M. Philippe Bas, rapporteur. À ce stade de notre discussion, nous abordons un sujet extrêmement sensible : celui de la mobilisation des techniques de renseignement dans les établissements pénitentiaires.

Le débat qui a eu lieu à l’Assemblée nationale s’est traduit par de nombreuses prises de position publiques.

J’ai souhaité, à l’occasion de la préparation de mon rapport, entendre l’ensemble des parties prenantes avant de proposer à la commission des lois le texte qu’elle a adopté.

Ce texte me semble répondre à des impératifs qu’il est difficile de concilier.

Tout d’abord, notre commission d’enquête sur la lutte contre le djihadisme a parfaitement fait ressortir que les menées dangereuses impliquant des détenus devaient pouvoir faire l’objet d’une surveillance. Cela relève de la lutte contre la grande criminalité et le terrorisme, ainsi que de la prévention des actes criminels. Nous savons bien que, dans les établissements pénitentiaires, un certain nombre de détenus, entre eux ou en relation avec l’extérieur, participent à ce que le juge pénal qualifiera d’association de malfaiteurs en vue de préparer des actes criminels ou terroristes. De ce point de vue, l’utilisation des techniques de renseignement ne peut pas être exclue.

Ensuite, il serait tout de même très paradoxal que n’importe quel individu présent sur le territoire national puisse faire l’objet de l’application d’une technique de renseignement, dès lors que celle-ci est autorisée, mais qu’une personne condamnée, vivant ou prison ou purgeant partiellement sa peine à l’extérieur de la prison, ne le puisse pas.

Enfin, force est de constater que les services de l’administration pénitentiaire ne disposent pas eux-mêmes de moyens autres que les moyens les plus ordinaires pour collecter des renseignements. Ils n’utilisent pas les technologies modernes que les services de renseignement ont à leur disposition.

Il faut donc trouver un système qui permette d’assurer la surveillance des détenus, en dehors même de la préoccupation de maintenir l’équilibre et la cohésion de la communauté pénitentiaire, afin de prévenir les crimes et les délits, en sachant que les moyens ne peuvent pas être directement mis en œuvre par l’administration pénitentiaire.

La solution que nous proposons consiste à prévoir que les détenus pourront faire l’objet d’une surveillance mise en œuvre à l’intérieur des prisons par des services de renseignement extérieurs à l’administration pénitentiaire. Il ne s’agit donc pas de permettre, comme le proposait l’Assemblée nationale, l’inscription de l’administration pénitentiaire tout entière dans la communauté du renseignement, parmi les services de renseignement auxquels le ministre de tutelle peut demander d’utiliser une technique de renseignement. Notre solution suppose que l’administration pénitentiaire puisse dire aux services de la communauté du renseignement qu’il lui paraît nécessaire de mettre en œuvre une surveillance spéciale.

Voilà le compromis auquel nous sommes parvenus et qui figure dans le texte de la commission.

Mme la présidente. Je suis saisie de huit amendements faisant l'objet d'une discussion commune.

L'amendement n° 46, présenté par Mmes Cukierman, Demessine et Assassi, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, est ainsi libellé :

Alinéas 20 et 21

Supprimer ces alinéas.

La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Cet amendement vise à restreindre l’habilitation à recourir aux techniques de renseignement aux seuls services de renseignement mentionnés à l’article L. 811-2 du code de la sécurité intérieure. Nous ne souhaitons pas qu’il soit possible d’augmenter le nombre et le périmètre d’action des services de renseignement par décret, sous le seul contrôle de l’exécutif. C'est pourquoi nous demandons la suppression des alinéas 20 et 21.

Mme la présidente. L'amendement n° 90, présenté par Mme Benbassa et les membres du groupe écologiste, est ainsi libellé :

Alinéa 20

Supprimer cet alinéa.

La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. L’alinéa 20 prévoit qu’un décret en Conseil d’État désignera les services, autres que les services spécialisés de renseignement, autorisés à recourir aux techniques de recueil de renseignements envisagées par le texte. Nous considérons au contraire que les services habilités à recourir à ces techniques doivent se limiter strictement à ceux qui sont définis par la loi et qu’il ne doit pas être possible de les multiplier par décret.

Mme la présidente. L'amendement n° 91, présenté par Mme Benbassa et les membres du groupe écologiste, est ainsi libellé :

Alinéa 20, première phrase

Remplacer les mots :

au titre V du présent livre dans les conditions prévues au même livre

par les mots :

aux articles L. 851-1, L. 851-2 et L. 851-6 dans les conditions prévues au présent livre

La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Il s’agit d’un amendement de repli. Il vise à limiter l'accès des services autres que les services spécialisés de renseignement à certaines techniques de recueil de renseignements, en excluant les techniques qui ne permettent pas de cibler une personne – les dispositifs techniques de proximité – ou qui portent sur le contenu d'une correspondance.

Il nous semble essentiel de ne pas pouvoir multiplier, par un simple décret, le nombre de services habilités à recourir à des techniques gravement attentatoires à la vie privée.

Mme la présidente. L'amendement n° 131 rectifié, présenté par MM. Sueur, Delebarre, Boutant, Reiner et Gorce, Mmes S. Robert et Jourda, MM. Bigot, Raynal, Duran, Desplan et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :

Alinéa 21

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Un décret en Conseil d’État détermine les modalités de mise en œuvre des techniques mentionnées au titre V du présent livre dans les établissements pénitentiaires, les conditions dans lesquelles l’administration pénitentiaire effectue des signalements auprès des services de renseignement ainsi que les modalités des échanges d’informations, y compris celles qui font suite à ces signalements, entre d’une part, les services mentionnés à l’article L. 811-12 et au premier alinéa du présent article et d’autre part, l’administration pénitentiaire pour l’accomplissement de leurs missions.

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Il s’agit, comme je l’ai souligné tout à l'heure, d’un point tout à fait fondamental.

Il faut respecter les missions du ministère de la justice. Il est clair que ces missions ne sont pas celles des ministères de l’intérieur et de la défense. Dès lors, le ministère de la justice n’a pas vocation à intervenir dans le domaine technique et opérationnel du renseignement.

Le renseignement pénitentiaire est essentiel, et il doit être développé, mais il doit l’être par les services de renseignement. Cela suppose que s’établisse un dialogue et que se nouent des liens entre l’administration pénitentiaire et les services de renseignement. C'est pourquoi nous proposons la présente rédaction, dont nous avons pesé chaque mot.

Un décret en Conseil d’État déterminerait « les modalités de mise en œuvre des techniques mentionnées au titre V du présent livre dans les établissements pénitentiaires ». Nous reconnaissons donc la nécessité du renseignement pénitentiaire.

Le décret déterminerait également « les conditions dans lesquelles l’administration pénitentiaire effectue des signalements » de personnes ou de situations. Il est normal que l’administration pénitentiaire effectue de tels signalements.

Le décret déterminerait enfin « les modalités des échanges d’informations, y compris celles qui font suite à ces signalements, entre d’une part, les services mentionnés à l’article L. 811-12 et au premier alinéa du présent article et d’autre part, l’administration pénitentiaire », pour le bon accomplissement des missions des uns et des autres.

Notre rédaction comporte donc trois points : premièrement, il faut du renseignement pénitentiaire ; deuxièmement, l’administration pénitentiaire procède à des signalements ; troisièmement, il doit exister des modalités d’échange d’informations entre l’administration pénitentiaire et les services de renseignement.

Cette rédaction est claire : elle dit qui fait quoi, elle précise les missions de chaque entité. C'est pourquoi, monsieur le rapporteur, nous pensons qu’elle est préférable à la rédaction, même améliorée, qu’a retenue la commission.

Mme la présidente. L'amendement n° 129 rectifié, présenté par MM. Sueur, Delebarre, Boutant, Reiner et Gorce, Mmes S. Robert et Jourda, MM. Bigot, Raynal, Duran, Desplan et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :

Alinéa 21, première phrase

Après les mots :

Un décret

insérer les mots :

en Conseil d’État

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Compte tenu du caractère sensible de ces questions, il nous est apparu qu’il était logique de prévoir un décret en Conseil d’État.

Mme la présidente. L’amendement n° 120 rectifié bis n’est pas soutenu.

L'amendement n° 130 rectifié bis, présenté par MM. Sueur, Delebarre, Boutant, Reiner et Gorce, Mmes S. Robert et Jourda, MM. Bigot, Raynal, Duran, Desplan, Assouline et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :

Alinéa 21, seconde phrase

Supprimer les mots :

demander à ces services de mettre en œuvre, dans les conditions prévues au chapitre Ier du titre II, une technique de renseignement au sein d’un établissement pénitentiaire et

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Vous l’aurez compris, il s’agit d’un amendement de repli. Si d’aventure l’amendement n° 131 rectifié n’était pas retenu – pour tout dire, je ne comprendrais pas qu’il ne le fût pas ! –, nous proposerions de supprimer, dans la seconde phrase de l’alinéa 21, les mots « demander à ces services de mettre en œuvre, dans les conditions prévues au chapitre Ier du titre II, une technique de renseignement au sein d’un établissement pénitentiaire et ».

Monsieur le rapporteur, cet amendement a été rédigé avant que vous ne déposiez le vôtre. Son esprit est clair : il ne revient pas aux services pénitentiaires de participer à la mise en œuvre de techniques de renseignement.

Mme la présidente. L'amendement n° 190, présenté par M. Bas, au nom de la commission des lois, est ainsi libellé :

Alinéa 21, seconde phrase

Remplacer les mots :

demander à ces services de mettre en œuvre, dans les conditions prévues au chapitre Ier du titre II, une technique de renseignement au sein d'un établissement pénitentiaire

par les mots :

signaler toute personne écrouée à ces services aux fins de mise en œuvre, dans les conditions prévues au chapitre Ier du titre II, d’une technique mentionnée au titre V

La parole est à M. le rapporteur.

M. Philippe Bas, rapporteur. J’ai entendu les préoccupations exprimées par M. Sueur, lequel a souligné, entre autres critiques, qu’il lui paraissait excessif de prévoir que l’administration pénitentiaire puisse demander la mise en œuvre d’une technique de renseignement pour la surveillance d’un détenu. Il voudrait que seul un signalement soit possible.

J’ai un peu résisté, puis je me suis dit que, au fond, à partir du moment où l’administration pénitentiaire, de toute façon, ne prend pas la décision, il n’y a pas un très grand écart entre « demander » et « signaler ». En effet, si le signalement est suffisamment motivé, il équivaudra à une quasi-demande.

Pour autant, à mon sens, c’est une façon de signifier que l’administration pénitentiaire ne vise pas les mêmes fins en termes de sécurité publique que les services de renseignement, auxquels il revient d’apprécier s’il est utile ou non, dans le cadre de la prévention d’un certain nombre de crimes ou de délits, de déclencher la surveillance.

C’est la raison pour laquelle j’ai proposé cet amendement n° 190, qui a reçu, ce matin, un avis favorable de la commission. Avec cette rédaction, l’administration pénitentiaire ne demande pas l’utilisation d’une technique de renseignement, mais signale toute personne écrouée aux services de renseignement aux fins de mise en œuvre d’une technique de renseignement.

Mme Benbassa, après avoir relu cet amendement, a très justement considéré qu’il était plus adapté d’utiliser le verbe « détenir » au participe passé plutôt que le verbe « écrouer » au participe passé.

Comme je partage cette préférence, je souhaite que l’amendement que j’ai présenté soit adopté avec la correction apportée par le sous-amendement n° 207, déposé par Mme Benabassa.

Mme la présidente. Le sous-amendement n° 207, présenté par Mme Benbassa et les membres du groupe écologiste, est ainsi libellé :

Amendement n° 190, alinéa 5

Remplacer le mot :

écrouée

par le mot :

détenue

La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Je me félicite d’obtenir satisfaction, car la rédaction de M. le rapporteur n’était pas assez claire. En effet, une personne écrouée ne se trouve pas forcément dans un établissement pénitentiaire ; c’est le cas, par exemple, des personnes sous bracelet électronique, qui sont à leur domicile.

Or l’objectif de l’alinéa 21 est bien d’améliorer la coordination sur la surveillance dans les établissements pénitentiaires. Comme l’a dit M. Bas, nous vous proposons donc, pour plus de précision, de remplacer « écrouée » par « détenue ».

Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. La commission a émis un avis défavorable sur les amendements nos 46, 90 et 91.

S’agissant de l’amendement n° 131 rectifié, l’avis est également défavorable. J’aurais préféré que les auteurs de cet amendement le retirent, mais je crois que M. Sueur ne le fera pas, étant donné qu’il comporte un certain nombre d’éléments auxquels il a affirmé son attachement et qui vont au-delà de la question du signalement. Or c’est justement avec ces éléments que la commission est en désaccord.

Par ailleurs, la commission est favorable à l’amendement n° 129 rectifié.

Enfin, l’amendement n° 130 rectifié bis, qui est un amendement de repli, n’a pas non plus les faveurs de la commission.

Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Le Gouvernement est défavorable aux amendements nos 46 et 90.

En effet, le projet de loi prévoit qu’un décret en Conseil d’État désigne ceux des services du Gouvernement, autres que les services spécialisés de renseignement relevant des ministères de la défense et de l’intérieur, ainsi que des ministères chargés de l’économie, du budget ou des douanes, qui peuvent être autorisés à recourir aux techniques de renseignement.

Empêcher les services non spécialisés dans le renseignement, mais dont la mission entre également dans le champ du renseignement – ceux que l’on appelle communément le second cercle –, de recourir aux techniques prévues dans le présent texte n’est pas, selon nous, souhaitable ni acceptable. C’est la raison pour laquelle nous sommes défavorables à ces amendements.

Enfin, l’adoption de l’amendement n° 91, qui a pour objet de restreindre la portée de ce décret, en précisant que les services du second cercle ne pourront être autorisés qu’à mettre en œuvre certaines techniques, constituerait une restriction opérationnelle excessive et inutile. Nous y sommes donc défavorables.

Mme la présidente. La parole est à Mme la garde des sceaux, pour donner l’avis du Gouvernement sur les autres amendements en discussion.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, vous me permettrez d’introduire la présentation de l’avis du Gouvernement sur les amendements restants par un propos liminaire, puisque, comme l’a dit Philippe Bas, nous entamons une séquence de nature et de contenu différents, avec des amendements sur le renseignement pénitentiaire.

Je voudrais tout d’abord rappeler que la responsabilité du ministère de la justice est d’une autre nature que celle des ministres de l’intérieur et de la défense, qui ont directement sous leur autorité les services chargés d’effectuer ces missions de surveillance. Le ministère de la justice en tant que tel est chargé, selon la Constitution, d’apporter à l’ensemble de la société, donc à chaque citoyen, les garanties de contrôle juridictionnel et judiciaire sur ces activités. Nous approfondirons ce point, notamment à l’article 4 du texte, qui concerne le contrôle juridictionnel.

En l’espèce, nous traitons des questions relatives aux missions du renseignement pénitentiaire.

À ce sujet, je me dois de faire pièce à une idée complètement fausse, mais qui circule avec une grande facilité, selon laquelle la population carcérale échapperait à la surveillance. Mesdames, messieurs les sénateurs, s’il y a une population qui est sous surveillance, c’est bien celle-là, car elle est captive et placée sous l’autorité de l’administration pénitentiaire ! Elle fait l’objet de décisions qui relèvent du ministère de la justice : le classement sur des listes de détenus particulièrement surveillés ; la décision d’isolement ou de placement en quartier disciplinaire ; la décision de transfèrement. Vous le voyez, il s’agit d’une population sous l’autorité, j’allais presque dire sous la main du ministère de la justice, par l’entremise de l’administration pénitentiaire.

Je vous l’assure, il ne s’agit pas ici d’envisager que cette catégorie échappe à la surveillance du renseignement. D’ailleurs, elle est déjà susceptible d’être surveillée, puisque les signalements qui sont faits par le renseignement pénitentiaire peuvent notamment conduire les services de renseignement à demander à l’actuelle CNCIS, dans le futur à la CNCTR, l’autorisation d’effectuer des écoutes sur téléphones fixes, les seuls normalement autorisés dans les établissements pénitentiaires.

Si les téléphones portables ne sont pas en principe admis, il est arrivé cependant que les services de renseignement aient besoin d’écouter des conversations sur téléphone portable et qu’ils saisissent à cet effet la CNCIS, toujours à la suite d’un signalement du renseignement pénitentiaire.

En quelques mots, je vous rappelle que l’ancêtre du renseignement pénitentiaire a été créé en 1981. Il s’agissait alors d’un bureau de liaison police-administration pénitentiaire, qui était situé à la préfecture de police.

En 1998, ce bureau de liaison est devenu un service, lequel a été transféré à la direction de l’administration pénitentiaire.

En 2003 a été créé un état-major de sécurité, pourvu de trois bureaux : un chargé de la gestion de la détention, un autre de la sécurité, et le troisième du renseignement pénitentiaire. Ce dernier a des missions qui sont définies, d’une part, par un arrêté de 2008, et, d’autre part, par la loi pénitentiaire de 2009. Si vous le souhaitez, je vous donnerai lecture du contenu à la fois de l’arrêté et de l’article de la loi de 2009.

Dans quel état se trouve le renseignement pénitentiaire aujourd’hui et pour quelles raisons n’est-il pas souhaitable que l’administration pénitentiaire, au travers du service de renseignement, se retrouver opérateur de techniques de surveillance à l’intérieur des établissements pénitentiaires ?

Tout d’abord, je le répète, les établissements pénitentiaires n’échappent pas à la surveillance. La prison étant une institution républicaine se trouvant sur le territoire national, les services de renseignement peuvent, bien entendu, y intervenir.

Le débat qui a eu lieu à l’Assemblée nationale, faisant surgir un désaccord, portait sur le point de savoir s’il revenait à l’administration pénitentiaire d’opérer directement sur les nouvelles techniques de surveillance ou si celle-ci, via son service de renseignement, devait effectuer les signalements, comme elle le fait déjà, afin que les services de renseignement relevant du ministère de l’intérieur puissent opérer dans les établissements pénitentiaires. C’est ce que nous avons cherché à formaliser et à institutionnaliser dans un alinéa que la commission des lois a amélioré. Celui-ci est l’objet des amendements qui sont présentement en discussion commune.

Lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités en 2012, ce service du renseignement pénitentiaire était composé de 72 agents ; nous avons plus que doublé ses effectifs, puisque, en 2015, il compte 159 agents, principalement des officiers, donc des agents qualifiés. Nous allons encore en augmenter le nombre, à 185 en 2016.

Nous avons également amélioré les relations entre le ministère de l’intérieur et le ministère de la justice, le renseignement pénitentiaire ayant pour mission d’effectuer des signalements aux services de renseignement. Auparavant, ceux-ci étaient faits de façon un peu informelle, et le travail que nous avons effectué pendant toute l’année 2014 avec le ministère de l’intérieur a débouché sur le placement au sein de l’UCLAT, l’unité de coordination et de lutte antiterroriste, qui relève de l’intérieur, d’un directeur des services pénitentiaires.

Nous participons aux réunions hebdomadaires tenues par l’UCLAT et le ministre de l’intérieur et moi-même avons diffusé trois circulaires interministérielles pour mieux coordonner le travail fait par nos services respectifs.

Par ailleurs, j’ai signé deux protocoles pour le compte de l’administration pénitentiaire, respectivement avec l’UCLAT et la DGSI, et nous sommes en train de finaliser un protocole avec le service central du renseignement territorial, le SCRT.

Enfin, nous avons diversifié les missions et les compétences du renseignement pénitentiaire en y affectant des analystes-veilleurs, des informaticiens spécialisés, des traducteurs-interprètes. Nous avons également décidé de recruter des équipes légères de sécurité, qui vont notamment effectuer les fouilles sectorielles en renfort des ERIS, c’est-à-dire des équipes régionales d’intervention et de sécurité.

Voilà donc l’état du service de renseignement pénitentiaire, régi par un arrêté de 2008 et un article de la loi pénitentiaire. Vous le constatez, nous ne le négligeons pas, puisqu’il a été renforcé, restructuré sur l’ensemble du territoire. Ses compétences ont, en outre, été diversifiées.

La question, qui a surgi du débat à l’Assemblée nationale est la suivante : en cas d’utilisation de ces nouvelles techniques, et non pas des anciennes, qui ont déjà cours dans les établissements pénitentiaires, est-ce que ce sont les agents pénitentiaires ou bien les services de renseignement qui doivent être missionnés ?

Je vais expliciter ma position, déjà défendue devant la commission des lois, que je tiens à remercier de son écoute et du temps qu’elle a consacré à ce sujet, puisque je crois que nous y avons passé pratiquement une heure. Je me félicite également des conséquences qu’elle a tirées de ces échanges dans la nouvelle rédaction de cet alinéa.

À mon sens, le renseignement est un métier ; les nouvelles techniques en cause doivent donc être mises en œuvre par des spécialistes.

Je n’évacuerai pas la question des principes, même si j’entends, de-ci de-là que les principes importent peu et que seule compte l’efficacité. En effet, il existe des raisons de principe et des raisons d’efficacité.

Les raisons de principe, je les ai indiquées au début de mon propos : le ministère de la justice doit garantir à la société et aux citoyens qu’il exerce un contrôle juridictionnel et un contrôle judiciaire sur les activités de surveillance. Puisque ce texte a précisément pour objet de fixer un cadre juridique à cette activité de police administrative, gardons-nous de toute confusion des genres et ne faisons pas du ministre de la justice le commanditaire d’opérations directes de surveillance.

Les questions de principe ne me paraissent pas négligeables et je pense que votre assemblée est tout à fait en mesure d’entendre ces arguments.

Se pose ensuite la question de l’efficacité des mesures de surveillance. Cette activité suppose un minimum de méthode, un minimum de moyens, un minimum de conditions. La surveillance ne peut pas être menée isolément, elle doit se faire en lien avec l’environnement de la personne surveillée, ses diverses activités.

Les détenus ne sont pas complètement isolés de l’extérieur : ils reçoivent des visites, ils passent des appels téléphoniques, ils envoient de la correspondance, ils en reçoivent et ils bénéficient éventuellement de permissions de sortie.

La surveillance d’un détenu à l’intérieur d’un établissement suppose potentiellement une implication de l’ensemble du personnel pénitentiaire – je parle à dessein du personnel pénitentiaire, parce que je veillerai à ce que les officiers du renseignement pénitentiaire ne soient ni identifiés ni identifiables. (Marques d’approbation sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. Gérard César. Très bien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Confier à l’ensemble des personnels pénitentiaires la responsabilité d’assurer la surveillance d’un détenu à l’intérieur de l’établissement, de ses relations, de l’ensemble des parties prenantes à l’objet de cette surveillance, autrement dit confier à tel service le soin d’exercer la surveillance à l’intérieur et à tel autre celui d’exercer la surveillance à l’extérieur, c’est prendre le risque de nuire à l’efficacité de celle-ci et de multiplier les erreurs.

Ensuite, charger éventuellement le renseignement pénitentiaire d’effectuer directement, en tant qu’opérateur, cette surveillance nécessite de l’équiper d’une plate-forme d’écoute, de moyens techniques, de lui fournir une logistique, de lui donner la capacité d’exploiter les données qu’il recueillera.

Afin de pouvoir tirer un renseignement intéressant d’une information isolée, afin d’exploiter intelligemment, utilement, efficacement et dans des délais brefs les données recueillies, celles-ci doivent pouvoir être croisées avec toute une masse d’informations.

En clair, comme je l’ai expliqué tant devant l’Assemblée nationale que, me semble-t-il, devant la commission des lois du Sénat, si le législateur, devant le choix duquel le Gouvernement s’inclinera évidemment, décide de faire du renseignement pénitentiaire un service de renseignement spécialisé à l’image de la DGSI et la DGSE, qu’il lui en en donne les moyens ! Qu’il ne se contente pas d’écrire dans la loi que le renseignement pénitentiaire peut devenir un opérateur, mais qu’il lui permette de le devenir pleinement.

Il ressort de l’étude d’impact que nous avons fait effectuer que cette opération nécessiterait le recrutement au minimum de trois cents personnes et un budget supplémentaire de 70 millions d’euros. En outre, il faudrait bien sûr dispenser rapidement à ces agents une formation spécialisée aux techniques de renseignement de manière qu’ils deviennent aussi spécialisés que ceux de la DGSI et de la DGSE.

Telles sont les raisons qui me conduisent, en ma qualité de garde des sceaux, ministre de la justice, au nom du Gouvernement, au nom de l’État de droit et en responsabilité face à la société, à arrêter cette position.

D’une part, je rappelle que le ministère de la justice doit assumer ses missions constitutionnelles et veiller à ce que celles-ci ne se confondent pas avec celles d’autres ministères ayant autorité directe sur ces services de surveillance.

D’autre part, le fait de charger le renseignement pénitentiaire – et donc les personnels pénitentiaires – de ces actions de surveillance directe n’apporte aucune garantie d’une meilleure efficacité.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je m’excuse d’avoir été aussi longue, d’avoir ainsi abusé de votre capacité d’écoute – grande, si j’en juge la vive attention dont vous avez fait preuve –, mais il me paraissait indispensable d’apporter ces éclaircissements.

J’en viens maintenant aux différents amendements en discussion commune.

Les dispositions de l’amendement n° 131 rectifié de M. Sueur nous siéraient si elles n’étaient entachées d’un léger défaut.