Pierre FAUCHON - Directeur de la campagne du candidat du Centre

Ma situation était à l'époque particulière. Ma vocation politique, qui m'est venue tardivement, était intrinsèquement liée à l'idée européenne. En voyage à l'étranger, j'ai appris le décès de Robert SCHUMAN, ce qui m'a décidé, presque dans l'instant, à m'engager au service de la cause européenne. Cette dernière constituait pour ma génération la question la plus passionnante méritant que j'y consacre une partie de mon existence, qui jusqu'alors s'était tenue à l'écart de la politique malgré le mandat de député de mon père en 1956.

À l'approche de la présidentielle de 1965, le Général de GAULLE avait émis de nombreuses réserves à l'égard de l'Europe, et avait notamment refusé de participé au Conseil des ministres. Ces positions avaient braqué les partisans de l'Europe, dont je faisais partie, qui n'étaient pourtant pas profondément antigaullistes. Je ne l'étais en tous cas pas, ayant participé à des actions de résistance pendant la guerre. Au nom de cette question européenne, qui pour nous était clé, nous voulions mettre le Général de GAULLE en ballotage afin de lui faire comprendre qu'une partie de l'opinion française ne partageait pas ses vues sur des questions sociales, de démocratie et surtout européennes.

Aussi, nous avons recherché un candidat. D'abord au service de Gaston DEFFERRE puis de Maurice FAURE, dont les candidatures n'ont finalement pas abouties, j'ai, en assistant à un meeting de Jean LECANUET, eu le sentiment qu'il pourrait être un candidat idéal. Lors de mes voyages à l'étranger, j'avais attentivement étudié les campagnes politiques menées par Ludwig ERHARD en Allemagne et par John KENNEDY aux États-Unis, ce qui m'avait permis de me forger une opinion solide sur les ressorts spécifiques utilisés lors d'une élection au suffrage universel à l'échelle nationale, qui induit des modes de campagne différents des modes de campagne traditionnels. Cet examen n'avait pas été effectué par la classe politique française en général, qui la percevait comme une sorte de multiplication des élections départementales, comme en atteste notamment l'assurance du Général de GAULLE sur l'issue du scrutin.

Un article, racontant ma rencontre avec Jean LECANUET, indique : « Pierre Fauchon, un jeune avocat qui n'a jamais appartenu à aucun parti, a entendu un soir Monsieur Lecanuet et dès le lendemain [...] lui déclare : « Vous ne le savez pas vous-même mais vous avez la tête nécessaire. Vous savez parler. Si vous foncez, vous ferez un malheur. Je suis à votre disposition ». Jean LECANUET était, à cette époque, pratiquement inconnu.

Je faisais partie d'un petit groupe d'amis connu pour son activisme. Vers la mi-octobre, Jean LECANUET a été désigné par ses compagnons pour s'engager dans cette bataille à laquelle il n'était nullement préparé. Théo BRAUN et Joseph FONTANET, qui étaient alors responsables de l'organisation, ont constaté que personne au sein du MRP, dont la plupart des membres étaient partagés sur la volonté de se présenter contre le Général de GAULLE, ne s'intéressait à cette campagne. Ils m'ont convoqué pour me proposer d'être l'organisateur de la campagne, ce que j'ai accepté en posant toutefois la condition de ne pas avoir à discuter avec un Comité général de direction au regard du temps disponible mais de ne répondre qu'à eux seulement, ce qu'ils m'ont accordé.

L'élément essentiel pour Jean LECANUET n'a pas été la campagne au sens traditionnel du terme, mais la télévision. Dès le début, il a provoqué l'évènement par son rayonnement personnel, par son charisme, par sa jeunesse, contrastant avec les autres candidats, et par son style, acquis très rapidement. Son sourire, son regard, sa fraîcheur d'esprit et sa façon de s'exprimer ont incité beaucoup à le comparer avec John KENNEDY.

Son succès est surtout dû à la campagne télévisée, qui entrait en scène pour la première fois, permettant aux Français de découvrir que la scène politique française n'était pas uniquement composée du Général de GAULLE. Jean LECANUET était, en outre, spécialement doué pour ce type d'exercice.

S'agissant de la campagne de terrain à proprement parler, j'ai eu l'idée de créer des évènements qui, sans forcément attirer les foules, surprendraient la presse avec des images totalement nouvelles pour attirer l'attention sur lui. Nous avons donc commencé la campagne de manière symbolique dans deux endroits significatifs : Boulogne-Billancourt, milieu ouvrier à cette époque qui avait une symbolique particulière ; et Annecy, qui avait accueilli deux prophètes pour la tendance centriste, à savoir Jean-Jacques ROUSSEAU pour la démocratie et SAINT-FRANÇOIS de SALES pour l'humanisme. Charles BOSSON, contrairement aux membres du MRP peu désireux de s'engager, a accepté rapidement de nous accueillir à Annecy. Les réunions suivantes avaient toutes pour but de créer des images originales, visant à se démarquer des campagnes traditionnelles dans la presse (bassin d'Arcachon, port de Marseille, etc.).

J'avais personnellement envisagé de ne faire qu'un seul passage sur le terrain, notamment en raison d'impératifs pratiques, en Alsace en raison d'une base traditionnelle sociologique du MRP (chrétiens-démocrates) et d'une signification particulière par rapport à l'Europe. J'avais imaginé, non sans risques et critiques, de faire une campagne de terrain sur deux jours dans les cantons pour créer un courant populaire qui accompagnerait Jean LECANUET à partir de Mulhouse, formerait une sorte de cortège et se retrouverait à Strasbourg. J'ai donc mobilisé les forces du MRP, dont l'armature dans la région était encore assez vivante, pour trouver une salle imposante afin d'organiser le premier grand évènement de réunion à Strasbourg. Après moult tractations, lors desquelles j'ai refusé une salle de 350 places située dans le centre-ville car nous attendions des milliers de personnes, nous avions convenu de prendre place au Wacken, qui accueillait alors un spectacle de patinage ce qui ne facilitait pas l'organisation ! Après avoir essuyé de nombreux refus de la part de Pierre PFLIMLIN, je téléphone à Théo BRAUN, lui-même alsacien, pour lui lancer le pari de remplir le Wacken, ce à quoi il me répond avec son accent alsacien prononcé : « Allez, Fauchon, on prend le Wacken ! ».

Après deux journées de mobilisation qui ont bien fonctionné, je suis parti moi-même chercher en voiture Pierre PFLIMLIN pour le conduire au Wacken, où 4 000 personnes enthousiastes attendaient, portées par un élan pour la cause européenne que Jean LECANUET représentait. Pierre PFLIMLIN, saisi par l'ambiance en arrivant, s'est transformé et a prononcé un discours extraordinaire.

Après cette première opération réussie, nous devions organiser la seconde prévue à Paris, quelques jours avant le scrutin. Suivant la même logique de ne pas utiliser une salle traditionnelle, nous voulions créer la surprise en allant au Palais des Sports, où aucune réunion politique n'avait alors jamais eu lieu. Nous avons obtenu tout de suite le soutien de Théo BRAUN et de Joseph FONTANET.

À ce moment-là, Jean LECANUET était passé des bas-fonds des sondages à près de 20 % ; la presse parlait donc de lui. En outre, le Général de GAULLE avait fini par se réveiller et pris conscience des enjeux entourant cette élection. Son équipe a donc proposé qu'à l'heure où devait se produire Jean LECANUET au Palais des Sports, le Général de GAULLE prendrait la parole afin de le supplanter. J'ai donc soumis l'idée, qui m'a valu bien des difficultés, d'un débat en tête à tête avec de GAULLE afin d'élever Jean LECANUET à son niveau. Nous avons donc annoncé au public que l'émission du Général de GAULLE serait diffusée sur grand écran dans la salle avant que Jean LECANUET lui réponde en direct. Ce pari novateur a été vivement critiqué, ce qui s'ajoutait aux difficultés de la technique nécessaire coûteuse pour le réaliser. L'appareil du parti lui-même, excepté Joseph FONTANET, était réticent. À noter que c'est François GARCIA qui m'a déclaré : « Ce soir, tu fais un pari impossible et tu creuses la tombe de Jean LECANUET », et non Joseph FONTANET, qui était un homme, certes réservé, mais résolu et actif.

Nous avons néanmoins lancé ce pari, car les initiatives surprenantes permettent souvent de gagner la partie. J'avais par ailleurs eu écho que les hommes du Service d'Action civique (SAC) de Charles PASQUA avaient menacé de « torpiller » le meeting . J'avais donc quadrillé la salle de militants pour assurer la sécurité. J'avais également préparé une équipe de spécialistes des questions économiques et juridiques afin de préparer les réponses au Général de GAULLE.

À cette époque, le cirque de Moscou se produisait au Palais des Sports. Bien que, conformément à nos demandes, les artistes ne jouaient pas ce soir-là, les animaux du cirque étaient restés, ce qui ajoutait au pittoresque de l'affaire. Les lions, les tigres, les rhinocéros et autres bêtes improbables se trouvaient donc derrière l'écran où, malgré l'odeur de fauve prenante, le comité travaillait ! Ayant peur que des personnes malintentionnées gênent, retardent ou embarrassent Jean LECANUET sur son trajet vers le Palais des Sports, je suis allée moi-même le chercher à son domicile. J'étais d'ailleurs armé, attestant d'une situation grave, tendue et inquiétante.

La réunion commence, et voici le récit de cette réunion fait par Michèle COTTA :

« Soudain tout s'éteint et l'immense portrait de LECANUET installé derrière la tribune se lève majestueusement. Derrière lui se révèle un écran deux tiers plus petit ; un projecteur bleu éclaire le portrait du candidat au moment où le Général de GAULLE apparaît sur l'écran : il est tout petit. L'effet produit par les paroles du Général dans cette salle qui lui est hostile est extraordinaire. Soudain, il parait vieux, boursouflé. Ses affirmations tombent à plat. Le courant ne passe pas pendant plusieurs minutes, Charles de GAULLE est écouté dans un silence de mort. Le temps pour chacun de s'assurer en lui-même que le phénomène de fascination ne joue plus. Soudain sur les gradins quelqu'un se met à rire, puis quelqu'un d'autre, puis des travées entières. De GAULLE, pour ces 7 000 personnes qui ont probablement voté pour lui à 90 % en mai 1958, est un dieu mort lorsque la lumière se rallume. Le procédé est formidable, Lecanuet a gagné son meeting alors qu'il n'était même pas encore rentré dans la salle. Soudain tout s'éteint à nouveau, un projecteur blanc traverse toute la salle et se pose sur une minuscule porte en bas à droite de la tribune. Moment de silence, la porte s'ouvre et Jean LECANUET entre. Ce n'est plus un homme, c'est une mécanique comme n'importe quelle vedette de cinéma ou de chanson. La salle hurle, il monte à la tribune, les deux mains au-dessus de sa tête comme un boxeur, ensuite il peut dire n'importe quoi, de toute façon, il est acclamé ».

Ce fut un moment extraordinaire. Les résultats sont tombés : Jean LECANUET est redescendu à 15 %. Néanmoins, le but était atteint : donner, au nom de l'Europe, un avertissement au Général de GAULLE, dont le ballotage était alors impensable.

VI) La campagne de François MITTERRAND

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page