B. LA CROISSANCE AMÉRICAINE : QUELS ENSEIGNEMENTS POUR L'EUROPE ?

Entre 1992 et 1998, le PIB a progressé de 3,1 % par an en moyenne aux Etats-Unis, et le taux de chômage s'y est replié de 7,5 % en 1992 à 4,5 % en 1998 (un niveau jamais atteint depuis " l'âge " d'or des années 1960), sans pour autant relancer l' inflation . Au contraire, la hausse des prix à la consommation s'est continûment ralentie, de 5,4 % en 1992 à 1,6 % en 1998. A partir de 1996, la croissance s'est même accélérée à un rythme proche de 4 % l'an, l'économie américaine déjouant ainsi chaque année le pronostic des conjoncturistes d'un " atterrissage en douceur " ou d'une récession.

PROGRESSION DU PIB ET DE L'EMPLOI AUX ETATS-UNIS

( en moyenne annuelle et en % )

 

1982-1991

1992-1998

1996-1998

PIB (1)

2,6

3,1

3,7

EMPLOI

1,6

1,6

1,9

PRODUCTIVITÉ

1,0

1,5

1,9

1. Avant la révision en cours de la Comptabilité nationale, qui devrait rehausser la croissance du PIB d'environ ½ point par an depuis le début des années 1980.

Source : OCDE.

Pour expliquer ce dynamisme de l'économie américaine, les analystes avancent quatre faisceaux d'explications :

• Selon une première thèse, les Etats-Unis seraient entrés dans une " nouvelle économie ", c'est-à-dire un nouveau régime de croissance non inflationniste, grâce à la diffusion des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et grâce à l'intensification de la concurrence sur les marchés des biens et services, comme sur le marché du travail.

Le développement des NTIC stimulerait la demande, améliorerait la qualité de l'offre (livraison juste à temps, variété accrue), et accélérerait les gains de productivité, les technologies de l'information se caractérisant par des économies d'échelle importantes, voire par des rendements croissants. En outre, l'économie du savoir et de l'information serait peu inflationniste : d'un côté, les produits des NTIC, comme les logiciels, sont aisément reproductibles, ce qui limite les goulots d'étranglement sur l'offre ; de l'autre, l'amélioration de l'information accentuerait la concurrence.

Par ailleurs, la concurrence aurait été accrue sur les marchés de biens et services par la baisse des coûts de transport et par l'ouverture croissante de l'économie américaine 6( * ) ; et, sur le marché du travail, par le développement d'un sentiment d'insécurité chez les salariés, ce qui favoriserait la maîtrise de l'inflation.

Au total, les Etats-Unis seraient à l'aube d'une longue période de forte croissance sans inflation 7( * ) . Dans cette perspective, il appartiendrait à l'Union européenne de promouvoir elle aussi un environnement concurrentiel favorable au développement des NTIC, tout en s'efforçant de prévenir le développement des inégalités observé aux Etats-Unis.

Cette thèse suscite toutefois un vif débat . Certes, la diffusion des NTIC soutient la demande en biens et services nouveaux, et de nombreuses études mettent en évidence l'influence favorable de l'innovation technologique ou de l'utilisation des NTIC sur les performances relatives des entreprises (taux de marge, évolutions de l'emploi et des parts de marché). Mais il est possible que la croissance des entreprises innovantes s'effectue largement au détriment des autres (par " destruction créatrice "). Par ailleurs, les effets d'entraînement des nouvelles technologies sur le reste de l'économie, et plus particulièrement leur influence sur les gains de productivité , demeurent incertains. Comme l'illustrent les statistiques établies par le Département du Commerce des Etats-Unis, les secteurs qui utilisent les plus les NTIC connaissent paradoxalement des gains de productivité plus faibles que les autres :

CROISSANCE ANNUELLE MOYENNE DE LA PRODUCTIVITÉ PAR SALARIÉ
AUX ETATS-UNIS SUR LA PÉRIODE 1990-1997,
SELON LE DEGRÉ D'UTILISATION DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

 

Industrie (1)

Services (1)

TOTAL

Activités de production de technologies de l'information


23,9


5,8


10,4

Activités fortement utilisatrices des technologies de l'information


2,4


- 0,3


- 0,1

Activités peu utilisatrices des technologies de l'information


1,3


1,3


1,3

TOTAL
pour le secteur privé non agricole

3,6

1,1

1,4

1. L'écart entre les services et l'industrie provient largement de la tendance des entreprises industrielles à externaliser une partie croissante de leurs activités les moins productives, ce qui accroît mécaniquement la productivité du secteur manufacturier au détriment de celle du secteur des services.

Source : " The Emerging Digital Economy II "

Département du Commerce des Etats-Unis, 1999 .

Il est vrai que les statistiques relatives au PIB ou à la valeur ajoutée prennent toutefois difficilement en compte l'amélioration de la qualité des produits, surtout quand elle est " immatérielle " (fiabilité, adaptation aux goûts du consommateur). De plus, les produits nouveaux ne sont intégrés dans les indices des prix qu'après un certain délai. Au total, la croissance du PIB ou de la productivité pourrait être sous-estimée si la qualité des biens et services s'améliorait de plus en plus vite ou si les innovations technologiques se diffusaient de plus en plus vite.

Par ailleurs, l'utilisation efficiente des nouvelles technologies nécessite une longue période d' apprentissage collectif . Les bienfaits des NTIC pour l'ensemble de l'économie seraient donc encore à venir, d'autant plus que les NTIC ne représentent encore que 6 % du stock de capital des entreprises aux Etats-Unis 8( * ) .

• Selon une seconde thèse, le potentiel de croissance de l'économie américaine aurait été transitoirement rehaussé par les effets retardés des réformes des marchés des biens et du travail intervenues dans les années 1980, comme l'ouverture à la concurrence de la téléphonie longue distance (1982), et par les réformes du marché du travail entreprises dans les années 1990.

Les conditions d'éligibilité et la durée d'attribution des aides sociales ont ainsi été restreintes, cependant que le crédit d'impôts aux salariés peu rémunérés 9( * ) a vu son taux relevé en 1991, puis en 1993 (de 14 % à 34 % pour les familles monoparentales), et a été étendu aux familles sans enfant. Le cumul de ces mesures semble avoir accru le taux de participation des plus défavorisés au marché du travail, ce qui aurait réduit le taux de chômage " structurel " et limité les pénuries de main-d'oeuvre.

Par ailleurs, le développement de l'intérim et de la mobilité aurait " fluidifié " le marché du travail, en permettant des " appariements " plus rapides entre les compétences et les emplois.

Enfin, les revendications salariales auraient été modérées par la diffusion des " stock options ", cependant que les cotisations sociales d'assurance-maladie versées par les employeurs étaient également freinées par le développement des H.M.O. 10( * ) , ces organismes de soins gérés qui ont renforcé la concurrence entre les offreurs de soins et qui ont modéré les dépenses de santé.

Une fois ces effets acquis, l'économie américaine conserverait un niveau de PIB plus élevé, mais retrouverait un rythme de croissance plus lent. En revanche, selon cette thèse, l' Europe pourrait connaître à son tour une croissance transitoirement plus élevée, sous réserve de poursuivre l'introduction de la concurrence dans les activités à réseaux (Telecommunications, énergie, transports) et de réformer son système de protection sociale.
• Un troisième groupe d'économistes, plus sceptiques, relativisent les performances de l'économie américaine. Ils remarquent que la reprise des années 1992-1995 fut l'une des plus modestes de l'après-guerre aux Etats-Unis (+ 2,7 % par an pour la croissance du PIB entre 1992 et 1995, contre + 4,4 % par an entre 1982 et 1985). Contrairement à certaines idées reçues, ils observent que le rythme actuel de créations d' emplois (+ 1,6 % par an depuis 1992) n'a rien d'exceptionnel pour les Etats-Unis, puisqu'il est égal à sa moyenne de longue période (1970-1998). Ils précisent également que la croissance du PIB américain (+ 3,1 % l'an sur la période 1992-1998) s'appuie sur une démographie dynamique (+ 1,2 % l'an sur la même période), de sorte que la progression récente du PIB par habitant est relativement proche aux Etats-Unis (+ 1,9 % par an entre 1992 et 1998) et en France (+ 1,4 % par an sur la même période). Enfin, ces économistes soulignent que les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ne sauraient accélérer la croissance et le progrès technique que si elles se surajoutaient à d'autres sources de croissance et de progrès technique, alors même que ces NTIC semblent plutôt constituer aujourd'hui le socle de l'innovation et des gains de productivité. En d'autres termes, le développement de l'économie du savoir et de l'information n'accélérerait pas la croissance, il serait la forme contemporaine de la croissance.

Ces " sceptiques " imputent par ailleurs les bonnes performances de l'économie américaine à une politique macroéconomique avisée et à un environnement international favorable. Après des années 1980-1992 caractérisées par des déficits publics importants (3 % du PIB en moyenne), une dette publique croissante (de 40 % du PIB en 1980 à 63 % en 1992) et une politique monétaire restrictive, les Etats-Unis ont en effet combiné, à partir de 1992, une politique monétaire accommodante et le redressement continu du solde public (de - 4,4 % du PIB en 1992 à + 1,7 % en 1998). Par surcroît, la maîtrise des déficits publics a résulté pour l'essentiel de la modération des dépenses publiques , dont la part dans le PIB s'est repliée de 36,6 % en 1992 à 32,8 % en 1998, grâce à la réduction des dépenses militaires, ce qui a limité les risques de surchauffe inflationniste et ce qui a favorisé la détente des taux d'intérêt.

Par ailleurs, les Etats-Unis ont bénéficié d'un concours de circonstances favorables entre 1996 et le début de 1999. En raison de l'appréciation du dollar, de la chute des prix du pétrole et de l'intensité accrue de la concurrence consécutive à la crise asiatique, les prix des importations ont en effet baissé de 10 % au moment même où les salaires tendaient à accélérer, ce qui a limité les tensions inflationnistes , cependant que les rapatriements de capitaux provoqués par la crise asiatique ont favorisé la détente des taux d'intérêt.

Cette thèse est relativement pessimiste à court terme pour les Etats-Unis. En effet, la stabilisation du taux de change du dollar, la remontée des cours des matières premières et l'accélération de la croissance en Europe et en Asie pourraient désormais accentuer des tensions salariales sous-jacentes. En revanche, cette thèse plaide en faveur d'un redressement des finances publiques plus ambitieux en Europe .

• Il existe enfin une quatrième thèse, selon laquelle le dynamisme de l'économie américaine reposerait pour partie sur une bulle boursière . Certes, la modération des taux d'intérêt et la progression des profits des entreprises (+ 10 % par an) justifiaient une augmentation des cours boursiers. Mais leur multiplication par 4 depuis le début de la décennie résulterait aussi :

- des injections de liquidités consenties par la Réserve fédérale des Etats-Unis après les crises mexicaine et asiatique ;

- d'un engouement excessif pour les valeurs liées aux nouvelles technologies ;

- de la montée en charge des portefeuilles des fonds de pension : tant que les " Baby-boomers " ne seront pas retraités, les fonds de pension seront en effet de grands acheteurs nets de titres, ce qui soutient les cours ;

- des rachats d'actions par les entreprises : les entreprises tendent en effet à s'endetter pour racheter leurs propres actions, c'est-à-dire pour réduire leurs fonds propres, afin d'améliorer leur ratio de rentabilité/fonds propres. Il en résulte une hausse des cours boursiers qui, pour être euphorisante 11( * ) , n'en est pas moins sans liens avec la valeur réelle des entreprises.

Les entreprises sont ainsi plus endettées , donc plus fragiles. De même, l'appréciation des cours boursiers stimule la consommation et l'investissement logement des ménages, qui se sentent plus riches, mais elle tend aussi à réduire leur épargne et à accroître leur endettement. Au total, l' endettement des agents privés atteint aujourd'hui un niveau record (140 % du PIB), avec pour contrepartie un endettement extérieur croissant pour les Etats-Unis (20 % du PIB).

Si elle est ainsi déconnectée de la valeur réelle des entreprises, cette évolution des cours boursiers n'est évidemment pas durable , sans que l'on ne puisse aujourd'hui identifier ni le calendrier, ni les modalités d'une éventuelle correction boursière : un choc financier extérieur paraît peu probable 12( * ) , mais le retournement des cours pourrait trouver son origine dans un rationnement du crédit auto-entretenu aux ménages et aux entreprises les plus fragiles, ce qui pourrait précipiter une faillite et entraîner une crise bancaire auto-entretenue analogue à la crise japonaise.

Cette thèse pessimiste est évidemment inquiétante pour l'Europe, dont la croissance ne pourrait qu'être entravée par une crise financière aux Etats-Unis.

• Le recul manque encore pour démêler la pertinence de ces quatre thèses, qui ne sont d'ailleurs pas exclusives les unes des autres. De même, il est encore difficile de trancher si le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication exerce un effet d'entraînement sur la productivité et les débouchés des autres branches de l'économie.
Il est cependant établi que les technologies de l'information et de la communication (équipements et services de télécommunications, équipements et services informatiques, bureautique, médias, publicité) représentent aujourd'hui une part du PIB plus élevée aux Etats-Unis (8,5 % selon le Département du Commerce 13( * ) ), qu'en Europe ou en France (5 % selon l'INSEE).

De plus, la contribution à la croissance des branches liées aux NTIC s'élève depuis 1995 à 1 ¼ point de PIB par an aux Etats-Unis, contre 0,3 point de PIB par an en France, cette différence expliquant comptablement une large part de l'écart de croissance observé entre les deux pays.

Votre rapporteur s'est donc interrogé sur les conséquences pour la France d'une dynamique technologique analogue à celle qu'ont connue les Etats-Unis.

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