M. Jean-Jacques Filleul. Monsieur le président, monsieur le ministre, chers collègues, les systèmes de production sont amenés à évoluer en vue du développement d’un autre modèle économique. Beaucoup, comme Jeremy Rifkin, appellent de leurs vœux un tel changement, de manière à pouvoir concilier la préservation des ressources naturelles et le développement de l’activité économique.

La question orale sur la lutte contre l’obsolescence programmée déposée par notre collègue Jean-Vincent Placé s’adresse à notre société. Celle-ci doit apporter des réponses et, au-delà, prendre des mesures que l’on retrouvera, je l’espère, dans un prochain projet de loi.

Les différents aspects de ce débat soulèvent de vraies questions, « parce que l’économie circulaire répond mieux aux lois fondamentales de la productivité que les systèmes économiques actuels et qu’elle tient compte de la valeur temporaire », précise le même Jeremy Rifkin. Le fait que des produits deviennent obsolètes en raison de leur caractère non-réparable ou de leur incompatibilité avec d’autres conduit à l’augmentation de la quantité de déchets et à une surexploitation des ressources naturelles.

Chaque année, 62 milliards de tonnes de ressources – minéraux, bois, métaux, combustibles fossiles et biomasse, matériaux de construction – sont prélevées dans le monde. La hausse s’est élevée à 65 % en vingt-cinq ans, alerte l’OCDE dans son dernier rapport sur la gestion des matières premières, publié le 23 novembre dernier. Cela représente une augmentation de 2,5 % par an en moyenne, directement liée à la hausse du produit intérieur brut mondial.

La situation décrite est forcément grave, d’autant que le recyclage ne suffira pas à résorber les tensions sur les matières premières. Un expert, cité dans l’édition du journal Le Monde du 11 décembre 2012, souligne que, « avec une croissance annuelle de la consommation mondiale de matières premières supérieure à 2 %, l’effet du recyclage est quasiment insignifiant sur le long terme ».

Au regard de la crise qui se développe, légiférer pour lutter contre la faible qualité des produits est devenu urgent. D’autres l’ont fait avant nous, comme l’Allemagne depuis 1994 et le Japon depuis 2000. Il semble qu’un nombre croissant de nos concitoyens, confrontés quotidiennement à des expériences malencontreuses, soient conscients de la nécessité de faire évoluer le modèle de production, de consommation, et donc de développement.

La surabondance des déchets est manifeste s’agissant des DEEE. Une filière de gestion des déchets d’équipements électriques et électroniques a été mise en place dans notre pays en 2006, l’objectif étant de responsabiliser les producteurs. Lors de notre séance publique du 12 février dernier, nous avons dû repousser à 2020 la fin du mécanisme d’éco-participation, en raison du stock très important de DEEE historiques.

Beaucoup d’articles de presse et de reportages dénoncent la conception actuelle des équipements électroménagers. Le modèle de production en grande quantité, souvent dans des pays émergents, a envahi le marché et impose un taux de remplacement plus élevé. Chacun comprend que ce modèle est contestable, puisqu’il pousse à une forme de surconsommation.

En effet, il est de moins en moins possible de remplacer les pièces défectueuses, qui ne sont pas accessibles en raison de la conception du produit ou sont trop coûteuses, ce qui impose un remplacement du matériel dans son ensemble. La durée de vie des équipements est aussi moins longue, ce qui amène à parler d’obsolescence programmée.

Les consommateurs sont doublement pénalisés : ils achètent des produits qui durent moins longtemps, tout en assumant financièrement une partie du coût de leur collecte et de leur recyclage, à travers le paiement d’une éco-participation.

La réparation, au-delà de la prolongation de la durée de vie des produits, permet de conserver des emplois locaux, en particulier dans le secteur de l’économie sociale et solidaire – à laquelle je vous sais très attentif, monsieur le ministre –, des savoir-faire et des compétences dans notre pays. Elle est peu délocalisable, c’est pourquoi il faut inverser le sens de l’évolution actuelle de la consommation.

Revenir à un nouveau modèle de production impose, je le crois, de penser l’éco-conception du produit, du matériel, de telle sorte qu’il puisse être réparé et réutilisé, éventuellement plusieurs fois. L’ambition est donc de passer du « tout jetable » au « tout utile » : c’est bien ce modèle industriel qui doit prévaloir.

M. Jean-Jacques Filleul. Comme beaucoup ici, j’ai connu un temps où les pneumatiques usagés des véhicules étaient, pour une part, réemployés – rechapés, disait-on à l’époque. À ma connaissance, ce modèle a disparu. Pourtant, il permettait de prolonger la durée d’utilisation des pneumatiques en toute sécurité. C’est un exemple parmi d’autres. Nous devons arrêter d’importer des produits à bas prix et de faible qualité. Cela permettra de mettre sur le marché des produits durables et réparables, au final moins chers pour les consommateurs.

Le modèle capitaliste et le marché poussent au gaspillage, à l’utilisation sans contrôle des matières premières et au renouvellement automatique des produits ou des matériels obsolètes. Comme d’habitude, ils ne régulent rien et conduisent au contraire à une forme d’économie aberrante et peu respectueuse de l’environnement. Jeremy Rifkin, beaucoup d’autres experts et les associations environnementales réclament l’instauration d’un autre modèle qui, outre l’éco-conception et son modèle d’écologie industrielle, doit intégrer la fonctionnalité, privilégiant l’usage plutôt que la possession, et le réemploi du produit afin de le remettre dans le circuit économique ou de le modifier pour lui assurer une nouvelle vie. Viennent ensuite la réutilisation et le recyclage des matières premières issues des déchets valorisés.

En fait, c’est tout un mode de vie qui est à revoir, à repenser. On pourrait, par exemple, promouvoir la consommation de l’eau du robinet, supprimer l’utilisation des bouteilles d’eau en plastique pour les remplacer, comme l’ont fait d’autres pays européens, par des bouteilles en verre, lutter contre le gaspillage alimentaire. Des initiatives sont lancées actuellement dans un certain nombre de cantines scolaires ; des chiffres, effrayants, montrent que 30 % des produits alimentaires seraient jetés.

Bien d’autres initiatives peuvent être prises : ne plus fabriquer des produits à usage unique, lutter contre le gaspillage du papier, concevoir un chargeur universel pour les téléphones portables… Surtout, je crois utile de mettre en place des programmes pédagogiques pour montrer aux enfants – les futurs adultes – comment utiliser les bonnes pratiques.

Ce débat, monsieur le ministre, est hautement d’actualité. Il doit déboucher sur des mesures acceptées par nos concitoyens. Je crois beaucoup à ces évolutions qui sont portées depuis plusieurs années, au travers de multiples initiatives, par des particuliers, des associations, des entrepreneurs, des gouvernements et même l’Union européenne. Notre pays ne peut pas être en reste. (Applaudissements sur de nombreuses travées.)

M. le président. La parole est à Mme Delphine Bataille.

Mme Delphine Bataille. La question orale de notre collègue Jean-Vincent Placé sur la lutte contre l’obsolescence programmée est d’une grande importance, car elle renvoie à l’avenir de notre modèle économique.

Cette notion d’obsolescence programmée, qui a été vulgarisée dans les années cinquante, connaît aujourd’hui un regain d’intérêt. Médiatisée récemment, elle a aussi fait l’objet de nombreux rapports et études.

Cependant, cette notion revêt plusieurs acceptions. M. Placé a repris celle qu’avait proposée l’ADEME dans une étude publiée en 2012, selon laquelle il s’agit d’un stratagème par lequel un bien verrait sa durée normative sciemment réduite dès sa conception.

Pour d’autres, l’obsolescence programmée consiste également en la dévalorisation de l’image d’un produit auprès du consommateur, notamment par des sauts technologiques ou des effets de mode, ce qui favorise un renouvellement prématuré des produits.

Dans ces deux cas, soit techniquement et a priori, soit subjectivement et a posteriori, il s’agit de réduire artificiellement la durée de vie des produits.

Toutefois, il semble difficile de croire que les fabricants puissent, à une grande échelle, affaiblir techniquement leurs produits ou programmer délibérément leur fin de vie dès leur conception, sans avoir la certitude d’en tirer profit pour leur propre marque. Il est plus logique de penser que la plupart d’entre eux arbitrent en fonction de contraintes de coût, de techniques de fabrication, donc d’efficacité ou de rendement, ou de phénomènes de concurrence.

La durée de vie d’un bien ne peut être dissociée de son coût et les producteurs vont tendre, dans la majorité des cas, à offrir le meilleur rapport qualité-prix dans une optique de production de masse et de consommation optimale.

Le consommateur est assurément placé dans cette même logique lorsqu’il arbitre entre un produit bon marché, mais fragile, et un produit fiable, mais cher.

Les producteurs vont également, pour continuer à vendre sur nos marchés très concurrentiels et déjà suréquipés, inciter le consommateur à renouveler ou à diversifier le plus souvent possible les biens qu’il possède.

Ce système sous-tend toute notre économie industrialisée et, dans cet esprit, l’arrêt de la production de pièces détachées est, cela a été dit, un levier d’action puissant à la disposition des industriels.

Cependant, cette économie de la surconsommation et de la surproduction soulève de graves questions environnementales et pèse sur notre balance commerciale.

Il est certain que notre mode de consommation actuel est facteur de gaspillage des ressources naturelles et génère toujours plus de déchets. Aussi, dans un contexte de raréfaction des matières premières et d’amplification de la pollution, est-il devenu urgent de réguler notre consommation, notamment par un allongement de la durée de vie des produits fabriqués. C’est la raison pour laquelle cette question avait été évoquée par le Président de la République, puis par vous, monsieur le ministre, il y a quelques mois.

Aujourd'hui, tout le monde semble décidé à s’emparer de cette problématique et à proposer des mesures pour lutter contre l’obsolescence programmée. Toutefois, il paraît évident que la mise en place trop brutale de mesures qui ne prendraient pas en compte l’ensemble des paramètres et conduiraient à freiner fortement notre consommation pourrait affecter gravement l’économie nationale, déjà atone. En effet, la priorité, dans le contexte actuel, est de préserver l’emploi.

La société de consommation a bien des défauts, qui sont stigmatisés depuis près de cinquante ans, et l’ont notamment été par les contestataires de 1968.

Ces critiques apparaissaient comme un luxe culturel à la fin des Trente Glorieuses, dans une société de quasi-plein emploi. Nous n’en sommes plus à cette époque, durant laquelle les risques de hausse du chômage étaient faibles. Aujourd'hui, l’emploi constitue le bien le plus précieux. C'est pourquoi les initiatives qui pourraient ralentir la production à l’intérieur de nos frontières ne doivent pas nuire à l’emploi.

En revanche, en ce qui concerne les produits importés qui inondent notre marché à des prix compétitifs, tels le textile chinois ou l’électronique asiatique, cet argument est beaucoup moins pertinent.

Par conséquent, la lutte contre l’obsolescence programmée ne peut concerner notre seul cadre économique hexagonal, mais doit être envisagée, comme l’a souligné Jean-Vincent Placé, à l’échelle de l’Union européenne, afin que tous les États membres soient soumis aux mêmes règles, voire à l’échelon international, bien que cette perspective semble peu réaliste.

M. Placé nous a présenté un certain nombre de dispositions, détaillées plus précisément dans la proposition de loi qu’il a déposée sur le bureau du Sénat. Elles s’inscrivent globalement dans une approche qui vise à modifier radicalement la relation entre les entreprises et leurs clients. À terme, il s’agit de passer d’une économie de consommation à une économie d’usage, dite encore économie de la fonctionnalité, qui implique de remplacer la vente d’un ou de plusieurs biens et services par celle de leur usage.

Je ne débattrai pas ici de ce modèle économique et de ses avantages, mais il est indispensable de faire preuve d’une grande vigilance dans la mise en œuvre de ces mesures qui constituent, à l’évidence, des dispositifs bien plus complexes qu’il n’y paraît.

Comment garantir, en effet, la durée de vie d’un produit qui, bien que de fabrication française, comporte une part importante d’intrants fabriqués hors de notre pays ? A-t-on bien mesuré l’impact des distorsions de concurrence que cela implique ? Quels sont les risques pour nos filières industrielles ? Enfin, quel sera le coût social réel de ces dispositifs ? Autant de questions qui méritent que le débat soit posé de manière réaliste et réfléchie, afin d’écarter les solutions précipitées et inadaptées et d’éviter de s’engager, de fait, dans une impasse.

Je gage que vous saurez, monsieur le ministre, prendre la mesure de tous les enjeux, à la fois économiques et sociaux, et proposer les justes réponses à cette problématique. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Mirassou.

M. Jean-Jacques Mirassou. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il nous est arrivé à tous d’acheter un article électroménager, par exemple, en nous demandant – du reste, la plupart du temps sans se faire d’illusions – quelle était l’espérance de vie de ce produit. Tel M. Jourdain faisant de la prose sans le savoir, nous avons tous été aux prises, sans toujours nous en rendre compte, avec le phénomène de l’obsolescence prématurée.

L’obsolescence programmée est maintenant une réalité à laquelle chacun est confronté. Il faut également reconnaître que cette prime au gaspillage est banalisée, avec toutes les conséquences que cela emporte, notamment la saturation de l’environnement par la surproduction de déchets toxiques et son corollaire, le coût croissant du retraitement. Des estimations évaluent aujourd’hui ce coût à environ 364 euros par an pour un ménage de quatre personnes en France.

Durant les Trente Glorieuses, on parlait de société de consommation. Depuis, nous avons franchi un palier, mais la situation n’est pas satisfaisante. C’est pourquoi, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous nous félicitons de la tenue de ce débat aujourd’hui.

On l’aura compris, on soupçonne de nombreux fabricants de mettre en œuvre une stratégie industrielle et commerciale d’obsolescence programmée, même si sa réalité n’est pas toujours démontrée. Cela nous pousse naturellement à nous interroger.

L’UFC-Que Choisir partage ces interrogations et nous invite à une lecture critique de notre modèle économique. Dans le même temps, cette association de défense des consommateurs nous incite, à juste titre, à ne pas concentrer notre réflexion uniquement sur la conception des matériels soupçonnés de relever d’une logique d’obsolescence programmée. En effet, sur le site internet du magazine Stratégies, l’UFC-Que Choisir explique que des tests ont été menés en laboratoires et qu’ils n’ont pas toujours été probants quant à l’existence d’une telle stratégie. Elle préfère parler d’obsolescence organisée et souligne en outre qu’une association regroupant notamment des entreprises commercialisant des biens électroménagers a indiqué dans une étude que la durée de vie des produits proposés aujourd’hui par ces dernières serait aussi longue que celle des matériels qu’elles vendaient voilà quelques décennies.

Il est donc important de rappeler que le présent débat ne saurait en aucune façon être interprété, d’une manière simpliste, par généralisation abusive, comme une mise en accusation de tous les secteurs industriels.

Le théoricien de la décroissance Serge Latouche a, quant à lui, contribué à ce débat en distinguant une « obsolescence planifiée ». Il cite l’exemple des puces électroniques qui seraient insérées dans les imprimantes afin que ces dernières cessent de fonctionner après avoir produit un certain nombre de copies.

On voit que le problème n’est pas simple, puisqu’émergent au moins trois types d’obsolescence faisant l’objet, pour le meilleur ou pour le pire, d’un débat d’experts.

En ce qui nous concerne, mes chers collègues, il nous revient de nous pencher sur la nature de la société dans laquelle cette problématique est apparue. C’est donc bien selon une perspective sociétale que nous devrons redéfinir, sans doute constamment, notre rapport à la consommation et à la croissance.

Notre société doit-elle s’inscrire dans une forme de fatalité du consumérisme aveugle ? Est-il d’ailleurs impossible d’envisager une éco-conception des produits de consommation tout en préservant la dynamique de nos filières industrielles ? Ce défi, qui mérite à mon sens d’être relevé, concerne bien sûr la relation qui doit exister entre les consommateurs, les distributeurs et les industriels.

Effectivement, il ne s’agit pas uniquement ici de la mise hors service prématurée de biens de consommation dont on suppose qu’ils pourraient servir plus longtemps : il faut aussi évoquer les pannes trop fréquentes, la difficulté à démonter et à réparer les appareils, l’indisponibilité des pièces de rechange et, souvent, l’inefficacité des services après-vente lorsque l’appareil est en panne ou arrive en fin de garantie. La course à l’innovation, les phénomènes de mode, la puissance de la publicité pour imposer des achats sont également à prendre en compte.

Monsieur le ministre, vous avez choisi de saisir à ce propos le Conseil national de la consommation, et il se dit que vous pourriez éventuellement inclure des mesures relatives à la lutte contre l’obsolescence programmée dans la grande loi sur la consommation que vous préparez actuellement avec vos services. On ne peut que se féliciter de cette initiative, témoignant de la prise en compte par le Gouvernement de cette problématique qui ne saurait être réduite à sa dimension de défense de l’environnement et de lutte contre le gaspillage.

Les filières industrielles et la distribution doivent être repensées à l’échelon européen, en ménageant la transition vers un système de production valorisant l’éco-conception, l’efficacité énergétique, le recyclage, et conçu pour laisser toute sa place à un secteur de la réparation susceptible de constituer un énorme gisement d’emplois. Si le secteur de la réparation compte quelque 70 000 entreprises, on peut supposer, sans être démesurément optimiste, que la mise sur le marché de produits réparables pourrait lui donner un sérieux coup d’accélérateur.

En cette période de crise structurelle et massive, il nous appartient de redéfinir notre modèle économique, et donc notre relation à la consommation, qui est l’un de ses piliers, mais aussi l’une de ses fragilités. Cela doit se faire bien sûr avant tout au bénéfice du consommateur. Telle est l’ambition qui nous anime, monsieur le ministre, et je suis certain que vous la partagez ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Yves Détraigne applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Benoît Hamon, ministre délégué auprès du ministre de l'économie et des finances, chargé de l'économie sociale et solidaire et de la consommation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux tout d’abord remercier M. Placé d’avoir demandé l’inscription à l’ordre du jour du Sénat de cette question orale sur la lutte contre l’obsolescence programmée. Cela nous offre l’occasion de réfléchir ensemble, loin du tumulte de l’actualité politique, aux modes de consommation et aux modes de production, ainsi qu’à la façon dont nous voulons faire évoluer les uns et les autres.

Ne nous concentrons pas uniquement sur les comportements des consommateurs, qui peuvent évoluer au gré d’un certain nombre de signaux rationnels, comme les prix ; réfléchissons également à la façon dont, au travers de l’évolution des systèmes de valeurs, nous pouvons les inciter à adopter des modes de consommation plus respectueux de l’environnement et plus vertueux sur le plan social.

Pour étayer cette réflexion, je commencerai par évoquer un ouvrage du philosophe Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d’hyperconsommation.

« Paradoxe », c’est en effet le terme qui définit sans doute le mieux notre époque, où émerge la figure de l’ « hyper-consommateur », mieux informé qu’autrefois et plus libre de ses choix, certes, au sens où il dispose de davantage de produits et est peut-être moins captif des anciennes cultures de classe. Cependant, dans le même temps, le mode de vie, le plaisir sont de plus en plus liés à la possession, au système marchand, aux images et aux valeurs que véhicule la publicité, modèle appelé « expansion du marché de l’âme » par Gilles Lipovetsky, qui résume ainsi ce paradoxe : « plus se déchaînent les appétits d’acquisition et plus se creusent les dissatisfactions individuelles ». En clair, malgré les logiques d’accumulation qui prévalent, le sentiment de frustration reste intact.

L’être humain est fondamentalement un être de comparaison : on est heureux relativement à la situation des autres. Or, selon Daniel Cohen, « cette course-poursuite est vaine, car les autres veulent également vous dépasser ».

L’autre paradoxe, c’est que cette course à l’abondance n’est plus synonyme de croissance et d’emploi dans nos sociétés développées. Au contraire, l’hyperconsommation met en lumière les externalités négatives du modèle productif nécessaire pour assouvir ce désir de consommer.

Ces externalités négatives sont sociales – précarité, baisse des revenus du travail, multiplication des délocalisations – et environnementales, à travers la surconsommation d’énergie, les émissions de gaz à effet de serre ou l’accumulation des déchets.

L’incarnation de ce paradoxe, c’est l’émergence, notamment en Europe, de l’économie low cost, modèle qui peut paraître séduisant en raison du discours de démocratisation, de valorisation de l’achat « malin » qui le sous-tend, mais qui, en réalité, atteint vite ses limites. On en arrive ainsi à des situations ubuesques : à force de demander des prix toujours plus bas, on achète le droit d’être au chômage. En effet, en stimulant la concurrence par la baisse des prix, le consommateur arbitre contre ses propres intérêts de producteur, voire d’assuré social.

Monsieur Placé, je vous remercie de nous inviter à cette réflexion, car la finalité d’un projet politique, qu’il soit de droite ou de gauche d’ailleurs, ne saurait se limiter à proposer à nos concitoyens de consommer, et de consommer toujours plus. Notre société, celle que nous voulons bâtir, ne se résume pas à la société de l’accumulation et de la consommation ; elle doit bien évidemment faire de la place à la solidarité entre les individus et les générations, à la justice, à l’éducation, à la culture et, aujourd'hui, à la préservation de l’environnement et à la transition écologique. Cela nous appelle donc à repenser nos modes de consommation comme nos modes de production.

Pour autant, j’y insiste, ce n’est pas parce que la consommation ou l’hyperconsommation n’est plus aujourd'hui synonyme de croissance et d’emploi qu’une société sans consommation serait souhaitable ou que la baisse de la consommation amènerait l’effet inverse. En réalité, sans consommation, les investissements se tarissent, l’innovation stagne, la croissance se grippe et les emplois en pâtissent.

Mme Laurence Rossignol. On n’en est pas là !