Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteur.

Mme Michelle Demessine, rapporteur de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, la question des fusillés pour l’exemple constitue un volet particulièrement douloureux de la Grande Guerre. Elle renvoie à la condamnation par les tribunaux militaires et à l’exécution par l’armée de ses propres soldats, reconnus coupables de manquements à la discipline militaire : refus d’obéissance, abandon de poste, désertion à l’ennemi,...

Cette question est difficile, car elle nous confronte à des histoires personnelles bouleversantes, comme celle du soldat Lucien Bersot, condamné et exécuté pour n’avoir pas voulu porter le pantalon taché de sang d’un camarade, celui du sous-lieutenant Chapelant, fusillé attaché sur son brancard, ou celles de ces hommes soupçonnés de mutilations volontaires, alors qu’ils avaient été blessés par des balles allemandes, fusillés pour abandon de poste.

Ces destins individuels tragiques, qui s’inscrivent dans un contexte de mort de masse, nous bouleversent d’autant plus que nous les appréhendons avec notre regard contemporain, pour lequel la mort n’est plus banale, pour lequel la vie, les droits de l’homme, la justice sont les valeurs les plus importantes, du moins dans nos démocraties.

Cette question est aussi sensible, car elle renvoie à une zone d’ombre de notre histoire nationale, qui a fait l’objet de controverses marquées entre, d’un côté, les tenants de l’ordre, estimant que la discipline, clé de voûte de l’armée, garante de l’intégrité de la nation, justifie la plus grande sévérité et ne saurait souffrir de mises en cause et, de l’autre, les partisans d’une lecture humaniste, qui considèrent que ces hommes, jetés en pâture sur les champs de bataille, condamnés à se battre, avaient finalement quelques excuses. Je rappelle que, le premier jour de la guerre, il y a eu 17 000 morts, souvent des paysans qui, la veille, étaient encore dans les champs.

Il me semble que ce débat commence aujourd’hui à être dépassé. Le sort des fusillés, qui a été au cœur du combat de familles, de militants des droits de l’homme et, il faut y insister, d’associations d’anciens combattants, est depuis quelques années évoqué dans le discours politique officiel. Lionel Jospin, en tant que Premier ministre, a ouvert la voie à Craonne en 1998, plaidant pour que les soldats « fusillés pour l’exemple » réintègrent notre mémoire collective. En 2008, Nicolas Sarkozy, Président de la République, les inclut dans son hommage à tous les soldats de la Grande Guerre lors de la commémoration de l’Armistice à Douaumont, reconnaissant au nom de la nation que « beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’étaient pas des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ». Récemment, dans son allocution pour le lancement des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, le Président François Hollande a évoqué « ceux qui furent condamnés de façon arbitraire et passés par les armes », invoquant un esprit de réconciliation.

Avant d’aborder la proposition de loi, il me semble nécessaire de revenir sur les faits et le contexte dans lequel ils sont intervenus.

Selon le rapport du comité d’experts présidé par l’historien Antoine Prost, remis au Gouvernement en octobre 2013, on dénombre un peu plus de 600 soldats fusillés pour des motifs strictement militaires, c’est-à-dire en excluant les condamnations pour crimes de droit commun et pour espionnage. Les deux tiers de ces exécutions ont eu lieu dans les premiers mois du conflit, entre le début des hostilités et le milieu de l’année 1915.

Comme l’ont mis en évidence les historiens, c’est dans cette période, difficile sur le plan militaire et politique, que la justice militaire s’est montrée la plus répressive, l’armée ayant obtenu des mesures d’exception : suspension des recours en révision, suspension de l’exercice du droit de grâce par le Président de la République et, surtout, instauration de conseils de guerre spéciaux, dits aussi cours martiales, qui jugeaient en formation restreinte, sans instruction préalable, sans possibilité de recours et sans droit de grâce, les droits de la défense étant quasiment inexistants. Le haut commandement militaire assortit en outre ces mesures de directives tendant à une justice sévère, expéditive, destinée à conforter la discipline. C’est à ce moment qu’ont eu lieu les dérives que l’on sait et que se sont déroulées les principales affaires, comme celle des fusillés de Vingré, de Souain ou encore de Flirey, qui auront très vite un grand retentissement.

Cette ligne très dure s’infléchira en 1915, à la faveur de la reprise en main de l’armée par le pouvoir politique, à laquelle le Parlement contribua activement. À ce sujet – j’ouvre une parenthèse –, se tiendra cet après-midi au Sénat un colloque sur le parlementarisme de guerre pendant la Première Guerre mondiale, qui devrait rappeler l’implication forte des deux assemblées dans le suivi des opérations militaires et le développement d’un « contrôle parlementaire aux armées » à compter de ce tournant.

C’est ainsi qu’à partir de 1915 des mesures d’assouplissement sont obtenues : la possibilité de grâce présidentielle est rétablie dès janvier 1915, les conseils de guerre spéciaux sont supprimés de facto à la fin de l’année 1915 et une loi réformant profondément le fonctionnement de la justice militaire est votée le 27 avril 1916, qui renforce les droits de la défense et l’instruction préalable, introduit la prise en compte des circonstances atténuantes pour les crimes et délits en temps de guerre et rétablit les recours en révision. Finalement, et je me permets cette remarque, ce tournant n’est-il pas avec le recul une forme d’aveu ?

Des exécutions se dérouleront encore tout au long du conflit, mais à une tout autre échelle. Les mutineries de 1917, notamment, seront moins sévèrement réprimées que les défaillances individuelles des premiers mois de la guerre.

Constituée d’un article unique, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui tend à procéder à une réhabilitation générale et collective des fusillés pour l’exemple de la Première Guerre mondiale. Elle prévoit que leurs noms soient portés sur les monuments aux morts et que la mention « Mort pour la France » leur soit attribuée. Elle comporte en outre une demande de pardon de la nation à leur famille et au pays tout entier.

Il faut bien en comprendre l’intention : il s’agit de mettre fin à une discrimination qui flétrit la mémoire des fusillés. En effet, bien souvent, sauf dans un moment de faiblesse qui leur fut fatal, ils ont été de bons soldats.

Le terme « réhabilitation » a une implication précise : il signifie l’annulation des jugements rendus par les conseils de guerre. À cet égard, il convient de rappeler qu’un certain nombre de réhabilitations de fusillés, entre quarante et cinquante, sont intervenues dans l’entre-deux-guerres, dans le cadre de procédures judiciaires de révision : procédures de droit commun d’abord, puis, en raison des difficultés à obtenir des révisions, dans le cadre d’une cour spéciale de justice militaire, créée par la loi. Composée à parité de magistrats et d’anciens combattants, cette cour a siégé de 1933 à 1935.

Ces réhabilitations ont permis aux soldats fusillés qui en ont fait l’objet de se voir attribuer, comme les soldats morts au combat, la mention « Mort pour la France », à laquelle sont attachés un certain nombre de droits, honorifiques et pécuniaires, le plus emblématique étant que le nom du soldat est inscrit avec cette mention sur le monument au mort de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation.

Ces dernières années, la question de la mémoire des fusillés et de leur réhabilitation a refait surface, dans le cadre d’un renouvellement de l’intérêt porté à l’histoire de la Première Guerre mondiale, notamment à l’approche de la commémoration de son centenaire. Des études historiques ont été menées, mettant en évidence l’ampleur et le caractère marqué du phénomène, même s’il faut garder en tête, par ailleurs, le nombre de l’ensemble des victimes de la Grande Guerre : 1 350 000 morts.

Les associations de droits de l’homme, d’anciens combattants se sont positionnées et plusieurs demandent la réhabilitation des fusillés pour l’exemple, eu égard aux excès commis par une justice d’exception. Les possibilités judiciaires de réviser les procès étant extrêmement limitées, la proposition de loi vise à procéder à une réhabilitation des fusillés par la loi.

L’examen de ce texte par la commission des affaires étrangères a donné lieu à un débat approfondi, mettant en évidence différents points de vue. De fait, le texte proposé soulève plusieurs difficultés.

Se pose tout d’abord la question du champ d’application de la mesure de réhabilitation. En effet, les termes « fusillés pour l’exemple » ne renvoient pas à une catégorie juridique particulière,…

Mme Michelle Demessine, rapporteur. … encore moins à un nombre précis de fusillés. Ils visent, selon les cas, à évoquer la dimension exemplaire que revêtait la condamnation, c’est-à-dire l’idée qu’elle doit dissuader les autres soldats d’agir pareillement, le caractère démonstratif de l’exécution, qui, conformément au règlement militaire alors en vigueur, donne lieu à un cérémonial très codifié en présence de la troupe, ou encore le fait que certains fusillés ont été arbitrairement désignés parmi d’autres coupables pour être, en quelque sorte, des victimes expiatoires.

L’exposé des motifs de la proposition de loi faisant référence à « plus de 600 fusillés pour l’exemple », on peut considérer que sont ici visés tous les fusillés pour manquements à la discipline militaire, à l’exception des soldats exécutés pour crimes de droit commun et des civils coupables d’espionnage.

Est-il dès lors légitime de considérer que ces 600 et quelques fusillés mériteraient d’être réhabilités ? Cela semble difficile, car, aussi injustes et arbitraires qu’ils puissent paraître aujourd’hui, les jugements rendus à l’époque étaient pour la plupart conformes au code de justice militaire. Le législateur ne peut rétrospectivement mettre en cause le droit en vigueur et juger l’histoire. Or si beaucoup de ces jugements sont contestables, leur mise en cause ne pourrait intervenir qu’au cas par cas, au vu d’un examen individuel des dossiers, avec toutes les difficultés que cet exercice comporterait, compte tenu de l’état des dossiers.

La loi ne saurait, de manière globale et indifférenciée, déclarer innocents tous les fusillés. La notion de « pardon » que la nation demanderait « aux familles et à la population du pays tout entier » ne paraît pas davantage appropriée. L’État peut-il demander pardon, cent ans après, d’avoir fait respecter le droit militaire en vigueur, même si l’on ne peut que regretter qu’il ait été appliqué de manière expéditive, parfois même sans procès ? Ce serait admettre que l’impératif de défense de la nation n’était pas légitime.

Enfin, l’attribution à chaque soldat fusillé de la mention « Mort pour la France », qui découlerait de la réhabilitation, pose problème sur le plan juridique. En effet, la situation des fusillés ne correspond à aucun des cas de figure énoncés à l’article L. 488 du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre, qui définit les conditions d’attribution de cette mention et qui exige que le décès soit la conséquence directe d’un « fait de guerre ».

Compte tenu des problèmes posés par ce texte et afin de répondre à la demande de reconnaissance de ceux qui ont été, pendant trop longtemps, stigmatisés et mis au ban de la mémoire des soldats de la Grande Guerre, j’avais, en tant que rapporteur, proposé à notre commission une rédaction alternative tendant à une reconnaissance morale et symbolique des fusillés pour l’exemple n’impliquant pas l’attribution de la mention « Mort pour la France ». Cette initiative s’inspirait de celle du Royaume-Uni, qui, en 2006, a procédé dans le cadre d’une loi relative aux forces armées, à la réhabilitation symbolique de tous les soldats de l’Empire britannique exécutés en raison de manquements disciplinaires pendant la Première Guerre mondiale.

Permettez-moi de dire que, en tant que sénatrice du Nord, territoire où cette histoire est encore vivante et qui compte de nombreux cimetières militaires britanniques, je suis particulièrement touchée par la décision du Royaume-Uni. Ce pays, bien qu’il ait payé un lourd tribut à cette guerre, a su montrer l’exemple en accordant cette forme de pardon. Je pense que nous pourrions nous inspirer de ce geste.

Malheureusement, la commission n’a pas suivi ma proposition. Je défendrai donc un amendement en ce sens à titre personnel avec mon collègue Billout.

Dans ce débat compliqué, pour ne pas dire inextricable, la commission des affaires étrangères n’a donc pas adopté la proposition de loi et a préféré s’en tenir à la solution annoncée par le Président de la République en novembre 2013, fondée sur deux mesures symboliques : l’ouverture d’une salle consacrée aux fusillés au musée de l’armée aux Invalides ainsi que la numérisation et la mise en ligne de l’ensemble des dossiers des fusillés détenus par l’État.

Pour conclure, je soulignerai que, quelle que soit l’issue de ce débat, il me semble particulièrement important qu’il ait lieu maintenant, en pleine année de commémoration du centenaire de la Grande Guerre et tout spécialement ce 19 juin, jour que le Sénat consacre à la commémoration de cet événement. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Christian Namy applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. le secrétaire d'État.

M. Kader Arif, secrétaire d'État auprès du ministre de la défense, chargé des anciens combattants et de la mémoire. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, l’examen de la proposition de loi relative à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple de la guerre de 1914-1918 suscite un débat dont je mesure toute la solennité. De même, je suis conscient de l’importance que revêt ce matin l’expression de la représentation nationale et du Gouvernement.

La question que plusieurs de vos collègues ont souhaité soumettre au débat parlementaire est avant tout une question humaine, de cœur et parfois d’émotion.

Je tiens à commencer mon intervention en rappelant l’histoire des fusillés, même si les deux orateurs qui m’ont précédé s’y sont déjà attachés.

Cette histoire est d’abord celle d’un conflit dévastateur ; elle ne peut se lire qu’à travers le filtre de la Première Guerre mondiale. De fait, l’histoire des fusillés s’est jouée dans l’ombre d’une guerre totale, d’une guerre mondiale, d’une guerre brutale qui a jeté dans l’horreur des tranchées, dans le froid des hivers, dans la violence des combats 65 millions d’hommes à travers le monde. Aussi devons-nous prendre garde que le rappel de l’histoire des fusillés n’occulte celle des millions d’hommes et de femmes qui sont allés au bout de leur combat, parfois jusqu’au sacrifice suprême. Il ne peut ni ne doit rien enlever au courage et à l’héroïsme des soldats auxquels nous rendons hommage à Verdun, dans la Somme, dans la Marne ou au Chemin des Dames.

Parler de la Grande Guerre, c’est parler des 10 millions de combattants morts au combat et des 20 millions de blessés : les amputés, les gazés, les « gueules cassées », qui portèrent à jamais dans leur âme et dans leur chair l’empreinte de cette guerre. C’est parler des combattants de l’arrière, de ce peuple sans armes, de ces femmes et de ces hommes qui ont souffert, qui ont tenu et maintenu l’économie de notre pays pour que la France puisse rester debout.

Parler de la Grande Guerre, c’est aussi parler de ceux qui n’ont pas tenu face à la peur du lendemain, face à l’âpreté des combats, face à l’horreur du quotidien ; de ceux qui, parfois, furent condamnés pour n’avoir été que des hommes.

En vérité, les conditions dans lesquelles s’est déroulée la Première Guerre mondiale furent d’une brutalité si grande que Maurice Genevoix a écrit : « Ce que nous avons fait, c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes, et nous l’avons fait ».

Qui furent les soldats de la Grande Guerre fusillés dans ce contexte ? La pluralité des cas rend difficile la définition d’un périmètre de réhabilitation générale. Ainsi, Joseph Maire est fusillé le 11 septembre 1914 pour abandon de poste en présence de l’ennemi, alors que son dossier laisse penser qu’il ne s’est jamais soustrait au combat ; Lucien Bersot, que Mme la rapporteur a mentionné, est fusillé le 13 février 1915 pour avoir refusé de porter le pantalon souillé du sang de l’un de ses camarades ; sept soldats du 327e régiment d’infanterie sont fusillés sans jugement pour abandon de poste ; l’officier G. est fusillé en 1917 pour intelligence avec l’ennemi.

Dans leur grande majorité, les fusillés sont des militaires condamnés par un conseil de guerre et qu’un peloton d’exécution a passés par les armes. S’ajoutent à eux quelques civils français et étrangers condamnés en conseil de guerre pour faits d’espionnage. Enfin, quelques militaires ont fait l’objet d’une exécution sommaire au front, par des officiers.

L’expression « fusillés pour l’exemple » résiste mal à l’épreuve de ces quelques remarques. Si l’exemplarité est une notion pertinente dans la mesure où elle a guidé la stratégie disciplinaire des officiers, il n’y a pas eu à proprement parler de décimation ; un seul cas est avéré, selon le rapport que le professeur Antoine Prost m’a remis le 1er octobre dernier.

L’exemplarité est le souci qui anime un officier décidant de faire exécuter l’un de ses soldats au motif de désobéissance, dans l’intention de prévenir de nouveaux abandons de poste. Elle réside dans ce moment insupportable où des hommes voient leur camarade rejoindre le peloton d’exécution, puis tomber en son nom.

Si la faute commise aurait parfois été condamnée par une autre juridiction qu’un tribunal militaire, le verdict rendu imposait à des hommes qui supportaient déjà le pire de voir tomber un frère d’armes, un camarade, un ami. Des historiens rapportent que, face au peloton d’exécution, nombreux furent ceux qui clamèrent qu’ils n’étaient pas des lâches, mais que la condamnation était juste. L’exemplarité n’excluait donc pas la culpabilité au regard du droit de l’époque, mais elle imposait aux hommes le spectacle de la souffrance.

Personne aujourd’hui ne conteste cette réalité. D’ailleurs, c’est dès le lendemain du conflit que familles et associations se sont mobilisées pour que de nombreux fusillés soient réhabilités.

Des questions récurrentes se posent, qui traversent les générations ; celle des fusillés de la Grande Guerre en fait partie.

Le débat mémoriel s’est ouvert en France sitôt la guerre terminée. Plusieurs cas de condamnés à mort et d’exécutés ont été dénoncés comme des injustices. Des lois d’amnistie sont revenues sur les condamnations prononcées par les tribunaux militaires : ce sont les lois des 24 octobre 1919, 29 avril 1921, 9 août 1924 et 3 janvier 1925. En outre, la loi du 9 mars 1932 a institué une cour spéciale de justice militaire destinée à examiner les recours présentés par les familles.

Dans certains cas, l’annulation du jugement a été prononcée et la réhabilitation ordonnée ; je pense aux fusillés de Vingré et aux caporaux de Souain, réhabilités respectivement en 1921 et 1934. Nombreux sont les cas pour lesquels une solution a été trouvée : la réhabilitation, voire l’octroi de la mention « Mort pour la France ».

Je profite de ma présence à la tribune ce matin pour saluer très sincèrement devant la représentation nationale le combat mené depuis les années vingt par plusieurs associations, en particulier la Ligue des droits de l’homme et la Ligue pour les familles de fusillés. Depuis des décennies, elles agissent pour défendre la mémoire de ceux qui n’étaient, comme nous, que des hommes.

En 1957, Hollywood s’est emparé à son tour de la figure du fusillé de 14-18, derrière la caméra de Stanley Kubrick. Dans Les Sentiers de la gloire, le grand public a découvert dans quel contexte des soldats ont été fusillés : celui d’une justice militaire devenue une justice d’exception. Le film met en scène trois hommes du 701e régiment repliés sous le feu ennemi, qui sont tirés au sort, condamnés à mort et exécutés – un récit qui lui a valu d’être censuré en France jusqu’en 1975.

Le tournant mémoriel s’est opéré ensuite sur le champ politique, avec le discours prononcé par Lionel Jospin à Craonne, le 5 novembre 1998. Dans ce discours, l’ancien Premier ministre forme le vœu que « ces soldats, "fusillés pour l’exemple", au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale ».

Dix ans plus tard, le Président Nicolas Sarkozy s’exprimait dans ces termes : « […] quatre-vingt-dix ans après la fin de la guerre, je veux dire, au nom de notre nation, que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches, mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ».

J’ai tenu – je le dis sans aucune prétention – à inscrire mon action dans la continuité de ces paroles. C’est ainsi que, en novembre 2012, j’ai attribué la mention « Mort pour la France » au lieutenant Chapelant, l’un des trois soldats du film de Kubrick, fusillé sur sa civière le 11 octobre 1914. Ce geste symboliquement fort était pour moi un premier pas : un pas pour dire que ce débat était toujours ouvert, que j’en étais totalement conscient et que je l’abordais avec responsabilité.

Je rappelle que la mention « Mort pour la France » oblige l’inscription du nom sur le monument aux morts. Les termes de l’article 2 de la loi du 28 février 2012 fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France sont à cet égard tout à fait clairs : « Lorsque la mention ″Mort pour la France″ a été portée sur son acte de décès [...], l’inscription du nom du défunt sur le monument aux morts de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation ou sur une stèle placée dans l’environnement immédiat de ce monument est obligatoire. »

La mention « Mort pour la France » peut être attribuée à des cas singuliers, à des personnes ayant fait l’objet d’une réhabilitation, mais pas de manière collective ; du reste, la pluralité des cas et des parcours, que j’ai soulignée au début de mon intervention, rendrait impossible une mesure générale.

Le centenaire de la Première Guerre mondiale offre un cadre propice à un nouveau débat public sur la postérité mémorielle des soldats fusillés. C’est pourquoi j’ai demandé la rédaction d’un rapport qui me fournisse un état des lieux complet de la question.

Le Président de la République considère le sujet avec la plus grande attention, la plus grande humanité, la plus grande précision historique et juridique.

Aucune décision ne pouvait être prise sans le souci de ne pas trahir l’histoire. Cette exigence est au fondement de la décision annoncée par le Président de la République le 7 novembre dernier, qui permet une réhabilitation collective, la seule possible, sur le plan moral, civique et mémoriel. Permettez-moi de citer le chef de l’État : « […], je souhaite, au nom de la République, qu’aucun des Français qui participèrent à cette mêlée furieuse ne soit oublié. C’est pourquoi je demande au ministre de la défense qu’une place soit accordée à l’histoire des fusillés au musée de l’armée, aux Invalides, dans ce lieu qui porte le récit de la guerre. De même, je souhaite que les dossiers des conseils de guerre soient numérisés et disponibles. »

La réintégration des fusillés dans la mémoire nationale avait été opérée par le discours de Craonne ; elle trouve aujourd’hui une concrétisation en un lieu chargé d’histoire. Cette décision est aussi le seul moyen pour la France de ne pas trier, parmi ses morts, ceux tombés au front sous les balles ennemies et ceux exécutés sous les yeux de leurs camarades.

Le ministère de la défense s’est immédiatement mis au travail. Parce que la plus grande des reconnaissances passe à mes yeux par la connaissance, le musée de l’armée a été chargé de réintégrer l’histoire des fusillés dans celle de la Première Guerre mondiale, et donc dans la mémoire collective de ce conflit. Pour réaliser cet objectif, la direction du musée a souhaité faire appel aux recommandations d’un conseil scientifique ad hoc, composé d’éminents historiens spécialistes de l’époque et placé sous la présidence du professeur Antoine Prost.

Je le répète, c’est en réintégrant cette histoire dans son contexte de guerre que nous la préserverons de l’oubli. Aussi les équipes du musée élaborent-elles actuellement un parcours chronologique à travers les salles consacrées à la guerre de 14-18. Les visiteurs qui traversent chaque année ces salles découvriront l’histoire des fusillés grâce à des photographies commentées de conseils de guerre ou liées à l’exécution d’un militaire, mais aussi grâce à des documents tels que des ordres d’exécution. Le parcours invitera le visiteur à se plonger au cœur de la justice militaire de l’époque, dont il faut rappeler les fondements pour comprendre le cas des fusillés. Je signale que les équipes de recherche n’ont découvert aucune trace d’éventuelles lettres adressées par les condamnés à leur famille avant leur exécution. Si certaines personnes possèdent de telles archives, le musée est tout à fait disposé à en exposer une copie.

La visite de ce parcours « fusillés » sera conçue autour de quatre étapes à vocation pédagogique. La première rappellera le contexte des premiers mois du conflit ; il faut se souvenir que près de 200 soldats ont été fusillés pendant les seuls quatre premiers mois. La deuxième étape sera consacrée à la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires en temps de guerre. La troisième étape visera à faire comprendre l’état et le moral des troupes à partir de 1917, c’est-à-dire le contexte dans lequel les mutineries ont eu lieu. La dernière étape présentera un bilan de la guerre et abordera plus précisément la question de la mémoire des fusillés dans l’immédiat après-guerre.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très content de pouvoir vous annoncer que le travail remarquable accompli par les équipes du musée de l’armée permettra l’inauguration des nouvelles salles 14-18 le 7 novembre prochain, soit un an après la décision du Président de la République. La création de ces salles représente un investissement important pour le ministère de la défense, mais c’est un projet auquel nous sommes attachés, et ce sera bientôt un engagement tenu.

Les documents présentés permettront au visiteur de saisir la question dans toute sa complexité et dans toute la pluralité de ses dimensions. Dès l’entrée dans les salles 14-18, l’écran d’accueil fera désormais mention, parmi les 1,4 million de soldats morts pour la France, des soldats fusillés. C’est là, je le crois, une véritable reconnaissance.

Enfin, le musée disposera de la base de données de tous les fusillés ; cet outil est en cours de réalisation, conformément à la volonté du Président de la République. Il ne s’agira pas d’un site internet spécifique, qui tendrait à traiter la question des fusillés comme une problématique anhistorique, mais bien d’un enrichissement du chapitre « Première Guerre mondiale » au sein du site « Mémoire des hommes ». Une telle recherche n’avait jamais été entreprise jusqu’alors par l’État. Elle me permet de vous annoncer que, à ce jour, ce ne sont pas 650, mais 918 fusillés qui ont été recensés pour l’ensemble des années de guerre. Ce travail est la preuve de ma volonté de transparence, d’ouverture et de vérité.

Pour certains fusillés, nous ne détenons que très peu d’informations, mais tous seront mentionnés, sans distinction. La base de données comportera la fiche d’identité du fusillé, ainsi que le contenu des dossiers de jugement dont nous disposons à son sujet. Le travail de numérisation a commencé le 12 juin dernier et cinq vacataires ont été recrutés par le ministère de la défense pour travailler spécifiquement à cette mission qui, si elle ne connaît aucun aléa, devrait être menée à terme pour le 7 novembre prochain.

Reste que le ministère n’a pas encore reçu l’accord de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Des discussions sont en cours, car certaines données qui seront mises en ligne peuvent être jugées sensibles. Nous espérons avoir l’accord définitif de la CNIL dans le courant de l’été.

Voilà, mesdames, messieurs les sénateurs, ce que je tenais à dire devant la représentation nationale. Je voulais rappeler l’importance que le Président de la République a accordée à la question des fusillés de 14-18 et souligner que les engagements qui ont été pris sont en voie d’être tenus, les projets en cours mobilisant des équipes du ministère de la défense pour faire la lumière sur cette histoire. Ce n’est que par la connaissance précise et exhaustive de ce dossier que le grand public lui donnera toute la place qu’il mérite dans sa mémoire collective.

C’est avec la volonté de construire une mémoire apaisée que la France est entrée dans le centenaire. C’est aussi avec l’ambition d’adresser un message de cohésion nationale, de paix et de fraternité, après que les Français et les Allemands ont fait tant d’efforts sur le chemin de la réconciliation, après que l’Europe s’est construite sur les cendres et les ruines de la guerre. C’est enfin avec le souci de rendre hommage aux oubliés que la France est entrée dans le centenaire : je pense aux femmes, aux troupes coloniales, aux travailleurs étrangers, aux victimes civiles et aux fusillés. Il importe que tous réintègrent la mémoire nationale, en respectant la vérité historique. C’est dans cet esprit de réconciliation et en menant jusqu’au bout les missions qui m’ont été confiées que nous pourrons réintégrer pleinement et collectivement les fusillés, sans les distinguer, dans la mémoire nationale.

Pour conclure, je veux vous exprimer, monsieur Fischer, madame la rapporteur, toute ma gratitude pour la qualité de vos interventions. Je mesure pleinement la nécessité pour notre pays de se retrouver autour d’une mémoire dont le maître mot serait l’apaisement. C’est d’ailleurs ma volonté de créer une cohésion autour de notre histoire, dans le respect de chacun, mais en évitant l’idée de repentance.

La question posée aujourd’hui n’est pas seulement d’ordre juridique, même si je l’entends, elle a aussi une dimension humaine et émotionnelle, et j’y prête attention. Cependant, ce que vous préconisez dans le cadre de la proposition de loi n’apporte pas à mes yeux une réponse satisfaisante. J’espère vous avoir convaincus qu’un important travail a été entrepris, dans un souci permanent du respect de notre histoire et de nos morts. J’émettrai donc un avis défavorable sur ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)