compte rendu intégral

Présidence de M. Gérard Larcher

Secrétaires :

Mme Corinne Imbert,

M. Dominique Théophile.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix heures trente-cinq.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Situation en Ukraine

M. le président. Mes chers collègues, permettez-moi, avant que nous abordions le débat inscrit à l’ordre du jour de notre séance, de rappeler les circonstances dans lesquelles nous sommes réunis aujourd’hui, qui seront aussi celles dans lesquelles nous poursuivrons, dans cet hémicycle, à partir de demain matin, la conférence interparlementaire (CIP) pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la politique de sécurité et de défense commune (PDSC), dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

Tôt ce matin, l’armée russe a engagé une intervention militaire d’envergure sur tout le territoire ukrainien, au mépris de l’intégrité et de la souveraineté de ce pays et en rayant totalement les accords de Minsk.

Au nom du Sénat tout entier, je souhaite condamner avec la plus grande solennité cet acte de guerre intolérable, qui met en péril la sécurité de notre continent, et exprimer notre solidarité au peuple ukrainien injustement agressé.

Je m’entretiendrai dans la journée avec le président de la Rada pour l’assurer, ainsi que ses collègues, du soutien de notre Haute Assemblée.

Nous le ferons également dans le cadre de la conférence interparlementaire à laquelle participeront le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, M. Christian Cambon et ses homologues des vingt-sept pays européens.

Nous serons très nombreux à débattre et à témoigner de la situation, puisque plus de 230 de nos collègues ont annoncé leur participation.

La parole est à M. Patrick Kanner.

M. Patrick Kanner. Monsieur le président, en arrivant dans la salle des conférences, j’ai vu tous les drapeaux européens, synonymes d’une paix retrouvée après les terribles événements de la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui, la paix en Europe et la paix dans le monde sont menacées. Des actes inqualifiables de guerre ont été perpétrés par M. Poutine, cette nuit, avec l’invasion des territoires souverains de l’Ukraine, frontaliers de la Russie et de la Biélorussie.

Bien évidemment, la situation internationale nous interpelle et oblige le Parlement, mes chers collègues, à prendre des initiatives.

En ce sens, monsieur le président, j’ai demandé ce matin au Premier ministre d’avancer de vingt-quatre heures le comité de liaison parlementaire initialement prévu demain après-midi, car il me semble indispensable de le réunir dans les meilleurs délais.

De la même manière, en écho à la proposition faite ce matin même, dans le cadre d’un rappel au règlement, par ma collègue Valérie Rabault, présidente du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, je souhaite que nous puissions inscrire très rapidement un débat sur la situation en Ukraine à l’ordre du jour du Sénat. Nous sommes encore en session, ce qui permet à l’exécutif d’organiser très rapidement ce débat devant le Parlement, lequel doit être informé de la situation internationale, qui nous touche directement.

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Je souscris à ce qui vient d’être dit et, si je prends la parole, ce matin, c’est bien évidemment pour demander ce débat, qui relève de l’évidence.

Je veux également noter, monsieur le président, à quel point nous nous montrons parfois naïfs. Vous vous étiez fortement impliqué au moment de la première crise ukrainienne et vous aviez délégué notre collègue Hervé Maurey pour négocier au mieux les accords de Minsk. Or ceux-ci ne semblent pas avoir été bien respectés dans le cadre de la situation à laquelle nous sommes confrontés.

En toute hypothèse, rien ne justifie la violence. Il faut aussi considérer le fait qu’il n’y a pas eu d’élections locales dans les régions annexées en 2014 ; nous aurions pu réagir à ce moment-là. Je ne défends absolument pas l’indéfendable. (Marques de scepticisme sur des travées du groupe SER.)

Mme Nathalie Goulet. Non, je ne le défends pas, mais je dis qu’il est de notre devoir de suivre les négociations et d’assurer le bon fonctionnement et l’exécution des accords passés.

Je souscris tout à fait à la demande de débat de notre collègue Patrick Kanner.

M. le président. La parole est à M. Roger Karoutchi.

M. Roger Karoutchi. Monsieur le président, je n’envisageais pas le moins du monde de prendre la parole, mais je veux simplement dire qu’hier j’ai posé une question d’actualité au Gouvernement sur le fait que, face aux régimes autoritaires, les démocraties paraissaient bien faibles. La démonstration en a été faite aussitôt – dans la nuit –, après qu’on m’a répondu que, naturellement, nous nous appuierions sur le droit international pour obtenir le règlement de la situation.

Je considère que, à cette heure, il faut d’abord et avant tout avoir une pensée pour les Ukrainiens.

En outre, quelles que soient nos positions politiques et même en campagne électorale, nous avons un devoir d’unité. Monsieur le président, vous avez un rôle tout particulier à jouer dans cette unité : d’une part, parce que le Sénat de la République entretient des liens avec l’ensemble des parlements, qu’ils soient russe, ukrainien ou autre ; d’autre part, parce que le Président de la République, par définition, doit être à votre écoute, à celle du Sénat et du Parlement, pour savoir comment la France et l’Europe doivent réagir au moment où notre pays exerce précisément la présidence du Conseil de l’Union européenne.

Dans ces conditions, je crois qu’il serait tout à fait logique et normal d’organiser un débat parlementaire en fonction de l’évolution de la situation dans les jours qui viennent. Toutefois, il convient surtout que chacun garde présent à l’esprit que, quand il y a des milliers de morts, on ne se divise pas. (M. Bruno Sido applaudit.)

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, je me bornerai à joindre ma voix à celles de mes collègues qui ont appelé à l’unité du pays devant cette situation de guerre, provoquée par une agression.

Je pense aussi qu’il est souhaitable que le comité de liaison se réunisse dès à présent, peut-être ce soir ou demain matin. En revanche, quant à l’organisation d’un premier débat pour que notre pays exprime sa position en lien avec nos responsabilités européennes et notre engagement dans une alliance défensive, je considère qu’il est préférable que nous attendions jusqu’à la semaine prochaine, en écoutant bien sûr ce que dira l’exécutif. Nous pourrons ainsi avoir un débat éclairé.

M. le président. Mes chers collègues, vous avez entendu la tonalité de mon intervention au début de la séance. Naturellement, en lien avec l’exécutif, le président du Sénat et le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées ont un rôle à jouer.

Nous vivrons, demain, une journée un peu particulière, avec la tenue de la conférence interparlementaire, qui réunira l’ensemble des présidents des commissions des affaires étrangères et de la défense des vingt-sept pays de l’Union européenne. Elle sera l’occasion, cher président Karoutchi, de réaffirmer un certain nombre de principes de manière forte.

Bien évidemment, je n’imagine pas que notre nation ne fasse pas preuve d’unité dans ce moment. Nous affirmerons notre solidarité avec le peuple ukrainien et aussi nos inquiétudes. Certains d’entre nous se sont rendus en Lituanie, au mois de décembre dernier, et nous avons également pu nous entretenir avec les trois présidents des parlements des États baltes, que nous avons reçus.

Le Sénat tout entier, rassemblé, est particulièrement attentif à ce moment de tension. Il est vrai, monsieur le président Kanner, que les drapeaux que nous pouvons voir en salle des conférences ne sont pas qu’une addition de drapeaux ; ils sont porteurs d’un message et marquent notre détermination.

3

Dépôt du rapport public annuel de la Cour des comptes suivi d’un débat

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat à la suite du dépôt du rapport public annuel de la Cour des comptes.

Huissiers, veuillez faire entrer M. le Premier président et Mme la rapporteure générale de la Cour des comptes.

(M. le Premier président et Mme la rapporteure générale de la Cour des comptes sont introduits dans lhémicycle selon le cérémonial dusage.)

M. le président. Monsieur le Premier président, madame la rapporteure générale, même dans ces circonstances, c’est avec plaisir et un grand intérêt que nous vous accueillons ce matin à l’occasion du dépôt du rapport public annuel de la Cour des comptes. Au nom du Sénat tout entier, je vous remercie de votre présence.

Cet exercice constitue un moment d’échange privilégié et attendu. Comme vous le savez, le Sénat attache une grande importance à la mission d’assistance du Parlement au contrôle du Gouvernement, que notre Constitution confie à la Cour des comptes. Nous avons d’ailleurs pu échanger, monsieur le Premier président, madame la rapporteure générale, sur les conditions qui nous permettront de conforter encore cette mission.

Pour la troisième année consécutive, comme nous y autorise la loi organique relative aux lois de finances, le dépôt de votre rapport, monsieur le Premier président, va donner lieu à un débat au cours duquel tous les groupes politiques constituant notre assemblée pourront s’exprimer. J’insiste sur ce point car c’est bien ainsi que notre contrôle démocratique doit s’exercer, dans le respect du pluralisme politique.

Cette année, monsieur le Premier président, votre rapport est consacré à la gestion de la crise sanitaire et aux actions mises en œuvre pour lutter contre ses conséquences économiques et sociales.

Nous sommes, vous le dites vous-même, à un moment charnière pour nos finances publiques et notre modèle de croissance économique. Après le très fort recul de 2020, notre économie a rebondi en 2021 et a retrouvé à la fin de l’année dernière son niveau d’avant-crise. Il nous faut maintenant reprendre un chemin de croissance dynamique.

Cette crise et l’ampleur inédite des moyens déployés pour y faire face laisseront une empreinte profonde et durable sur le déficit et la dette publics. Cette situation exige, dites-vous, des efforts importants de redressement afin d’assurer la soutenabilité de nos finances publiques.

La pandémie a montré la grande réactivité et l’extraordinaire capacité de mobilisation de nos services publics ainsi que d’un grand nombre de secteurs d’activité, mais elle a aussi révélé des vulnérabilités et des risques de dépendance forte vis-à-vis de l’extérieur : je pense, par exemple, à notre capacité à fabriquer et à concevoir des produits de santé. Enfin, elle a mis en lumière certaines faiblesses structurelles de notre modèle socioéconomique.

Nous sommes impatients de vous entendre présenter vos analyses sur l’ensemble de ces sujets et vos propositions pour les temps à venir. Vos éclairages nous seront particulièrement précieux.

Monsieur le Premier président, je vous invite maintenant à rejoindre la tribune : vous avez la parole.

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur général de la commission des finances, madame la rapporteure générale de la commission d’affaires sociales, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d’abord de m’associer à l’émotion unanime du Sénat face au retour de la guerre sur ce qui est, somme toute, notre continent, en Ukraine. Je nourris également des préoccupations pour notre Union européenne, à laquelle j’ai consacré une large partie de ma vie.

En effet, dans un tel moment, l’unité s’impose et elle est aussi celle des institutions. Or la Cour des comptes est une institution de la République, qui, vous le savez, contrôle les ministères régaliens, le ministère de l’intérieur, le ministère de la défense et celui des affaires étrangères. Par conséquent, nous nous sentons pleinement impliqués dans ce moment.

Je vous remercie, monsieur le président, des mots de bienvenue et de l’accueil que vous avez réservé à la Cour, lequel traduit la qualité des liens qui unissent nos deux institutions – vous savez à quel point j’y suis attaché. Vous avez rappelé ce qu’était la mission d’assistance au Parlement de la Cour des comptes : je la considère bien évidemment comme fondamentale.

J’ai grand plaisir à retrouver votre assemblée aujourd’hui ; j’étais déjà là hier pour une audition de la commission des affaires sociales tout à fait passionnante sur la médicalisation des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). J’apprécie que nous puissions avoir un véritable débat sur notre rapport public annuel 2022.

Celui-ci est avant tout le fruit d’un travail collectif, accompli pendant une année charnière dans la lutte contre la pandémie de covid-19 et dans la refonte de notre modèle socioéconomique. Il se structure autour de dix-neuf chapitres thématiques, précédés par un chapitre introductif relatif aux finances publiques. Il s’agit non pas seulement d’analyser nos comportements dans l’urgence, mais d’apprécier notre résilience et notre capacité à remédier aux faiblesses structurelles que la crise a révélées ou accentuées.

Entrons, sans plus attendre, dans le vif du sujet.

Je souhaite tout d’abord rappeler que, pour faire face à la pandémie, l’ampleur des moyens publics déployés a été inédite. Si cette action était indispensable pour préserver l’activité et pour nourrir la croissance à venir, elle pèsera durablement sur le déficit et la dette publics. Le nécessaire redressement des finances publiques passera également par des efforts importants de maîtrise de nos dépenses.

Le chapitre introductif du rapport public annuel montre que, si l’année 2021 a été celle d’un très fort rebond de l’activité économique, cette reprise s’accompagne d’un déficit public élevé et structurel.

Le déficit public se maintient à 8,2 points de PIB, ramené à 7 points selon les dernières déclarations du Gouvernement ; il serait encore de quelque 5 points en 2022. Ce qui est inquiétant pour l’année 2022, c’est la dimension structurelle du déficit. Corrigé de l’impact de la conjoncture, le déficit prévu en 2022 correspond au double de son niveau d’avant la crise !

La dette publique représenterait, quant à elle, 113,5 points de PIB en 2022 et dépasserait alors de 16 points son niveau de 2019.

Vous l’aurez compris, pour atteindre de tels niveaux de déficit et d’endettement publics, les dépenses publiques françaises ont considérablement augmenté, au-delà même des mesures temporaires, et ont atteint un niveau nettement supérieur à celui d’avant la crise.

Les dépenses publiques représenteraient 59,8 % du PIB en 2021 et 55,7 % en 2022 ; elles seraient ainsi supérieures de près de 2 points de PIB à leur niveau de 2019, qui était déjà important. Observons d’ailleurs que nous vivons depuis le début du siècle dans une ère de crises, dont chacune crée un effet de cliquet pour les dépenses publiques, lesquelles restent après la crise toujours légèrement plus élevées qu’avant celle-ci.

Autant que les mesures de soutien, qui expliqueraient à hauteur de 2 points de PIB la hausse des dépenses publiques entre 2019 et 2022, c’est bel et bien la mise en place de nouvelles dépenses pérennes qui vient dégrader le solde structurel.

S’agissant des recettes, nous soulignons dans le rapport public annuel (RPA) que leur hausse, portée par le rebond de l’activité en 2021, a été freinée par d’importantes baisses d’impôts. En 2021 et 2022, les prélèvements obligatoires augmenteraient respectivement de 5,1 % et de 4,6 %, soit moins que l’activité économique. Le taux de prélèvements obligatoires baisserait donc d’un peu plus de 1 point ces deux années, passant de 44,5 % en 2020 à 43,8 % en 2021 et à 43,4 % du PIB en 2022.

L’état des lieux que je dresse devant vous très rapidement doit être pris au sérieux, d’autant que s’annonce le retour à la normale de la croissance. L’année 2020 a été la plus mauvaise année depuis un siècle ; 2021 a été une année de rattrapage, la meilleure depuis soixante ans avec une augmentation du PIB de 7 % ; l’année 2022 devrait être encore très bonne avec une croissance de 4 %, même s’il faut tenir compte d’éventuelles évolutions liées aux mouvements géopolitiques en cours ; ensuite, nous devrions retrouver un taux de croissance de 1,6 % en 2023.

Un ralentissement de la croissance conjugué à un maintien à un haut niveau du déficit public risquerait d’entraîner une augmentation du ratio d’endettement, fragilisant ainsi la confiance des acteurs économiques dans la capacité de la France à honorer ses engagements passés et à venir. J’insiste sur ce point : la dette publique française est parfaitement finançable, elle est soutenable, notre signature est forte, mais cette soutenabilité dépend des efforts que nous réaliserons pour réduire la dette. C’est un enjeu de souveraineté et de crédibilité pour le pays.

Un tel objectif ne peut être atteint qu’en menant une politique budgétaire ciblée visant à redresser la trajectoire des finances publiques. Quelles pistes proposons-nous face à ce défi ?

Tout d’abord, la sortie de la crise et du « quoi qu’il en coûte » doit être l’occasion de réformer profondément la gouvernance des finances publiques. La Cour des comptes, vous le savez, a en quelque sorte validé la politique du « quoi qu’il en coûte » : dans une situation exceptionnelle, il fallait des dépenses exceptionnelles. Toutefois, nous devons à présent traiter les conséquences du « quoi qu’il en coûte ».

Il faut parachever, deux décennies après son adoption, notre « constitution financière ». L’adoption de la loi organique du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques et celle de la loi du 6 décembre 2021 portant diverses dispositions relatives au Haut Conseil des finances publiques et à l’information du Parlement sur les finances publiques concourent à ces objectifs. Je m’en réjouis, mais, je vous le dis très franchement, mesdames, messieurs les sénateurs, à mon sens, le travail n’est pas fini et il faut aller plus loin.

À l’échelon national, plusieurs réformes d’envergure doivent encore être menées dans des domaines prioritaires, que nous avons identifiés : les retraites, l’assurance maladie, la politique de l’emploi, les minima sociaux et la politique du logement.

Au niveau européen, une réforme du cadre de gouvernance des finances publiques doit aboutir avant la levée de la clause dérogatoire prévue en 2023. Il était logique de suspendre nos règles ; il faudra en rétablir d’autres, différentes sans doute. Nous devrons privilégier une approche pragmatique, par exemple en déterminant un taux d’endettement propre à chaque pays en fonction de sa situation macroéconomique. N’allons pas croire pour autant que cela nous dispensera d’efforts, alors que notre taux d’endettement est élevé.

Ce constat sur les finances publiques étant posé, nous avons fait le choix de traiter, dans ce rapport public annuel, de sujets sectoriels importants par leur ampleur opérationnelle ou par les masses financières en jeu.

Le premier enseignement du RPA 2022 est que, en dépit d’une anticipation insuffisante face à une crise, il est vrai, absolument inédite, l’administration et le service public en France ont été globalement réactifs. Ils ont fait preuve d’une très grande capacité d’adaptation, et même d’innovation, pour protéger la population, pour assurer la continuité du service public et pour préserver le tissu économique. Dans ce rapport, nous leur tirons un coup de chapeau, ce qui surprendra ceux qui considèrent que la Cour épingle et étrille. Son rôle est surtout de porter des jugements équilibrés, d’où la reconnaissance que nous manifestons à tous ceux qui ont contribué à lutter contre la pandémie.

Malgré les contraintes initiales qui étaient les leurs et l’intensité de l’activité à laquelle ils étaient confrontés, les acteurs publics ont su se mobiliser rapidement.

Je vais vous en donner quelques exemples.

Le chapitre relatif à la direction générale des finances publiques (DGFiP) et à la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) illustre parfaitement la mobilisation du personnel administratif, le développement des méthodes de travail à distance et la numérisation des procédures. Il faut rappeler que ces directions n’étaient pas prêtes quand la crise sanitaire s’est emballée. Les outils de gestion de crise, tels que les plans de continuité d’activité ou les modalités de travail à distance, y étaient peu développés, pour ne pas dire inexistants : seuls 27 % des agents de la DGDDI, hors branche surveillance, et 17 % des agents de la DGFiP étaient équipés d’ordinateurs portables en mars 2020. L’administration a été très performante par sa réactivité, puisque les deux directions ont porté en juin 2021 leur taux d’équipement à 81 %, ce qui représente un effort rapide, lequel a permis de poursuivre les chaînes d’alimentation et de mettre en place toutes les mesures prises en faveur des entreprises.

La direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ont également été parfaitement réactives face à la crise. Le chapitre qui leur est consacré souligne qu’elles étaient, elles aussi, peu préparées, mais que la continuité du service a été assurée au prix d’une adaptation des modalités de fonctionnement en milieu fermé et en milieu ouvert. Comme cela a été fait partout en Europe, l’administration pénitentiaire a accéléré les sorties de détenus condamnés à des peines légères ou présentant les meilleures chances de réinsertion. Nous émettons toutefois une réserve importante concernant la politique vaccinale des détenus et du personnel pénitentiaire, qui n’ont pas été considérés comme prioritaires – à tort, à notre avis.

En outre, je voudrais souligner le rôle clé joué par l’État, qui a choisi d’apporter un soutien massif aux secteurs les plus fortement touchés par la crise sanitaire et à l’activité économique du pays.

L’une des meilleures illustrations est l’instauration du dispositif des prêts garantis par l’État (PGE). Face à un risque majeur de resserrement du crédit, la France, dans le cadre juridique fixé par la Commission européenne, a mis en place ce que l’on appelle des ponts de liquidités pour les entreprises, en leur donnant accès aux désormais célèbres PGE. Au-delà du dispositif lui-même, ce que nous mettons en avant, c’est la rapidité d’octroi et le bon calibrage des PGE. Ce succès a été favorisé par la coopération étroite entre l’administration, les acteurs financiers et Bpifrance. En 2020, les PGE ont largement dominé les autres crédits publics et privés, représentant alors 120,8 milliards d’euros d’encours.

L’État a également fait le choix d’intervenir directement dans des secteurs spécifiques, à l’instar du monde sportif. Face à la chute dramatique du chiffre d’affaires du secteur – quelque 20 milliards d’euros en 2020 –, l’État a mis en place des aides importantes en faveur du sport. À l’image de la crise elle-même, il a fallu prendre des mesures fiscales exceptionnelles. Nous montrons, dans un chapitre entièrement dédié à ces mesures, comment l’administration fiscale française a pris les décisions adéquates pour soutenir la trésorerie des entreprises.

Enfin, l’État a été particulièrement présent pour maintenir la bonne gestion des biens de première nécessité, comme l’électricité et les transports collectifs, qui ont été lourdement frappés par la crise. Le maintien de l’alimentation en électricité est un bel exemple de coopération et de coordination entre les acteurs publics et privés du secteur électrique. Nous montrons que l’État a joué un rôle structurant dans ce domaine. Il a su protéger en agissant en faveur des consommateurs et des entreprises face à la hausse des prix, en prolongeant, par exemple, la trêve hivernale et en permettant des reports de factures. L’État a aussi su soutenir : il a en effet apporté un soutien à EDF, principal producteur d’électricité en France, au travers d’une émission obligataire de l’entreprise d’un montant de 960 millions d’euros.

Autre secteur clé : les transports, auxquels sont consacrés plusieurs chapitres du rapport, l’un dédié au réseau de transports collectifs de la région Île-de-France, l’autre à l’opérateur public Transdev et aux aéroports français. Tous soulignent que l’État a joué un rôle majeur.

L’enquête de la Cour des comptes sur les transports collectifs en Île-de-France a montré qu’Île-de-France Mobilités et les opérateurs RATP et SNCF ont choisi de maintenir une offre largement supérieure à la fréquentation qui, logiquement, avait connu une chute brutale. Il s’agissait d’assurer le transport des salariés qui se trouvaient en première ou en deuxième ligne et de permettre le respect des règles de distanciation. Île-de-France Mobilités et les opérateurs ont subi, de ce fait, de très grosses pertes financières liées à la contraction des recettes tarifaires, mais l’État a accepté de les compenser massivement.

Il me semble important de rappeler que c’est cette présence positive de l’État qui a permis à notre pays de faire face aux vagues épidémiques et au spectre de la récession économique. L’État ne peut pas tout, mais la crise a toutefois montré qu’il peut beaucoup dans des périodes aussi dramatiques que celle-ci.

En miroir de ces réussites, que la Cour a rappelées, le RPA 2022 revient également sur les dysfonctionnements qui ont émergé au cœur de la crise sanitaire, car tout n’a pas été parfait – nous le savions, mais l’épidémie de covid-19 l’a confirmé.

D’abord, dans certains domaines, la gestion de la crise sanitaire a été marquée par un manque de ciblage des moyens déployés, qui s’est traduit par une moindre efficacité de certains dispositifs de soutien et de relance. Je pense au plan « 1 jeune, 1 solution ». L’intervention de l’État en la matière était légitime. Elle s’est traduite toutefois par une amplification des moyens de manière quasi uniforme sur l’ensemble du territoire, y compris dans des zones où la situation des jeunes au regard de l’emploi ne donnait guère de signes de dégradation.

Dans le même esprit, le chapitre relatif aux mesures européennes en faveur de l’emploi fait ressortir des lacunes dans le pilotage du ministère chargé du travail. La France se singularise par une dispersion des financements vers une multitude d’actions et de porteurs de projets, ce qui complique la gestion et l’audit des fonds correspondants. La culture de la maîtrise des risques doit être renforcée dans notre pays.

Plus globalement, il ressort de nos travaux que le manque de calibrage des dispositifs pourrait provenir d’une insuffisante connaissance de leurs bénéficiaires potentiels. Un chapitre très important sur les dispositifs de soutien à la vie étudiante déplore la prise en charge tardive de la communauté étudiante lors de la crise. Ce retard reflète l’éloignement et le manque de données et d’informations sur la population des étudiants. Les dispositifs retenus ont été essentiellement dirigés vers des publics connus, à savoir les boursiers. Toutefois, nous avons redécouvert que de nombreux autres étudiants, moins visibles des services administratifs, souffraient d’une grande précarité. Nos politiques publiques doivent être reformatées dans leur direction.

S’agissant du manque de coordination, je tiens à évoquer en priorité les travaux réalisés par les chambres régionales et territoriales des comptes. Ceux-ci mettent en lumière l’articulation parfois difficile des interventions des acteurs publics nationaux et locaux. Le chapitre dédié aux interventions économiques des collectivités locales d’Occitanie reflète la nécessité de mieux encadrer les dispositifs de soutien, en évitant un éparpillement des moyens, qui peut être préjudiciable à leur efficacité. Ainsi, bien que l’État ait créé un fonds de solidarité national pour éviter la multiplication désordonnée des régimes d’aides allouées par les collectivités locales aux entreprises sur leur territoire, l’effort de rationalisation est resté largement lettre morte. Chaque niveau de collectivité a développé son propre mécanisme de soutien, parfois au prix d’une stratégie de contournement des règles définissant ses compétences.

Le chapitre relatif au contrôle des délégations de service public dans les Hauts-de-France souligne, quant à lui, que, faute d’une stratégie claire face aux impératifs de continuité et d’adaptation du service public, les autorités délégantes ont trop souvent accédé sans réelle discussion aux demandes des entreprises délégataires, malgré la chute des activités déléguées et la baisse de la qualité de service aux usagers.

Enfin, nous déplorons que les aides accordées n’aient généralement pas été assorties de précautions suffisantes pour éviter des effets d’aubaine…