Mardi 28 janvier 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président -

Reconquérir l'économie réelle - Examen du rapport pour avis

La commission procède à l'examen du rapport pour avis de M. Félix Desplan sur la proposition de loi n° 7 (2013-2014), adoptée par l'Assemblée nationale, visant à reconquérir l'économie réelle (procédure accélérée).

EXAMEN DU RAPPORT POUR AVIS

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Nous sommes saisis pour avis d'une proposition de loi paradoxale. Dans le contexte du choc de simplification voulu par le Président de la République et au lendemain de l'annonce d'un pacte de responsabilité avec les entreprises, elle crée, sous un intitulé ronflant, de nouvelles obligations pour les entreprises, sans offrir les garanties d'un impact réel sur l'économie. Les nombreuses auditions que j'ai menées ont établi que l'efficacité économique de certaines dispositions du texte restait douteuse, tandis qu'un doute juridique voire constitutionnel pesait sur d'autres.

Cependant, cette proposition de loi émane de nos collègues députés et il nous faut l'examiner dans un esprit constructif, d'autant que nous souscrivons à son objectif principal : contribuer au maintien sur notre territoire des activités industrielles et des emplois et défendre les entreprises françaises pouvant faire l'objet d'offres publiques d'acquisition qui conduiraient, par le jeu des délocalisations, à affaiblir le tissu industriel de notre pays.

Cette proposition de loi a été élaborée sous l'égide de notre collègue François Brottes, président de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale. Elle a été déposée le 15 mai 2013 et adoptée avec modifications par l'Assemblée nationale le 1er octobre 2013, la procédure accélérée ayant été engagée le 30 août. Au Sénat, cette proposition de loi a été envoyée au fond à la commission des affaires sociales, en raison du nombre de ses dispositions modifiant le code du travail : de nouvelles prérogatives sont notamment données au comité d'entreprise en cas de reprise d'un site et en cas d'offre publique d'achat. La commission des finances et la commission des affaires économiques se sont également saisies pour avis.

Le coeur historique de cette proposition de loi est l'obligation de recherche d'un repreneur en cas de projet de fermeture d'un site, qui figure à l'article 1er. Notre président se souvient sans doute de la proposition de loi dite « Florange », déposée en mars 2012 par François Hollande, alors simple député, parallèlement à la proposition de loi dite « Petroplus », relative aux mesures conservatoires en matière de procédures collectives, dont il fut rapporteur pour notre commission dans un délai record. La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui trouve son intention initiale dans cette proposition de loi « Florange ».

L'article 1er fixe dans le code du travail une obligation de rechercher un repreneur, en associant le comité d'entreprise, lorsqu'une entreprise envisage la fermeture d'un établissement qui pourrait entraîner un licenciement collectif. Cette partie relative au code du travail sort de notre champ de compétence et ne fera pas l'objet d'amendement.

En l'absence de reprise de l'établissement, le texte institue une procédure de contrôle, à la demande du comité d'entreprise, devant le tribunal de commerce. Le tribunal vérifie que l'entreprise a respecté l'obligation de rechercher un repreneur, qu'elle a reçu des offres de reprise sérieuses et qu'elle disposait d'un motif légitime pour les refuser. Si l'entreprise a manqué à ces obligations, le tribunal peut prononcer une sanction pécuniaire ainsi qu'une injonction de rembourser les éventuelles aides financières publiques perçues.

L'un des problèmes majeurs de cette procédure est l'interrogation constitutionnelle qu'elle suscite au regard de la liberté d'entreprendre et du droit de propriété, même s'il existe un motif d'intérêt général pour restreindre ces principes constitutionnels, à savoir la sauvegarde de l'emploi. Peut-on instituer une sanction à l'encontre d'une entreprise qui a refusé de céder un établissement dont elle est propriétaire ? Ce doute a conduit à accentuer la singularité juridique du dispositif, en donnant un caractère facultatif au prononcé de cette sanction par le tribunal.

Je précise que, même si cette procédure s'inspire beaucoup, dans sa rédaction, des procédures collectives, elle n'a pas vocation à concerner les entreprises en difficulté, pour lesquelles il existe le plus souvent des règles particulières de cession des actifs.

Mes auditions ont montré que les représentants des tribunaux de commerce n'étaient pas favorables à un tel dispositif de contrôle et de sanction, préférant développer les mécanismes de prévention des difficultés des entreprises. L'effectivité du dispositif reste douteuse, dès lors que le mécanisme de sanction n'est qu'une simple faculté laissée à l'appréciation des tribunaux de commerce et non une obligation. La chancellerie a également émis des doutes et des réserves. Il conviendra donc de clarifier le régime procédural, mieux protéger les droits de la défense et renforcer le rôle du ministère public, de façon à limiter les risques constitutionnels et donner plus de cohérence et de lisibilité au dispositif.

L'article 3 du texte prévoit que l'administrateur d'une entreprise en redressement judiciaire doit informer les salariés de la possibilité de présenter une offre totale ou partielle pour assurer la continuité de l'activité. Cette disposition n'appelle pas d'observation particulière.

Au coeur historique de la proposition de loi ont été ajoutées des dispositions à caractère défensif en matière d'offre publique d'acquisition, destinées à encourager l'actionnariat de long terme. Ces articles ont été largement remaniés et complétés en séance publique à l'Assemblée nationale. Parmi ces dispositions, les articles 5, 7 et 8 relèvent de la compétence de notre commission. Ces dispositions sont loin de faire l'unanimité chez les acteurs économiques concernés - l'Autorité des marchés financiers ou les acteurs représentatifs privés - certaines faisant même l'unanimité contre elles.

L'article 5 prévoit l'application automatique du droit de vote double dans les assemblées générales d'actionnaires des sociétés cotées pour les actions détenues au nominatif depuis deux ans, alors que le droit actuel ne fait qu'autoriser les sociétés à prévoir dans leurs statuts des droits de vote double pour les actions détenues depuis au moins deux ans. Au régime actuel de liberté de dérogation au principe d'égalité entre les actionnaires dans l'exercice collectif de leur droit de propriété, le texte substitue une règle automatique. Il prévoit que les statuts ou l'assemblée générale peuvent écarter cette règle, ce qui en réduit singulièrement la portée, car les investisseurs, en particulier les investisseurs étrangers, qui détiennent près de la moitié de la capitalisation boursière du CAC 40, ne manqueront pas de présenter des résolutions en ce sens. La législation française en matière de droit de vote double est mal perçue par les principaux États européens, ce texte fragiliserait davantage la position française. De plus, l'application de ce mécanisme ouvrirait la voie à des prises de contrôle rampantes. Puisque l'état actuel du droit permet d'encourager l'actionnariat de long terme, l'article 5 n'est pas justifié.

L'article 7 ne prête pas à conséquence mais a peu d'utilité pratique. Il porte à 30 % la part maximale du capital d'une société susceptible d'être distribuée sous forme d'actions gratuites, à la condition que tous les salariés puissent en bénéficier, sans quoi le plafond resterait fixé, comme actuellement, à 10 %. Les cas d'application seront probablement rares.

L'article 8 propose d'abandonner le principe de la neutralité des dirigeants des sociétés faisant l'objet d'une offre publique d'acquisition, de façon à leur permettre d'agir pour faire échouer l'offre, sauf disposition contraire des statuts. Ce principe de neutralité a été retenu en 2006, lorsque nous avons transposé la directive « OPA » de 2004, qui le proposait comme le droit commun. Ce principe veut que les dirigeants s'abstiennent de prendre des mesures susceptibles de faire échouer l'offre, sauf autorisation de l'assemblée générale.

En effet, en situation d'OPA, des conflits d'intérêts peuvent opposer les dirigeants qui craignent d'être évincés si l'offre réussit, et l'entreprise. La neutralité des dirigeants permet d'éviter d'affecter la situation de l'entreprise - salariés, cours de l'action, portefeuille d'épargne des petits actionnaires - en tentant de faire échouer l'offre. Elle permet également aux actionnaires de se prononcer plus librement.

Ce texte fait le pari étrange que les intérêts des dirigeants coïncident avec ceux de leur entreprise. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas ! L'idée sous-jacente, en réalité, est que les OPA sont par principe néfastes pour les sociétés françaises et pour l'emploi, de sorte qu'il faut les dissuader. Cette conception est inexacte. Selon l'Autorité des marchés financiers, la grande majorité des OPA sont franco-françaises et on recense moins d'une OPA hostile par an. En pratique, des résolutions seront vraisemblablement présentées en assemblée générale pour imposer le principe de neutralité dans les statuts, en particulier par les investisseurs étrangers, ce qui limitera fortement la portée du texte, comme pour le droit de vote double.

Enfin, l'article 9 prévoit, avec beaucoup de légèreté, de préserver la vocation des implantations industrielles existantes de plus de 2000 mètres carrés. Cette disposition qui suscite une large réprobation, notamment de la part de l'Association des maires de France, peut conduire au gel des friches industrielles et au blocage des projets locaux de reconversion de sites industriels et de développement local, en empêchant par exemple l'utilisation de terrains industriels pour construire des logements.

En conclusion, cette proposition de loi laisse sceptique quant à sa capacité à soutenir significativement l'économie réelle. Les intentions sont louables, mais les moyens employés ne sont pas tous pertinents.

Sous réserve des amendements que je vais vous présenter, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption de cette proposition de loi.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Monsieur le rapporteur, vous avez mené de très nombreuses auditions, et je vous en remercie. Votre rapport témoigne d'une grande indépendance d'esprit : vous avez recherché des mesures qui soient efficaces sans souscrire d'emblée à des idées impraticables.

M. Jean-Jacques Hyest. - Certains devraient approfondir leur connaissance du monde de l'entreprise avant de faire des propositions ! Il faudrait notamment savoir faire la différence entre le rôle d'un comité d'entreprise et celui d'un conseil d'administration. Même sur des sujets où nous pourrions nous accorder, les propositions sont insatisfaisantes. Au sujet de l'urbanisme, c'est tout le contraire qu'il faut faire. Concernant la reprise des entreprises, c'est la prévention qui compte, comme l'a rappelé M. le rapporteur. Le projet du Gouvernement est de développer la prévention des entreprises en difficultés.

Quant au titre de cette proposition de loi pour «  reconquérir l'économie réelle », il n'est pas judicieux : ce n'est pas ainsi que l'on avancera ; au contraire, nous ferons fuir les investisseurs. Je rappelle que le dividende majoré, dont peuvent bénéficier les actionnaires stables, est très utilisé par certaines grandes entreprises pour avoir un actionnariat large. J'en connais au moins une, la société Air Liquide. Lorsque l'actionnariat est très diversifié, il n'y a pas d'OPA possible.

M. René Vandierendonck. - Le titre même de cette proposition de loi me fait réagir. Le fameux article 9 n'est qu'un exemple parmi d'autres de ce qui me préoccupe. Je ne discute pas les intentions du législateur qui veut sanctuariser la destination économique des territoires pour garantir la réindustrialisation. Cependant, dans la pratique - prenons l'exemple du traitement des anciens sites industriels pollués - il faut laisser la liberté d'appréciation à l'intercommunalité qui a en charge l'accompagnement de la réindustrialisation. Laissons à la collectivité le soin de déterminer où, quand et comment on réindustrialise. Pourquoi l'établissement public foncier d'Île-de-France s'intéresse-t-il aux cent hectares d'Aulnay ? Parce que la valorisation du foncier libéré et la prise en compte de la problématique de la pollution renvoient à la collectivité territoriale ou à l'EPCI le soin de déterminer quelle est l'affectation optimale. Cet article est aux antipodes de la réalité !

Le texte ne suscite pas mon enthousiasme.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Je confirme à M. Hyest que le dividende majoré existe toujours.

Je partage le point de vue de M. Vandierendonck : l'article 9 n'est pas à sa place dans un projet de loi consacré à reconquérir l'économie réelle. J'en demanderai la suppression.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Tous ces amendements du rapporteur aboutissent à une véritable réécriture du texte.

EXAMEN DES AMENDEMENTS DU RAPPORTEUR

Article 1er

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 1 supprime la faculté, pour le comité d'entreprise, de participer directement à la recherche d'un repreneur.

M. Jean-Jacques Hyest. - Les syndicats de salariés sont-ils demandeurs d'une telle mission ? Je n'en suis pas sûr.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Nous n'avons pas eu l'occasion de les entendre.

L'amendement n° 1 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 2 limite aux seules entreprises in bonis l'obligation de rechercher un repreneur en cas de fermeture d'un établissement. Il exclut celles qui se trouvent en procédure de conciliation et en procédure collective, afin d'éviter toute ambiguïté dans l'interprétation du champ d'application de ce dispositif.

L'amendement n° 2 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 3 vise à améliorer la cohérence de la codification.

L'amendement n° 3 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Par cet amendement de clarification n° 4, nous précisons la procédure de contrôle de l'obligation de rechercher un repreneur.

L'amendement n° 4 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 5 clarifie le déroulement de la procédure en distinguant une première procédure de vérification du respect des obligations, ouverte par le tribunal à la demande du comité d'entreprise et devant se conclure par un jugement, et une seconde procédure éventuelle en vue du prononcé d'une sanction.

L'amendement n° 5 est adopté, ainsi que l'amendement n° 6.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 7 précise les conditions dans lesquelles intervient le jugement d'ouverture de la procédure de vérification du respect des obligations de recherche d'un repreneur, en permettant à l'entreprise de présenter ses observations, au nom de la protection des droits de la défense.

L'amendement n° 7 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 8 établit que le tribunal, pour recueillir les informations sur la situation de l'entreprise et ses actions en vue de la recherche d'un repreneur, peut s'appuyer sur un juge commis à cette fin, lui-même assisté d'un expert de son choix.

M. Jean-Jacques Hyest. - Qui est cet expert ?

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Le tribunal en décide.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le tribunal est libre de faire appel à un expert ou d'imposer son expertise à l'entreprise.

L'amendement n° 8 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 9 ouvre la possibilité au tribunal de désigner un administrateur judiciaire afin d'établir un bilan économique et social de l'entreprise, pour éclairer le tribunal, comme c'est le cas en matière de procédures collectives.

L'amendement n° 9 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Par cet amendement n° 10, nous clarifions la procédure de vérification du respect des obligations de recherche d'un repreneur par l'entreprise et nous en précisons la rédaction en prévoyant que le tribunal doit recueillir au préalable l'avis du ministère public.

L'amendement n° 10 est adopté, ainsi que l'amendement n° 11.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 12 supprime la définition univoque du motif légitime de refus d'une offre sérieuse de reprise de l'établissement dont la fermeture est envisagée, telle qu'elle est fixée par la proposition de loi. En effet, si le tribunal reconnaît l'existence d'un motif légitime de refus, l'entreprise ne peut pas faire l'objet d'une sanction.

L'amendement n° 12 est adopté, ainsi que les amendements nos 13 et 14.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 15 clarifie et précise la procédure de sanction de l'entreprise, lorsqu'elle n'a pas respecté ses obligations de recherche ou a refusé sans motif légitime une offre de reprise sérieuse. Il contribue à garantir le caractère équitable et contradictoire de la procédure avant le prononcé d'une sanction par un tribunal.

L'amendement n° 15 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 16 précise la rédaction de l'alinéa 69, en indiquant que le produit de l'amende est affecté à l'établissement public BPI-Groupe pour financer, par priorité, des projets dans le bassin d'emploi de l'établissement.

M. Jean-Jacques Hyest. - Je suis contre l'affectation du produit de l'amende à la BPI. Je proposerai un amendement en ce sens.

M. Philippe Bas. - C'est surtout une disposition inconstitutionnelle.

L'amendement n° 16 est adopté.

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Le présent amendement n° 17 supprime la sanction consistant à faire rembourser par les entreprises en défaut tout ou partie des aides financières publiques reçues dans les deux années précédant le jugement. La pertinence d'une telle injonction de remboursement n'est pas assurée alors que les collectivités publiques concernées ne sont pas partie à l'instance et que le tribunal saisi n'est pas en mesure de connaître précisément les aides publiques en cause. En outre, ceci relève du tribunal administratif.

L'amendement n° 17 est adopté, ainsi que les amendements nos 18, 19, 20 et 21.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Avec ces vingt-et-un amendements, le texte est sensiblement différent de sa version initiale : c'est presque la « loi Desplan » !

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - Ce sera surtout le texte de la commission de lois.

Article 5

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 22 supprime l'application automatique des droits de vote double dans les sociétés cotées, en raison de son absence d'effet réel significatif, voire de ses effets négatifs.

L'amendement n° 22 est adopté.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Le rapporteur a prévu des amendements de repli pour le cas où la commission des affaires sociales ne nous suivrait pas.

Les amendements nos 23, 24 et 25 sont adoptés.

Article 8

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 26 supprime l'abandon du principe de neutralité des organes de direction des sociétés faisant l'objet d'une offre publique d'acquisition, afin de leur permettre d'agir pour faire échouer l'offre.

L'amendement n° 26 est adopté.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Dans un souci de diplomatie, le rapporteur a prévu des amendements de repli dans ce cas également.

Les amendements nos 27, 28 et 29 sont adoptés.

M. Jean-Jacques Hyest. - Il faut convaincre le Sénat que l'article 8 est totalement absurde.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Nous mandatons M. Desplan pour convaincre la commission des affaires sociales de supprimer les articles 5 et 8.

Article 9

M. Félix Desplan, rapporteur pour avis. - L'amendement n° 30 vise à supprimer l'article 9, en raison des difficultés qu'il soulève. En effet, il apparaît sans lien avec l'objectif de cette proposition de loi. De plus, la stimulation du développement industriel repose sur une politique fiscale et économique adaptées aux spécificités territoriales plus que sur l'urbanisme. L'article 9 interdit toute évolution des zones industrielles, alors que de nombreuses collectivités territoriales ont mis en oeuvre des politiques de revitalisation de leur centre urbain, pour reconvertir et développer ces zones et construire des logements. Enfin, l'article soulève des difficultés constitutionnelles en allant à l'encontre du principe de libre administration des collectivités territoriales. Il revient aux élus locaux de définir et de porter un projet politique et non de se voir imposer un schéma d'évolution industrielle inadapté aux spécificités de leurs territoires.

L'amendement n° 30 est adopté.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Je remercie le rapporteur de cet amendement de suppression que je soutiens totalement. L'article 9 va à l'encontre de tous les travaux sur l'urbanisme menés dans les vingt dernières années. Le modèle, dans la seconde partie du XXème siècle est celui des villes sectorisées, avec une zone d'activités, une zone industrielle, une zone commerciale, un campus universitaire, un secteur de logements horizontaux, un autre pour les logements verticaux. Or, la démarche actuelle est de bâtir une nouvelle urbanité qui mélange les fonctions sur un même site : le sport, la formation, les loisirs et l'habitat se côtoieront. Tout le mouvement d'urbanisme contemporain va dans ce sens : dans des quartiers d'habitat social vertical, on introduira des activités économiques. Dire qu'une zone industrielle va rester telle, c'est refuser l'ensemble de ces travaux qui repensent l'urbanisme dans une pluralité. L'article 9 ne défend pas l'industrie, l'argument est absurde ! Il faut développer l'activité dans notre pays, mais partout. Avec les progrès permis par le numérique, on peut développer de l'activité là où il n'y en avait pas.

M. René Vandierendonck. - La métropole lilloise offre un exemple de choix, celui de la Redoute qui, après les suppressions d'emplois, annonce des réinvestissements grâce à la commercialisation du foncier de ses sites actuels. Cinq ou six grands entrepôts se trouvent à Roubaix et Tourcoing. La dernière implantation est celle d'Amazon, dont l'entrepôt fait 12 mètres sous plafond et 7 hectares d'un seul tenant. On ne peut pas le remettre dans l'urbain. Ce n'est pas en sanctuarisant ou en gelant des sites qu'on recrée l'activité. J'attendais de la proposition de loi des dispositions beaucoup plus précises pour impulser une nouvelle dynamique à l'économie. On aurait pu, par exemple, réfléchir sur l'influence de la fiscalité : il est plus intéressant pour une collectivité de faire de l'habitation que de la zone industrielle.

Aujourd'hui, l'intercommunalité est la mieux à même d'apprécier la manière dont l'on doit valoriser tel ou tel site pour permettre la réindustrialisation. Tout se fait contractuellement et certainement pas par le biais d'une économie administrée, en donnant des gages purement déclamatoires. Ce n'est pas comme cela qu'on fait la loi.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Si on veut reconquérir les entrées de villes, il faut peu à peu y introduire autre chose, de la pelouse peut-être. Certes, il est difficile de mettre de l'habitat entre Kiabi et Auchan, mais petit à petit on pourra introduire de la formation, du sport, puis du logement. Un travail très fin est en cours pour reconquérir l'espace voué à une mono-activité. Le texte va à l'encontre de cette évolution.

Mme Hélène Lipietz. - Je m'étonne que Le Corbusier sévisse encore au XXIème siècle. Ce qui me choque, c'est que le texte ne mentionne pas le problème des friches industrielles polluées. C'est une grosse lacune. La dépollution des friches industrielles, voilà de l'économie on ne peut plus réelle !

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Vous avez une perception inexacte de ce que souhaitait Le Corbusier. Je ne suis pas sûr qu'il soit juste de faire de lui l'apôtre de la spécialisation spatiale.

Mme Esther Benbassa. - C'est une idée utopique de penser remplacer une zone industrielle par une autre, car aujourd'hui on s'approprie l'espace par une « gentrification » naturelle : les gens s'installent dans les zones abandonnées des villes ; au centre de Paris, les parties autrefois vouées à l'industrie sont habitées par les « bobos ». L'article va à l'encontre de ce mouvement naturel.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - En somme, l'amendement de M. Desplan va dans le sens de l'histoire.

M. Jean-Jacques Hyest. - Beaucoup d'établissements culturels s'installent dans des établissements industriels transformés : la Cartonnerie, la Fabrique...

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Des friches industrielles sont ainsi devenues des lieux dédiés à l'art. Mais mieux vaudrait une industrie qu'un musée de l'industrie ! À Dordives, il y a un musée du verre ; une verrerie serait préférable... Nous sommes tous d'accord sur la nécessité de réindustrialiser, mais certainement pas selon ce concept fixiste et archaïque d'un maintien des zones industrielles.

Mme Esther Benbassa. - Les historiens ne valideraient pas le terme « archaïque ». Au Moyen Âge, la ville était divisée selon les métiers, avec la rue des tanneurs ou la rue des sabotiers.

M. Jean-Jacques Hyest. - C'est une implantation qui a existé à une époque de l'histoire. Saint-Gobain s'est installée à la fin du XVIIIème siècle sur un site en Seine-et-Marne où il y avait de la silice pure à moins de 10 kilomètres, du bois et de l'eau. Il y avait 1800 salariés sur place. Aujourd'hui, ces soucis ne comptent plus, puisque l'on fait venir les matières premières.

M. Jean-Pierre Sueur, président. - Ce n'est pas du tout archaïque. Cela a été une époque de l'histoire. L'idée que les zones industrielles restent immuables est une idée fixiste.

Je rends hommage à l'action de notre rapporteur, qui a rédigé un texte très différent du texte initial, et je propose que l'on lui donne mandat pour défendre notre position devant la commission des affaires sociales et pour redéposer en séance, en cas de besoin, tous les amendements adoptés par notre commission.

Sous réserve des amendements qu'elle a adoptés, la commission donne un avis favorable aux dispositions dont elle s'est saisie pour avis.

Audition de M. Joaquín Almunia, commissaire européen chargé de la concurrence

Au cours d'une seconde réunion tenue l'après-midi, la commission procède, conjointement avec la commission des finances et la commission des affaires européennes, à l'audition de M. Joaquín Almunia, commissaire européen chargé de la concurrence.

- Présidence de M. Philippe Marini, président de la commission des finances, de M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois, et de M. Michel Billout, vice-président, de la commission des affaires européennes -

Au cours d'une seconde réunion tenue l'après-midi, la commission procède tout d'abord à l'audition de M. Joaquín Almunia, commissaire européen chargé de la concurrence, conjointement avec la commission des lois et la commission des affaires européennes.

M. Philippe Marini, président. - Nous avons le plaisir d'auditionner le vice-président de la Commission européenne, commissaire à la concurrence, qui exerce à mon sens au sein de la Commission la fonction la plus intéressante, mais aussi la plus exposée aux critiques. Les uns lui reprochent de ne pas faire vivre suffisamment le marché ; d'autres de ne pas soutenir correctement telles activités ou telles entreprises... Nous vous recevons, monsieur Almunia, alors que nombre de dossiers très importants doivent être examinés par la Commission européenne avant la fin de votre mandat.

Parmi les sujets de préoccupation des différentes commissions du Sénat figure l'économie numérique. Les entreprises qui constituent l'écosystème numérique français et européen s'estiment menacées par les pratiques anticoncurrentielles des grandes multinationales américaines et plus particulièrement de Google, qui promeut ses propres services verticaux par des méthodes redoutablement efficaces dont ses concurrents font les frais. Nous nous penchons sur ces questions depuis 2009 ; la Commission européenne a entamé en 2010 un examen de cet état de choses, mais c'est un travail de longue haleine car il s'agit d'un dossier complexe. Ainsi, les comparateurs de prix indépendants ont perdu 16 % de leur audience en moins d'un an au profit du groupe dominant. L'impatience est palpable et nous voudrions connaître votre stratégie en la matière, sachant que des enquêtes précises ont eu lieu, ainsi que des consultations du milieu professionnel. Certains s'étonnent des délais et de l'absence de solution juridique offrant toutes les garanties possibles, dans cette nouvelle économie numérique qui bouscule nos habitudes, nos concepts et l'activité de nombreuses entreprises.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. - Nous avons suivi l'échange épistolaire entre vous, monsieur le commissaire européen, et le ministre français chargé du redressement productif. Vous avez ainsi estimé que « ce n'est pas en engageant une course aux subventions avec le reste du monde que l'Europe trouvera sa place dans la mondialisation ». L'Europe se veut, à tort ou à raison, extrêmement soucieuse de promouvoir la plus grande transparence, alors que de grandes puissances pratiquent un interventionnisme aigu. Cependant, vous souhaitez, je le sais, que les aides soient tournées vers la recherche, vers l'innovation, vers l'avenir et vous récusez les conceptions trop laxistes des aides publiques. Enfin, nous avons adopté un texte sur les actions de groupe : que compte faire l'Europe sur cette question ?

M. Michel Billout, vice-président de la commission des affaires européennes. - Je suis heureux que des commissaires européens puissent rencontrer des parlementaires nationaux, en complément du dialogue qu'ils ont avec le Parlement européen. Je vous prie d'excuser Simon Sutour, président de la commission des affaires européennes, qui se trouve aujourd'hui à Athènes pour la réunion de la conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (Cosac).

La concurrence est le domaine où la Commission européenne a le plus de pouvoir, mais est-il exercé comme le souhaiteraient les citoyens européens ? Il serait utile de se poser la question, à quelques semaines des élections européennes. Pour ma part, j'en doute. En 2005, les Français ont rejeté par référendum le traité constitutionnel européen notamment parce que la concurrence libre et non faussée y figurait comme l'un des principaux objectifs de l'Union. Le traité de Lisbonne a corrigé le texte à la marge : la concurrence libre et non faussée a été reléguée à une place moins éminente et un protocole sur les services publics a été ajouté mais, au fil du temps, de nouveaux secteurs ont continué à s'ouvrir à la concurrence tandis que le développement, voire le maintien des services publics, essentiels à la cohésion sociale, n'est pas la priorité de la Commission. Pourtant, le bilan de l'ouverture à la concurrence est loin d'être concluant : on en a vu le résultat dans le secteur du fret ferroviaire, comme dans celui de l'énergie où la complexité s'est accrue et où les prix ont augmenté. Ne serait-il pas temps de réorienter la politique européenne de la concurrence ?

Jacques Delors a déclaré que l'Europe devait trouver un équilibre entre concurrence, coopération et solidarité. Ne faudrait-il pas donner plus de place aux deux derniers termes et donc un peu moins à la concurrence ?

M. Joaquín Almunia, commissaire européen chargé de la concurrence. - Merci de m'avoir invité. Le dialogue avec les parlementaires nationaux est indispensable et, depuis dix ans, je m'y applique régulièrement en tant que commissaire européen : il me paraît justifié que nous rendions compte de notre action aux parlementaires, européens comme nationaux.

Dans les propos que vous citez, Jacques Delors n'a pas utilisé le terme de concurrence, mais de compétitivité. Si l'on veut être compétitif, mieux vaut appliquer les règles de la concurrence ; pour financer les politiques solidaires, les deniers publics doivent être utilisés à bon escient. C'est ce que la Commission s'emploie à faire. Je n'ai jamais entendu Jacques Delors critiquer la politique européenne de la concurrence ; en revanche il a souvent insisté sur la nécessité de construire le marché intérieur, et beaucoup reste à faire dans les domaines de l'énergie, des transports, de l'économie numérique, des services. Pour lui, l'union économique et l'union monétaire sont indissociables. Les règles de la concurrence doivent s'appliquer pour coordonner les politiques économiques et monétaires, mais aussi pour lutter contre les cartels, les abus de position dominante, les concentrations. Nous sommes tous d'accord sur les objectifs poursuivis : reste à savoir quels instruments utiliser.

La Commission ayant une forte compétence pour faire respecter la concurrence, elle est également très exposée aux critiques, mais les critiques ne me choquent pas car je suis un démocrate. Je préfère tout de même qu'elles soient argumentées, fondées sur des faits et des analyses... Homme politique de gauche, je suis un fervent partisan des services publics, car ils font partie de l'identité européenne. Mais ces services, pour la plupart, relèvent de la responsabilité des États membres. Nous ne pouvons pas proposer de politiques en matière d'éducation, de santé publique, d'aide aux personnes handicapées. En revanche, nous devons proposer des solutions pour que tous les services fonctionnent le mieux possible à l'échelle européenne, notamment en abaissant les barrières entre les pays membres. Il est bien plus facile de parvenir à un marché unique en matière aérienne que ferroviaire, du fait du poids des infrastructures du rail.

Nous importons une grande part de l'énergie que nous consommons et nous voulons réduire cette dépendance, tout en luttant contre le changement climatique. Pour y parvenir, un marché intérieur de l'énergie est indispensable. Afin d'offrir à nos concitoyens une meilleure énergie à moindre coût et améliorer l'efficacité énergétique, nous devrons partager un certain nombre d'objectifs et définir une politique de la concurrence. On peut avoir des doutes sur la valeur de telle décision relevant de la politique de la concurrence, mais je n'ai aucun doute sur la nécessité de la concurrence et d'une politique commune de la concurrence !

Hier soir, j'ai envoyé au ministre du redressement productif un courrier, sur un ton plus calme que celui qu'il emploi parfois. Tournons-nous résolument vers le futur, plutôt que de regarder dans le rétroviseur, ai-je écrit. Un ministre ne peut ignorer la stratégie de modernisation des aides d'État à l'oeuvre. Elle a été lancée en mai 2012 et complétée en juin 2013. J'ajoute que toutes les demandes présentées ces dernières années par les gouvernements français successifs en matière de recherche, développement et innovation ont été autorisées par la Commission européenne. Non, la politique de l'Europe en matière de concurrence ne nuit pas à votre pays : ces quatre dernières années, la Commission n'a refusé que quatre concentrations, ce qui représente moins de 2 % des décisions prises, tandis que plus de 90 % des décisions ont été adoptées sans aucune modification par rapport à la proposition initiale des entreprises qui souhaitaient fusionner. La Commission cherche seulement à éviter les abus de position dominante et elle a, ces dix dernières années, considérablement amélioré les modalités de son contrôle sur les fusions.

J'en arrive à Google : nous avons entamé l'investigation sur un possible abus de position dominante en novembre 2010, sur la base de plaintes déposées fin 2009. Ces trois dernières années, de nouvelles plaintes nous sont parvenues, nous les avons intégrées dans nos réflexions pour avoir une vision d'ensemble. Il est évident que Google domine le marché : la question est de savoir s'il en abuse ou non. Nous avons coopéré avec les autorités américaines de la concurrence qui ont, poussées par notre initiative, lancé à leur tour une investigation, mais ont déjà conclu à l'absence d'abus. La Commission européenne est pour sa part convaincue qu'il y a des abus. Pour tenter de résoudre le problème, deux voies s'offrent à nous. La première est d'adresser à l'entreprise une communication de griefs, qui ouvre une période de deux ans, pendant laquelle l'entreprise répond, et à l'issue de laquelle nous prononçons une décision, susceptible de recours devant la Cour de justice de l'Union européenne. Il faut attendre entre quatre et huit ans pour obtenir une sentence définitive. Cela n'a pas grand sens dans un secteur où l'innovation est si rapide. La seconde solution est d'ouvrir des négociations avec Google, c'est ce que nous avons choisi de faire. Dans quelques mois, ce travail de deux années aboutira à des engagements précis et juridiquement contraignants. Alors il faudra à nouveau choisir entre signer un accord avec cette entreprise
- ce sera la troisième génération de compromis - ou lancer une communication de griefs.

Ce qui me préoccupe chez Google, ce n'est pas seulement le moteur de recherche, c'est aussi le fonctionnement du système Androïd. Nous examinons s'il comporte des risques d'exclusion de la concurrence, des abus de position dominante, une menace pour les données privées. Nous ne savons pas encore si nous allons lancer une investigation formelle, sur ces points comme sur la fiscalité.

M. Philippe Marini, président. - La fiscalité ! Vous nous mettez l'eau à la bouche ! Gaëtan Gorce, président de la mission commune d'information sur le rôle et la stratégie de l'Union européenne dans la gouvernance mondiale de l'Internet, va vous interroger.

M. Gaëtan Gorce. - Quelle place l'Europe peut-elle tenir dans la gouvernance mondiale d'Internet ? L'essentiel de l'activité est assuré par de grandes entreprises américaines, qu'il s'agisse du matériel, des systèmes d'exploitation, des logiciels ou des services, ce qui met en danger notre souveraineté, car certaines données sous le contrôle de ces entreprises peuvent être utilisées à des fins économiques ou militaires. Comment l'Union européenne peut-elle contribuer à l'émergence de champions européens dans ce domaine alors qu'elle combat les concentrations ?

M. François Marc, rapporteur général de la commission des finances. - Entre octobre 2008 et décembre 2011, le secteur financier a reçu 1600 milliards d'euros d'aides d'État sous forme de garanties publiques ou de recapitalisation. Or, le 4 décembre la Commission a prononcé des amendes pour un total de 1,7 milliard à l'encontre de six banques européennes, dont la Société générale, dans le cadre du scandale du Libor. Le 1er juillet 2013, une autre condamnation concernant des ententes sur le marché des CDS ou credit default swaps a été prononcée : treize banques, dont la BNP Paribas et deux organismes qu'elles contrôlent, auraient enfreint les règles européennes de la concurrence. Enfin, la Commission a annoncé en novembre 2013 qu'elle étudiait de possibles manipulations sur les taux de référence quotidiens du marché des changes. Une enquête est ouverte par le régulateur britannique. Ces dérives sont-elles derrière nous, liées aux excès de la finance avant 2010 ? Ou doit-on s'attendre à d'autres affaires de ce type dans l'avenir ? UBS aurait dû être condamnée à une amende de 2,5 milliards d'euros dans l'affaire Libor, mais elle a bénéficié d'une amnistie car elle a révélé le scandale. N'est-ce pas trop clément ?

J'en arrive aux aides au secteur audiovisuel : au cours de votre conférence de presse du 14 novembre 2013 relative aux aides d'État en faveur du cinéma, vous avez indiqué que, dans le cadre de la modernisation du contrôle des aides d'État, vous proposeriez d'inclure dans le prochain règlement général d'exemption une dispense de notification préalable à la Commission pour plusieurs aides au secteur audiovisuel. Où en sont vos réflexions ?

Nous avons récemment organisé des auditions au Sénat sur le développement des monnaies virtuelles, en particulier le bitcoin. Pouvez-vous nous dire s'il s'agit pour vous d'un sujet de préoccupation ? Y a-t-il des risques notamment en matière de concurrence s'agissant des paiements électroniques ?

M. Jean Bizet. - Vos services se sont penchés sur les aides d'État aux aéroports et ont émis des lignes directrices, qui inquiètent les élus des territoires comptant des aéroports car leur politique d'aménagement du territoire pourrait être remise en cause. Le Sénat a adopté une résolution vous invitant à créer une nouvelle catégorie d'aéroports, ceux dont la fréquentation est inférieure à 500 000 passagers. Allez-vous y donner suite ? Pourrons-nous toujours subventionner ces aéroports au niveau national ?

La Commission est assez friande de la procédure des actes délégués, à laquelle s'ajoute la possibilité de s'entourer de groupes d'experts, où fleurissent les lobbies essentiellement anglo-saxons. Les parlements nationaux sont assez réticents : entendez-vous les messages qui vous sont adressés ?

M. Francis Delattre. - Les taux de change sont une de nos grandes préoccupations : l'euro est surévalué par rapport au dollar. Quelles sont les relations entre la Commission européenne et la BCE ?

Tous les pays émergents, dont la République Tchèque, avancent vers un mix énergétique. En revanche, l'Allemagne et le France suivent des politiques énergétiques parfaitement contradictoires : la première se remet à exploiter des mines de charbon tandis que notre pays poursuit sa production nucléaire. Qu'en pense la Commission ?

Enfin, le dumping social nous préoccupe. Si l'agroalimentaire allemand nous dépasse désormais, c'est à cause de la main-d'oeuvre venue des pays de l'Est et payée à bas coût. Comment voyez-vous l'évolution du marché du travail dans les prochaines années ?

M. Joaquín Almunia. - J'ai oublié de répondre à Jean-Pierre Sueur sur les actions collectives qui permettent d'obtenir des réparations en cas d'infraction aux règles de la concurrence : j'ai présenté un projet de recommandation au Conseil et au Parlement en juin 2013 pour parvenir à une approche commune et convergente au niveau européen. Il n'y a pas de consensus à ce sujet. Certains pays membres ont une législation, mais les décisions des autorités de la concurrence, nationales ou européenne, rencontrent des difficultés d'application. Cette recommandation pourrait concerner aussi bien les actions individuelles que collectives. Le texte a été voté hier en commission au Parlement européen. Nous sommes donc prêts à entamer le trilogue, Commission, Parlement et Conseil. Comme les textes adoptés par chacune des trois instances ne sont pas très éloignés, un texte commun est envisageable avant la fin de la législature européenne en avril. La nouvelle directive offrirait des indemnisations beaucoup plus équitables et compatibles avec les autres types de sanctions.

Gaëtan Gorce m'a interrogé sur la gouvernance d'Internet : dans certains domaines, nous avançons, même si c'est difficile. Ainsi en est-il du respect des données privées. Pour ce qui est de la fiscalité, la règle de l'unanimité est malheureusement très contraignante, mais l'instrument des aides d'État peut être utilisé pour promouvoir une plus grande équité dans le traitement des questions fiscales. Mais les aides d'État peuvent être utilisées pour améliorer l'équité au sein d'un État, pas pour rétablir une égalité de traitement entre deux États membres (il faudrait alors l'unanimité des États).

Pour créer des champions européens, nous devons encourager les initiatives, les créateurs, les entrepreneurs. Les chefs d'entreprise disent que le gros avantage qu'ils trouvent aux États-Unis, c'est la facilité à mobiliser des financements, à attirer des talents... Il nous faut créer un environnement adéquat, et supprimer les barrières entre les États. Des intérêts particuliers et contradictoires empêchent l'émergence de grands groupes de l'Internet en Europe.

La Commission européenne, fin 2013, a signé un accord avec un certain nombre de banques, qui ont accepté de payer 1,7 milliard d'euros d'amende. Si le système de clémence n'existait pas, UBS ne nous aurait pas donné les informations dont elle disposait et nous aurions eu du mal à découvrir le fond de l'affaire, peut-être même ignorerions-nous encore ces collusions, qui ont eu d'énormes répercussions sur le marché des produits dérivés et qui ont bénéficié aux seules institutions manipulatrices. Leurs traders savaient à l'avance comment le marché allait se comporter, comme un chasseur qui saurait où le lion va se montrer... Certes, il est décevant qu'une banque échappe à l'amende, mais sans ces informations, pas d'amende non plus pour les autres, pas d'affaire ! Trois institutions bancaires et un courtier ont refusé de participer à l'accord final, si bien que l'investigation se poursuit à l'encontre du Crédit Agricole, de HSBC et de JP Morgan.

Nous menons une investigation similaire sur des produits dérivés de taux d'intérêt. Enfin, nous examinons de possibles manipulations de taux de change. Ces mauvaises pratiques ont perduré faute de régulation, de transparence, de responsabilité des managers ; or leurs conséquences économiques peuvent être considérables. Nous sommes en train de corriger cela. Il est temps de réactiver le respect des valeurs. Le système financier utilise l'argent des entreprises et des citoyens, ce n'est pas le sien ! La politique de la concurrence est l'instrument le plus efficace contre ces mauvais procédés.

François Marc a évoqué ma conférence de presse du 14 novembre : le nouveau règlement général d'exemption sera adopté avant le mois de juin pour toutes les activités culturelles, les aides d'État n'auront plus à être notifiées au préalable. Bien sûr, les règles de concurrence continueront à s'appliquer, et en cas de plainte nous mènerons des investigations.

En tant que citoyen, je ne prendrai pas le risque d'acheter un bitcoin. C'est aussi risqué que les produits financiers opaques à l'origine de la crise actuelle.

Nous avons pris bonne note des observations reçues sur les aéroports. Nous adopterons dans un mois de nouvelles lignes directrices prévoyant davantage de flexibilité pour les aéroports recevant moins de 500 000 passagers. Je précise aussi que si nous consultons des comités d'experts, en revanche nous ne leur confions jamais le soin de décider à notre place !

La balance commerciale et la balance des comptes courants de la zone euro s'améliorent. Le taux de change entre euro et dollar ne me paraît donc pas un sujet majeur. Bien sûr, les exportateurs le souhaiteraient plus bas, les importateurs plus haut - et les citoyens ne veulent pas d'inflation. Il n'y a pas de solution simple en économie ! Je comprends les préoccupations de chacun. Je note toutefois que certains pays gagnent des parts de marché quand d'autres en perdent, alors qu'ils partagent la même monnaie.

Vous avez raison : il n'est pas raisonnable que les principaux États membres
- Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, et même mon propre pays... - ne se concertent pas dans le choix de leur mix énergétique. Certes, dans le traité fondateur, cette décision revient en pleine souveraineté à chaque État membre et la Commission n'a pas son mot à dire. Je souhaiterais toutefois, quels que soient les termes du traité, que les responsables politiques de ces pays discutent entre eux de ces questions, car les divergences de stratégie énergétique ont des conséquences notables, supportées par tous les citoyens d'Europe.

Je ne partage pas votre point de vue sur le dumping social, mais la décision du nouveau gouvernement allemand d'augmenter le salaire minimal devrait vous rassurer quelque peu.

M. André Gattolin. - Vous avez indiqué que la Commission européenne était assez favorable au crédit impôt-recherche, qui renforce le dynamisme de nos entreprises. D'une manière générale, toutefois, l'Union européenne fixe des règles très dures en matière de crédit d'impôt - sauf pour ce qui relève de l'exception culturelle. Or nos principaux concurrents, notamment en Amérique, ne s'interdisent pas d'y avoir recours. J'ai fait récemment avec Bruno Retailleau un rapport sur l'industrie du jeu vidéo en France : les concurrents étrangers bénéficient de crédits d'impôt de 37 % à 50 %. Les Canadiens nous ont expliqué que les États-Unis attiraient des sociétés canadiennes dans certains États, en leur offrant des crédits d'impôt de 100 % ! L'Organisation mondiale du commerce (OMC) ne goûte guère les crédits d'impôt. Elle n'a pourtant lancé aucune poursuite pour dumping fiscal. Les règles européennes risquent d'empêcher la reconstitution du tissu industriel, notamment dans le secteur des nouvelles technologies : nos talents partent en Asie ou en Amérique. La Commission européenne a-t-elle l'intention de réévaluer sa position sur les crédits d'impôt ?

M. Edmond Hervé. - Vous avez évoqué le salaire minimal en Allemagne avec beaucoup d'optimisme, mais les débats entre les deux grands partis sont très durs, et la liste des exemptions s'allonge !

M. Yannick Botrel. - L'absence de salaire minimal en Allemagne crée une distorsion de concurrence, notamment dans les secteurs agricole et agro-alimentaire. L'utilisation de travailleurs détachés est un autre facteur de distorsion : l'Allemagne, grâce à sa position géographique centrale en Europe, y a massivement recours. De plus, son outil agro-alimentaire bénéficie des infrastructures héritées de son passé, notamment des grandes fermes qui appartenaient à l'État. Des normes environnementales très précises ont été édictées au niveau européen, en particulier pour les élevages de pondeuses. Certains pays ont fait l'effort de les appliquer, ce qui a entraîné d'importants surcoûts, d'autres, comme l'Italie, ne l'ont pas fait. Je m'étonne du silence des institutions européennes sur ce point.

M. Gaëtan Gorce. - Nous avons reçu le vice-président de Google, Vint Cerf, qui nous a déclaré que Google était disposé à payer davantage d'impôts, mais ne voyait pas pourquoi il irait s'installer dans un pays où le niveau de taxation serait supérieur à celui de l'Irlande. Cela nous renvoie à nos responsabilités. La position dominante d'un grand nombre de fournisseurs de service, notamment américains, ne devrait-elle pas nous conduire à leur imposer des obligations d'équité, de transparence, de non-discrimination ? Enfin, pour favoriser l'émergence de concurrents, ne devrions-nous pas assurer la neutralité des terminaux, dès lors que ces entreprises développent des systèmes propriétaires ?

M. Pierre Bernard-Reymond. - Quel rêve avez-vous développé au cours de votre mandat quant à l'évolution des institutions européennes ? Avez-vous connu des situations de blocage résultant de faiblesses de ces institutions ?

M. Philippe Marini, président. - J'ajouterai une dernière question : quels sont les progrès accomplis pendant votre mandat dont vous êtes le plus fier ?

M. Joaquín Almunia. - Au cours de mon mandat, je crois bien qu'aucune décision défavorable au crédit d'impôt recherche ou à un dispositif similaire n'a été adoptée. Au contraire, dans les nouvelles lignes directrices sur la recherche, le développement et l'innovation qui entreront en vigueur le 1er juillet, le niveau au-delà duquel s'applique l'obligation de notification est relevé. Les lignes directrices relatives au financement par capital-risque élargissent aussi les possibilités d'aide publique. Il faut créer les incitations adéquates pour que les responsables politiques nationaux dirigent l'argent public vers ce type de dépense, même en période de discipline budgétaire. La Commission serait rigide dans ces domaines ? Je demande souvent à Arnaud Montebourg, dans le dialogue que nous entretenons - de manière tranquille de ma part, parfois agitée de la sienne - de me citer un seul cas où le gouvernement français aurait reçu une réponse négative de la Commission sur un dossier de recherche et de développement. Il ne peut pas !

L'emploi de travailleurs détachés et l'instauration d'un salaire minimum en Allemagne ne sont pas des questions de concurrence mais de compétitivité. À titre personnel, je crois que la compétitivité allemande repose essentiellement sur la puissance considérable de ses moyennes entreprises. Une petite entreprise allemande équivaut à une grande en Espagne. L'Allemagne dispose d'un réseau d'entreprises moyennes extrêmement compétitives. Les autres pays d'Europe feraient bien d'analyser les raisons des performances allemandes !

Si les règles européennes ne sont pas appliquées par un ou plusieurs pays, monsieur Botrel, il faut le dénoncer, afin que nous puissions ouvrir une procédure d'infraction, même si cela doit susciter des réactions d'hostilité à l'endroit de la Commission. C'est notre rôle que de faire respecter l'égalité de traitement au sein de l'Union européenne. En matière fiscale, les traités exigent la règle de l'unanimité. Il est donc impossible d'imposer à l'Irlande ou à l'Estonie une modification de leur régime fiscal.

M. Philippe Marini, président. - Les Irlandais ont eu bien besoin de notre argent...

M. Joaquín Almunia. - En revanche, il est possible d'intervenir si un État membre applique un traitement particulier à certaines entreprises. Si toutes, celles du pays et celles qui viennent s'installer, sont traitées pareillement, il n'y a pas de discrimination : alors je ne peux rien faire.

Nous conduisons des investigations sur la question des systèmes propriétaires, mais nos moyens sont limités : les États membres réduisent notre budget. Par exemple, notre chef économiste a une équipe de 24 personnes pour traiter de tous les cas, fusions, abus de position dominante, cartels, alors que pour réaliser une seule fusion, une entreprise peut y consacrer 60 spécialistes ! Je ne dis pas que nous n'avons pas les moyens d'agir : nous remportons de nombreux procès à la Cour de justice. Je dis qu'avec un peu plus, nous ferions beaucoup plus. Sur les systèmes propriétaires, nous n'avons donc pas encore décidé s'il y avait matière à ouvrir une investigation formelle, comme nous l'avons fait l'an dernier pour Microsoft au sujet d'Explorer.

Ce dont je rêve ? De moyens supplémentaires, d'abord, au moins dans mon secteur. Je crois aussi qu'il faut éliminer la règle de l'unanimité sur les questions relatives à la fiscalité et au marché du travail.

Nous sommes en charge de la surveillance budgétaire, de la discipline économique, des réformes structurelles, qui réclament des sacrifices de la part des citoyens, plus encore depuis 2008. Il est dommage que l'Europe ne puisse, en contrepartie, intervenir sur les services publics ou les aides sociales, imposer l'amélioration de la qualité des universités ou de la formation professionnelle. Car les politiques nationales, à mon sens, ne suffisent plus.

Enfin, le Parlement européen doit être considéré par les citoyens comme un vrai parlement, exactement comme le Sénat en France, le Congreso de los diputados à Madrid ou la House of Commons à Londres. Aux élections européennes du 25 mai prochain, la plupart des électeurs ne verront pas les choses ainsi. Pourtant, les décisions prises par les responsables européens ont de très importantes conséquences. Or elles ne sont pas soumises à un contrôle parlementaire comparable à celui auquel nous sommes habitués au niveau national. Et la solution n'est pas de confier ce contrôle aux parlements nationaux. C'est au Parlement européen d'exercer son contrôle sur les décisions de la Commission, mais aussi sur celles du Conseil européen, sur l'activité des troïkas, sur le rôle de supervision de la Banque centrale européenne. Le contrôle démocratique était peut-être moins nécessaire quand l'Europe ne s'occupait que d'oranges et de pommes de terre. À présent qu'elle traite d'emploi, de budgets, de la monnaie, de l'éducation ou du marché du travail, il est indispensable.

De quelle réalisation suis-je le plus fier ? Mon mandat s'achève le 31 octobre et j'ai encore bien des choses à faire, il n'est pas encore temps de réfléchir à cette question !

M. Philippe Marini, président. - Merci pour la sincérité de vos propos.