B. UN ÉTAT EN PROIE À DE NOMBREUSES TENSIONS

L'Ouzbékistan est soumis à de multiples tensions politiques tant à l'intérieur de ses frontières que de la part des Etats voisins.

1. Les clivages au sein de l'Ouzbékistan

Des risques d'instabilité politique existent en Ouzbékistan. Ils sont liés d'une part, à un fort régionalisme politique au sein de l'appareil de l'Etat et, d'autre part, à la présence de nombreuses minorités sur le territoire national.

a) Le poids du régionalisme au sein du pouvoir central

La représentativité de chaque région -et particulièrement de Boukhara, Tachkent et du Ferghana- au sein du pouvoir central constitue en Ouzbékistan un facteur déterminant dans le bon fonctionnement des institutions.

Ce régionalisme a conduit à l'apparition de véritables factions. Leur prise en compte est indispensable à une bonne compréhension de la vie politique ouzbèke.

De 1925 à 1937, un relatif équilibre entre régions (Tachkent, Ferghana et Boukhara) avait été respecté. Mais, dès 1937, c'est la faction du Ferghana qui a prédominé. Elle va s'allier progressivement avec la région de Tachkent, ces deux régions incarnant la partie la plus " ouzbèke " et la moins persane du pays. Cet axe Tachkent-Ferghana va conserver le pouvoir jusqu'en 1959, date à laquelle sont arrivés des apparatchiks, purs produits du système soviétique. La faction Tachkent-Ferghana reviendra au pouvoir dès 1988. L'élection d'Islam Karimov comme premier secrétaire en juin 1989 et son maintien au pouvoir consacre la domination actuelle de la faction Samarkand-Djizak.

b) L'importance du facteur ethnique

Si, parmi les " citoyens ouzbèks ", ceux de " nationalité ouzbèke " sont nettement majoritaires, deux ethnies, du fait de leur importance numérique, de leur conscience identitaire, de leur amertume face à des évolutions historiques plus ou moins récentes et de leurs appuis extérieurs potentiels, pourraient être sources de tensions dans l'avenir : il s'agit des Tadjiks et des Russes .

La minorité russe , à laquelle se sont assimilés des Ukrainiens, des Tatars de Kazan et de Crimée, des personnes issues de mariages mixtes, échappe difficilement au sentiment de supériorité classique chez les " colons " des divers empires. Cette conscience de constituer le peuple d'élite se mêle à la nostalgie de l'URSS, - " à l'époque de l'Union, nous allions en vacances en Crimée ou au lac Issyk-Koul "- et aux frustrations éprouvées face à " l'ouzbékisation ", celle -rapide- des cadres, celle -plus lente mais apparemment irréversible- de la langue. Les Russes s'estiment actuellement victimes d'un " favoritisme tribal " au profit des Ouzbèks et s'interrogent sur leur avenir dans ce pays qui fut le leur et dont ils ne savent plus très bien s'il l'est encore. Déjà 400.000 Russes, sur un total de 1,6 million, ont quitté l'Ouzbékistan. Ce rythme s'est néanmoins considérablement ralenti depuis deux ans.

Le risque que les 3/4 restants créent dans ce pays une agitation irrédentiste paraît aujourd'hui très réduit : l'éloignement de la Russie, avec laquelle l'Ouzbékistan n'a pas de frontière commune, la dispersion des Russes à travers le territoire ouzbèk -en dehors des " enclaves " où ils demeurent nombreux que constituent les combinats de Zarafshan, d'Outchkoudouk et de Navoi-, les efforts du pouvoir pour assurer une certaine convivialité entre les diverses ethnies amènent la plupart des " citoyens ouzbèks " de " nationalité russe " à considérer qu'ils n'ont le choix qu'entre deux solutions : le retour dans un pays où ils devront affronter les difficultés d'une réinsertion problématique et l'adaptation à une " ouzbékisation " guère enthousiasmante mais apparemment incontournable. Ce n'est que dans l'hypothèse d'une grave crise économique génératrice de tensions entre ethnies que les discours pan-russes de certains politiciens moscovites pourraient trouver ici un écho favorable.

Les Tadjiks , terme qui désigne actuellement les populations d'Asie centrale et d'Afghanistan ayant pour langue maternelle le Persan, sont estimées officiellement en Ouzbékistan à un million de personnes. Néanmoins les intéressés affirment être 4 millions, ce qui représenterait 20 % des " citoyens " ouzbèks. Ce flou n'est pas dû seulement aux estimations des diverses parties. Il résulte aussi de la difficulté à qualifier des gens qui, quasiment tous, parlent également l'Ouzbèk, langue comportant un très grand nombre de mots persans, et qui se déclarent de telle nationalité ou de telle autre selon les circonstances et les interlocuteurs.

Les Tadjiks sont habitués à dépendre des Gouvernements " étrangers " : en effet, depuis la fin de l'époque des Samanides, à la césure du Xème et du XIème siècles, et jusqu'à la conquête russe, ils ont été soumis à des pouvoirs turcs, mongols ou turco-mongols. Néanmoins les lettrés, qu'ils fussent tadjiks ou ouzbèks, ont eu le persan classique pour langue de culture. Or, avec la domination tsariste et surtout soviétique, le russe avait la place du persan. Les autorités " coloniales " ont d'ailleurs favorisé systématiquement les ouzbèks, moins résistants à l'acculturation, que les Tadjiks, plus soucieux de préserver leur patrimoine culturel. Ces derniers, après avoir souffert de la russification, subissent désormais " l'ouzbékisation ".

S'il est vrai que le Gouvernement a interdit le mouvement " nationaliste " intitulé " société Samarkand ", il continue à accorder aux Tadjiks un certain nombre d'avantages : là où ils sont majoritaires, en effet, ils contrôlent l'administration locale et la gestion des kolkhozes. De plus, dès qu'ils sont suffisamment nombreux, les tadjiks disposent d'écoles primaires et secondaires où l'enseignement est dispensé dans leur langue, avec toutefois l'obligation de poursuivre les études supérieures en ouzbèk ou en russe depuis que Tachkent a décidé de ne plus reconnaître les diplômes délivrés par l'Université de Douchambe.

Aussi, le sentiment qui prévaut, outre celui de l'injustice de l'histoire, est celui de l'impuissance à résister à " l'ouzbékistation ", les intéressés eux-mêmes n'utilisant pas toujours les facilités, notamment scolaires, qui leur sont offertes. En tout état de cause, dans leur immense majorité, les Tadjiks ne conçoivent pas leur avenir séparé des Ouzbèks. Ils vivent avec eux en symbiose étroite, partageant notamment les mêmes croyances religieuses et les mêmes coutumes, et sont liés au surplus par de nombreux mariages mixtes. Les plus téméraires rêvent même, pour l'avenir, d'une fédération entre les deux Etats ou chacune de ces ethnies est majoritaire. Il est vrai que beaucoup d'intellectuels de Boukhara ou de Samarkand ont poursuivi leurs études en langue tadjike à l'université de Douchambe et y ont noué des amitiés avec leurs condisciples originaires du Tadjikistan.

En revanche, lettrés et paysans affirment n'avoir aucune affinité avec leurs voisins afghans de langue dari et n'éprouver qu'indifférence à la perspective, fort hypothétique au demeurant, d'un regroupement de ces derniers avec les " citoyens " de la République du Tadjikistan dans un même État, comme pour la minorité russe. C'est seulement dans le cas où une crise profonde surviendrait à l'intérieur même de l'Ouzbékistan que l'idée d'un " grand Tadjikistan ", réunissant les Tadjiks des trois pays entre lesquels ils sont répartis, pourrait trouver ici des partisans.

Les autres groupes ethniques ne paraissent guère susceptibles de poser, à court ou moyen terme, un grave problème de coexistence, en raison notamment de leur faiblesse numérique. Les Juifs ont très largement émigré. Les Coréens vivent en bonne entente et en communauté d'intérêt avec les Ouzbèks. C'est le cas également pour les Arméniens : lors de la consécration de leur église à Samarkand, le Hakim de la région et celui de la ville étaient présents, et l'on se référa à la protection accordée par l'Islam aux " gens du livre ". Quant aux Ouïghours, qui constituent une ethnie proche des Ouzbèks, s'il est vrai qu'ils comptent ici quelques émigrés activistes qui rêvent d'un grand " Oüighouristan " et s'inquiètent de la sinisation du Turkestan chinois, ils ne constituent pas un facteur d'agitation, en raison de leur petit nombre -environ 30.000- et de la surveillance dont ils sont l'objet.

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