Des législations variées,
en recul dans plusieurs zones du monde

TABLE RONDE ANIMÉE PAR SYLVIE VALENTE LE HIR
SÉNATRICE DE L'OISE

Merci, Madame la Présidente, pour cette introduction.

Notre première séquence a pour but de dresser un panorama des différentes législations sur l'IVG applicables dans le monde.

Au cours des vingt-cinq dernières années, si plus de 50 pays ont modifié leur législation pour faciliter l'accès des femmes à l'avortement, force est de constater que, dans de nombreuses régions du monde, ce droit est encore restreint, fragile, voire inexistant.

En 2023, l'avortement est autorisé, sur demande et sans restriction - dans le respect d'un certain délai - dans 75 pays, et pour raisons socioéconomiques dans 13 autres. Il est strictement interdit dans 24 pays, autorisé seulement pour sauver la vie de la mère dans 41 pays, et seulement pour raisons de santé dans 49 pays.

Selon le Center for Reproductive Rights, 41 % des femmes en âge de procréer dans le monde vivent dans des pays où la législation sur l'avortement est restrictive, soit près de 700 millions de femmes.

Toutes les régions du monde sont concernées par l'existence de législations restrictives en matière de droit à l'IVG et par l'absence de réelle sécurisation juridique de ce droit.

Aux États-Unis par exemple, le revirement de jurisprudence de la Cour suprême en juin 2022 a entraîné l'adoption de lois très restrictives, voire prohibitives, dans plusieurs États américains. Ainsi, l'Alabama et le Missouri ont voté une interdiction totale de l'avortement, même en cas d'inceste, de viol ou de danger pour la vie de la femme enceinte. Certains États ont également fait adopter des législations criminalisant toute interruption de grossesse dès que le pouls du foetus est détectable.

A contrario, d'autres États tels que la Californie ont tenu à renforcer ce droit. Plus récemment, le 7 novembre 2023, l'État de l'Ohio a approuvé par référendum l'inscription du droit à l'avortement dans sa Constitution.

En Amérique latine, 97 % des femmes en âge de procréer vivent dans un État dont la législation restreint l'accès à l'avortement, d'après la Fédération internationale pour les droits humains. On l'a vu, l'avancée historique en décembre 2020 qu'a constituée la dépénalisation de l'avortement en Argentine est aujourd'hui menacée avec l'élection du nouveau président dimanche dernier.

L'Afrique est l'un des continents où les lois sont les plus restrictives en matière de droit à l'IVG, et certains États africains ont adopté des lois criminalisant le recours à l'avortement. Chaque année, 6,2 millions d'avortements à risque sont ainsi pratiqués en Afrique subsaharienne, causant au moins 15 000 décès.

Même en Europe, ce droit reste menacé et s'applique de façon très hétérogène.

Pour évoquer ensemble cette disparité de législations dans le monde, je souhaite la bienvenue aux deux participantes de cette première table ronde : Hazal Atay, docteure en science politique, chercheuse au Laboratoire d'évaluation interdisciplinaire des politiques publiques (LIEPP) à Sciences Po Paris ; et Anne Légier, docteure en civilisation américaine, maîtresse de conférences à l'université Paris Cité, spécialiste de l'histoire de l'avortement et de la contraception aux États-Unis.

Je laisse sans plus tarder la parole à notre première intervenante.

INTERVENTION D'HAZAL ATAY
DOCTEURE EN SCIENCE POLITIQUE, CHERCHEUSE AU LABORATOIRE D'ÉVALUATION INTERDISCIPLINAIRE DES POLITIQUES PUBLIQUES (LIEPP) À SCIENCES PO PARIS

Bonjour et merci pour cette introduction. J'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui un panorama des lois et des politiques publiques sur l'avortement dans le monde, vaste sujet. J'essaierai d'organiser mon propos autour de quelques grands thèmes démontrant la réglementation exceptionnelle de l'avortement dans les lois et dans les politiques publiques, et les conséquences problématiques qui en découlent.

Pour commencer, permettez-moi de préciser pourquoi je parle des lois et des politiques publiques en même temps, même si elles ne sont pas vraiment conçues par les mêmes groupes de personnes ou ne traitent pas nécessairement des mêmes sujets.

Nous avons appris du terrain que l'accès à la santé en général et à des soins de santé stigmatisés comme l'avortement dépend de plusieurs facteurs qui peuvent relever du droit et des lois mais aussi de politiques publiques et de systèmes de santé. On constate que même dans les pays où l'avortement est légal, il existe des problèmes d'accès. Les femmes continuent de se heurter à des obstacles qui les empêchent d'y accéder. Il est donc important d'avoir conscience que la loi seule ne garantit pas l'accès à l'avortement. Nous devons y penser de manière holistique, comme un écosystème aux différentes dimensions, qui peut relever des droits et des lois, mais aussi des politiques publiques et systèmes de santé.

Il est également important d'avoir conscience que ces dimensions ne sont pas isolées. Au contraire, elles se croisent assez souvent. Nous savons par exemple que la criminalisation de l'avortement contribue à sa stigmatisation, de sorte que la manière dont on parle de l'avortement dans nos lois présente un impact sur le terrain et sur l'accès à l'avortement.

Permettez-moi de développer mon point sur la criminalisation de l'avortement, parce qu'il montre de manière assez simple et directe le traitement exceptionnel de l'avortement dans les lois. Celui-ci constitue l'un des rares soins de santé inclus dans le code pénal dans plusieurs pays. Il est souvent associé à des sanctions pénales ou administratives. Même dans les pays où l'avortement est légal, il reste toujours inscrit dans le code pénal. C'est par exemple le cas en Allemagne et en Belgique, entre autres. Dans ce contexte, la légalisation de l'avortement est définie de manière exceptionnelle par rapport à cette criminalisation.

On pourrait penser que cela ne pose pas de problème, que c'est mieux que rien, que des exceptions permettent malgré tout l'avortement. Pourtant, son traitement dans les lois reste problématique d'un point de vue analytique et juridique. Il confirme la criminalité générale de l'avortement, en contradiction avec les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). L'OMS recommande en effet la dépénalisation complète de l'avortement qui consiste « à retirer l'avortement de la législation pénale, à ne pas appliquer d'autres infractions pénales à l'avortement et à s'assurer qu'il n'existe aucune sanction pénale autour de l'avortement pour tous les acteurs concernés ».

Aujourd'hui, la dépénalisation complète de l'avortement n'existe que dans un seul pays du monde, le Canada, où il a été complètement décriminalisé il y a plus de trente ans.

Ainsi, la criminalisation de l'avortement reflète le traitement exceptionnel de l'avortement dans les lois, et a également des conséquences sur l'accès à l'avortement sur le terrain.

Ensuite, j'aimerais aborder la différence entre la légalisation de l'avortement et le droit à l'avortement.

D'abord, il ne faut pas confondre sa légalisation et sa décriminalisation, bien que l'on parle de ces deux processus de manière interchangeable. Ils sont différents. Par exemple, nous avons évoqué une récente vague verte de décriminalisation de l'avortement en Amérique latine, ce qui constitue évidemment une grande évolution eu égard aux restrictions précédentes. Pour autant, si la dépénalisation de l'avortement en Argentine a conduit à sa légalisation, avec la promulgation d'une loi spécifique qui protège ce droit, cela n'est pas encore le cas au Mexique, où il a uniquement été décriminalisé. Plusieurs exceptions ont été définies dans les codes pénaux des États mexicains, mais il n'existe toujours pas une loi qui protège et garantisse l'accès à l'avortement de façon générale.

Cela m'amène à la question du droit à l'avortement qui nous concerne ici, au Sénat, notamment dans le cadre du projet de loi sur la constitutionnalisation de l'avortement. L'avortement est-il un droit, quand l'est-il, et des pays le reconnaissent-ils comme tel ? Malgré notre tendance à faire référence au droit à l'avortement lorsqu'on en parle, celui-ci est rarement reconnu comme un droit en soi.

Dans le droit international, on parle souvent de « principes des droits humains » à respecter autour des soins liés à l'avortement, mais on ne reconnaît pas l'avortement, pour l'instant et en soi, comme un droit.

Pourtant, quelques pays dans le monde considèrent et traitent l'avortement comme un droit, et il s'agit souvent des pays post-soviétiques comme l'Arménie, l'Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Turkménistan ou la Russie, ainsi que des pays où l'avortement a été récemment légalisé, comme l'Argentine, le Népal, le Vietnam et l'Islande. En Arménie, au Kazakhstan, au Turkménistan et en Islande, les lois font référence au droit à l'interruption de grossesse ou au droit à l'interruption artificielle de grossesse. Au Vietnam, la loi dispose que les femmes ont le droit à l'avortement, et au Népal, elle affirme qu'elles ont droit à l'avortement sécurisé. Le Népal fait référence à un sujet bien attesté dans la recherche, à savoir que là où l'avortement est interdit, cette interdiction n'empêche pas les avortements d'être pratiqués, mais les rend dangereux et clandestins. Il reste ainsi aux lois et aux politiques publiques de décider si les avortements seront pratiqués de manière sécurisée ou non. Même si l'avortement est rarement reconnu comme un droit en soi, quelques pays le font. Nous pouvons aussi faire ce choix ici, en France.

Mon troisième point consiste à aborder l'avortement de manière holistique en tant qu'écosystème, comme je l'ai indiqué précédemment, à la fois dans les lois, mais aussi au-delà, dans les politiques publiques, au sein du système de santé. L'accès à l'avortement et sa légalisation sont deux choses différentes. La légalisation de l'avortement ne garantit pas toujours son accès, ce qui ne signifie pas que l'on ne peut pas faire des lois qui facilitent cet accès là où cela est nécessaire et demandé.

Lorsque l'on parle d'accès à l'avortement, la notion de choix constitue un point critique : la loi donne-t-elle vraiment le choix aux femmes ? Le choix est évidemment central dans les mouvements féministes qui revendiquent le droit à l'avortement. C'est l'une des raisons pour lesquelles la criminalisation de l'avortement a été reconnue comme problématique : elle ne donne pas le choix aux femmes s'agissant d'une éventuelle poursuite de leur grossesse. Dans les pays où l'avortement reste criminalisé ou limité, c'est l'État qui décide. Dans certains pays où il est dépénalisé, le choix ne relève pas des femmes, mais des médecins. C'est une nuance importante, parce qu'il arrive que les demandes des femmes soient en conflit avec celles des médecins. Prendre le parti de ces derniers dans ce contexte nous empêche de répondre à la demande des femmes qui vivent une grossesse non désirée et qui ont besoin de recourir à l'avortement. C'est par exemple le cas en Italie.

Il est important que les lois et les politiques publiques sur l'avortement se concentrent sur les personnes enceintes qui vivent l'expérience d'une grossesse, qui souhaitent recourir à l'avortement. Nos systèmes de santé doivent être centrés sur les patients, sur leurs préférences et leurs besoins. Nous sommes confrontés à une opposition qui présente l'avortement comme un conflit d'intérêts, mais il faut reconnaître que toutes les parties concernées n'ont pas le même intérêt dans l'avortement. Ce sont celles qui ont besoin de l'avortement qui doivent être prioritaires.

Alors, comment peut-on faire des lois et des politiques publiques qui facilitent l'accès à l'avortement ? On pourrait peut-être se concentrer sur les expériences, les besoins et les préférences des personnes enceintes. Nous pourrions également alimenter nos réflexions et nos politiques en suivant la science et les recommandations internationales, notamment celles de l'OMS.

Sur ce point, je dois noter que la France est en retard par rapport à certaines recommandations de l'OMS. Il existe encore de nombreuses restrictions arbitraires à l'avortement dans nos lois et nos politiques publiques. Le court délai pendant lequel on autorise l'avortement, et le délai encore plus court pendant lequel on autorise l'avortement médicamenteux, ne sont que quelques exemples qui ne sont pas alignés avec les recommandations de l'OMS.

Encore une formule, ou plutôt une question qui peut nous guider dans nos réflexions et dans nos politiques : comment pouvons-nous garantir l'accès à l'avortement, même aux personnes les plus vulnérables et marginalisées, à celles qui ont des ressources limitées, celles qui sont jeunes, qui ne connaissent pas forcément les lois et les politiques publiques sur cette question ? Comment garantir l'accès à l'avortement pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin de manière digne et respectueuse ? Nous devons réfléchir via ce prisme, parce que l'avortement est un soin de santé essentiel, comme proclamé par l'OMS. C'est une question de justice sociale, mais ce droit reste fragile. Il nous revient de le faire avancer. Merci.

Sylvie Valente Le Hir. - Merci pour cette présentation. Je laisse désormais la parole à Anne Légier, spécialiste de l'histoire de l'avortement aux États-Unis.

INTERVENTION D'ANNE LÉGIER
DOCTEURE EN CIVILISATION AMÉRICAINE, SPÉCIALISTE DE L'HISTOIRE DE L'AVORTEMENT ET DE LA CONTRACEPTION AUX ÉTATS-UNIS

Merci de m'avoir invitée à l'occasion de cette journée consacrée à l'accès à l'avortement dans le monde. J'y ai été conviée pour parler de la situation actuelle aux États-Unis, après le récent revirement de jurisprudence rendu par la Cour suprême en 2022. Étant donné le temps imparti, je dresserai un bref rappel du cadre juridique dans lequel s'inscrit l'arrêt Dobbs v. Jackson Women's Health Organization avant d'en dresser les conséquences les plus notables à l'aide de quelques exemples.

Pour bien comprendre comment se pose le problème aux États-Unis, il faut avoir à l'esprit que la législation sur l'avortement dépend des États fédérés et non de l'État fédéral. Le schéma classique de nombreuses questions juridiques est alors de savoir si telle loi d'un État est conforme aux principes constitutionnels de la fédération. L'arrêt Dobbs, qui a mis fin à quarante-neuf ans de protection constitutionnelle du droit à l'avortement, a pour origine un procès intenté dans le Mississippi, dont l'objet était de déterminer si une loi interdisant les interruptions de grossesse avant le seuil de viabilité était conforme à la Constitution. L'affaire s'inscrivait dans une stratégie relativement nouvelle de la part des mouvements anti-avortement consistant à proposer des lois clairement contraires à la jurisprudence en vigueur afin de remettre en cause le droit à l'avortement.

En 2018, sous l'impulsion des lobbies anti-avortement, l'État du Mississippi avait adopté une loi qui interdisait la plupart des interruptions de grossesse dès la quinzième semaine d'aménorrhée, ce qui était anticonstitutionnel, car contraire aux arrêts Roe v. Wade de 1973 et Planned Parenthood v. Casey de 1992. Contre toute attente, la Cour ne se contenta pas de modifier le cadre constitutionnel, mais opta pour un renversement total de jurisprudence. Ce fait est très rare aux États-Unis, où la continuité du droit est un principe essentiel. Mettant en avant une approche « originaliste » de la Constitution, la Cour a statué que l'avortement ne pouvait être un droit protégé.

Ainsi, le cadre établi par Roe v. Wade, qui n'autorisait pas les États à interdire l'avortement avant le seuil de viabilité et limitait leur capacité à restreindre son accès tout au long de la grossesse, a aujourd'hui totalement disparu. La question de l'avortement a par conséquent été renvoyée aux seuls États fédérés, qui sont maintenant libres de le protéger, de l'interdire et de le réglementer à leur guise.

Dans les grandes lignes, quelle est la situation à l'échelle nationale ? D'abord, l'avortement est désormais interdit dans quatorze États. Sept États ont établi une limite gestationnelle qui va de quatre semaines de grossesse, en Géorgie ou en Caroline du Sud, à seize semaines de grossesse dans l'Utah. Dans cinq États, la situation est actuellement incertaine, en majorité parce que des lois adoptées ont été suspendues temporairement par un juge. Enfin, en réaction à l'arrêt Dobbs, vingt États et le district de Colombie, c'est-à-dire Washington DC, ont établi de nouvelles protections législatives ou constitutionnelles pour le droit à l'avortement.

Pour avoir une meilleure idée de la situation actuelle, je vous propose de regarder deux cartes. La première, extraite du New York Times, présente un panorama des lois restrictives qui vont de l'interdiction totale en rouge foncé jusqu'à des limites gestationnelles.

Nous avons évoqué l'État de l'Utah, la Caroline du Sud, entre autres. Nous observons sur cette première carte - et nous le verrons davantage encore sur la seconde - qu'il existe de très grandes disparités géographiques entre les États protecteurs, qui se situent en grande majorité sur les deux côtes avec, à quelques exceptions près, un grand désert médical au centre et au sud du pays.

Permettez-moi de vous parler un peu de certains États protecteurs qui se situent, je le disais, essentiellement sur les deux côtes. Nous voyons tout de même sur la carte un État au centre du pays, l'Illinois, où se trouve la ville de Chicago. Il occupe une position centrale, et son Gouverneur a professé la volonté d'en faire un État refuge qui pourrait accueillir les personnes provenant d'États voisins et même d'États plus lointains. Les assurances privées et publiques y sont tenues de prendre en charge l'avortement. Il n'y a pas de délai « de réflexion » imposé. Il n'y a pas d'obligation pour une mineure d'informer ses parents. Les infirmières spécialisées ou les médecins assistants sont autorisés à pratiquer des avortements. L'État protège également le personnel médical, les associations et les patientes contre les poursuites judiciaires qui seraient engagées dans un autre pays ou un État ayant une législation différente. En revanche, dans cet État, l'avortement n'est en principe pas autorisé après le seuil de viabilité.

La situation du Colorado, qui occupe aussi une place centrale, est différente. Il fait depuis longtemps partie des États qui ne disposent pas de limites gestationnelles. Depuis de nombreuses années, il accueille des personnes en situation de dépassement de délai qui proviennent de tout le pays, mais également de l'étranger, notamment de France.

Parmi les États ayant adopté des législations plus restrictives, j'évoquerai le Texas et la Géorgie. Sachez qu'en 2020, près de 60 000 personnes ont avorté au Texas. Aujourd'hui, l'interdiction est totale, ce qui laisse peu d'alternatives aux personnes souhaitant interrompre une grossesse : voyager hors de l'État - ce qui n'est pas toujours possible, notamment en raison du coût - ou la maternité forcée, avec les conséquences que l'on peut imaginer au niveau psychologique, social, économique, mais aussi tout simplement médical.

Sur ce point, j'aimerais attirer votre attention sur le fait que lorsqu'on parle de l'avortement aux États-Unis, on parle des interruptions de grossesse en général, et pas seulement des IVG. La loi au Texas est en effet tellement restrictive qu'elle met en danger la santé des personnes en âge de procréer de manière globale. Les médecins ne se sentent pas libres de pratiquer certaines interventions qu'ils jugent pourtant médicalement nécessaires en cas de complications associées à la grossesse. Plusieurs femmes dans cet État ont récemment porté plainte, affirmant que la législation, en interdisant aux médecins d'interrompre toute grossesse, même une grossesse qui ne serait pas viable, mettait leur vie en danger. À titre d'exemple, l'une d'entre elles faisait une fausse couche et n'a pas pu obtenir un curetage avant de développer une septicémie. Nous parlions plus tôt de « grossesses non désirées » mais il s'agit ici de grossesses qui sont désirées.

En Géorgie, la situation est un peu différente. L'interdiction n'est pas totale, mais l'avortement est interdit dès six semaines d'aménorrhée, quand beaucoup de femmes ne savent pas encore qu'elles sont enceintes. De surcroît, l'État interdit l'utilisation de fonds publics locaux, exige que les parents d'une mineure consentent à l'intervention ou en reçoivent notification, impose un délai dit « de réflexion » de 24 heures et ne permet pas aux professionnels de santé qui ne sont pas médecins de pratiquer un avortement.

Dans sa décision, la Cour avait affirmé que le fait de renvoyer le droit à l'avortement aux États fédérés permettrait de résoudre un certain nombre de questions qui étaient restées en suspens dans les cinquante dernières années. En réalité, il n'en est rien.

L'arrêt Dobbs a créé une situation chaotique, complexe, car elle soulève de nombreuses questions de souveraineté entre États fédérés et État fédéral, entre États fédérés eux-mêmes, entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif, entre lois tombées en désuétude et pratiques courantes, et même entre domaines d'application du droit (liberté d'expression, liberté de circulation et même liberté d'entreprendre). À titre d'exemple, on peut mentionner la question de l'accès légal à l'avortement médicamenteux qui nécessite d'avoir recours à deux médicaments, la Mifépristone et le Misoprostol. Or plusieurs organisations anti-avortement ont intenté des actions en justice pour contester la validité de la mise sur le marché en 2000 de la Mifépristone par l'Autorité du médicament américaine, la FDA (Food and Drug Administration). Les conséquences potentielles de cette démarche sont nombreuses et difficiles à déterminer à l'heure actuelle.

Ce qui est beaucoup plus facile à déterminer, c'est le fait que l'accès à l'avortement a été grandement affecté par cet arrêt de la Cour suprême.

Tout d'abord, il faut préciser que les difficultés d'accès existaient déjà avant l'arrêt récent de la Cour suprême.

L'arrêt Casey de 1992 avait considérablement modifié le cadre constitutionnel en accordant beaucoup plus de droits aux États fédérés pour mettre en place des restrictions qui s'appliquaient aux patientes ou aux praticiens. Pour les patientes, je peux par exemple citer l'obligation de faire une échographie avant d'obtenir un avortement. Les contraintes qui s'appliquaient aux praticiens étaient pour beaucoup administratives et matérielles. Elles ont amené un certain nombre de cliniques à fermer car elles n'arrivaient pas répondre à ces contraintes.

Ainsi, l'accès à l'avortement était déjà difficile avant l'arrêt Dobbs dans de nombreux états conservateurs. Néanmoins, les problématiques d'accès se sont considérablement aggravées après l'arrêt Dobbs et touchent davantage les plus vulnérables, celles qui n'ont pas les moyens économiques, sociaux, familiaux ou légaux de voyager. Je pense en particulier aux plus démunies, aux mères de famille isolées, aux mineures, aux personnes sans papiers, aux femmes victimes de violences domestiques. Comme avant l'arrêt Roe v. Wade, dans les États les plus restrictifs, les personnes les plus affectées sont celles qui n'ont pas les ressources nécessaires pour contourner les interdictions.

Merci de votre attention. Je répondrai à vos questions avec plaisir.

Sylvie Valente Le Hir. - Merci beaucoup pour cette intervention sur les États-Unis, que je qualifierai d'« États désunis » en matière de protection de l'avortement.

Je vous propose de passer aux questions sur ces sujets.

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