III. LA PERMANENCE DES CASTES

D'origine religieuse, le système des castes marque en profondeur la société indienne et imprègne tous les aspects de la vie sociale, économique et politique.

La mission d'information s'est posé la question de savoir si elles étaient aujourd'hui pour l'Inde, comme on est porté à le penser en Occident, un facteur de blocage économique. La réponse qu'elle est tentée d'y apporter est complexe et nuancée.

Enfermant la société dans une stricte hiérarchie, les castes, pour choquantes qu'elles puissent apparaître à un observateur extérieur, ont aussi un rôle intégrateur et organisent des solidarités sociales. Devenues un enjeu de pouvoir pour les forces politiques, elles ont su se transformer en groupes d'intérêt actifs et efficaces.

Elles n'en apparaissent pas moins comme un facteur de tensions et constituent, de ce fait, un obstacle au développement économique, même si des signes d'évolution s'amorcent.


Une organisation stratifiée et hiérarchisée

La stratification de la société en castes tire sa justification originelle de la religion hindoue et des textes sacrés védiques, selon lesquels l'appartenance à telle ou telle naissance ou « jâti » -improprement traduit par « caste »- est le fruit des actes accomplis dans les vies antérieures (karma). La présence dans une caste durant une vie ne constitue qu'une phase dans le cycle des renaissances.

La société se trouve, en outre, divisée en quatre grands ordres ou « varnas » : les Brahmanes ou prêtres (6 % environ de la population hindoue), les Kshatryas, ou guerriers, les Vayshias ou commerçants et les Shoudras, castes de services comprenant les agriculteurs et les artisans. Appartiennent à ces différents ordres les « hindous de castes ». Les autres -soit environ 49 % de la population totale- sont « hors castes », ou désignés comme « intouchables ».

Chaque caste obéit à des règles spécifiques et héréditaires, préservées par le mariage endogame. Cela détermine des pratiques religieuses, des régimes alimentaires, des interdits, et une spécialisation professionnelle. Le nom patronymique est celui de la « naissance » et correspond à une fonction : boulanger, cultivateur, charpentier, balayeur...

En réalité, le système des castes est infiniment plus complexe qu'il n'est habituellement présenté, puisque la société indienne dans son ensemble se répartit en des milliers de castes et de sous-castes, entre lesquelles s'établissent de subtiles hiérarchies, selon les régions géographiques et les communautés linguistiques.

En dépit de son apparente rigidité, le système n'est pas figé, et les castes, comme les rapports qu'elles entretiennent entre elles, ont évolué suivant les lieux et les époques.

Il est notable, que la hiérarchie des naissances et les inégalités sociales qui en résultent sont acceptées par une grande majorité d'Indiens, qui y voient l'expression d'une justice immanente et de l'ordre « socio-cosmique ».


Un rôle intégrateur

Selon le professeur Pierre Amado, « si la caste perd du terrain au niveau des pratiques quotidiennes, par contre l'organisation interne du groupe et la « conscience de caste tendent à s'élargir et à se renforcer ». Bref, loin d'être ressentie comme exclusivement oppressive, la caste est aussi vécue par beaucoup comme sécurisante.

Facteur de différenciation, la caste est aussi un facteur d'identification à une communauté d'intérêts. L'organisation socio-économique à laquelle les castes ont donné naissance garantit un certain nombre d'avantages mis en commun. Elles peuvent jouer le rôle de bureaux d'entraide mettant à la disposition de leurs membres des écoles, des dispensaires, des bourses universitaires,...

Faisant preuve d'une capacité d'adaptation, les castes se sont progressivement transformées tout au long de ce siècle.

Leur réorganisation et leur renforcement ont été compris par certains comme la réponse aux transformations de l'État et de la société civile.


Un enjeu de pouvoir

Participant activement aux processus démocratique, les castes ont su se constituer en groupes d'intérêts puissants et efficaces.

- Les castes dans la Constitution et la vie politique

Si la Constitution indienne de 1950 n'a pas, comme on le dit souvent, fait disparaître les castes, elle a supprimé « toute discrimination fondée sur la religion, la race, la caste, le sexe et le lieu de naissance »

Ses articles 15 à 17 ont expressément aboli les interdits dont faisaient jusque là l'objet les « intouchables » ou « harijans » (peuple de Dieu, selon la formule de Gandhi). Dans les faits, cependant, les journaux révèlent de temps à autre les sévices, voire les meurtres perpétrés, encore aujourd'hui, à l'encontre de certains de ceux qui ont transgressé ces interdits traditionnels.

La Constitution a cherché également à établir des discriminations positives, en instituant un système d'emplois réservés dans le secteur public au profit des basses castes et des tribus non intégrées (« backward »).

Fixés au départ à 22,5 % en moyenne et applicable pendant cinquante ans aux « victimes répertoriées d'une injustice traditionnelle », les quotas d'emplois réservés ont été portés, à partir de 1992, à 49,5 %, mais au profit de castes entières.

Peu à peu constituées en groupes d'intérêt et intervenant dans le jeu démocratique, les castes ont été courtisées par les partis politiques.

Que ce soient les confédérations ou les partis, les mouvements qui soutiennent ou combattent les partis ou les coalitions de groupes sociaux, tous ont pris appui sur le système des castes. Plus récemment, les communautés fondées sur des critères ethniques ont également tenté d'utiliser les castes à des fins électorales.

Susceptible de canaliser les voix dans un sens ou dans un autre, dans un pays qui compte quelque 560 millions d'électeurs, les castes ont joué un rôle croissant dans le fonctionnement de la démocratie parlementaire indienne.

Au moins autant qu'un mode d'organisation sociale ou sacrée, les castes sont aujourd'hui un enjeu décisif du pouvoir politique.


Le rôle des castes en matière économique

Les mesures prises par les Gouvernements successifs, depuis l'Indépendance, au profit des catégories défavorisées ont fait assez largement appel à la notion de castes.

Cela est particulièrement net en matière d'emplois réservés. Le dispositif adopté dans la Constitution et les compléments qui lui ont été récemment apportés ont suscité l'hostilité des castes exclues du bénéfice de ces emplois et favorisé les surenchères électorales.

Ces effets pervers sont à l'origine de tensions et de violences qui ne sont pas toutes apaisées, même si l'évolution des mentalités et la libéralisation tendent, par ailleurs, à atténuer le rôle des castes dans la vie économique.

- Les emplois réservés

Le poids de l'éducation traditionnelle et la faible mobilité sociale résultant du système des castes n'ont sans doute pas été sans influence sur l'échec relatif du régime des quotas mis en place par la Constitution de 1950. Sauf pour les emplois de bas niveau, les quotas annuels ne furent pas remplis.

Cherchant les voies d'une solution, le Gouvernement chargea, en 1983, la commission « Mandai » de faire des propositions. Celle-ci préconisa de réserver des quotas supplémentaires à de nouvelles castes, dans les emplois de l'administration centrale et des entreprises publiques.

Après une première tentative gouvernementale, en 1988, pour porter les quotas de 22,5 à 35 %, le Gouvernement de M. Singh a décidé, en 1990, de faire suite à ces propositions en réservant un quota additionnel de 27 % dans les emplois publics et à l'université, à différentes castes défavorisées - ce qui excluait, de fait, musulmans et chrétiens. La Cour Suprême qui avait déclaré inconstitutionnelles les propositions de la Commission Mandai en 1991, créa la surprise en approuvant la réforme Singh, en 1992. Les quotas furent en conséquence portés de 22,5 % à 49,5 %, les emplois n'étant plus réservés, comme en 1950, aux seules « victimes répertoriées d'une injustice traditionnelle », mais à des castes entières, sélectionnées selon des critères excluant toute référence au mérite.

La réforme a provoqué de fortes protestations de la part des castes les plus élevées et de nombreux étudiants se sont immolés par le feu.

- Vers une atténuation des cloisonnements liés aux castes ?

L'urbanisation, en favorisant le brassage social qui rapproche à l'école, à l'université et sur les lieux de travail des personnes de toutes origines, tend à atténuer dans la vie de tous les jours les distinctions fondées sur l'existence des castes.

Certaines communautés conservent, certes, un rôle déterminant dans l'économie. Il en va ainsi des « Parsi », élite cultivée qui tient dans le monde des affaires une place comparable à celle qu'occupe la caste des brahmanes dans la fonction publique.

Il semble aussi que le déclin de la caste, en tant que système légitimant les inégalités sociales, ait fait émerger des rivalités croissantes entre groupes sociaux. La compétition n'a pas seulement tendu à un meilleur partage des richesses, mais s'est transformée en rivalités pour conquérir des places et des privilèges dans la Société 9 ( * ) .

Cependant, la libéralisation interne de l'économie, au cours des années 80, a permis l'émergence, dans les villes, d'une classe moyenne qui s'est largement affranchie de ses racines rurales et des valeurs ancestrales qui leur étaient attachées.

Les ingénieurs, le cadres, les diplômés de l'enseignement supérieur, ont des rapports différents avec la notion de castes, surtout lorsqu'ils se sont occidentalisés. Ce mouvement pourrait gagner de proche en proche, d'autres couches de citadins qui sont sur le point d'accéder au confort et sont sensibles aux attraits de la société de consommation.

Il reste cependant que 80 % de la population indienne vivent dans des zones où le système des castes garde toute sa puissance.

* 9 Jackie Assayag « The making of democraticinequality » Caste, class. Lobby and Politics in Contemporary India, Pondy papers in social Sciences, n° 18, page 55

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