IDENTITÉS RÉGIONALES ET CITOYENNETÉ EUROPÉENNE :
LES DÉFIS D'UNE GRANDE EUROPE
DÉMOCRATIQUE ET PACIFIQUE

L'exemple espagnol

M. Jordi SOLE TURA
Député au Congrès espagnol et à l'Assemblée du Conseil de l'Europe, ancien Ministre, ancien membre de la Commission de rédaction de la Constitution espagnole

La fin de la centralisation

J'ai eu l'honneur de participer aux grands changements qui se sont produits en Espagne à la fin du franquisme, dont j'ai été une des victimes. Le franquisme a duré 40 ans et a été le point final d'un processus visant à construire un Etat très centralisateur. Si la France a construit un système centralisé dans la démocratie, l'Espagne l'a fait dans la dictature.

Lorsque Franco est mort, le franquisme n'est pas mort avec lui. L'armée, la police, l'administration n'avaient pas changé. Avec ces institutions, nous devions pourtant construire une démocratie et un modèle d'Etat tout à fait différent. En Espagne, il y a une pluralité de langues : l'espagnol, le catalan, le basque... Ces diversités étaient masquées par la dictature qui a essayé de détruire ces différences et d'établir une langue unique. Ma langue, le catalan, était interdite. Nous ne pouvions l'utiliser à l'école ou dans les services publics. Nous nous sommes donc demandés, après la fin du franquisme, comment gérer ces différences.

Nous avons discuté du modèle d'Etat à définir. Nous pouvions poursuivre dans la voie du centralisme. Nous pouvions également maintenir l'Etat centralisé avec trois exceptions : la Catalogne, le Pays Basque et l'Andalousie. Nous avons rejeté ces deux possibilités. Nous devions en effet créer une situation nouvelle, qui se libère du passé. Le maintien du centralisme avec trois exceptions n'était pas possible : cela avait déjà été tenté pendant la République, sans succès. Cette option aurait provoqué une confrontation constante entre l'Etat centralisateur et les nationalismes.

Nous avons donc décidé de changer toutes les structures de l'Etat, de créer un système d'autonomie générale. Pour ce faire, nous avons créé un système fédéral. En Espagne, il y a aujourd'hui dix-sept communautés autonomes disposant d'un parlement, d'un gouvernement et d'élections propres. Elles ne sont pas identiques ni du point de vue des structures, ni du fonctionnement. La Catalogne, qui a une langue propre et une situation économique solide est très différente du centre de l'Espagne. Nous avons construit un Etat fédéral qui ne fonctionne pas comme tel. La redistribution des ressources génère toujours des problèmes. Les langues différentes peuvent devenir un facteur de séparation.

Pays Basque et Catalogne : deux points de vue sur l'identité régionale

La différence entre la Catalogne et le Pays Basque illustre bien ces difficultés. Un des problèmes que nous avons essayé de résoudre avec la décentralisation a été celui des inégalités. Sous Franco, il y avait des régions riches et des régions très pauvres, des migrations internes et externes. Des milliers d'Espagnols devaient chercher un emploi dans une autre ville ou un autre pays. Il nous a semblé qu'il était impossible de maintenir la démocratie avec ces inégalités. Nous avons donc voulu retrouver un certain équilibre.

Aujourd'hui, il n'y a plus d'émigration. La redistribution des ressources publiques a permis un développement plus équilibré que par le passé. Mais en Catalogne et au Pays Basque, les mouvements de population constatés sous le franquisme se sont traduits par une grande pluralité de la population. Il y a 6 millions d'habitants en Catalogne dont plus de la moitié sont venus d'Andalousie, de Castille, du Sud de l'Espagne... Au Pays Basque, la situation est la même : toute la classe ouvrière est issue de l'immigration du sud.

Il a donc fallu, lors de la décentralisation, dire ce que signifiait être Catalan ou Basque. Pour certains, ceux qui ne parlaient pas la langue et n'étaient pas nés dans la région n'étaient pas catalans ou basques. Mais pour la gauche, on ne pouvait faire de la langue une frontière séparant une communauté. Nous savions que si nous voulions rendre son autonomie à la Catalogne, il fallait changer tout l'Etat, toutes les structures de l'Espagne. Pour cela, nous avions besoin de l'aide de toute la population, y compris de ceux qui ne parlaient pas notre langue. Nous avons beaucoup lutté pour trouver une solution qui perdure. Chez nous, il est clair aujourd'hui qu'est catalan celui qui habite et travaille en Catalogne. Sa langue ou son origine ne sont pas des critères. Nous avons établi le bilinguisme. Bien sûr, il y a encore des gens qui n'acceptent pas cela. Mais je crois que la situation s'est stabilisée.

La situation est différente au Pays Basque. La ligne de séparation reste dure. Beaucoup considèrent que quiconque ne parle pas basque n'est pas basque. Les nationalistes estiment que la langue basque est leur identité et que la ligne de séparation est totale. Cette différence d'approche explique qu'il y ait du terrorisme au Pays Basque alors qu'il n'y en a pas en Catalogne.

Aujourd'hui, nous devons faire fonctionner l'Etat fédéral et décider de notre avenir. L'avenir immédiat est l'Union européenne. Quand les terroristes basques disent qu'ils veulent construire un Etat nouveau, indépendant, qui regroupera les pays basques espagnols et français, ils nous mettent dans une situation impossible. Ils veulent instaurer des frontières nouvelles au moment où nous voulons les effacer, établir une souveraineté supplémentaire quand la souveraineté disparaît, créer un Etat avec une monnaie propre alors que l'on passe à la monnaie unique. Ils veulent une armée propre au moment où nous construisons l'armée européenne.

Les trois niveaux de la construction européenne

L'autonomie n'est pas seulement une solution aux problèmes du passé mais une façon de voir l'avenir. Je suis convaincu que la construction de l'Europe se fera sur trois niveaux : l'Etat, les régions et les cités.

Il y a aujourd'hui plus de relations entre les villes qu'auparavant. Ce phénomène s'accentuera avec l'accélération des moyens de communication. Les régions qui survivront seront celles capables de créer des espaces, de coopérer avec leurs voisins, de lancer des initiatives communes, de trouver de nouvelles associations au-delà des frontières actuelles. Chez nous, quelques communautés autonomes s'adaptent déjà à la situation. Ceux qui pensent pouvoir se développer en s'appuyant sur une identité fermée commettent une grossière erreur.

La France dispose un grand Etat centralisé, qui fonctionne bien mais fait figure d'exception en Europe. Partout, on régionalise. Je pense que vous devez faire la même chose. Je ne sais pas comment vous devez le faire, mais je crois que l'avenir passe par l'Etat, les régions et les villes.

Chez nous, on commence à se préparer à cette nouvelle situation. Mais nous sommes ralentis par ce terrible poids que constitue le terrorisme basque. C'est une situation que nous n'acceptons pas. A l'extrémisme terroriste répond un extrémisme centraliste. Trouver une solution moyenne et voir ce que nous devons faire avec sérénité, sans tomber dans la logique des extrémismes, est le défi que nous devons relever. Je crois que la structure d'Etat que nous avons aujourd'hui peut fonctionner dans l'avenir. J'espère que ce débat sera celui des prochaines années dans le Conseil de l'Europe, dans l'Union européenne et dans toutes les institutions actuelles.

Mme Josette DURRIEU, Présidente de la Délégation française à l'Assemblée du Conseil de l'Europe :

Je souhaiterais que vous nous décriviez la façon dont s'est mis en place votre régime au niveau constitutionnel. Comment êtes-vous arrivés à un régime fédéral ? Pour les pays qui traversent une crise profonde, votre expérience peut être précieuse. Nous avons proposé les formules qui nous semblaient les meilleures aux républiques des Balkans. Mais vous avez construit vous-mêmes une formule adaptée à votre pays.

M. Jordi SOLE TURA :

J'ai été un des rédacteurs de la constitution espagnole, qui a été élaborée par sept députés, élus par le parlement, parmi lesquels tous les partis étaient représentés. Un de mes co-rédacteurs était le Ministre du gouvernement franquiste qui m'a mis en prison. Anciens franquistes et anciens résistants, monarchistes et républicains de gauche, ont tous décidé de suivre la voix de la raison et de travailler ensemble. Nous voulions tous construire une démocratie stable, qui rompe avec les démocraties précédentes qui se terminaient au bout de 3 ou 5 ans par des coups d'Etat militaires.

Nous avons donc dépassé nos clivages. Nous étions confrontés à un grand nombre de défis. Que faire avec l'armée ? Quelles seraient les relations de l'Etat avec l'Eglise catholique ? Comment régler la question de la centralisation, de l'autonomie et des langues ? Nous nous sommes assis autour d'une table et nous avons discuté non pour oublier le passé mais pour en finir avec lui. Nous avons pris nos décisions à la majorité et non à l'unanimité. Mais nous nous sommes tous mis d'accord pour faire sortir notre pays de l'ornière et le faire avancer. C'est indispensable pour construire une démocratie et c'est le message que j'essaie de transmettre aux pays d'Europe de l'Est.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page