DEUXIÈME PARTIE - LES NOUVELLES PISTES DE LA POLITIQUE DE L'EMPLOI : PREMIÈRES ÉVALUATIONS

Le gouvernement a décidé d'engager la politique de l'emploi dans deux directions : la réforme du financement de la protection sociale et la réduction du temps de travail. Les flux financiers consacres à ces mesures d'ordre général feront l'objet d'un débat dans le cadre de la prochaine loi de finances. Cette dernière partie du rapport vise à fournir un éclairage et une évaluation des hypothèses et arguments motivant le contenu possible ces deux réformes.

En premier lieu, la réforme du financement de la protection sociale a pour objectif de rechercher les modes de prélèvement qui soient les moins pénalisant pour l'emploi. Ce débat oppose un double éventail d'arguments que nous tenterons de sérier. La première opposition met en présence les arguments en faveur d'une assiette de cotisations assise sur le salaire et ceux qui prônent une extension de l'assiette à d'autres revenus, voire une refonte totale de l'assiette. Dans ce sens, deux propositions sont régulièrement évoquées dans le débat public : une assiette fiscale plus large que celle de l'IRPP incluant les revenus du capital et de certaines catégories non-imposables, une assiette reposant sur la valeur ajoutée des entreprises.

La deuxième opposition met en présence les arguments favorables au maintien de l'actuel partage des revenus et à la réduction du coût du travail, et notamment du coût du travail non-qualifié face aux arguments avançant que le problème est de stimuler les entreprises qui développent l'emploi au détriment des entreprises dont la part de la masse salariale dans la valeur ajoutée est plus faible. Quelques travaux considèrent toutefois que ces deux types de mesures doivent être appliquées simultanément.

Ces deux ensembles d'arguments ne se recouvrent pas. Certains arguments sont tout à la fois en faveur d'un changement d'assiette et d'une réduction du coût relatif du travail. D'autres arguments militent pour un maintien de l'assiette salaire et pensent inutiles les mesures de réduction du coût du travail. D'autres encore justifient un changement d'assiette pour stimuler l'emploi sans que le mécanisme recherché soit nécessairement la réduction du coût relatif du travail.

Trois types de mesures d'ordre général sont généralement envisagées :

- La réduction des cotisations patronales sur les bas salaires. Elle vise à réduire le coût du travail non-qualifié.

- La mise en place, en lieu et place ou en complément de l'assiette salaire d'une assiette Valeur Ajoutée ou dérivée de la Valeur Ajoutée. Elle a pour objectif d'instaurer un prélèvement qui fasse dépendre les contributions sociales d'un indicateur comptable de résultat des entreprises.

- La modulation des cotisations patronales en fonction d'un ratio mesurant la part des salaires dans la valeur ajoutée. Cette modulation peut être assise sur une assiette salaire tout aussi bien que sur une assiette valeur ajoutée.

En deuxième lieu, la loi d'incitation et d'orientation sur la réduction du temps de travail avait pour objectif déclencher une dynamique de négociations d'entreprise sur l'aménagement-réduction du temps de travail qui soit préalable à une seconde loi fixant les conditions définitives du passage aux 35 heures La logique de la première loi a été présentée dans la première partie de ce rapport Il s'agit désormais de dresser un bilan des premières négociations afin de préciser les termes du chantier de la deuxième loi. Celle-ci devra délimiter précisément le contenu des règles inhérentes à cinq volets : la durée du travail cadres, le volume autorisé des heures supplémentaires, les modalités de l'aménagement du temps de travail, le statut du temps partiel, la détermination du salaire minimum.

L'objet de cette deuxième partie est de fournir les premières évaluations de ces deux chantiers.

En ce qui concerne la réforme du financement de la protection sociale, le rapport Malinvaud (1998) fait autorité dans le débat public récent. Ce rapport a cherché à évaluer l'impact des différentes propositions, en s'intéressant notamment à celles, inhérentes à la modulation des cotisations patronales ou de la prise en compte de la valeur ajoutée, contenues dans le rapport Chadelat (1997). Edmond Malinvaud en conclut à l'inefficacité de telles mesures. Il recommande pour sa part un allègement d'ordre général cotisations portant sur les bas salaires. Selon l'auteur, cette mesure est la seule qui soit réputée efficace en termes de créations d'emplois à long terme.

Cette conclusion forte suppose que la méthodologie sur laquelle repose le modèle qui débouche sur cette recommandation soit des plus rigoureuses. C'est pourquoi nous avons repris unes par unes les hypothèses ayant servi à l'écriture du modèle de Malinvaud. Une lecture attentive de ce modèle laisse apparaître qu'il a été écrit de façon incomplète. Il ne teste pas les effets d'une réduction du coût du travail non-qualifié mais ceux d'une réduction du coût du travail en général. Il n'a pas fait l'objet d'un bouclage macro-économique : le scénario qu'il décrit est nécessairement inachevé dans la mesure où le modèle n'inclut pas tous les effets que ses propres hypothèses mettent en scène. En particulier, le modèle ne tenait pas compte des effets à long terme des variations de la demande. Nous avons donc poursuivi et complété l'écriture de ce modèle, en reprenant la même structure que celle du rapport Malinvaud. Notre conclusion relativise nettement celles du rapport Malinvaud Le rapport Malinvaud concluait intuitivement à l'inefficacité d'un changement d'assiette ou d'autres scénarios alternatifs à la proposition qu'il privilégie sans procéder à la modélisation de ces scénarios. Dans un deuxième temps, sans modifier la structure du modèle, nous avons donc simulé les effets sur l'emploi de la mise en oeuvre d'une assiette valeur ajoutée, d'une assiette Excédent Brut d'Exploitation et d'une modulation des cotisations patronales en fonction de la part des salaires dans la valeur ajoutée (sur la base d'une assiette salaire).

En ce qui concerne la réduction du temps de travail, les rapports et travaux explorant les scénarios de 2RT et ayant servi à l'élaboration de la loi d'incitation et d'orientation sur la réduction du temps de travail ont été analysé en deuxième partie de ce rapport. L'évaluation de la mise en place effective de cette première loi passe par l'analyse des accords conclus durant la période et l'interprétation que les acteurs en font dans l'entreprise, où se met concrètement en oeuvre la réduction du temps de travail. Nous avons procédé pour cela au recensement quantitatif et qualitatif des accords. Nous les avons classés selon les logiques présidant à leur mise en oeuvre dans les entreprises. Le type d'accord, offensif ou défensif, prévus par le dispositif légal est pris en compte. Mais c'est également la capacité de réorganisation sur le long terme dans le cadre de la recherche d'une stratégie industrielle plus ou moins innovante qui délimite le contenu des différents accords. Nous opposerons un tel changement, qualifié d'"organique" aux changements qualifiés de "mécaniques" impliquant uniquement des ajustements de court terme. Cette évaluation, de nature quantitative et qualitative, doit fournir des indications nécessaires à la rédaction de la seconde loi devant fixer les conditions définitives du passage aux 35 heures.

La mise en place des 35 heures s'accompagne de dispositifs incitatifs engageant des flux financiers en direction des entreprises. Ces dispositifs sont assimilables à des mesures visant à annuler la hausse du coût du travail pour les entreprises qui négocient le passage aux 35 heures sans réduire les salaires. Ces dispositifs devraient prendre fin avec la promulgation de la deuxième loi imposant le passage définitif aux 35 heures. Le gouvernement a décidé de coupler cette deuxième loi avec la réflexion sur la réforme du financement de la protection sociale, afin de stimuler les entreprises qui développent l'emploi dans le cadre du passage aux 35 heures.

Nous étudierons donc l'opportunité de mettre en cohérence ces deux ensembles de dispositifs de politique de l'emploi (réforme du financement de la protection sociale et réduction du temps de travail) actuellement à l'étude par les pouvoirs publics. La question centrale est alors de savoir si la réforme des cotisations patronales peut être l'occasion de promouvoir les principes de prélèvements qui encouragent les entreprises s'engageant dans une réflexion de long terme sur l'innovation et l'emploi lors de l'application de la deuxième loi sur les 35 heures.

Le chapitre 5 traite des propositions relatives à la réforme du financement de la protection sociale ayant pour but de stimuler l'emploi. Il propose des évaluations, inédites, des différentes propositions.

Le chapitre 6 fournit un premier bilan des accords de branche et d'entreprise conclus dans le cadre de la mise en oeuvre des dispositifs de la loi d'orientation et d'incitation sur les 35 heures.

CHAPITRE 5 - LA REFORME DU FINANCEMENT DE LA PROTECTION SOCIALE

La réforme du financement de la protection sociale met en jeu deux types de débats.

Le premier met en jeu un choix de société. Le mode de financement des dépenses sociales est en effet étroitement lié à la représentation que construisent les différents acteurs à propos de leur position sociale respective et de leur responsabilité dans la prise en charge collective du risque. La perspective d'une société essentiellement salariale justifiait l'avènement d'un système de financement assis sur les salaires. Ce système est aujourd'hui mis en question par les partisans d'une fiscalisation de certains volets du financement des dépenses sociales.

Le second débat porte sur l'efficacité économique de chaque système. Le critère d'efficacité économique fait évidemment l'objet de nombreuses controverses, quant à l'indicateur qui servirait à le mesurer. Nous soutiendrons pour notre part que le chômage et l'exclusion peuvent être considérés, dans la réalité économique et sociale européenne de cette fin de siècle, comme les principaux indicateurs de dysfonctionnement économique. Il n'est ainsi pas étonnant que les projets de réforme du financement de la protection sociale aient pour motif central de rechercher le mode de financement le moins pénalisant pour l'emploi. C'est donc à cette aune que ce chapitre évaluera l'efficacité de chaque proposition.

La première section établit une topographie des propositions en présence selon les logiques sociales, puis selon les logiques économiques qu'elles sous-tendent. La deuxième section dresse l'inventaire des différentes réformes possibles du financement de la protection sociale. La troisième section expose les simulations que nous avons réalisées pour évaluer les effets sur l'emploi de chaque type de réforme proposée. Elle procédera en utilisant le modèle utilisé par le rapport Malinvaud, en y incluant les éléments manquants, pour donner la représentation la plus complète possible des mécanismes enclenchés dans chaque cas.

1. Les termes du débat

1.1. Le débat de société

La controverse qui porte sur la logique de financement de la protection sociale est un débat de société. Ce débat oppose les partisans d'un financement reposant sur une assiette salaire à ceux qui estiment que cette assiette est devenue trop restreinte et que son maintien est essentiellement pénalisant pour l'emploi parce qu'il taxe le travail et non le capital (cet argument économique sera discuté au point suivant).

Les arguments politiques en faveur d'une assiette salaire se réfèrent à l'opposition traditionnellement établie entre les logiques d'assurance et d'assistance auxquelles sont liés des modes de financement spécifiques. La logique d'assurance sociale repose sur la socialisation du risque dans le cadre de l'activité productive. Elle se matérialise par la cotisation sociale, patronale et salariale. La logique d'assistance obéit à un principe de solidarité nationale. Elle se matérialise par l'impôt prélevant le financement de la solidarité sur le citoyen à mesure de ses capacités contributives. Le système français est certes un mixte de ces deux logiques (communément appelées bismarkienne pour la première, beveridgienne pour la deuxième). Néanmoins la première logique, à l'origine de la gestion paritaire des caisses de sécurité sociale, imprègne fortement une partie du mouvement syndical français.

L'assiette salaire trouve sans doute sa justification théorique la plus complète dans l'ouvrage de Friot (1999) Puissances du salariat. L'argument central est que la protection sociale financée sur une telle assiette représente la reconnaissance sociale du statut salarial comme acteur central de l'économie. Elle constitue une contrepartie forte accordée par l'employeur à la relation de subordination qui caractérise le contrat de travail. Les cotisations et prestations sociales représentent un salaire socialisé (d'où l'idée d'un salaire différé) qui, en tant que tel, résulte de la norme de partage du surplus que le salariat, institutionnellement reconnu grâce au caractère représentatif politiquement conféré à ses organisations syndicales, a pu obtenir collectivement et gérer paritairement. Un tel principe de financement est alors considéré comme un point d'appui pour étendre par la suite la sphère du contrôle salarial sur la répartition du surplus économique. Il est justifié par l'extension du taux de salarisation de la population active, qui n'a cessé de croître au cours de ce siècle.

A contrario, la fiscalisation est perçue comme la méconnaissance de la partition de la société en classes sociales. Elle repose sur le présupposé d'une société composée d'individus rationnels. La fiscalisation est alors perçue comme l'un des termes du couple libéral solidarité-épargne dénoncé par Friot. Dans cette vision du monde, la solidarité, financée par l'impôt, trouve, selon l'auteur, son complément dans l'assurance ou l'épargne individuelle (tels les fonds de pension) pour couvrir les dépenses de santé et de retraite que ne peut assurer la collectivité sur la base trop restreinte d'un impôt que les libéraux entendent par ailleurs réduire.

A l'inverse de la position de Bernard Friot, quatre types d'arguments militant en faveur d'une extension de l'assiette actuelle ou d'un changement d'assiette peuvent être recensés :

- Tout d'abord un argument inhérent à l'objectif d'universalité de certaines prestations. Nombre de revenus échappent au financement de la protection sociale à l'heure où son statut universel est en passe de s'instaurer : un nombre croissant de non-salariés perçoivent les prestations sociales. Ces dernières tendent donc de plus en plus à être déconnectées de leur source de financement. La fiscalisation partielle se justifie donc au moins par le principe de solidarité qui prévaut de plus en plus dans le versement des prestations.

- Un deuxième type d'argument porte sur la charge de financement, croissante, qui pèse sur les cotisations sociales, si l'assiette n'est pas modifiée ou élargie. La pression deviendrait insupportable pour ceux qui financent les dépenses sociales (surtout pour les salariés qui ont supporté l'essentiel de l'effort supplémentaire de financement, soit sous forme de hausses de cotisations, de CSG ou de RDS). La modification ou l'élargissement consisterait alors à intégrer la valeur ajoutée ou ses dérivés, ce qui aurait pour effet d'intégrer le profit des entreprises dans l'assiette de financement de la protection sociale, à côté d'autres types de revenus taxés par la CSG et le RDS (notamment les revenus du patrimoine des ménages).

- Pour certains, en troisième lieu, l'augmentation des cotisations exerce par ailleurs un alourdissement du coût du travail, particulièrement pénalisant pour l'emploi. Ce dernier point sera discuté dans la sous-section suivante. De plus, l'augmentation des cotisations salariales pèse sur le pouvoir d'achat des ménages et pèse sur la consommation. Pour y pallier, certains ont préconisé un basculement des cotisations salariales vers une CSG élargie aux revenus non-salariaux et aux revenus du capital.

- Enfin le dernier type d'argument est un argument redistributif. Il souligne le rôle de la fiscalité dans la définition des normes de répartition et d'utilisation des revenus entre les classes sociales. Ainsi, la question se pose de savoir s'il est normal que les profits d'exploitation et les revenus du capital, qui se sont particulièrement accru dans la dernière décennie, participent si peu au financement de la solidarité sociale nationale.

Une position médiane tente de concilier ces deux logiques. Elle consiste à diversifier les sources de financement. Il s'agit de maintenir une assiette salaire sur certains volets où l'acteur salarial et l'acteur patronal sont au coeur des activités engageant le risque couvert (l'activité de production et le retrait de l'activité, en l'occurrence), et à promouvoir d'autres sources de financement faisant participer d'autres catégories de revenus lorsque l'objectif de solidarité universelle est en jeu.

Cette combinaison a longtemps été celle qui, peu ou prou, a prévalu dans l'évolution du système à la française, pour peu que le compromis qui s'est maintenu jusqu' alors ne soit pas mis en question. C'est ainsi le budget de l'Etat qui décide du taux des cotisations et qui comble les déficits sociaux. L'introduction de la CSG, puis du RDS, en complément des cotisations sociales, correspondait encore à ce type de compromis.

Toutefois, le basculement des cotisations salariales vers une CSG élargie relève d'une logique de fiscalisation progressive du financement des dépenses maladies. Certains auteurs (Sterdyniak et Villa, 1998) proposent dans cette direction de maintenir une assiette salaire pour le financement de l'assurance-chômage et des retraites, mais de fiscaliser progressivement le financement des dépenses familiales et maladies relevant d'une logique universelle.

1.2. Le débat économique ou la nature des transformations de l'économie

Deux ensembles d'arguments économiques peuvent respectivement être distingués, à l'appui des deux principaux types de réformes proposées :

- L'allégement des cotisations sociales sur les bas salaires.

- La prise en compte des stratégies d'entreprises en matière d'emploi au regard de leur situation comptable.

Le premier ensemble d'arguments s'inscrit partiellement dans le cadre de l'interprétation orthodoxe des causes du chômage d'équilibre, exposée en première partie de ce rapport en ce qui concerne les fondements des mesures de réduction du coût du travail.

Le deuxième ensemble d'arguments tient compte du changement structurel qui a présidé à la modification de la norme de la répartition des revenus en faveur des profits. Ce changement structurel se matérialise par le recouvrement de l'autonomie financière des entreprises dans un univers économique incertain où l'innovation industrielle dans la sphère réelle est devenue risquée, d'où un ralentissement des taux d'investissements et de croissance et une montée de l'épargne financière spéculative. Cette analyse, que nous développerons, n'est que partiellement sous-jacente aux propositions du rapport Chadelat.

La proposition du rapport Malinvaud de réduire encore les cotisations patronales sur les bas salaires s'inscrit dans la lignée des hypothèses fondant le premier ensemble d'arguments.

Cette proposition repose sur le diagnostic suivant : le chômage d'équilibre s'explique essentiellement par la structure des coûts relatifs de production tandis que la croissance dépend des capacités d'innovation des entreprises. Ainsi, le chômage des non-qualifiés est-il dû à un coût du travail excessif qu'il convient de réduire. Toute réforme qui préserve la part des profits dans la valeur ajoutée, réputée nécessaire pour assurer le dynamisme de l'investissement, et réduit le coût relatif du travail non-qualifié assure sur le long terme une dynamique soutenue de croissance et d'emploi.

Cette proposition perd de son efficacité si les deux hypothèses-clés qui fondent son diagnostic sont invalidées. Premièrement, les effets d'une baisse du coût relatif du travail non-qualifié sur l'emploi ne sont pas indiscutables. Deuxièmement, le rétablissement de la part des profits dans la valeur ajoutée ne s'est pas matérialisé par un boom des investissements et des innovations, a-fortiori parce que la réaction des entreprises est hétérogène.

Une analyse plus approfondie des comportements des entreprises et des traits du régime de croissance macro-économique qui caractérise l'économie française est alors nécessaire. Elle s'écarte des interprétations orthodoxes des causes de la persistance du chômage d'équilibre. Elle débouche sur un diagnostic et des recommandations différentes de celles du rapport Malinvaud.

1.2.1. L'économie française, ses entreprises, l'emploi

La santé financière de l'économie française diffère radicalement de celle du début des années quatre-vingts. Globalement, la situation financière des entreprises est maintenant rétablie. Les entreprises sont désormais désendettées, aussi bien les grandes entreprises que les PME (Tableau 31). Leur taux d'autofinancement dépassent 110 %. La part des profits dans la valeur ajoutée a gagné onze points depuis 1984, date à laquelle les politiques salariales du secteur public ont donné le signal d'une désindexation des salaires sur les prix qui s'est propagée dans l'ensemble de l'économie. Le coût du travail évolue désormais à un rythme inférieur à celui des gains de productivité et des prix et la flexibilité de l'emploi s'est accrue comme l'indiquent les travaux du CSERC. La cause essentielle du chômage ne tient donc plus dans les facteurs d'offre, ni dans la rigidité du marché du travail. sur la dernière décennie, l'économie française est caractérisée par une situation de croissance inférieure à son taux potentiel en raison de la faiblesse des taux d'investissement et d'une consommation longtemps atone. Cette croissance ralentie est faiblement inflationniste, mais porteuse d'une épargne excédentaire, d'un déficit mécanique de recettes fiscales et d'un chômage de masse persistant. L'incertitude qui règne sur l'ensemble des marchés n'est pas pour rien dans la morosité des anticipations des entreprises et des ménages, comme l'indique la montée historique des taux d'épargne. Ce phénomène traduit la constitution de la part des entreprises et des ménages d'encaisses de précaution ou de spéculation pour faire face à un avenir incertain.

Dès lors, les profits d'exploitation auraient pu constituer la source d'innovations plaçant la France sur une trajectoire de "Performance globale", comme le préconisait le rapport Gandois. Non seulement les monographies d'entreprises existantes (voir notamment celles présentées au chapitre suivant) concluent généralement à la prédominance de logiques de valorisation des fonds propres sur le très court terme, mais surtout les taux d'investissement demeurent faibles au plan macro-économique, tandis que se consolide la financiarisation, c'est-à-dire la part des activités financières dans les activités des entreprises.

Là se trouve sans doute la principale mutation des deux dernières décennies. C'est moins la "révolution informationnelle" 72 ( * ) , provoquant un nouveau clivage entre les qualifiés et les non-qualifiés qui est à l'origine du "chômage structurel" des non-qualifié que la modification de la norme de résultat dominante prise pour référence pour sanctionner les performances des entreprises qui caractérise les évolutions de l'économie européenne. Cette norme est directement liée aux objectifs fixés aux entreprises par les actionnaires, dont la place est autrement plus grande que durant les trente glorieuses. Autrefois financées par endettement auprès des banques, les entreprises désendettées s'engagent désormais dans des stratégies de croissance financière dont le centre de gravité se situe dans la sanction qu'exercent les marchés financiers. Dans une situation de croissance européenne ralentie, réduisant les carnets de commande des entreprises, l'objectif de la valorisation des fonds propre se matérialise inévitablement par un ajustement à la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée.

L'évolution parallèle des taux de marge et des taux d'épargne indique que les profits ont alimenté en grande partie l'activité financière des entreprises. L'on retrouve ce phénomène structurel dans l'analyse de la structure de la balance des paiements française. En 1980, les transactions courantes représentaient 71,1 % des flux financiers portés au crédit de la balance des paiements alors que les mouvements de capitaux n'en représentaient que 28,8 %. En 1996, les transactions courantes ne représentent plus que 14,8 % de ces flux alors que les mouvements de capitaux en représentent 85,2 % .

Les profits restaurés n'ont donc pas alimenté de façon significative l'investissement durant la décennie passée, si bien que l'emploi a stagné et la croissance s'est positionnée à un rythme annuel moyen très inférieur à son taux potentiel 73 ( * ) . Les profits ont au contraire été le support d'une financiarisation accrue des entreprises et de stratégies de croissance externe, se traduisant par des fusions-acquisitions, dont les conséquences sur l'emploi ont été parfois néfastes dans un contexte de débouchés en contraction sur les marchés. Nombre d'entreprises ont alors cherché à réduire leur masse salariale (les salaires et l'emploi) pour afficher des résultats nets en progression, conformément aux objectifs requis par leurs actionnaires.

Dans ce contexte, le mode de financement de la protection sociale ne fait qu'amplifier la tendance au déplacement du partage des revenus en faveur des profits. Les entreprises sont d'autant plus poussées à comprimer leur masse salariale que le financement de la protection sociale est assis sur les salaires (le travail est alors plus taxé que le capital et les profits).

1.2.2. Le rôle des politiques publiques de l'emploi

Cela a été dit, les objectifs des politiques actives de l'emploi ont oscillé dans la période récente entre les mesures d'ordre général et les mesures ciblées. Il est abusif d'opposer les objectifs de ces deux ensembles de mesures car ils sont en large partie complémentaires.

Encore faut-il que le diagnostic qui fonde le choix de chaque mesure soit fondé. Or l'apparente inefficacité de l'un ou de l'autre type de mesure peut être dû à une représentation erronée de la réalité économique. L'objet de cette dernière partie était de se centrer sur les mesures d'ordre général que le gouvernement entend mettre en oeuvre.

Dans le contexte structurel analysé ci-dessus, il est clair que les travailleurs les moins qualifiés (les moins diplômés et dotés d'une faible expérience) sont les plus fragilisés dans la file d'attente qui se forme alors. Des mesures ciblées existantes, exposées en première partie de ce rapport, s'avèrent certes nécessaires. Mais notre diagnostic est fondamentalement différent de celui qui a trop souvent été évoqué : celui qui théorise que le changement de la nature du travail aurait engendré un clivage entre les inclus, appelés dans les "nouvelles théories du marché du travail" (Perrot, 1992 ; Lindbeck et Snower, 1986) les insiders, et les exclus, nommés les outsiders.

On débouche à l'évidence sur des recommandations d'une autre nature lorsque l'on aborde le contenu des mesures d'ordre général : le problème est alors moins de réduire le coût du travail non-qualifié 74 ( * ) pour encourager les employeurs à recruter du travail non-qualifié que de chercher à infléchir la répartition et l'utilisation du surplus économique pour stimuler les innovations, l'investissement et l'emploi. Au surplus, même si le diagnostic (à notre sens erroné) d'un clivage technologique était validé, la mesure appropriée ne serait-elle pas d'aménager des filières d'entrée vers l'emploi qualifié et non de stimuler l'emploi non-qualifié ?

L'emploi n'est évidemment pas l'objectif naturel d'entreprises soumises à de tels critères de maximisation du résultat net. Dans ce nouveau contexte structurel, différent de celui des décennies précédentes, il revient par contre aux pouvoirs publics d'assurer un environnement propice à la création d'emplois, ne serait-ce qu'en assurant une croissance la plus proche possible de son taux potentiel, ce qui permet d'accroître les débouchés (les carnets de commande) et donc l'emploi des entreprises restructurées. Ceci passe évidemment par un réglage macro-économique adéquat de la politique monétaire et de la politique budgétaire dont la qualité permettra ou non le soutien à la croissance à moyen terme. Ce facteur est d'importance. Une croissance soutenue de 3,2 % a permis ne serait-ce que la création de 350 000 emplois en 1998. C'est pourquoi il paraît erroné, dans les modèles de représentation de l'économie, de raisonner à croissance inchangée à long terme, comme le fait le rapport Malinvaud. Dans les simulations que nous présenterons, tout en conservant les hypothèses de comportement des individus utilisés dans le modèle Malinvaud, notre modèle tiendra compte de l'impact des fluctuations de la croissance. A long terme l'emploi dépend alors également des variations possibles de la demande et de la production tout autant que de la structure des coûts de production. Ajoutons ici que la croissance française n'a jamais été aussi riche en emplois (elle l'est deux fois plus que durant les "Trente Glorieuses").

Il revient également aux pouvoirs publics d'infléchir la politique de l'emploi des entreprises par une fiscalité qui tiennent compte de l'hétérogénéité des situations financières et des stratégies en matière d'emploi. Il s'agit alors de stimuler les entreprises qui utilisent leurs profits pour l'investissement, l'innovation et l'emploi et mettre à contribution les autres pour le compte de la solidarité sociale ou nationale. En effet, malgré les tendances générales mises en exergue ci-dessus, la situation financière et les logiques de court-long terme des entreprises sont loin d'être homogènes, notamment à l'égard de leurs politiques de gestion de l'emploi.

Deux ensembles de propositions recherchant cet objectif peuvent être répertoriés : changer d'assiette pour tenir compte de la valeur ajoutée ou des profits bruts, conserver l'assiette salaire mais moduler les cotisations en fonction de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Ces propositions sont successivement détaillées, après avoir rappelé la recommandation du rapport Malinvaud, plus classique à l'égard de la politique de l'emploi française de la dernière décennie ; cette recommandation s'inscrit dans la lignée des mesures d'allégement du coût relatif du travail sans modification du partage salaire-profit

* 72 Voir l'ouvrage de Daniel Cohen (1996), Richesses du monde, pauvreté des nations.

* 73 Le taux de croissance potentiel est le taux de croissance permis par les capacités production disponibles dans de l'économie. Il est aujourd'hui estimé aux alentours de 3 à 35 % en France

* 74 Rappelons (cela a été vu en première partie) que la flexibilité de l'emploi (à travers la montée des CDD et du temps partiel) et du coût du travail est maintenant largement acquise en France et qu'il reste relativement peut de marge à rechercher de ce côté

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