuite, le politique est libre de s'emparer de cette question ou non. Par exemple, l'Académie de sciences publie un rapport sur la gestion de la forêt ou les éoliennes, et le décideur choisit d'en tenir compte ou pas.

Le deuxième cas de figure est celui où le politique sollicite l'évaluation du scientifique sur un sujet déterminé. Ainsi, le Haut Conseil pour le climat peut formuler une évaluation de la « vertu carbone » du plan de relance.

Dans le troisième cas de figure, le scientifique comprend que son devoir est d'aider le décideur public à prendre la décision et s'organise en tant que tel. C'est le cas du GIEC.

Le quatrième cas de figure correspond à la situation où le politique passe une commande au scientifique sur un sujet et que ce dernier répond en proposant différents scénarios cohérents sans trancher. Il faudra donc décider en fonction de ses valeurs. Quand cela est possible, il s'agit de l'idéal de l'Office.

Quand rencontre-t-on l'une de ces quatre configurations ? Cela dépend du consensus au sein de la société, du degré d'incertitude scientifique et des échelles de temporalité. En vérité, ceci s'acquiert avec l'expérience et varie en fonction des situations.

La troisième règle pose qu'un conseil qui fonctionne correctement comporte le bon dosage entre construction politique, culture et technique.

Ainsi, sur la question de l'indépendance, le fait qu'à l'OPECST, l'Assemblée nationale et le Sénat décident conjointement est une force, car cela augmente son autonomie par rapport au politique dans un contexte où le Sénat a plus d'indépendance que l'Assemblée nationale - et c'est normal. J'ai pu l'apprécier au fur et à mesure de l'avancée du quinquennat. Lorsque je suis arrivé à l'Assemblée nationale avec la fougue de ma jeunesse, je pensais que la présence de deux chambres serait lourde. Le temps passant, j'ai compris que cela contribue à une certaine stabilité et que nous détenons beaucoup plus de leviers. Il s'agit d'une des grandes forces de l'OPECST.

Je vais vous donner une autre illustration. À l'Office, la responsabilité des rapports est endossée par le politique. C'est une nuance importante par rapport à son équivalent au Parlement européen qu'est le Science and Technology Options Assessment (STOA). Au sein de celui-ci, ce sont les scientifiques qui signent les rapports, ce qui ne contribue pas à combler le fossé entre la décision scientifique et la décision politique. À l'Office, la responsabilité des politiques vis-à-vis du travail effectué, matérialisée par l'apposition de leur signature, confère une légitimité bien plus importante au rapport. À plus forte raison, lorsque ce dernier est cosigné par des parlementaires de sensibilités différentes, car, de fait, nous réussissons à multiplier les points de vue.

La quatrième règle implique d'établir, autant que possible, un contact direct ainsi qu'une relation de confiance entre l'organe scientifique et l'organe politique. Cette confiance concerne parfois les personnes, lorsque le modèle est celui du conseiller spécial, parfois les institutions.

La relation de confiance commande également de déterminer à quelle temporalité il est fait appel. Comment anticiper les thématiques ? Un sujet est d'autant mieux traité par la personnalité politique qu'elle aura été informée en amont du problème qui se pose. Dans l'urgence, nous avons le plus grand mal à instruire les dossiers.

En outre, la démarche doit être transparente. Je suis un fervent défenseur de la publication aussi rapide que possible des avis des conseils scientifiques avant la décision politique. Ce n'est pas exercer une pression sur le politique mais une façon d'affirmer que cette transparence est nécessaire. Je sais qu'en ce moment, on débat beaucoup du lien entre l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN) et l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ; je suis résolument en faveur de la publicité des avis rendus par l'IRSN avant la décision prise par l'ASN. Je pense que cela participe des relations de confiance permettant de maintenir le lien entre le scientifique, la société et l'action publique.

La cinquième règle est la nécessaire interaction avec la société civile. Nous pouvons présenter notre action par l'intermédiaire de débats, faire participer le public grâce à des questions, etc. Ces systèmes ont été mis en place pendant la dernière législature. Il convient de s'en nourrir.

On peut aussi mettre en place des comités citoyens. Je me souviens par exemple du comité citoyen sur la dernière loi bioéthique, du comité citoyen pour le grand débat, du comité citoyen pour la vaccination et du comité citoyen pour le suicide assisté.

Ils ont été créés dans des contextes politiques différents et, dans l'un de ces cas au moins, pour permettre d'accélérer l'action du décideur politique dans une situation où il n'arrivait pas à se décider. Dans un autre cas de figure, le comité citoyen avait pour rôle de ralentir la décision du décideur public alors que, cette fois, il était tout à fait prêt à voter.

Des comités de parties prenantes ont également vu le jour. Il y a quelques mois, j'ai assisté dans cette salle à une très belle présentation de la méta-étude réalisée par l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (IFREMER) et l'Institut national de la recherche agronomique (Inrae) portant sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. Elle étudiait les conséquences de l'emploi des pesticides sur la biodiversité, en santé environnementale, humaine, et animale. Durant les débats, le porte-parole expliquait que l'une des forces de cette méta-étude était que ses auteurs avaient pu interagir avec des associations pendant sa réalisation. Lors de la présentation des conclusions à mi-parcours, les acteurs associatifs ont mis en garde sur plusieurs éléments. Ils ont notamment cité d'autres travaux qui n'avaient pas été correctement réalisés et qui avaient donc été vertement critiqués dès leur sortie. Il existe en fait un véritable savoir et un savoir-faire dans le milieu associatif sur ces questions où la science rencontre la société. Ce savoir est parfois très bien mis à profit et nous avons besoin de le connaître. Songeons au rôle joué ces dernières années par les comités de patients dans l'évolution de certaines pratiques médicales. À ce titre, dans le contexte de la crise sanitaire, une association de patients a été la première à alerter l'OPECST de l'existence de Covid longs. Dès le début de l'audition, elle avait posé le débat de façon forte, résolue et extrêmement pertinente.

La dernière règle est que, dans la décision politique, le coeur parle et pas la raison. Ceci est légitime, car le politique est sous la pression de son parti, de ses électeurs et des journalistes. Il est conscient que, sur une décision difficile à prendre, il prend des risques importants. Par conséquent, il ne le fera que s'il est convaincu du bien-fondé de celle-ci. Il n'endossera cette dure responsabilité que s'il écoute son coeur au moment du vote. Cela s'accompagne aussi d'un cortège de pressions ou de revirements, même quand le dossier a été bien instruit. Par exemple, le développement de Stop Covid devait originellement être le fruit d'une collaboration franco-allemande, voire européenne, au début dans l'esprit français. L'affaire avait été bien instruite. Pourtant, au dernier moment, l'Allemagne, sous l'effet de pressions politiques, a opéré un revirement en changeant trois fois de position en une seule journée. Elle s'est donc désolidarisée de la France parce que prendre cette décision était pour elle impossible sur un plan politique. De fait, le contexte allemand ne permettait pas la création d'une application, portée par les pouvoirs publics, qui comporterait un fichage des données de santé.

Je cite un autre exemple. Quand les autorités françaises se sont demandé si l'élaboration de Stop Covid était légitime, elles ont d'abord interrogé le Conseil scientifique car cela était de son ressort. Ensuite, elles sont allées devant la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ; celle-ci a considéré, qu'à certaines conditions, la création de l'application était légitime. Le Conseil national du numérique (CNUnum) a eu la même position. Le Comité national pilote d'éthique du numérique (CNPEN) est allé dans le même sens. Même le commissaire européen de la protection des données était d'accord. Tous les éléments étaient donc réunis : l'analyse technique et les experts avaient parlé. Cependant, le politique a considéré que le problème de confiance était considérable. Il a donc mis en place un nouveau comité chargé d'évaluer la façon dont seraient gérées les données ainsi recueillies. La comitologie s'est encore une fois étoffée d'une nouvelle structure. À chaque mission difficile, l'une des tâches de l'OPECST est d'identifier les multiples comités concernés, dans nombre de ces cas parce que le politique est soumis à une forte pression. Ainsi, même si le scientifique a parlé, le politique doit gérer ce nouveau sujet de confiance en élaborant une nouvelle construction.

Rappelez-vous, également l'année dernière, le vote de la proposition de loi, portée notamment par le député Richard Ramos, à la commission des Affaires économiques. Elle portait sur l'interdiction progressive des additifs nitrés dans les produits de charcuterie. Un accord de principe avait été trouvé sur un plan de sortie. En tant que président de l'Office, j'étais invité pour présenter l'état de la science en ce domaine. Des personnalités comme Axel Kahn avaient été très actives sur ce dossier. Suite à ma présentation, les prises de parole et les votes se sont succédé. Un observateur extérieur aurait considéré la situation réglée : la science avait parlé et les députés avaient réfléchi puis voté. Mais de l'intérieur, le processus de décision a obéi à une tout autre réalité : celle des coups de téléphone échangés au milieu de la nuit entre les parties prenantes, les menaces proférées et les pressions, etc. Il s'agit de la manière habituelle de faire. En définitive, ce sont les choses auxquelles les protagonistes croient vraiment qui prévaudront.

Ceci doit-il décourager le scientifique ? Pas du tout. Il faut simplement le prendre en compte et bien comprendre que nous pourrons effectuer correctement notre travail de conseil scientifique quand nous arriverons à parler, non seulement à la tête, mais aussi au coeur des acteurs politiques.

Certains m'ont peut-être entendu ce matin sur France Inter parler du 400ème anniversaire de la naissance de Blaise Pascal. Beaucoup de ses réflexions sur le rapport entre science, émotion et société sont encore extrêmement justes. Les philosophes des Lumières le prenaient pour un fou : Voltaire écrivait à son sujet qu'il avait des hallucinations. Il a fallu deux cents ans pour que nous le comprenions. Pourtant, la pensée pascalienne sur ces thèmes est toujours d'actualité. Elle rappelle que nous ne pouvons laisser le coeur à la porte de la décision scientifico-politique. Je vous remercie.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Cédric Villani a également parlé avec son coeur ! Je me tourne maintenant vers Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), et membre du Conseil scientifique de l'OPECST - qui appuie nos travaux et fournit régulièrement un éclairage sur notre programme d'activité. Nous avons de la chance, car vous êtes à la fois politologue et écrivaine. De plus, vous avez récemment produit des publications portant sur la communication politique de la science. Peut-être certaines des remarques entendues rejoignent-elles déjà vos propres réflexions ?

Mme Virginie Tournay, directrice de recherche au CNRS et au Centre de recherches politiques de Science Po (CEVIPOF). - Je suis très honorée de cette invitation : c'est un vrai plaisir d'être ici. Je suis aussi très heureuse du programme de cet évènement célébrant les quarante ans de l'Office, mais également des interventions passionnantes et passionnées de mes collègues. Je salue la consolidation en cours du partenariat entre l'Office et les académies qui va nous être présenté tout à l'heure.

Dans le temps qui m'est imparti, je vais aborder la question de la place de la science dans la décision politique sous l'angle de la communication publique des données de la recherche et de l'innovation. Le terrain a déjà été bien préparé par mes collègues. Évidemment, en choisissant cet angle, j'ai bien en tête que la vocation première de l'Office est de sensibiliser et d'informer le Parlement en matière de choix scientifiques et technologiques et non de contribuer directement au débat public. Ceci, même si, bien évidemment, le souci civique de la diffusion de la culture scientifique reste très présent.

En même temps, je crois que nous ne pouvons pas faire abstraction de la cacophonie informationnelle de notre époque numérique parce ce qu'elle entraîne un affaiblissement quasi mécanique de la crédibilité sociale des connaissances certifiées. Nous voyons bien que les discours qui mettent en doute le consensus scientifique ont une autorité sociale et entraînent une polarisation politique beaucoup plus marquée dans un monde globalisé où les échelles de vérité sont complètement troublées.

Aussi, des sujets d'une extrême gravité, telles les répercussions sociales de la crise du chlordécone aux Antilles, sont noyés dans une actualité scientifique anxiogène. Donc, cette surabondance et cette saturation de rhétorique scientifique dans l'espace public - continues et constantes pendant la crise sanitaire - ne peuvent pas être mises de côté lorsque l'on s'intéresse directement à la place de la science dans la décision publique.

J'interviens ici en tant que membre du Conseil scientifique de l'Office, mais aussi en tant que scientifique étudiant la vie sociale et politique. Cette qualité me protège du réflexe qui serait de considérer, comme tous les amoureux de la rationalité auxquels je m'associe, que tout ce qui relève de la science doit, par définition, être abordé comme un objet de connaissance. C'est faux. Les hommes politiques en font tous les jours l'expérience et Cédric Villani vient de nous en donner un très beau témoignage. Quand les données de la science arrivent dans l'espace public, elles deviennent un objet politique comme les autres. Donc ces objets, quand ils sont débattus, obéissent - que cela nous plaise ou non - à des règles qui ne sont plus celles de la démonstration savante, mais celles de la rationalité politique. Leur trajectoire doit donc être analysée en tenant compte des lois qui sont propres à la rationalité politique. Ceci a une double conséquence.

La première conséquence est que la formation des citoyens à l'esprit critique dès le jeune âge et la sensibilisation des décideurs à la démarche ainsi qu'à la culture scientifique sont indispensables et fondamentales. Elles contribuent à notre capacité à mener un travail de long terme. Mais, malgré tout, je pense que ces outils ne sont pas en mesure, à eux seuls, de contrecarrer le divorce que l'on observe entre le contenu des expertises publiques et la politisation des enjeux qui sont liés à leurs données. Je vois de nombreux scientifiques insister pour que, dès le plus jeune âge, soit dispensée cette formation à l'esprit critique, afin de sensibiliser les décideurs aux enjeux ; mais cela ne suffit pas. Pourquoi ?

Tout simplement, car, quand un énoncé scientifique est dans l'espace public, ce sont les règles de la rationalité politique qui prévalent. Nous le vérifions tous les jours en constatant l'extrême sensibilité collective sur des questions comme l'agriculture, l'énergie, l'alimentation ou encore l'IA avec les algorithmes génératifs. Nous voyons bien que ce qui se joue derrière cette sensibilité n'est pas réductible à des enjeux de vulgarisation scientifique ou même à des stratégies de diffusion de l'information scientifique. Ce n'est pas en actionnant ces leviers que nous allons pouvoir résoudre, canaliser, rendre constructive, cette sensibilité collective. Partant de ce constat, la question qui brûle les lèvres est de déterminer à quoi obéit la rationalité politique.

À mon sens, l'exercice politique est avant tout un mode d'administration de la dimension émotionnelle de nos sociétés. Il est à la fois ce juste milieu entre une certaine banalisation de l'incertitude et la capacité à pouvoir sentir et à avoir l'intuition de l'existence d'un doute raisonnable. En matière de choix scientifiques et technologiques, cela revient, pour le politique, à créer de la confiance envers les choix qui sont faits. Ceci veut dire qu'il doit être capable de faire accepter aux citoyens de déléguer leur destin biologique, avec toute l'incertitude que cela implique, incertitude irréductible car elle est consubstantielle à toute vie sociale et biologique. Le politique doit être capable de nous faire accepter cette délégation au profit du prescripteur, du régulateur, des hôpitaux, des industries agroalimentaires et des institutions qui ont la charge de notre sécurité. Ce pari est difficile.

Le problème est que nous constatons aujourd'hui une sorte d'impuissance de « l'argumentation en raison » à gérer l'aléa biologique. Ceci a été particulièrement marqué pendant la crise de la Covid. Je dirais même que la délégation de notre angoisse de mort aux institutions républicaines n'est plus acquise aujourd'hui. Nous voyons de multiples dérives. De fait, nos institutions n'arrivent plus à donner et à accompagner le sens de ce qui nous confère notre qualité de mortels.

Cette défaillance a de fortes répercussions sur le traitement politique des énoncés scientifiques dans l'espace public. Je vais vous livrer cinq lois expérimentales que j'ai pu dégager dans mes travaux et qui sont à la lisière de la science et de la décision publique.

La première loi souligne que la crédibilité sociale des données scientifiques est de moins en moins liée aux organisations qui les produisent. Certains champs disciplinaires sont davantage susceptibles que d'autres de susciter de la défiance publique : l'épidémiologie, la toxicologie, l'écotoxicologie, la pharmacovigilance, etc. Pourquoi ces domaines sont-ils plus sensibles ? En vérité, ces disciplines sont marquées par un mode particulier d'organisation des connaissances faisant intervenir un horizon prédictif. Elles requièrent l'identification de signaux faibles afin de déterminer ce qui pourrait éventuellement arriver. Or, communiquer sur l'incertitude liée à un état de la connaissance est quelque chose d'éminemment difficile. Nous savons que l'absence de preuve ne sera jamais la preuve de l'absence. Si ceci est évident pour le scientifique et le philosophe, il s'agit du début des problèmes pour le décideur public. En effet, celui-ci ne pourra par exemple jamais prouver l'inexistence d'une toxicité. Nous sommes en présence d'un principe très simple, très facile à comprendre dans une logique scientifique, mais qui est absolument terrible pour le décideur public. Je pense notamment au Premier ministre australien, John Phillip Key, qui a dû prouver qu'il n'était pas un extraterrestre et a consulté un médecin et un vétérinaire pour l'attester. Ainsi, du point de vue politique, nous ne sommes plus régis par les mêmes règles et par les mêmes lois sociales que celles du monde scientifique.

La deuxième loi est l'absence de relation directe entre l'évaluation scientifique des risques et la confiance sociale. Ce n'est pas parce qu'une pratique n'a pas d'efficacité selon les standards de la science en vigueur qu'elle sera rejetée par la population. Inversement, comme nous avons pu le voir avec la vaccination, ce n'est pas parce qu'il a été démontré qu'une substance présente peu ou pas de risques dans des conditions normales d'utilisation que son appropriation sociale en sera facilitée. Les enquêtes menées par le CEVIPOF ont montré qu'au début de la crise sanitaire, l'attitude réfractaire à la vaccination - très présente chez la jeune génération - était liée au fait que cet acte n'était plus ressenti comme un principe civique d'immunité collective. En fait, ce rejet est directement associé à une perte du sentiment d'adhésion à la communauté nationale, pour 75 % des réfractaires à la vaccination, et également à un fort sentiment d'injustice sociale. Ce phénomène transparaissait d'ailleurs dans vos différentes interventions : la confiance dans la science et la confiance dans les institutions sont inséparables. Je pense que nous sommes dans une situation assez curieuse où de la passion républicaine doit être remise dans la raison scientifique, même si ceci peut sembler paradoxal. Nous semblons être à un moment charnière.

La troisième loi est que les modes classiques de certification des données de la recherche ne font plus consensus dans la société. Aujourd'hui, l'ingénierie institutionnelle - nos instruments d'action publique, les procédures d'expertise, les agences de régulation, l'étiquetage réglementaire des produits notamment - qui accompagne l'innovation scientifique et qui était une garante de la confiance au XXe siècle ne rassure plus l'usager ni le consommateur. C'est quelque chose d'assez inquiétant. Considérons les débats qui se sont tenus sur la pilule contraceptive. Le propos des opposants à la loi Neuwirth consistait à affirmer que la pilule constituait une incertitude à long terme pour la santé des femmes et pour les générations futures. C'était évidemment vrai, mais si ce même débat devait avoir lieu aujourd'hui avec notre culture institutionnelle actuelle et l'état des connaissances de l'époque, nous pourrions nous demander quelle en serait l'issue. La pilule aurait-elle une autorisation de mise sur le marché permettant sa généralisation ? Sur ce point, notre culture institutionnelle est troublée.

La quatrième loi nous enseigne que nous assistons à une confusion de plus en plus forte entre le savant et le politique. Malheureusement, ceci aboutit toujours à des catastrophes. La décision politique n'est pas une caisse d'enregistrement des résultats scientifiques, mais elle doit arbitrer entre des valeurs contradictoires. De fait, il est difficile d'être un homme politique, car il existe de plus en plus de résultats scientifiques, de plus en plus de paramètres à vérifier et qu'il faut arbitrer entre des valeurs contradictoires.

À l'inverse, il est très dommageable de vouloir poser la science comme un principe politique d'organisation sociale. Ceci peut mener à des dérives totalitaires. Ici, je ne fais pas forcément référence à des politiques partisanes, mais simplement à l'action publique où, je crois, cette confusion est très difficile à éviter. Par exemple, pendant l'épidémie, quand les statistiques de l'infection et de la mortalité étaient communiquées à la population chaque soir, nous ne savions pas si ces chiffres étaient des indicateurs épidémiologiques ou des indicateurs de l'action gouvernementale. Ce mélange entre les données de la science et leur représentation politique peut sembler anodin, mais il a en fait entraîné chez les citoyens une certaine confusion entre l'incertitude inhérente à tout processus d'exploration scientifique et les demandes de certitude de la population. J'ignore quelle était la bonne marche à suivre. Communiquer était important et attendre ces résultats tous les soirs permettait de donner un rythme à la population participant par là même d'une cérémonie de réassurance. Mais concernant l'interprétation des données, nous étions partagés entre une lecture scientifique et épidémiologique où l'incertitude ne pose pas de problème, et une lecture plus politique, prescriptive, qui demande des certitudes. C'est pour cela que je trouve que l'Office est une structure fascinante, mais qui doit tenir un pari à la fois indispensable et difficile. En effet, l'Office doit maintenir une frontière étanche entre connaissance et décision tout en montrant la nécessité démocratique et l'obligation d'éclairer le décideur public. En termes d'architecture institutionnelle, il n'est pas simple de pouvoir faire tenir ces contradictions dans une même structure.

La cinquième loi démontre que nous ne réussissons plus à produire une histoire récente des avancées scientifiques, car nous ne pouvons plus distinguer ce qui relève de la culture scientifique et ce qui relève de l'histoire sociale. Qu'il s'agisse de la crise sanitaire, du chlordécone, du nucléaire ou des pesticides, nous ne parvenons plus à savoir ce qui relève de l'innovation, des progrès en matière de sûreté et ce qui relève de la dispute scientifique, des incertitudes ou des risques avérés ainsi que des controverses sociales. C'est déjà très compliqué pour moi qui travaille à la lisière de la science et de la décision publique. Ça l'est encore plus pour les citoyens que nous sommes tous : sur des sujets où nous manquons d'expertise, nous ne pouvons plus distinguer ce qui concerne l'histoire récente de la science - qui est un processus cumulatif - et la culture scientifique de ce qui a trait à des controverses sociales.

En définitive, je crois que toutes les crispations que l'on observe autour de l'aléa biologique doivent être analysées bien plus comme une fragilisation de la dimension sacrée et symbolique du politique que comme le résultat d'une ignorance scientifique. Par « fragilisation », je veux souligner que la recherche et l'innovation sont de moins en moins associées à une conception républicaine de l'intérêt général. Ceci est vrai aussi dans d'autres domaines, car l'élu est de plus en plus mis à mal dans sa fonction de représentant de l'intérêt général. Aujourd'hui, il m'apparaît nécessaire de préserver ce « don contre don » républicain. C'est pourquoi le travail de l'Office en matière de choix technologiques et scientifiques, même s'il répond en priorité au devoir d'information des parlementaires, ne peut pas être séparé d'une réflexion plus globale sur les relations que les citoyens entretiennent et entretiendront avec la vérité scientifique ainsi qu'avec les institutions de la République.

Je veux conclure en envisageant trois voies possibles de l'évolution du rapport des citoyens à la vérité scientifique et aux institutions. Elles sont notamment écrites dans le Rapport Vigie 2023 de Futuribles : Être humain, être humain en 2050. Imaginaires, sociétés, individus en Occident. Ce travail formidable porte sur les bouleversements anthropologiques à l'horizon 2040-2050. Avec la révolution numérique, nous sommes entrés dans une période inédite dans l'histoire de l'humanité au regard du rapport entretenu avec la vérité.

Le premier scénario pose l'hypothèse que la guerre de sens à laquelle se livrent les acteurs publics comme privés va s'accentuer et que l'ère de post-vérité va s'installer dans la durée. Pire : cette ère va se normaliser. Ceci voudrait dire que cette confusion des faits et des opinions, induite par les réseaux sociaux, deviendrait une norme de qualité démocratique. La conséquence serait qu'il n'existerait plus d'autorité politique ou scientifique légitime. À partir du moment où nous considérons que la qualité démocratique réside dans le fait que toute personne peut s'exprimer et qu'une opinion et un fait scientifique ont la même valeur, les autorités scientifiques et politiques n'existent plus. Ce serait un modèle de société liquide.

Le deuxième scénario implique que le savoir devienne une industrie comme une autre, portée par les géants du numérique. Ici, deux cas de figure peuvent se présenter :

- soit une conception universaliste des connaissances perdurera, mais elle ne serait alors plus portée par les États ;

- soit nous assisterons à un élargissement des savoirs scientifiques où seront intégrées ce que nous considérons aujourd'hui comme des conceptions pseudoscientifiques ou irrationnelles.

Ici, le risque est de confondre le vrai, le bon et le juste. Ceci n'est jamais bienvenu dans une démocratie.

Je défends le troisième scénario, qui repose sur l'idée que les États parviendront à mettre en place des dispositifs de certification des savoirs de sorte que la démarcation entre ce qui relève des faits et des croyances sera maintenue. Ceci permettrait de sanctuariser les dérives complotistes et de restaurer l'autorité sociale et culturelle des institutions républicaines.

Je vous présente ces trois scénarios, car je suis persuadée que l'Office, qui se situe à la lisière de l'expertise scientifique et de la décision publique, peut jouer ce rôle d'institution de médiation entre la science et l'intérêt général, à la double condition que cette médiation soit à la fois visible et vivante.

Je vous propose ainsi deux recommandations.

La première porte sur l'ossature institutionnelle de l'OPECST avec l'idée de réaliser une médiation plus visible entre l'expertise scientifique et la décision publique. Par « visible », je désigne une structure lisible par les citoyens. De nombreux travaux en anthropologie démontrent que, pour qu'un peuple reconnaisse l'existence d'une structure et y adhère, il doit pouvoir en percevoir la fonction et être capable de la cartographier. Cela implique de la localiser, la recenser, savoir quelles personnes en font partie, lui conférer une histoire et des mythes afin de rêver. À mes yeux et à ceux des citoyens, nous sommes aujourd'hui dans la parabole du chat dans Les aventures d'Alice au pays des merveilles, qui laisse son sourire à un arbre sans que l'on puisse voir les contours de son visage. Pourtant, nous avons besoin de donner aux citoyens un contour au visage institutionnel de l'Office afin qu'ils puissent saisir sa fonction d'intérêt général.

C'est pourquoi il faut absolument réfléchir à la façon dont l'organisation institutionnelle pourrait traduire plus efficacement l'intérêt général. Depuis plusieurs années, je défends une conception politique beaucoup plus intégrée de l'information scientifique parce que les institutions qui produisent, synthétisent et évaluent les savoirs sont beaucoup trop segmentées. Il nous faudrait relier davantage les producteurs de savoir à ceux qui en font l'histoire, de manière à en donner une meilleure lisibilité. Ceci suppose de mettre en place des formats de coopération entre l'Office parlementaire, les institutions de recherche, les académies savantes et les opérateurs de culture scientifique - je crois que c'est le chemin que vous êtes en train de prendre. Ceci me semble d'autant plus indispensable que, comme le disait Alexis de Tocqueville : « Dans les démocraties, chaque génération est un peuple nouveau. » Ce sont les institutions qui demeurent.

Ma seconde recommandation serait que l'OPECST travaille à être une médiation encore plus vivante entre l'expertise scientifique et la décision publique. Vivante veut dire réinscrire la recherche, l'évaluation et ses structures - j'insiste sur les structures - dans un récit national partagé pour en faire une sorte d'épopée raisonnée. Ceci implique de populariser, au sens noble du terme, la fonction sociale de l'Office. Je pense que cette popularisation ne passe pas uniquement par une communication accrue de ces travaux à l'extérieur du Parlement, qui est nécessaire mais pas suffisante. Elle suppose surtout une reconnaissance collective de la fiabilité des travaux produits et de son utilité pour les parlementaires ; une telle reconnaissance collective ne se démontre pas scientifiquement. Il faut donc créer de la confiance institutionnelle, qui ne découle pas du savoir, mais de la proximité. Ainsi, nous ne nous vaccinons pas parce que nous avons un doctorat en immunologie mais parce que nous sommes intimement convaincus que c'est un devoir civique. De la même manière, nous savons que l'Office est une structure d'intérêt général non parce que que nous avons lu l'intégralité de ses rapports - même s'ils sont remarquables - mais parce que nous sommes intimement convaincus que ceux qui y participent ont la compétence de le faire et que, sans cette production, le travail législatif serait moins éclairé. Il faut donc construire un narratif.

En conclusion, si la raison est ce qui permet de construire et d'organiser les connaissances, l'imagination sociale est ce qui rend possible la construction et l'organisation de la vie en société. L'objectif est de parvenir à faire coïncider les deux. Il n'est pas facile à atteindre, car nous oublions souvent que notre contrat entre science et société, héritage des Lumières puis de l'État-providence, fait figure d'exception historique, car il pose une adéquation entre la raison et le vrai collectif. Jusqu'à la fin du XIXe siècle, ce qui apparaissait comme vrai sur un plan collectif ne découlait pas nécessairement de la raison scientifique. Je crois donc qu'il est nécessaire d'avoir conscience de la fragilité de ce contrat républicain entre science et société afin de comprendre à quel point il est important de le défendre.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Merci à nos quatre intervenants. Nous allons maintenant passer au débat ouvert avec le public. Je suppose que l'ensemble de ces interventions suscite déjà un certain nombre de questions.

Débat avec le public

Mme Pauline Souvignier, secrétaire générale du collège de direction de l'Inrae. - Bonjour à tous. Dans les différents discours, j'ai l'impression que les termes « science », « recherche » et « connaissance » ont tous été mis sur le même plan. Or, il me semble qu'une distinction est à faire entre recherche et connaissance. Cela est peut-être aussi un facteur de confusion pour les citoyens.

M. Jean-François Delfraissy. - Cette remarque est très pertinente. Nous voyons bien qu'il est difficile de faire distinguer au grand public ce qui est une question de recherche, où l'on ne « sait » pas, où il peut y avoir controverse, où les scientifiques peuvent avoir des positions différentes, et ce qui est une connaissance : je veux bien entendre tous les discours que l'on veut, mais si l'on met la main dans de l'eau bouillante, on se brûle.

Donc, il faut bien distinguer les connaissances acquises, solides et reconnues au niveau international, et les recherches sur des sujets nouveaux, sur lesquels il y a de l'incertitude et forcément des opinions divergentes. En situation de crise, ceci est particulièrement difficile, mais vous avez tout à fait raison.

M. Cédric Villani. - C'est vrai, mais il arrive que ce que nous croyions être une connaissance soit remis en question. Quand j'étais enfant, il existait une définition claire de la notion d'espèce, mais aujourd'hui, pas un seul biologiste évolutionniste sérieux ne se risquerait à donner une définition claire de ce que c'est qu'une espèce. Ceci est vrai aussi pour le déchiffrage du code génétique. Il est en réalité cent fois plus complexe que ce que nous croyions à l'époque. Nous avons donc « régressé » sur un certain nombre de sujets que nous pensions avoir compris. Dans l'ensemble, le schéma décrit par Jean-François Delfraissy est vrai, mais des nuances sont à apporter.

Sur le rapport entre science et connaissance, il y a eu un moment où le mot « savant » a été remplacé par « scientifique » dans l'espace public. Au XIXe siècle, on parlait encore des « savants » comme de ceux qui détenaient le savoir. À notre époque, le savoir est tellement gigantesque et atomisé que nous insistons davantage sur la démarche du scientifique face à l'inconnu que sur sa position face au connu. C'est un quasi renversement du paysage : le scientifique se trouve à la frontière entre ce qui est établi et de ce qui est en débat ; le savant est celui qui détient la connaissance et qui en a une vision claire. Dans une perspective similaire, certains estiment que, parmi les faits médicaux établis avec une certitude raisonnable, la moitié n'est jamais intégrée dans les pratiques médicales.

M. Alain Fischer. - C'est quand même un peu autre chose.

M. Cédric Villani. - C'est peut-être autre chose, mais nous devons différencier la science telle qu'elle est écrite et la science telle qu'elle se pratique.

M. Alain Fischer. - C'est tout à fait juste, mais ceci ne relève plus de la science à proprement parler. C'est plutôt la conséquence de défauts de transposition, d'enseignement, d'éducation, ainsi que de formation des médecins et des soignants qui n'appliquent pas les progrès de la science. Je me place sur un plan différent.

M. Cédric Villani. - Tu as raison, mais combien de fois entendons-nous l'argument que les agriculteurs n'appliquent pas les recommandations en matière de pesticides ? Il faut prendre garde, car si les politiques disent que c'est seulement une transposition mal faite et qu'ils ne sont pas concernés, c'est en fait le travail des décideurs politiques que de vérifier que la transposition est bien faite du côté scientifique.

Quant au débat sur le nucléaire qui était évoqué précédemment, une grande partie de l'incompréhension entre les uns et les autres provient du fait que nous regardons la question sous l'angle scientifique, technologique ou industriel alors qu'elle se situe en aval. C'est souvent là que le bât blesse, comme le souligne l'excellent rapport de l'Office signé par Stéphane Piednoir et Thomas Gassilloud.

M. Hendrik Davi, député. - Bonjour à tous. J'étais directeur de recherche à l'Inrae et je suis maintenant député de la Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (NUPES). Je discutais tout à l'heure avec des doctorants qui ont créé un collectif dénommé « Pourquoi arrêter la recherche ? ». J'ai essayé de leur expliquer que nous avons besoin du savoir scientifique. Cependant, cette tendance des ingénieurs et des chercheurs à vouloir cesser de faire de la recherche m'interpelle.

Je pense que nous sommes ici, toutes et tous, d'accord pour dire que la science est l'alliée de la démocratie. Or, je suis vraiment un enfant de Jacques Bouveresse et de Bertrand Russell, car j'inscris ma filiation dans le propos de tous ceux qui ont affirmé que la démocratie et la science ne sont pas antinomiques. Au contraire, je pense qu'une démocratie accomplie a besoin de science. Pourtant, nous avons le sentiment de subir une perte de confiance entre les institutions scientifiques et les citoyens - c'est vrai aussi aux États-Unis. Je suis en accord avec beaucoup de choses que vous avez dites, notamment avec ce que Cédric Villani a rappelé : les scientifiques doivent fournir les éléments et les politiciens doivent décider.

Néanmoins, une question n'a pas été assez répétée : quelles sont les conditions actuelles du dialogue entre la science et la politique ? Quelque chose pose problème : la science a toujours été un moyen dont le pouvoir a disposé pour asseoir son pouvoir. Michel Foucault l'avait très bien dit : « Le pouvoir est lié au savoir ». À mon sens, nous sommes dans un moment où le politique et le monde économique ont trop souvent utilisé la science pour asseoir leurs points de vue. Nous devons réfléchir à la manière d'organiser ces champs, de mieux les séparer afin de les faire dialoguer en bonne intelligence et d'éviter que la science soit instrumentalisée par le politique. Je reviens aux propos des jeunes chercheurs. À quoi bon faire de la recherche en IA alors que la planète est en train de surchauffer et qu'il faudrait faire autre chose ? Comme les orientations de recherche ont été essentiellement choisies pour des raisons économiques et dans un monde donné, et comme nous avons associé la science à ces orientations économiques, les gens jettent le bébé avec l'eau du bain. Cela m'inquiète pour la démocratie. Nous devons essayer de démontrer aux jeunes que nous avons encore besoin de la science. À cette fin, nous devons redonner davantage de libertés académiques. Il s'agit d'un autre débat, qui porte sur les financements récurrents en matière de recherche. En tout état de cause, nous ne devons pas lier constamment l'orientation économique de nos sociétés à la recherche, car les citoyens et des chercheurs en viennent à se questionner sur l'utilité de la science.

M. Jean-François Delfraissy. - Je veux souligner que Michel Foucault a essentiellement parlé du « biopouvoir ». Il remettait en cause la notion de sachant et, surtout, le pouvoir des sachants eux-mêmes. Il utilise notamment des phases terribles et disruptives afin de décrire ce « biopouvoir ». Il faut aussi replacer cette réflexion dans le contexte très particulier qu'était la vie de Foucault, juste avant l'arrivée du VIH.

Nous avons des éléments de réponse à votre propos. Nous avons parlé rapidement de démocratie en santé, de démocratie participative - que les Anglo-saxons nomment plutôt social participation. Cette construction permet de préserver la notion de progrès qui accompagne les connaissances. Celles-ci doivent avancer, et elles avanceront : même si un certain nombre de jeunes doctorants se questionnent, la majorité des scientifiques avanceront. Il est illusoire de penser autrement.

Or toute connaissance n'est peut-être pas bonne à prendre pour la société. Donc à partir de ces connaissances, comment se construit ce triangle entre le décideur politique, l'expert et le citoyen - qui doit avoir son mot à dire ?

Le seul reproche que je fais dans ce qui s'est passé pendant la crise de la Covid - qui était cependant singulière par sa brutalité - est que nous n'ayons pas suffisamment mis en place cet élément de démocratie en santé qui aurait permis de s'appuyer sur une vision citoyenne pour éclairer les visions scientifique et politique.

Je suis assez optimiste : penser une seule seconde que les scientifiques arrêteront d'avancer est totalement illusoire, et tant mieux !

M. Cédric Villani. - Je tiens à ajouter d'autres éléments à cette excellente remarque de Jean-François Delfraissy.

Le questionnement de ces jeunes est légitime. J'en veux pour preuve le célèbre discours prononcé par Alexandre Grothendieck au CERN, en 1972, lors d'une conférence publique dont le thème était « Pourquoi faire de la science ? ». Le plus grand mathématicien de la seconde moitié du XXe siècle et l'un des fondateurs de l'écologie politique se posait donc cette même question et certains des arguments qu'il avançait dans les années 1960 et 1970 - par exemple au sein du mouvement Survivre et vivre - sont encore valables aujourd'hui. Pourquoi travailler sur tel sujet alors que la grande catastrophe sera ailleurs ? Pourquoi essayer de résoudre tel problème lié à la haute technologie alors que de nombreux problèmes qui affectent le monde sont liés à la basse technologie ? Cette question se pose particulièrement pour la place qui doit revenir à l'IA : on y voit un phénomène que j'aime nommer « techno-blanchiment ». Pour noyer le poisson par rapport aux énormes problèmes, qui demandent du courage politique, on préfère mettre en avant la très haute technologie, qui n'a que très peu d'impact mais qui attire l'attention - et accessoirement les capitaux... On le voit sur bien des sujets, y compris la place de l'IA dans l'écologie.

Par exemple, l'année dernière, les plus grandes compagnies d'aviation ont affirmé se réunir pour investir dans le stockage du carbone. Il était question de stocker un certain nombre de tonnes de CO2 dans une grande usine en cours de construction au Texas. Mais premièrement, l'usine n'existe toujours pas. Deuxièmement, l'engagement des compagnies représente environ un millième de leur bilan carbone annuel. Elles ne font pas voir que ce qui peut effectivement diminuer leur empreinte carbone est la diminution du nombre de vols. Ainsi, le fait que des personnes hésitent à travailler en IA est une interrogation légitime.

Cependant, dans certains cas, l'IA est très utilement employée en lien avec d'autres programmes écologiques. J'aime beaucoup la start-up Micophyto qui utilise l'IA pour déterminer le type de sol adapté à des cultures de mycélium. Cette analyse est très fine : il s'agit d'enrichir la terre en mycélium à un endroit précis afin d'améliorer les performances des plantes. Cette technique de pointe est liée à la biologie et donc à la permaculture.

Deuxième point : effectivement, la science, dès le début, a été utilisée par le pouvoir. Jean-Baptiste Colbert n'a pas créé l'Académie des sciences par bonté d'âme mais parce qu'il comprenait que cela serait utile au pouvoir politique. Nous pouvons d'ailleurs le constater dans l'histoire des mathématiques. Chaque première application concrète des théories mathématiques a systématiquement vu le jour dans le domaine militaire. À certains moments, ceci a réellement participé à sauver la République, à l'instar de Gaspard Monge et de ses soutiens qui se sont organisés pour sauvegarder la République quand elle était en guerre avec le monde entier
- ou peu s'en faut. Un philosophe des sciences, Pierre Thuillier, a formalisé une réflexion très dure - je ne peux pas le suivre sur tous ses arguments - qui fait le plaidoyer à charge le plus abouti que j'ai jamais vu sur ce point. Il avançait qu'un péché originel frappe encore l'ensemble de la science car elle a été dès l'origine un instrument de pouvoir et de domination.

Indéniablement, le meilleur argument que je puis avancer pour convaincre les jeunes de continuer la recherche est que s'ils laissent tomber celle-ci, même après avoir compris combien elle peut être un élément de pouvoir, ils font le pire choix qui soit : ils laissent l'avantage à l'ennemi. Celui-ci sera le seul à développer la recherche et la technologie. Par exemple, celles qui développeront l'IA seront les multinationales, dont l'objectif est contraire aux intérêts de la transition écologique. Et si cela ne suffit pas, on peut ajouter qu'Elon Musk a appelé à un moratoire sur la recherche en intelligence artificielle : c'est bien la preuve qu'il ne faut rien en croire !

M. Alain Fischer. - Je partage votre défense acharnée de la recherche fondamentale. Je suis également en accord avec la possibilité d'offrir une plus grande liberté aux jeunes qui se posent des questions sur certaines formes de recherche appliquée. Nous pouvons les convaincre, car je pense que le concept de liberté de la recherche ouvrant de nouveaux pans de la pensée doit rester une valeur.

Je voudrais citer un exemple relevant du domaine de la médecine. Depuis dix ou vingt ans, une série de progrès significatifs sont intervenus dans plusieurs champs thérapeutiques, par exemple la prise en charge des maladies inflammatoires. Le fait que ces progrès de la médecine soient une source de bénéfices colossaux pour l'industrie pharmaceutique est légitimement critiqué. En effet, les industries de ce domaine sont les plus profitables. De ce fait, nous pouvons parfois entendre certains collègues rejoindre en quelque sorte les jeunes que vous avez entendus ce matin. Ils se demandent : à quoi bon effectuer des recherches qui ne bénéficient qu'à quelques-uns, c'est-à-dire aux actionnaires de ces firmes ? Je pense qu'une confusion s'opère entre les progrès scientifiques, qui sont réalisés au bénéfice de la société, et la question politique du partage et de la réglementation. Les bénéfices économiques et sanitaires doivent effectivement être partagés : en général avec la société et, dans une certaine mesure avec les industriels qui ont participé à leur développement.

Je pense donc moi aussi qu'il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain.

Mme Virginie Tournay. - Je suis d'accord avec ce qui vient d'être dit et je défends la nécessité d'une recherche fondamentale, bien que je comprenne ces doctorants. Aujourd'hui, la porosité de plus en plus marquée entre les vies scientifique, sociale et démocratique est inquiétante. Elle a quelque chose d'effrayant. Je peux le comprendre, car si vous faites actuellement de la recherche dans des domaines controversés, vous risquez d'être victime de certaines formes de récupération. Il faut donc également être doté d'une certaine sensibilité à la communication publique. Quand je préparais un diplôme d'études approfondies (DEA) de biologie, nous étions enfermés dans un laboratoire toute la journée et nous ne communiquions pas avec le monde extérieur. Nous vivons aujourd'hui une autre façon de penser la recherche et sa communication. Une réflexion doit sans doute être menée sur les effets de la transparence des données de la recherche. Cette transparence est une nécessité démocratique, mais nous devons aussi prendre en compte les aspirations et les temporalités propres à la recherche, qui ne doivent peut-être pas totalement se superposer aux temporalités et aux attentes démocratiques.

Comment réguler tout ceci ? Je l'ignore. Si la participation citoyenne démocratique me semble être un levier utilisable, il faudrait aussi moderniser nos institutions de sorte qu'elles soient plus en phase avec la vie numérique. Un travail d'architecture institutionnelle doit être mené à une époque où nous avons la capacité de créer une controverse, ou une crise sociale, avec un tweet.

M. Éric Sartori, Association française pour l'information scientifique (AFIS). - De nombreuses choses intéressantes ont été dites. J'ai trois questions rapides à vous poser.

La première porte sur le retour d'expérience de la crise de la Covid-19. Pensez-vous que les institutions scientifiques, notamment l'Académie des sciences et l'Académie nationale de médecine ont joué leur rôle dans les dérives qui se sont produites à l'Institut hospitalo-universitaire en maladies infectieuses de Marseille (IHU Méditerranée Infection) ? N'auraient-elles pas dû décharger le professeur Didier Raoult de toutes ses fonctions ?

La deuxième question s'adresse à Cédric Villani. Je ne suis pas certain que j'aurais applaudi à votre déclaration « Je crois en la science » dans la mesure où elle est relativiste et assimile la connaissance scientifique à une connaissance comme une autre. La vraie question consiste à savoir si ce que l'on me dit est une connaissance scientifique, c'est-à-dire certaine, précise, relative et organisatrice, ou si c'est encore un débat scientifique - et alors quelles sont les différentes positions ? - ou si ce quelque chose n'a rien de scientifique.

Je prends la liberté d'ajouter deux citations puisque nous avons évoqué plusieurs philosophes.

Une phrase de Hannah Arendt recouvre l'une des préoccupations énoncées : « La liberté d'opinion est une farce si l'information sur les faits n'est pas garantie ».

La sentence d'Auguste Comte, quant à elle, a trait aux relations entre science et société : « Le public ne sait pas ce qui lui faut, mais il sait parfaitement ce qu'il veut et personne ne doit le vouloir pour lui. » Que se passe-t-il alors si le public veut continuer à prendre raisonnablement l'avion ?

M. Cédric Villani. - Je vais tout de suite répondre à la question de savoir ce que signifie « raisonnablement ». En l'occurrence, cela sera forcément une cote mal taillée entre des habitudes qui sont établies et les exigences d'un plan au service global de la société. Je ne vais pas reprendre les déclarations fracassantes de Jean-Marc Jancovici sur le sujet, qui étaient fondées sur un calcul cohérent assorti de certains postulats politiques. L'un de ces postulats est la façon de répartir équitablement au monde entier la possibilité d'accès à un vol en avion dans un contexte où, à l'échelle de l'humanité, le vol en avion reste réservé à une toute petite fraction de la population. De la même façon, l'objectif d'émettre deux tonnes d'équivalent carbone par citoyen chaque année repose à la fois sur un calcul scientifique clair obtenu grâce une évaluation des émissions de carbone, de la quantité effectivement absorbable, etc. et sur un présupposé politique selon lequel il faudrait répartir équitablement cette charge sur l'ensemble de la population. La notion de raisonnable dépend donc de ce que nous mettons dedans. Il s'agit d'une question de valeurs et pas seulement de conviction. À titre personnel, j'ai fait ma transition sur le sujet. La décision est l'aspect le plus dur. Après une carrière scientifique dans laquelle je prenais l'avion vingt fois par an, je me soumets désormais à une règle stricte. Depuis 2020, je fais au plus un seul voyage en avion par an, quelles que soient les circonstances. Aucune excuse n'est admise.

Sur la déclaration « Je crois en la science », il faut prendre garde au contexte. Ce n'est pas une déclaration à caractère philosophique ou religieux, mais une sorte de programme politique dans lequel la science était, comme les valeurs de liberté, un élément important pour construire un programme d'avenir. Évidemment, l'expression « je crois en la science », prise au pied de la lettre, ne veut rien dire puisque la science est un processus par lequel nous affrontons l'inconnu pour distiller des connaissances, ou des tentatives de connaissance, à partir de faits ou d'observations. À certains égards, dans la pensée d'Auguste Comte, la science avait une valeur qui se rapprochait de la religion. Je vais citer deux philosophes.

Henri Poincaré considérait que l'« on fait la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison. » La science est donc fondée sur de faits organisés par une construction qui détermine ce que sont les fondations, les piliers, etc. C'est une construction à plusieurs niveaux.

Blaise Pascal affirme que « nier, croire et douter sont à l'homme ce que courir est au cheval ». Dans cette phrase, Pascal commet l'exploit de nous rappeler que nous sommes des animaux comme les autres et que nous avons des besoins différents de ceux des animaux. Il place « nier, croire et douter » non sur le plan de la raison, mais sur le plan d'une aspiration de notre coeur. Si nous demandons aux scientifiques ce qui les motive, la plupart du temps ils vous répondront la curiosité, le rêve, ou un défi et non la croyance. Bien sûr, le mathématicien indien Ramanujan aurait dit que c'était la déesse protectrice de son village... C'est une réponse qu'il faut respecter. Pour ce qui me concerne, je mets au premier plan mes curiosités. Je dois cependant noter le grand paradoxe qui fait que ces motivations liées à la curiosité ont bien souvent des conséquences qui s'inscrivent dans des cases comme la nécessité ou le progrès technique.

M. Alain Fischer. - Pour moi, science et croyance sont totalement antinomiques. La première relève du domaine de la rationalité, la seconde est constituée par tout le reste. Elle est parfaitement respectable, mais pas rationnelle. Je n'associerai donc jamais ces deux mots.

Votre première question, sur l'attitude des académies à l'égard de Didier Raoult, est plus délicate sur un plan pratique. Néanmoins, le secrétaire perpétuel de l'Académie de médecine est présent et je peux parler au nom de l'Académie des sciences. Elles se sont manifestées raisonnablement. Des textes datant de mars et avril 2020 constituent des prises de position scientifiquement satisfaisantes et s'élèvent contre des dérives.

Cependant, je pense que nous n'avons pas été assez loin. Un moment douloureux a été la visite du président de la République à Didier Raoult au début du mois d'avril 2020. Avec un certain nombre de collègues, nous nous sommes demandé si nous ne devions pas réagir vigoureusement et publiquement et nous élever contre cette visite pour le moins malencontreuse, que je qualifierai « d'anti-scientifique ». Mais nous avons estimé - à tort - que ce n'était pas le moment de créer du trouble dans une situation qui était déjà délicate. Je pense que nous nous trompions.

M. Jean-François Delfraissy. - Je connais bien Didier Raoult depuis très longtemps, je peux clairement affirmer que nous avons affaire à un processus pathologique. Quant à la visite du président de la République, j'y étais opposé et j'avais même refusé une première fois d'y aller. Contrairement à Alain Fischer, je pense que le président de la République a eu raison, car il s'est fait une idée complète de ce que Didier Raoult était devenu en avril 2020. Il n'était plus celui des années précédentes. Je n'irai pas plus loin.

Je voudrais revenir sur la question posée sur le positionnement de la science vis-à-vis de la société. La vraie interrogation est celle du monde que nous voulons pour demain. Toutes les avancées scientifiques ne sont pas bonnes à prendre. Je prends un exemple très particulier concernant les organoïdes, la différenciation vers des cellules sexuelles et la construction de novo d'embryons à partir d'organoïdes. Notre société est-elle prête à aller vers ce type de discussion ? La science sait le faire, mais il faut déterminer jusqu'à quel point nous l'acceptons. Nous sommes ici confrontés à des enjeux éthiques. Ma position est d'écouter la société française, qui est plus intelligente que nous ne le pensons. Elle l'a montré pendant la crise. Les grandes décisions doivent être prises par le politique en s'appuyant sur l'expertise, mais en ouvrant un temps pour que la société s'exprime. Trouvons les moyens nouveaux de construire une démocratie active et positive ! Je reste très optimiste à condition que nous lui donnions les moyens de s'exprimer.

M. Pierre Henriet, député, président de l'Office. - Je remercie nos quatre intervenants pour cette première table ronde qui fut l'occasion de débattre de la question de la place de la science dans la décision politique, sujet fondamental pour l'Office.

Je garde avec moi le président de l'Académie des sciences puisque que nous allons tout de suite passer à la deuxième phase de notre rencontre.

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