M. Philippe Bas, rapporteur. Mais oui !

Mme Éliane Assassi. Qui peut prétendre ici que le dogme de la réduction des dépenses publiques, malheureusement largement partagé sur les travées de cet hémicycle, est conciliable avec un effort important, nécessaire et urgent de promotion de langues régionales ? Qui peut prétendre ici, mes chers collègues, qu’il va aider les élèves à affronter les grandes difficultés d’apprentissage du français ?

Les deux vont de pair, car si l’enseignement d’une langue régionale est privilégié pour un jeune enfant, les conditions d’acquisition du français devront être garanties, et cela dans un contexte d’apprentissage particulier, nécessitant une formation spécifique pour les enseignants.

Ne pas débattre des moyens quelque peu colossaux qui sont nécessaires – je ne parle pas des obligations comprises dans la charte elle-même – placerait inévitablement notre discussion dans la stratosphère.

Sur les travées du groupe CRC, bien loin de scander : « Pas de moyens, pas de sauvetage des langues régionales », nous affirmons notre volonté de placer cet objectif culturel au premier rang des choix budgétaires à venir. En la matière, madame la garde des sceaux, il faut de l’ambition, beaucoup d’ambition !

L’essor du français a nécessité, à travers les siècles, un effort considérable. Qui est prêt ici à engager aujourd’hui l’effort de la nation dans la promotion et la préservation des langues régionales ?

Des lois existent pour la promotion des langues régionales, depuis la loi Deixonne, la première en son genre, jusqu’aux dispositions relatives à l’enseignement contenues dans la récente loi relative à la refondation de l’école, ou, plus proche de nous encore, l’inscription de la promotion de ces langues dans les compétences régionales par l’article 1er de la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, dite « loi MAPTAM », qui comprend ces mots : « Pour assurer la préservation de son identité et la promotion des langues régionales ».

Nous l’affirmons sans hésitation : la diversité des langues régionales et des cultures est une richesse à l’échelle de la planète, comme à l’intérieur de chaque nation.

Pour nous, la valorisation de la richesse linguistique en France et dans le monde participe de la défense de la langue française, langue de la République et de la résistance au rouleau compresseur d’une monoculture liée à un impérialisme économique, culturel et consumériste.

Le Gouvernement a d’ailleurs envisagé 39 engagements puisés dans les 98 proposés par la troisième partie de la charte, qui, elle, à la différence de la deuxième partie, ne s’impose pas dans son intégralité.

M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois à l’Assemblée nationale et rapporteur de la proposition de loi constitutionnelle n° 1618 visant à ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, faisait cette confession étonnante dans son rapport, que je vous invite à lire, mes chers collègues. Je cite la page 41 : « Les 39 engagements pris, ou plus exactement ″envisagés″, par la France lors de la signature de la charte, ce qui n’est pas la ratification, je le rappelle, peuvent donc, en dépit de l’absence de ratification, être mis en œuvre sans aucunement heurter notre loi fondamentale ».

Ce n’est pas moi qui le dis ! Je le répète, c’est écrit dans le rapport de M. Urvoas.

M. Jacques Legendre. C’est vrai !

Mme Éliane Assassi. Le comité consultatif précité, mis en place par Mme Aurélie Filipetti, alors ministre de la culture et de la communication, avait justement pour objectif de faire le point sur la mise en œuvre de ces engagements sans attendre une hypothétique révision constitutionnelle qui, d’ailleurs, n’était pas incluse dans les quatre projets constitutionnels, qui sont pour le moment mort-nés, déposés sur le bureau de l’Assemblée nationale au printemps 2013.

Pourquoi, tout à coup, reprendre le créneau de la révision constitutionnelle alors que les objectifs peuvent être atteints par d’autres voies, comme le plaide le comité consultatif ?

M. Philippe Dallier. Parce que les élections régionales approchent !

Mme Éliane Assassi. Pas seulement, monsieur Dallier ! Au reste, vous êtes un peu mal placés pour tenir ce genre de propos, car vous agissez de la même façon. J’en veux preuve la proposition de loi qui vient d’être déposée sur le bureau du Sénat !

N’est-ce pas Mme Filipetti qui, le 6 mai 2013, dans des réponses à des questions écrites sénatoriales, disait que « ce n’est pas seulement l’article 2 de la Constitution qui est en œuvre, ce sont les principes eux-mêmes sur lesquels tout notre édifice législatif est fondé. C’est aussi une haute montagne, si ce n’est infranchissable, qui est devant nous. »

Pourquoi cette obstination, qui risque d’ailleurs, par un effet boomerang, de mener à un échec préjudiciable au développement des langues régionales, alors que les 39 engagements constitueraient, une fois appliqués, des avancées très importantes de l’enseignement à la publication en langue régionale des actes administratifs, des œuvres audiovisuelles, au droit d’emploi des langues régionales dans l’entreprise ?

Je crains, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, une fixation sur le débat constitutionnel, alors que tout peut être fait, que tout doit être fait, dans le cadre du droit commun.

Nous le savons tous ici, notre société est profondément en crise. La République et la cohésion de notre pays sont minées par l’inquiétude sociale, le chômage de masse, la précarité. Des forces tentent quotidiennement de dresser les uns contre les autres, de trouver des boucs émissaires. La Constitution d’un pays doit, selon notre lecture, être porteuse d’unicité, du vivre ensemble.

Je le répète, les sénatrices et sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen ont, depuis des décennies, été aux côtés des défenseurs des langues régionales. Lors de la réunion de notre groupe, des avis différents se sont exprimés, non pas sur le fond, mais sur les moyens de parvenir à la valorisation de notre patrimoine linguistique.

J’espère, madame la garde des sceaux, que vous saurez nous apporter au cours du débat des éléments convaincants sur la nécessité d’intégrer dans l’ordre constitutionnel la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui, pour le moment, me semble loin d’être établie.

J’attends, dans le même temps, de connaître la nature des moyens visant à mettre en œuvre les engagements pris par la France en faveur des langues régionales.

Je souhaite, avec mon groupe, sortir des postures politiciennes – c’est l’une des raisons pour lesquelles nous ne voterons pas la question préalable –, pour que soient prises des décisions concrètes et efficaces en faveur de la diversité linguistique. C’est cela que ceux qui sont profondément attachés à ce patrimoine attendent, et rien d’autre ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, je commencerai mon propos en formulant deux observations.

Premièrement, je constate, après l’intervention de Mme Éliane Assassi, que de nombreux arguments transcendent très largement les clivages partisans habituels.

Deuxièmement, quand j’ai relu voilà quelques jours le compte rendu des travaux de la commission des lois, je me suis demandé d’où venait que, sur cette question, la raison cède trop souvent le pas aux passions. Finalement, cela me paraît assez naturel, dans la mesure où ce sujet n’est pas négligeable. La question des langues est tout sauf folklorique. Elle va bien au-delà. Je pense qu’elle porte et entremêle à la fois une dimension universelle et une dimension profondément singulière, et même profondément française.

Pour illustrer la première dimension de ce problème, je rappellerai qu’« au commencement était la parole. » (Exclamations.)

MM. Gérard Longuet et François Marc. Le verbe !

M. Bruno Retailleau. Citer cette phrase n’est pas accomplir un acte de foi ; c’est simplement reconnaître l’importance du langage dans l’histoire des hommes.

Parler – vous y avez fait allusion dans votre très belle intervention, madame la garde des sceaux –, c’est inventer de nouveau l’être et le monde, tout comme Adam, lorsqu’il nomme les espèces, s’approprie son univers. J’ai d’ailleurs toujours pensé que l’universalité du langage n’était pas blessée par la multiplicité linguistique, bien au contraire.

M. Philippe Bas, rapporteur. Très bien !

M. Bruno Retailleau. Je ne suis certainement pas le seul ici à apprécier ce grand auteur qu’est George Steiner. Professeur de littérature comparée, théoricien de la traduction et encore grand critique d’art, George Steiner a écrit plusieurs très beaux livres. Dans l’un d’entre eux, Après Babel, il montre que Babel, loin d’être une malédiction, représente plutôt une bénédiction.

Nous savons depuis longtemps que, dans le désert du Kalahari, certaines langues possèdent un subjonctif aux nuances beaucoup plus riches que celles du grec dont disposait Aristote. Vous savez également comme moi que les Esquimaux ont des dizaines de mots pour qualifier la neige, quand nous n’en avons qu’un seul.

Bien évidemment, je veux redire aujourd’hui à cette tribune que la mort d’une langue, quelle qu’elle soit, est une perte irréparable. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Une langue qui meurt, à mon sens, c’est une fenêtre qui se ferme sur l’être et sur le monde. La catastrophe qu’il faut craindre, c’est non pas Babel, mais l’inverse : la réduction du discours humain à quelque novlangue formatée a priori par l’uniformisation et la mondialisation culturelle, ainsi que par les nouvelles technologies de l’information.

À cette dimension universelle répond une dimension profondément singulière et, si vous me le permettez, française. La France, c’est l’histoire des Occitans, des Catalans, des Vendéens aussi ; c’est également l’histoire des Bretons, des Alsaciens et de tant d’autres.

La France est Giono ; elle est Mauriac. La France est Pierre-Jakez Hélias. La France est Théodore Botrel et, en même temps, Frédéric Mistral. Michelet ne disait-il pas que la France n’était autre qu’une réunion de provinces qui s’étaient jadis combattues avant de parvenir à s’aimer ?

Mona Ozouf, petite Bretonne, a quant à elle écrit un très beau livre – Composition française – que vous avez peut-être lu, madame la garde des sceaux, et dont je recommande en tout cas la lecture à chacun.

Nous venons donc de ce modèle français, de cette histoire et de cette tradition que nous portons en nous. En effet, comme vous aussi l’avez rappelé, madame la garde des sceaux, la France tire son identité de ce modèle unique, de ce pacte républicain, de cet effort constant d’unification qui a traversé toutes les générations et tous les régimes ; François Furet l’a d’ailleurs magistralement montré dans Penser la Révolution française.

Or cette unification s’est faite à partir de sa langue : le français, instrument à mes yeux incomparable. Vous avez convoqué l’Espagne à l’appui de votre démonstration, madame la garde des sceaux. Ce n’est pas un bon modèle, car ce pays est loin d’être celui qui ressemble le plus au nôtre. Ce n’est pas pour rien que le français a toujours été, historiquement, la langue de la diplomatie et, officiellement, celle de l’olympisme.

Vous voyez donc, mes chers collègues, que la question n’est certainement pas manichéenne. Il s’agit non pas de se prononcer pour ou contre les langues régionales, mais de savoir si la ratification de cette charte est le meilleur moyen d’aider la diversité linguistique, tout en épargnant notre modèle républicain, auquel nous sommes bien sûr profondément attachés sur toutes les travées de notre assemblée.

Or la réponse que j’apporte à cette question est négative, et ce pour trois raisons : une raison de droit, une raison de principe et une raison pratique.

La raison de droit a été magistralement expliquée par Philippe Bas. Je n’y reviendrai donc que brièvement, pour réaffirmer que la déclaration interprétative n’est autre que du bricolage juridique. (Exclamations sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe écologiste.)

Le Conseil constitutionnel a souligné qu’elle n’avait pas de portée normative. Le Conseil d’État a réitéré qu’il y avait incompatibilité entre, d’un côté, la charte et, de l’autre, cette déclaration interprétative. Un point, c’est tout ! Le reste, ce sont des mots.

M. François Marc. Et votre proposition de loi, a-t-elle une portée normative ?

Mme Frédérique Espagnac. Elle aussi est déclarative !

M. Bruno Retailleau. Tolérez, chers collègues, ces deux avis : ce sont non pas les nôtres, mais ceux de deux hautes instances juridiques françaises.

La deuxième raison de notre rejet de ce texte est, à mes yeux, plus grave : il s’agit du risque de communautarisme. (Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC et du groupe écologiste.)

M. Éric Doligé. Restez calmes, chers collègues !

M. Bruno Retailleau. Laissez-moi développer mon argumentation avant de vous exclamer, chers collègues ! Jusqu’à présent, nous avons tous écouté chaque orateur dans le calme, et notre groupe a offert le plus grand respect à Mme la garde des sceaux.

Qu’indiquait le Conseil constitutionnel dès 1999 ? Selon lui, la charte heurte fondamentalement notre loi fondamentale. Elle contredit des principes qui sont loin d’être négligeables, à savoir l’unité du peuple français et l’indivisibilité de la République : bref, le cœur de notre pacte républicain.

Le Conseil d’État a d’ailleurs éclairé ces profondes objections. En effet, comme il l’explique, la charte confère des droits particuliers à des groupes spécifiques. Cela, madame la garde des sceaux, constitue la définition juridique exacte du communautarisme !

Or une chose importe surtout en ce moment où la France est déchirée et où les Français ressentent une sorte de malaise identitaire qu’il ne faut pas cacher : c’est la conception que nous nous faisons du vivre ensemble.

M. Ronan Dantec. Exactement !

M. Bruno Retailleau. Notre conception de la Constitution ne s’oppose pas à la diversité – de fait, aucun des trente-neuf engagements tirés de cette charte n’est anticonstitutionnel –, mais elle s’oppose au communautarisme.

L’universalité du citoyen doit bien évidemment pouvoir s’articuler avec la spécificité de ce que j’appelle l’homme concret ou l’homme privé. Le Vendéen que je suis sait plus que quiconque l’importance des racines, et cela d’autant plus après la lecture du très beau livre de Simone Weil sur l’enracinement. Toutefois, le Français que je reste avant tout est attaché à notre modèle républicain.

Quelques mois avant sa mort, Vaclav Havel avait eu un mot pour définir la mondialisation culturelle. Nous étions selon lui menacés d’un dilemme mortifère : d’un côté, le repli ethnico-identitaire ; de l’autre, la dissolution dans le grand bain de l’uniformisation.

Notre groupe votera bien évidemment dans sa grande majorité la question préalable. En effet, à nos yeux, la citoyenneté française représente pour chacun un appel à ne pas s’enfermer dans sa communauté d’origine, fût-elle linguistique, et à ne pas se replier dans un destin que sa naissance pourrait lui imposer. Voilà ce pour quoi nous voulons lutter !

À quoi sert donc au Président de la République de lancer de grands appels à l’unité nationale en début d’année si, à la fin de la même année, il nous propose de faire entrer dans la Constitution, par la petite porte, les principes de fragmentation et de division inhérents au communautarisme ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. Didier Guillaume. Ce n’est pas au niveau !

M. Bruno Retailleau. Enfin, mes chers collègues, la troisième raison de notre opposition est que ce texte est en pratique inutile.

Je le répète : aucun des trente-neuf engagements ne suppose une modification de la Constitution. Celle-ci ne servirait à rien ! Il serait plus utile en revanche d’augmenter les crédits alloués à la défense du patrimoine linguistique au sein du projet de loi de finances pour 2016, qui doivent encore baisser cette année…

Présentez donc, mes chers collègues, des amendements tendant à relever ces crédits ou demandez au Gouvernement de le faire, afin de tenir compte de l’article 40 de la Constitution. L’obstacle, à vrai dire, n’est pas constitutionnel ; il est dans la volonté et dans les moyens que l’on consacre à la valorisation de ce patrimoine !

En conclusion, mes chers collègues, ne tombons pas dans ce piège. Les langues régionales n’y gagneront rien et la Constitution y perdra beaucoup.

D’où vient donc cet empressement ? Nous y voyons évidemment une manœuvre politique à quelques encablures des élections régionales. (Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain.) Laissez-moi vous assurer que, pour ma part, je préfère rester fidèle à la conception que je me fais du modèle républicain, dussé-je perdre quelques voix ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC, ainsi que sur la plupart des travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot.

M. Jacques Bigot. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, notre discussion intervient alors que le président de la Haute Assemblée se trouve à Strasbourg, capitale tant de l’Europe que de l’Alsace, une région dont nombre d’habitants parlent encore le dialecte alsacien sans pour autant oublier qu’ils sont Français et fiers de l’être. C’est aussi Strasbourg qui accueille le Conseil de l’Europe, qui a été fondé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, afin que l’Europe de la paix se construise après celle des déchirements.

Madame la garde des sceaux, vous avez à juste titre rappelé que, dans l’histoire, en France comme ailleurs, la constitution des États s’était accompagnée de la conviction qu’il fallait absolument casser les particularismes locaux, les cultures et les langues régionales : l’unité devait d’abord passer par la langue. C’est ainsi que la France s’est construite et que nous la vivons aujourd’hui, y compris au sein de la Haute Assemblée.

Toutefois, le Conseil de l’Europe, depuis sa création, a construit son action en fonction d’une autre logique, jusqu’à l’adoption de cette charte en 1992 : selon lui, il est indispensable que, dans cette Europe nouvelle composée aujourd'hui de quarante-sept États, les langues minoritaires soient respectées, sinon les divisions et les conflits pourraient renaître. Tel est le sens de la charte.

Ce qui est important aujourd’hui, monsieur Retailleau, c’est d’adresser un signal à l’ensemble de l’Europe, pour lui faire savoir que la France, malgré son histoire, est capable aujourd’hui d’adapter sa Constitution à cette charte, tout en ne remettant en cause ni ses valeurs ni sa Constitution.

M. André Reichardt. C’est impossible !

M. Jacques Bigot. Or, afin d’éviter le débat, vous nous présentez des arguments qui, à mon sens, ne résistent pas pleinement à l’examen.

Vous omettez de dire que la Convention de Vienne sur le droit des traités établit une distinction fondamentale entre les réserves et les déclarations interprétatives. La déclaration faite au sujet de la charte n’est pas une réserve : elle précise ce que nous pensons devoir interpréter du premier paragraphe de l’article 7 de la charte.

M. Jacques Mézard. Mais il est interdit de l’interpréter !

M. Jacques Bigot. Par ailleurs, la partie III de la charte dresse la liste des différentes mesures à adapter.

Selon vous, chers collègues, la charte imposerait d’affecter certains territoires aux langues régionales. Or ce n’est pas du tout le cas ! Elle prévoit simplement que le respect de l’aire géographique ne peut constituer un obstacle à la promotion d’une langue ; c’est cela qu’il faut vérifier. Cela ne signifie nullement qu’il faille constituer des territoires en fonction de ces langues.

La charte mentionne par ailleurs la facilitation et l’encouragement de l’usage oral et écrit des langues régionales et minoritaires. Il est notamment question de cette facilitation dans l’enseignement, sous réserve, en particulier, des pratiques familiales, des demandes des familles et d’un nombre suffisant de locuteurs.

Voilà la réalité de ce texte. Comme je l’ai déjà indiqué lors de son examen en commission des lois, c’est de manière à éviter le débat sur le fond que vous invoquez une motion d’irrecevabilité ; vous prétendez qu’il serait impossible pour le Parlement de modifier la Constitution tout en respectant ses valeurs. Tel est le débat que nous avons ; telle est la question sur laquelle nous aurons tout à l’heure à voter.

Je suis originaire de cette terre d’Alsace ; je puis donc vous dire que, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on punissait les enfants qui, dans la cour de l’école – non dans la classe elle-même ! –, parlaient entre eux le dialecte alsacien. Ces sanctions constituent l’une des pages dramatiques de l’histoire de notre région.

M. Philippe Bas, rapporteur. Nous n’en sommes plus tout à fait là ! (Mme Catherine Troendlé marque son approbation.)

M. Jacques Bigot. Telle est l’histoire de cette Europe que nous construisons. Or la charte, si elle avait existé, aurait empêché ce drame.

Je ne puis croire aujourd’hui que mes collègues alsaciens, qui, je le concède volontiers, sont plus nombreux dans votre groupe que dans le mien, monsieur Retailleau, envisagent l’artifice de cette motion, alors que, il y a un an, dans cette même enceinte, ils revendiquaient au nom de l’identité régionale l’Alsace unique et l’Alsace seule.

Mme Nicole Bricq. C’est vrai !

M. Jacques Bigot. On ne peut selon moi tenir un double langage : je n’en tiendrai donc qu’un ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

Les langues régionales n’ont jamais constitué une frontière ; ce sont les hommes qui, hélas, constituent les frontières. Les langues sont des véhicules de relation et de contact qu’il faut maintenir en Europe, à commencer par notre langue.

Je vous exhorte donc, chers collègues : permettez-nous de débattre ! Vous êtes en train de créer, à mon grand regret, non seulement une frontière linguistique, mais aussi une frontière au débat républicain ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à Mme Hermeline Malherbe.

Mme Hermeline Malherbe. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, adoptée en novembre 1992 et signée le 7 mai 1999 par le gouvernement français, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires fait depuis lors l’objet d’une longue saga juridico-politique, qui porte sur sa ratification. Cela fait maintenant plus de seize ans que nous assistons à des tentatives, à des renoncements, à des revirements.

Mme Nicole Bricq. Pas de notre côté !

Mme Hermeline Malherbe. Il est grand temps d’aller de l’avant. Nous devons aujourd’hui saisir l’occasion qui se présente de donner un cadre juridique sécurisé à la pratique des langues régionales ou minoritaires. Il nous faut apporter à ces dernières une reconnaissance définitive.

Dans ce débat animé, j’entends les arguments de ceux qui sont opposés à la ratification et légitiment le statu quo.

Permettez-moi tout d’abord de remettre le débat dans son contexte. Les langues régionales sont aujourd’hui en voie de disparition, comme le rappelle d’ailleurs très justement le rapport de la commission des lois. Si rien n’est fait, elles tomberont très prochainement dans les oubliettes de la République.

Mme Hermeline Malherbe. Il est donc urgent d’agir aujourd'hui en faveur de la protection de nos langues régionales, qui sont partie intégrante de notre patrimoine culturel et républicain.

Non, il ne s’agit pas, au travers de la ratification de la charte, de constitutionnaliser, comme j’ai pu l’entendre ou le lire, des droits collectifs au profit de groupes déterminés, en bafouant l’article 2 de la Constitution et le caractère indivisible de notre République. Non !

Mes chers collègues, cet argument n’est pas recevable, pour la simple et bonne raison que la charte entend tout simplement protéger des droits objectifs, l’apprentissage des langues, et non des droits subjectifs, les droits des locuteurs de ces langues. En d’autres termes, plus qu’à l’histoire des Catalans, des Alsaciens, des Occitans, des Basques, des Corses ou des Bretons, nous devons nous intéresser à celle des Français qui parlent aussi le catalan, l’alsacien, l’occitan, le basque, le corse ou le breton.

M. Didier Guillaume. Très bien !

Mme Hermeline Malherbe. Oui, pour que la charte soit ratifiée, il faut une modification de la Constitution. Pour autant, la seule argumentation juridique doit-elle justifier l’inaction ? Mes chers collègues, ne rien faire n’est pas acceptable !

Soyons axurits, aurait dit Christian Bourquin, c’est-à-dire tout à la fois innovants, stratégiques et débrouillards. Montrons notre envie de travailler sur ce texte. Nous sommes le pouvoir constituant ! Nos mandats de représentants du peuple nous donnent le droit et le devoir de faire vivre la Constitution.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, j’aurais préféré que les dépositaires de la motion tendant à opposer la question préalable, si contrariété juridique insurmontable il y a, soient à l’initiative d’une nouvelle rédaction de ce projet de loi constitutionnelle.

M. André Reichardt. Ce n’est pas possible !

Mme Hermeline Malherbe. C’est bien notre rôle de représentants élus. En outre, nos concitoyens attendent que nous soyons capables de légiférer, même sur des sujets difficiles, et non que nous baissions les bras.

La préservation des langues régionales appelle des réponses adaptées. Il nous faut codifier le droit et modifier la Constitution, pour libérer les pratiques qui ont déjà cours dans nos départements et dans nos régions, et ce dans le cadre républicain.

Certains ont parlé du passé avec beaucoup de talent. Pour ma part, j’évoquerai l’avenir en m’appuyant sur le présent. J’en profite pour saluer le travail remarquable réalisé par les professionnels, les enseignants et les responsables associatifs, qui mettent quotidiennement en pratique l’apprentissage et l’usage des langues régionales ou minoritaires. Tous ceux qui parlent et transmettent une langue régionale ne sont pas une menace pour l’unité de notre République.

Mes chers collègues, je vous invite à venir voir comment les personnels qui enseignent le catalan dans les écoles de mon département offrent un enrichissement et une ouverture, permettent le progrès et ouvrent des perspectives à leurs élèves. Venez observer comment la passion qui les anime joue un rôle moteur dans la construction de la citoyenneté et dans le développement culturel de ces enfants et de ces jeunes. C’est bien un atout pour notre République, non une menace !

Maîtriser une langue régionale – en plus du français, notre langue officielle –, c’est assurément donner une assise culturelle inestimable, un bagage pour l’avenir.

Pourquoi ne pas regarder ce qui se fait chez nos voisins ? Déjà vingt-cinq pays ont ratifié la charte, et son application n’a posé aucun problème, notamment en Allemagne, en Norvège ou encore aux Pays-Bas. Or il s’agit bien de nations qui, comme la France, possèdent des régions à forte identité, avec des langues régionales largement usitées, sans jamais que celles-ci remettent en cause la langue nationale !

Mes chers collègues, ce débat autour des langues régionales est animé. C’est bien normal, car il renvoie à des symboles, des valeurs, des notions et des pratiques qui sont au fondement de ce qui nous est le plus cher, la République.

Notre République est une et indivisible. Notre République est généreuse, et c’est ce qui fait sa force. Notre République est aussi plurielle, riche de ses populations, de ses territoires, de ses cultures et de ses langues.

C’est pourquoi, comme l’a souligné le président de mon groupe, nous sommes plusieurs au sein du RDSE à avoir fait le choix de voter contre la motion tendant à opposer la question préalable, pour soutenir le travail législatif nécessaire à la ratification de la charte.

Mes chers collègues, en ce qui concerne ce projet de loi constitutionnelle, soyez assurés de ma totale détermination à poursuivre un combat que je crois juste, avec le soutien de toutes celles et ceux qui espèrent, de notre part, un signe pour une République fière de sa diversité et une France unie dans sa diversité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)