2. La réforme de la manutention bien engagée reste à compléter

2.1 La principale attente du client est la fiabilité

Dans la perspective de la concurrence des ports étrangers, il est fréquemment avancé que la cause principale du manque de compétitivité des ports français, qui se traduit par des pertes sensibles de parts de marché, réside dans les difficultés rencontrées dans l'organisation du travail de la manutention. Le coût de la manutention est prépondérant dans le passage portuaire, en particulier en ce qui concerne les marchandises diverses et les vracs solides de faible densité. Mais les clients des ports sont surtout sensibilisés au manque de fiabilité provoqué notamment par l'accumulation des conflits sociaux et par la faible productivité des opérations conduisant à des coûts anormalement élevés.

Les organisateurs de transport sont en mesure de valoriser en termes monétaires les différents éléments qualitatifs du passage portuaire que ce soient les risques de retards d'acheminement causés par les conflits sociaux ou les conséquences des dommages causés à la marchandise ou plus simplement certaines pratiques peu rationnelles d'utilisation de la main d'oeuvre. De même, les armateurs sont extrêmement sensibilisés aux coûts d'immobilisation de leurs navires, ainsi qu'aux rythmes de chargement et déchargement par les équipes de manutention. Lorsqu'un chargeur ou un armateur est échaudé un certain nombre de fois, il réorganise sa logistique pour passer par un port concurrent plus attractif et risque ainsi d'abandonner pendant une très longue période celui qui, de par sa situation, devrait accueillir l'essentiel de son trafic.

La notion de fiabilité se rapporte à la fois aux performances techniques des installations, aux déprédations intentionnelles ou non de la marchandise, mais aussi et surtout, aux défaillances, quelle qu'en soit la cause, des personnels et parmi ceux-ci plus particulièrement en évidence les ouvriers dockers. De plus, des causes externes au monde portuaire, telles que des blocages de port lors de mouvements sociaux, peuvent aussi influer sur la fiabilité. Elle peut être en partie subjective si l'on considère qu'elle est parfois inhérente à une image déformée de la réalité fondée sur une réputation ancienne ou imméritée.

L'enquête du BCEOM, entreprise en juin-juillet 1997 pour le Commissariat général du Plan, met en évidence l'importance, pour les usagers des ports français, de la fiabilité comme facteur de compétitivité du passage portuaire. Parmi les dix facteurs recensés, la fiabilité est considérée comme un facteur très important, souvent le plus important, de la compétitivité des ports français par quasiment tous les professionnels interrogés. Les indices de satisfaction associés à ce facteur montrent que sur ce point, la fiabilité du Havre est jugée satisfaisante (notée 2), celle de Marseille peu satisfaisante (notée 3), alors que celle de Dunkerque, Anvers et Rotterdam est jugée comme très satisfaisante (notée 1).

Il n'existe pas d'indicateur mesurant objectivement la fiabilité globale d'une place portuaire. Le décompte du nombre de jours de grève constitue une approche partielle un peu fruste dans la mesure où il n'intègre pas des pratiques également dommageables et non prises en compte (grèves perlées, refus d'heures supplémentaires, rigidités diverses) et où, pour des raisons commerciales évidentes, la vérité des pratiques n'est pas toujours avouée.

Le tableau ci-après présente un décompte des jours de grève quasi-générale dans cinq des six ports autonomes depuis 1991. Effectué à partir des renseignements fournis par les ports, il n'inclut pas les mouvements spécifiques des agents mensualisés au sein des entreprises ; depuis 1994, la situation s'est apparemment grandement améliorée.

Jours de grève quasi-générale
dans les ports autonomes depuis 1981

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997 (1)

Dunkerque

11

50

0

0

0

0

0

Le Havre

17

55

6

9

0

1

2

Rouen

nc

nc

nc

nc

nc

nc

nc

Nantes (2)

17

52,5

6

7,5

2,5

1,25

3

Bordeaux

nc

66

6

17

1

1

3

Marseille

Est

Ouest

24

29

81

81

14

14

23

23

2

2

2

2

5

6

Nb moyen

16,3

64,2

7,7

13,2

1,2

1,2

3,2

(1) à la date du 20 octobre

(2) aucun mouvement de grève à Saint-Nazaire Source : Ports autonomes

En revanche, l'impact du facteur fiabilité sur les trafics peut être nettement mis en évidence en ce qui concerne les plus volatils de ceux-ci, c'est-à-dire les marchandises diverses et surtout les conteneurs. À titre indicatif, les mouvements survenus à l'occasion de la réforme de 1992 ont provoqué un décrochement marqué du trafic de conteneurs des ports autonomes, comme le montre le graphique ci-après.

Trafic de conteneurs des 6 ports autonomes
(en cumul annuel glissant)

En 1992, au Havre, le trafic de marchandises diverses a chu de 12,1 à 10,2 Mt, soit - 16 % et celui des conteneurs de 8,8 à 6,9 Mt, soit - 22 %. À Marseille, les mêmes trafics ont régressé de 10,3 à 9 Mt (- 12,5 %) et de 4,9 à 3,9 Mt (- 20 %). Pendant ce temps, les échanges internationaux ont continué à progresser et les deux principaux ports français ont perdu des parts de marché qu'ils n'ont pas réussi à récupérer depuis.

Ces pertes de parts de marché peuvent être mises en évidence par la comparaison des trafics de marchandises diverses et de conteneurs en 1991 et 1996 entre Le Havre et les principaux ports du nord (y compris britanniques), ainsi que celle de Marseille et des principaux ports de la Méditerranée occidentale (hors Malte et GioiaToro). Pour conserver leur situation, le port du Havre aurait dû enregistrer en 1996 un trafic de marchandises diverses supérieur de 8 % et de conteneurs de 29 % et le port de Marseille de respectivement 37 et 57 %. Les écarts sont moins marqués pour les autres trafics en raison de leur caractère captif.

Au total, la fiabilité, aussi difficile soit-elle à mesurer, à un effet incontestable sur la performance des ports français. Cet effet fortement dissymétrique se traduit par des chutes rapides de parts de marché lorsque des dégradations surviennent et par un temps de récupération beaucoup plus long, voire peut-être des pertes irréversibles, lorsque la situation s'améliore. Plus que les coûts, il s'agit du facteur essentiel conditionnant le niveau de compétitivité du passage portuaire.

2.2 Une situation initiale particulièrement dégradée

Avant la réforme de 1992, le travail de la manutention s'effectuait dans les conditions qui prévalaient depuis le XIXe siècle et qui avaient été précisées dans différents textes, dont le plus connu date du 6 septembre 1947.

Il était admis alors que la vigueur physique qu'exigeait ce travail, ainsi que le caractère irrégulier du trafic de marchandises dans les ports avec des pointes d'activité et des temps morts, ne nécessitaient pas de liens contractuels entre la main d'oeuvre et les entreprises. Ces dernières étaient donc amenées à recruter une ou deux fois par jour la main d'oeuvre nécessaire auprès d'un organisme d'embauché, le bureau central de la main d'oeuvre (BCMO). Dans chaque port, existaient un contingent de dockers intermittents titulaires d'une carte professionnelle (carte « G ») et un autre contingent de dockers occasionnels destinés à faire face aux périodes de pointes.

Cette loi de 1947 n'était pas intrinsèquement mauvaise si l'on considère que les principaux ports d'Europe fonctionnaient de façon satisfaisante en suivant à peu près les mêmes principes. Ce sont les dérives auxquelles elle a donné lieu qui ont conduit à la perte progressive de fiabilité des ports français. L'immobilisation d'un navire à quai coûtant souvent plus à l'armateur que la satisfaction d'une revendication ponctuelle, au fil des années les conditions de production sont devenues de moins en moins compétitives pour les armateurs et les chargeurs, sans que la situation des dockers s'améliore pour autant.

Dans le même temps, en effet, le progrès technique a nécessité moins de main d'oeuvre sans que les effectifs soient adaptés en conséquence, le syndicat unique des dockers contrôlant directement l'organisation du travail et le niveau des effectifs affectés à chaque opération. Comme de plus ce personnel revendiquait l'exclusivité des activités de traitement de la marchandise dans l'enceinte portuaire (alors que la loi de 1947 ne le prévoyait pas), les ports français ont acquis, à tort ou à raison, une mauvaise réputation auprès de l'ensemble des opérateurs internationaux, qui ont cherché à les contourner pour les trafics non captifs.

Ce système tripartite, marqué par une organisation efficace du côté des personnels de la manutention en situation sociale sans cesse plus difficile, par un patronat en situation de faiblesse, et par un État qui ne voulait pas prendre en charge les coûts d'ajustement nécessaires et en perpétuelle situation d'arbitrage délicat rendant difficile l'application équitable des textes réglementaires et législatifs, a donc trouvé ses limites et contribué à la dégradation des conditions d'activité de manutention dans les ports français.

2.3 La loi de 1992 : une réforme importante

Une première série de plans sociaux, établis durant les années 1986-1988, avait déjà permis de réduire de plus de 3 000 un effectif de quelques 12 000 dockers. La loi du 9 juin 1992 et les décrets du 12 octobre 1992 ont pour objet de mettre un terme aux dysfonctionnements. Le principe essentiel porte sur la mensualisation des dockers, employés dorénavant par les entreprises de manutention et assujettis au droit commun de travail. Cette loi a fourni un cadre à une négociation qui s'est engagée port par port.

La mensualisation a pour effet de rattacher par un contrat de travail chaque docker à une entreprise de manutention qui l'embauche. Celle-ci est responsable du personnel et, en particulier, doit dorénavant organiser le travail selon les normes usuelles des entreprises de droit privé. Elle doit se conformer au Code du Travail et exercer son pouvoir disciplinaire. Il n'est plus attribué de carte professionnelle aux intermittents, ni de carte d'occasionnel à la main d'oeuvre d'intérim. Cependant, le législateur a imposé le recours en priorité aux dockers professionnels intermittents puis, à défaut, aux ouvriers dockers occasionnels.

Pour les nouveaux venus, le droit commun devient la règle d'emploi. En cas de pointes d'activités, les entreprises peuvent embaucher une main d'oeuvre complémentaire sous forme traditionnelle : contrat à durée déterminée, temps partiel, etc. Les ouvriers dockers occasionnels ne constituent plus une catégorie spécifique au sein du BCMO, mais nécessitent un suivi régulier puisqu'au delà de 100 vacations exercées dans les douze mois, ils deviennent prioritaires après les intermittents, en cas de nouvelle embauche de mensualisés dans les entreprises de manutention.

Au total, la loi crée une nouvelle catégorie d'employés de la manutention : les mensualisés. Elle prévoit l'extinction progressive de la catégorie des intermittents par intégration progressive dans le droit du travail. Elle rétablit en principe l'entreprise dans ses prérogatives.

Afin de faciliter la transition vers le droit commun, la réforme n'a pas été jusqu'au bout de sa logique en maintenant les BCMO (Bureaux centraux de la main d'oeuvre). Les titulaires de la carte professionnelle au 1er janvier 1992 peuvent la conserver et, en cas de licenciement économique, retourner s'inscrire auprès de cet organisme. En outre, toujours afin de permettre la transition, il est prévu qu'un certain nombre de dockers peuvent demeurer, sous certaines conditions d'emploi, intermittents.

2.4 Une réforme qui reste à achever en particulier dans les deux plus grands ports français.

La réforme de la manutention a conduit à une réduction de moitié des effectifs de la profession. Au cours de la période allant de 1992 à 1994, des plans sociaux ont été négociés directement entre les entreprises et les représentants du personnel, cette négociation s'étant prolongée durablement en particulier dans les ports du Havre et de Marseille. Le coût global en est supérieur à 4 milliards, se répartissant en deux parts égales, deux milliards à la charge de l'État (ministère du Travail et des Affaires sociales et ministère de l'Équipement, du Logement et des Transports), deux milliards à la charge des places portuaires. Dans cette dernière part, les montages financiers sont très différents d'un port à l'autre : en général, les autorités portuaires ont pris à leur charge une part importante du financement, le solde étant à la charge des employeurs qui ont eu à supporter un quart du montant global. Les collectivités locales n'ont en général pas participé au financement des plans sociaux, mais ont accru en compensation leurs subventions d'investissement.

Tableau synthétique de la dépense liée aux plans sociaux

en MF

Dépense totale

Part de l'État

Part locale

Dockers partants

Dépense moyenne par docker partant

Dunkerque

330

205

125

483

0,683

Le Havre

1 375

563

812

1 055

1,303

Rouen

401

213

188

526

0,762

Nantes

106

65

41

138

0,772

Bordeaux

176

85

91

210

0,837

Marseille

1 060

530

530

973

1,089

Ensemble des ports

4 052

2 021

2 031

4 231

0,958

Source : DTMPL

Si ces plans représentent une dépense moyenne significative, il résulte de la décentralisation des négociations que l'effort est inéquitablement réparti, l'indemnisation de départ étant nettement plus faible dans les petits ports que dans les grands.

Au moment de la réforme, l'effectif s'élevait à 8 234 dockers. Au 1 er janvier 1996, 1 917 d'entre eux sont partis en mesure d'âge, 2 127 en reconversion et 179 ont quitté la profession hors plan social. Sur environ 4 000 dockers restant en activité, 3 500 ont été mensualisés et 375 intermittents subsistent dont les deux tiers à Marseille. Dans 22 BCMO sur 31, il n'y a plus de dockers intermittents, les entreprises ne faisant appel qu'à des dockers mensualisés ou occasionnels dans le cadre normal.

D'une façon générale, les signatures d'accord entre les entreprises et les syndicats de dockers ont ramené la paix sociale et rétabli des conditions normales de fonctionnement. Cependant, si la réforme est considérée comme donnant des résultats satisfaisants dans un grand nombre de ports, comme Dunkerque, Nantes ou Rouen, dans les deux plus grands ports français

Marseille et Le Havre, de fortes résistances à une nouvelle application de la réforme perdurent et se traduisent, malgré la promesse de trêve sociale, par la résurgence de mouvements sociaux. Ces troubles proviennent d'interprétations divergentes entre les syndicats et les entreprises de la réforme de 1992, notamment concernant les travaux annexes au chargement et déchargement des navires. En particulier, le monopole de pré et post-acheminement (brouettage, manutention sous hangars privés, distribution) fait l'objet de débat. Cette exigence a pour effet de dissuader l'installation d'opérateurs dans l'enceinte portuaire. De plus, au niveau national, le syndicat unique des dockers, actif dans plusieurs ports importants, reprend ses actions sur des thèmes plus généraux (revalorisation des salaires, durée du travail et conditions de départ de la retraite). Ces diverses revendications ont été soutenues sous la forme de grèves perlées en mars et avril 1997 au Havre et Marseille.

En ce qui concerne les coûts, un armateur auditionné estime que globalement, en incluant tous les paramètres, la réforme aurait dû conduire à une réduction des coûts de l'ordre de 15 %. D'une façon générale, il n'a pas été possible d'obtenir des données précises sur les variations de coûts avant et après la réforme en raison de l'opacité qui règne dans l'application des tarifs. À cet égard, il faut souhaiter que la création de l'observatoire des coûts de passage portuaire puisse à l'avenir fournir des évaluations ex-post quantifiées. Sur les trafics de tramping, quelques baisses sensibles de prix de manutention ont été répercutées ; en revanche, la réforme tarde à produire les effets escomptés pour les lignes régulières. Il a été avancé que les armateurs de ces lignes ont profité des baisses de tarif pour compenser en partie la chute sensible des taux de fret au cours des dernières années. Il est vrai que les coûts de manutention répercutés aux chargeurs sous forme de THC (terminal handling charges) ne sont pas liés directement aux coûts réels facturés par les manutentionnaires.

La productivité s'est améliorée, mais n'atteint pas encore celle des entreprises étrangères les plus performantes. En particulier, il subsiste de fortes rigidités dans l'utilisation des périodes de vacations des dockers (« shift »). Une étude citée par les autorités du port d'Anvers fait état de 21 à 24 mouvements de conteneurs par heure de portique au Havre contre 33 à Anvers et 30 à Rotterdam (il est vrai que cet indicateur intègre également la performance des grutiers). La mesure objective de la productivité est difficile, car elle constitue un paramètre commercial essentiel des entreprises et du port pouvant influer sur la concurrence, de sorte que les responsables sont réticents à communiquer les informations. De plus, différents facteurs sont à prendre en considération comme le montre l'encadré ci-après

Cependant, un indicateur de cette productivité pourrait constituer un item pour le futur observatoire du coût des passages portuaires.

Finalement, le principal reproche fait à la réforme résulte de l'inachèvement de celle-ci. Les dispositions spécifiques adoptées au titre de la phase transitoire, notamment au Havre et à Marseille, risquent, si elles perdurent, d'instaurer une dérive par rapport à l'esprit de la loi, qui consiste à faire du docker un salarié de droit commun (ce qui ne veut pas dire qu'il ne bénéficie pas d'une sérieuse protection sociale). Le retour à l'intermittence en cas de licenciement et le maintien des BCMO affaiblissent la position des entreprises et constituent une forme de retour en arrière. De même, le maintien d'un régime spécial pour les dockers occasionnels, incluant une priorité d'embauche en cas de mensualisation, crée encore une catégorie de personnels en dehors du droit commun et empêche ainsi le rajeunissement de la pyramide des âges. De façon plus générale, une solution au vieillissement du personnel docker (44 ans en moyenne) n'a pu être trouvée. Les sureffectifs encore existants limitent l'arrivée de jeunes et accroissent progressivement ce vieillissement qui induit un taux d'inaptitude élevé : 14 % en moyenne et 30 % pour les plus de 50 ans. Si rien n'est fait, on risque d'atteindre le chiffre de 1 000 inaptes dans les cinq ans à venir.

Malgré cela, la Direction des ports ne propose pas dans l'immédiat de modification de la loi sur la manutention, les divergences d'appréciation sur les textes d'application ne permettant pas de dégager un consensus entre les partenaires sociaux. En tout état de cause, elle estime que l'application pleine et entière des textes existants constitue un préalable avant le passage à une phase ultérieure qui consisterait en premier lieu à supprimer totalement l'intermittence et utiliser, pour faire face aux pointes d'activités, les procédures de droit commun accompagnées des aides légales correspondantes, si besoin est.

En ce qui concerne l'inaptitude, des réflexions sur une meilleure adaptation du personnel docker aux travaux à réaliser pourraient être engagées avec le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, visant au renouvellement des générations par départ progressif des dockers plus âgés ou inaptes avec corrélativement l'embauche de jeunes.

En définitive, les responsables du monde portuaire sont d'accord pour estimer que la prolongation de la phase transitoire risque d'induire une dérive préjudiciable à l'esprit de la loi de 1992. Ils souhaitent vivement consolider les progrès déjà enregistrés et aller plus avant en supprimant progressivement les exceptions à l'état de droit commun.

2.5 La faiblesse des entreprises de manutention

La dernière enquête connue, effectuée par la DAEI (Direction des affaires économiques et internationales), recense, en 1994, 129 entreprises de manutention employant 6 071 agents. Plus de la moitié d'entre elles emploient moins de 20 salariés et, même si une tendance à la concentration est observée ces dernières années, on peut estimer qu'il s'agit d'une activité très dispersée. Le chiffre d'affaires du secteur représente 4,4 milliards de francs.

Quelques grands groupes liés financièrement à des intérêts maritimes français exploitent des filiales de manutention implantées dans plusieurs ports : le groupe SAGA (Société anonyme de gérance et d'armement), le groupe CGM (Compagnie générale maritime) et le groupe SDV (SCAC - Delmas -Vieljeux). Ils connaissent tous à des degrés divers de fortes difficultés financières 51 ( * ) qui conduisent à des restructurations, des concentrations, des cessions de parts à des actionnaires minoritaires ou à des opérateurs locaux, voire des redressements judiciaires (Somotrans, filiale de SAGA) et, la plupart du temps, souhaitent se désengager des activités de manutention. D'autres entreprises à caractère familial sont implantées dans les ports. Elles dégagent parfois des marges appréciables, néanmoins insuffisantes pour faire face à des investissements lourds.

Dans l'ensemble, le marasme prédomine dans le secteur d'activité de la manutention. Les entreprises ont payé un tribut élevé à la mise en place de la réforme, non seulement en raison du poids des plans sociaux mais aussi des grèves endurées, des coûts salariaux très élevés et parfois des sureffectifs difficiles voire impossibles à résorber. Ces handicaps ont dissuadé l'installation d'entreprises nouvelles qui auraient permis d'injecter du sang neuf.

Comparés aux grandes entreprises étrangères de manutention, comme Hessenatie à Anvers ou ECT à Rotterdam, qui affichent des profits substantiels, les représentants français de la profession arguent qu'ils ont à supporter une partie des plans sociaux. Cela augmente leur coût et obère leur compétitivité. Ils font valoir, aussi, que les réformes analogues à l'étranger auraient été entièrement supportées par les États. Afin d'atténuer ce handicap, l'État a accepté, enfin, en août 1996 de verser aux entreprises de manutention l'excédent des fonds de réserve de la CAINAGOD (Caisse nationale de garantie des ouvriers dockers) soit 50 MF, cet organisme destiné à verser des indemnités de garantie aux dockers intermittents étant appelé à terme à disparaître. Cet effort est jugé insuffisant par la profession qui réclame la prise en charge par l'État et les collectivités locales de leur part de plans sociaux (600 MF restant à verser). Reste que ce dernier a déjà accompli un effort très important en prenant à sa charge la moitié du coût des plans sociaux. En outre, la reprise de la part patronale créerait une situation délicate à gérer dans la mesure où certaines entreprises ont déjà fini de payer leur part alors que d'autres (au Havre en particulier) ont interrompu indûment leurs paiements.

Il serait en revanche plus concevable d'envisager d'autres mesures destinées à venir en aide à la profession. Parmi les pays européens, des divergences importantes, sources de déséquilibre concurrentiel, apparaissent au niveau de la fiscalité locale. C'est pourquoi, l'exonération de la taxe professionnelle (70 MF par an nets des dégrèvements) estimée judicieuse par le « rapport Vittemant » d'avril 1997, au même titre que celle accordée à la marine marchande, permettrait d'aligner les ports français sur la pratique européenne. De même, les possibilités de financement des équipements de manutention par des crédits communautaires pourraient être envisagées sans a priori.

Par ailleurs, il convient de regretter que de nouvelles entreprises de service, par exemple les entreprises étrangères évoquées précédemment, ne soient pas en mesure d'intervenir dans le secteur de la manutention portuaire française. Ce ne sont pas tant les perspectives économiques que certaines « barrières coutumières » qui exercent un effet dissuasif. À titre d'exemple, on peut citer l'exigence du personnel docker d'avoir l'exclusivité du brouettage (transport horizontal) dans l'enceinte portuaire, ou encore l'accord, jugé récemment illégal, conclu entre les syndicats des dockers du Havre et les patrons d'entreprises qui réservent aux fils de dockers les contrats d'embauche dans la profession.

Au total, la réforme de 1992 a laissé de côté un volet important du secteur de la manutention : les entreprises qui sont restées en situation de faiblesse chronique. Si, selon le Président de l'UNIM (Union Nationale des Industries de la Manutention), « le véritable enjeu de la réforme portuaire réside dans la constitution d'entreprises de manutention fortes et responsables ». Jusqu'à maintenant, l'objectif n'a pu être atteint.

2.6 Le cas particulier des grutiers

Il est à noter que la réforme n'a pas abordé le cas du personnel grutier dont on rappelle qu'il fait partie des effectifs des ports autonomes ou des CCI. Même si le droit commun s'applique à cette profession, certains problèmes sont analogues à ceux des ouvriers dockers : sureffectifs chroniques (quoiqu'à un degré moindre) qui alourdissent les taxes portuaires, vieillissement du personnel, monopole syndical, etc. À terme, il sera difficile de justifier au moins dans les ports importants la coexistence sur les quais de deux métiers de la manutention très similaires et complémentaires. Dans les ports plus petits, un accroissement de la polyvalence pourrait être recherché.

Par ailleurs, les entreprises de manutention regrettent de ne pas avoir autorité sur un personnel qui travaille pour leur activité. Cela constitue également une cause de réticence de la part des entreprises privées pour investir en matériels de superstructure (grues et portiques), car elles veulent assurer la conduite et la maintenance de leurs équipements. De plus, les armateurs ont particulièrement montré leur intérêt pour des améliorations dans la coordination entre les prestations des manutentionnaires et celles de l'organe de la gestion de l'outillage portuaires (l'autorité portuaire). De façon plus précise, ils préconisent que ces deux services puissent être offerts de façon groupée par des opérateurs privés et intégrés. Au total, des solutions pragmatiques sont à trouver pour cette profession, qui pourraient passer par le chemin d'expérimentation au niveau local (GIE, détachements de personnels, exploitations directes par le privé...).

Quelques indicateurs pour comparer la manutention
des conteneurs dans les ports européens du Nord

par Élisabeth Gouvernal

Une productivité moyenne par portique et par port ne rend pas bien compte de la variété des trafics. La productivité d'un port comme Le Havre n'est pas forcément directement comparable à celle d'un port comme Rotterdam, car Le Havre a une part non négligeable de trafics « d'épicerie 52 ( * ) », c'est à dire de trafics de conteneurs isolés qui compte tenu des plans de chargements des navires nécessitent de nombreux shirtings 53 ( * ) pour leur chargement et leur déchargement. Une moyenne, tous trafics de conteneurs confondus, ne serait donc pas significative.

La productivité du déchargement par navire qui intéresse les armateurs offrant un service de ligne régulière avec les mêmes navires dans chaque port, semble la meilleure approche. Elle détermine la cadence des mouvements 54 ( * ) par navire. Elle aura l'avantage d'éviter l'incertitude concernant la taille des navires ; il restera néanmoins la taille des escales qui constitue un facteur non négligeable de productivité.

Cette productivité peut être calculée de plusieurs façons, nous en retiendrons deux :

- la productivité nette de la manutention durant les heures où le navire est opéré (OPS prod), c'est à dire le nombre de conteneurs manutentionnés par heure travaillée ;

- la productivité à quai qui constitue le critère retenu par les armateurs pour juger de l'efficacité d'un port, c'est-à-dire le nombre de mouvements à l'heure par rapport au temps total passé à quai.

L'objectif de l'armateur est de minimiser son temps d'escale compte tenu des coûts en jeu. Ce souci se renforce avec l'accroissement de la taille des navires. L'armateur est donc plus sensible au temps réellement passé à quai qu'à la productivité nette des portiques pendant le temps travaillé.

La productivité de la manutention dans différents ports peut être appréciée à partir des données armatoriales suivantes

:

* Le Havre West est le premier port touché en Europe du Nord dans le sens Asie-Europe, Le Havre East, le dernier dans le sens Europe-Asie

Source : armateurs sur 3 mois ; porte-conteneurs de 3300 à 3900 EVP.

Quels que soient les indicateurs utilisés le port du Havre n'obtient pas la meilleure productivité. Seul Isle of Grains (port de Londres) a une cadence par portique inférieure (18 mvts/heure) au lieu de 18,5 à 23 au Havre (colonne 8), mais qu'il compense par la mise à disposition d'un plus grand nombre de portiques, 2,7 au lieu de 2 en moyenne au Havre (colonne 7 du tableau). Ainsi la cadence des opérations -fonction du nombre de portiques affectés au navire, lui-même fonction du nombre de mouvements à effectuer-de ce port est de 48,7 (colonne 6), alors que celle du Havre varie de 37 à 46 mouvements/heure.

Il faut analyser ces paramètres entre eux, et notamment tenir compte du nombre de mouvements par escale.

De ce point de vue, on peut noter que Le Havre a une situation géographique privilégiée en début et fin de ligne Europe-Asie, qui permet à certains armateurs de faire deux escales et d'améliorer le transit time qu'ils proposent. Cependant, cet avantage impose en contrepartie des escales de moindre volume : de 315 et 460 mouvements au lieu de 986 à Rotterdam ou 815 à Hambourg. Cet impact « diviseur » explique des cadences de manutention moins bonnes (colonnes 6 et 8), mais elles sont à relativiser par l'avantage retiré par les armateurs d'un meilleur transit time.

La cadence à quai est fonction de la cadence des opérations proprement dites, mais également du pourcentage travaillé par rapport au temps d'escale (colonne 4). Si l'on peut expliquer la moindre cadence opérationnelle par le plus faible nombre de mouvements 55 ( * ) , il n'en reste pas moins vrai que le pourcentage travaillé par rapport an temps a quai ne se suffit plus de ces explications (colonne 4) : il n'est que de 67 à 74 % au Havre alors qu'il atteint plus de 95 % à Rotterdam. Si Anvers n'enregistre que 79 %, cette attente dans ce port a une explication technique : les marées obligent à des attentes à quai avant de repartir après la fin des opérations.

Le graphique ci-après permet de visualiser les temps à quai par rapport au temps travaillé.

Le rapport entre ce temps travaillé et le temps passé à quai semble le problème important du Havre, qui apparaît au travers des « cadences à quai » de 27 à 30 mouvements à l'heure contre 43 à Isle of Grains, port comparable en nombre de mouvements. Ce dernier port affiche malgré tout 83 % du temps à quai réellement travaillé.

Ces indicateurs ont le même biais que d'autres : ils expriment « un » point de vue ; ainsi, par exemple, le nombre moyen inférieur de grues mises à disposition (colonne 7) doit être mis en face des contraintes de gestion des manutentionnaires qui tient compte de l'ensemble du trafic et du chargement des navires.

Ces différences peuvent révéler des formes d'organisation du travail et des conditions d'utilisation du matériel différentes. Il faudrait donc poursuivre cette première analyse et la compléter par le point de vue des manutentionnaires. Il n'y a pas une situation optimale unique. II faut donc comprendre ce qui relève des contraintes de gestion des manutentionnaires qui sont différentes de celles des armateurs, voir si des modifications possibles peuvent être introduites dans l'un ou l'autre de ces domaines, que ce soit l'organisation du travail ou les conditions d'utilisation du matériel qui amélioraient ces indicateurs sans détériorer ceux des autres parties prenantes de la manutention.

La volonté de ce propos est d'ouvrir quelques pistes de recherche au vu d'indices de productivité qui paraissent à première vue défavorables.

* 51 Le rapport d'évaluation sur la marine marchande met en évidence que « la pression à la baisse des taux de fret conduit à une rentabilité d'exploitation faible et incertaine » pour les groupes maritimes.

* 52 Ce terme n'est pas péjoratif, ce trafic peut d'ailleurs avoir par ailleurs une forte valeur ajoutée.

* 53 Shiftings = manipulations supplémentaires nécessaires pour positionner les conteneurs à charger ou à décharger.

* 54 Sont comptés les conteneurs déchargés, chargés, mais également les shiftings

* 55 et par les chargements en pontées maximales dus à la position de premier et dernier port sur l'Europe.

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