Mercredi 17 février 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35.

Audition de S.E. Dr Khalid Bin Mohammad Al Ankary, ambassadeur d'Arabie saoudite en France

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Monsieur l'Ambassadeur, merci beaucoup de votre présence et de votre disponibilité. L'Arabie saoudite, pays ami de la France avec lequel les relations bilatérales sont intenses, appartient à une région particulièrement exposée aux crises. Nous souhaiterions avoir votre analyse tant des relations bilatérales entre nos deux pays que de la situation régionale - en particulier les crises en Syrie et au Yémen, ou des conséquences du prix du pétrole, et de la tension préoccupante avec l'Iran. Cette année, notre commission a entamé un cycle d'auditions sur votre pays. Le groupe d'amitié France-pays du Golfe s'est rendu récemment en Arabie saoudite avec sa présidente, Mme Nathalie Goulet.

S.E. Dr Khalid Bin Mohammad Al Ankary, ambassadeur d'Arabie saoudite en France. - Merci de votre invitation. Je suis heureux et honoré d'être parmi vous, afin de passer en revue tous ces sujets importants qui vous inquiètent autant que nous. Je remercie Mme Goulet et les membres de la délégation qui l'ont accompagnée d'avoir tenu à se rendre personnellement dans notre pays pour découvrir la vérité et la réalité au-delà du traitement qu'en font les médias. Merci de tous ces efforts avant, pendant et après votre déplacement.

L'amitié entre l'Arabie saoudite et la France est pour notre pays une question stratégique. Nous sommes heureux de voir que ces relations sont exceptionnelles et ne font que s'améliorer depuis quarante ans, avec des répercussions très importantes en termes économiques, culturelles et politiques de nos pays. Pour l'Arabie saoudite, la France est le premier allié en Europe. Elle accorde un très grand prix à cette amitié fondée sur des intérêts et un respect mutuels. Nous sommes sur le même bateau, au premier chef pour la lutte contre le terrorisme. Nous sommes victimes du terrorisme en Arabie saoudite comme en France : 153 opérations terroristes ont fait plus de 235 morts et plus de 1 130 blessés.

Les relations entre la France et l'Arabie saoudite, politiques, économiques, éducatives, culturelles et militaires sont d'abord fondées sur des valeurs communes. En Arabie saoudite, nous refusons que la religion soit utilisée pour tuer. Nous sommes sur la même ligne que la France pour assurer un respect mutuel de la culture et de la religion de chaque société, sans porter préjudice aux droits de l'homme, et pour défendre les nécessaires discussions afin de comprendre les divergences de points de vue, sans atteindre aux spécificités de chaque société.

Nos avis concordent sur de nombreux problèmes régionaux : le terrorisme, l'Iran, la Syrie, l'Irak, le Yémen... Ils convergent fortement sur les investissements économiques ou la coopération culturelle et scientifique qui s'est accentuée ces dernières années. Des étudiants saoudiens, dans différentes disciplines, choisissent de venir en France pour terminer leurs études supérieures. Enseignement et éducation sont des bases essentielles pour établir des relations fortes et permanentes entre nos pays. L'ambassade d'Arabie saoudite est toujours disposée à coopérer à tout ce qui pourrait renforcer les ponts jetés entre nos deux pays et à travailler avec vos institutions politiques, économiques, et culturelles. Nous sommes prêts à vous fournir toute l'information dont vous souhaiteriez disposer, afin de renforcer ces relations.

M. Christian Cambon. - Comment interprétez-vous la montée de violence affectant l'Arabie saoudite, l'Iran et l'ensemble de la région ? Des tensions ont suivi la guerre des mots après l'exécution du cheikh Nimr Baqr al-Nimr : des représentations de l'Arabie saoudite dans différents pays ont été attaquées. Comment rétablir le calme ? Comment évolueront les relations entre l'Iran et l'Arabie saoudite, qui peuvent aussi bien assurer la paix que déstabiliser les pays voisins ?

Mme Nathalie Goulet. - Merci de vos propos sur notre délégation ; voilà aussi le rôle de la diplomatie parlementaire. Nous avons constaté la ferme volonté de l'Arabie saoudite de lutter contre le terrorisme et son financement. Le Conseil de la Choura nous transmettra l'ensemble des lois et des règlements pris contre le terrorisme lorsqu'ils seront traduits. Il en est des pays comme des individus ; il est parfois difficile de laver une réputation non exemplaire. Comment mieux communiquer sur la lutte de votre pays contre le terrorisme et son financement, face à des accusations de personnes n'ayant pas mis à jour leurs connaissances en la matière ?

M. Gilbert Roger. - Quel est le bilan de la coalition militaire dirigée par l'Arabie saoudite au Yémen ? Une issue politique est-elle envisageable à très court terme ? Seriez-vous prêts à une éventuelle intervention terrestre contre Daech, comme nous avons pu le lire ?

Mme Josette Durrieu. - Envisagez-vous une offensive terrestre conjointe avec la Turquie en Syrie, compte tenu de sa position complexe, notamment vis-à-vis des Kurdes ? Comment pourrait évoluer la situation dans ces conditions ? Comment réagirait Damas à cette offensive terrestre ? Si l'État islamique tombait, quel serait le pouvoir légitime ?

M. Gaëtan Gorce. - La région est traversée par une crise profonde, débouchant sur un flux massif de réfugiés vers le Liban ou la Jordanie. Peu se dirigent vers l'Arabie saoudite. Envisagez-vous d'ouvrir vos frontières, qui restent actuellement assez hermétiques ?

Dr Khalid Bin Mohammad Al Ankary. - Ce sont des questions importantes et sensibles.

Nous souhaitons toujours avoir des relations de bon voisinage avec les pays voisins et notamment l'Iran, fondées sur le respect des intérêts communs, d'autant que nos deux peuples ont beaucoup en commun. Malheureusement, au cours des quatre décennies écoulées - surtout depuis 1979 - les relations saoudo-iraniennes ont beaucoup évolué à cause des idées de la révolution iranienne, et en particulier de la volonté d'exporter la révolution dans d'autres pays. L'Iran s'est ingéré dans les affaires des pays voisins, ce que nous refusons. Cette politique iranienne est constante, à l'exception des présidences de MM. Rafsandjani et Khatami, durant lesquelles le pouvoir iranien était plus rationnel et avait arrêté son ingérence. Nos relations s'étaient bien améliorées, avec des conséquences positives sur les relations économiques, culturelles et politiques dans la région. Cela n'a pas duré après les élections de MM. Ahmadinejad et Rohani. Souhaitons que ces relations reviennent à la situation précédente.

Malheureusement, le gouvernement iranien - non le peuple iranien, avec lequel nous avons de bonnes relations - déploie des efforts considérables pour renforcer le confessionnalisme dans la région. Depuis deux ans, l'Iran, par le Hezbollah, son bras armé au Liban, a empêché l'élection du président de la République libanaise, malgré plus de 34 tentatives du Parlement libanais pour se réunir et élire un président. Espérons que la situation s'améliorera et qu'un président pourra être élu.

En Syrie, l'intervention de l'Iran par le biais du Hezbollah, des gardiens de la révolution iranienne et des milices irakiennes ayant des liens avec l'Iran et se battant en Syrie, protège le régime de Bachar el-Assad. L'ingérence est flagrante également en Irak ou à Bahreïn : des armes passent en contrebande d'Iran. En Arabie saoudite, certains extrémistes saoudiens, comme ceux du parti Hezbollah du Hedjaz - zone occidentale de l'Arabie saoudite où se trouve La Mecque - ont été formés et entraînés en Iran. Ce parti, créé en Iran, dont la base principale est à Qom, veut déstabiliser notre pays et a mené des opérations terroristes. L'Iran mène ses opérations soit directement, soit par le biais de ses agents et de ses représentants. Cela n'aide pas à stabiliser la région, ni à rétablir des relations normales entre l'Arabie saoudite et l'Iran. Si cette politique se poursuivait, l'avenir ne serait pas très prometteur pour la stabilité de la région.

Je citerai quelques exemples. En 1983, deux explosions concomitantes du Hezbollah à Beyrouth ont fait 241 morts et plus de 100 blessés dans l'infanterie de marine américaine et 64 morts français, civils et militaires, dans l'attentat contre la base des forces françaises, composante de la force des Nations-Unies. En 1983, des éléments du Hezbollah et du parti Al Dawa dépendant de l'Iran ont attaqué les ambassades américaine et française au Koweït. En 1991, Chapour Bakhtiar, dernier Premier ministre du Shah, a été assassiné près de Paris. En 1992, un attentat dans un restaurant à Berlin a fait quatre morts : le procureur général allemand a lancé un mandat d'arrêt contre Ali Fallahian, chef des services de renseignement iraniens. En 1994, une attaque contre le centre culturel juif de Buenos Aires a fait 85 morts et 300 blessés ; en 2003, la police britannique a arrêté l'ex-ambassadeur iranien en Argentine, Hadi Soleimanpour, accusé d'avoir planifié cet attentat. En 1996 un attentat a fait plus de 120 morts à Khobar en Arabie saoudite, en majorité des soldats américains. L'un des meneurs arrêtés, le saoudien Ahmed Al Mughassil, porteur d'un passeport iranien, a été formé et entraîné en Iran. L'attaché militaire iranien au Bahreïn était également impliqué.

En 1987, l'ambassade saoudienne en Iran a été occupée, pillée et brûlée, et cela s'est produit à nouveau début 2016 : les agresseurs ont été poussés par certaines instances officielles. N'oublions pas l'occupation en 1979 de l'ambassade américaine, en 1988 l'occupation et l'incendie de l'ambassade soviétique - au prétexte que l'Union soviétique collaborait avec Saddam Hussein -, en 1999 l'occupation de l'ambassade du Pakistan et en 2011 celle de l'ambassade britannique. Ces agressions enfreignent le droit international, et le Conseil de sécurité de l'ONU avait condamné ces actes terroristes.

L'Iran fait également parvenir en contrebande armes et munitions, comme dernièrement, en énorme quantité, au Koweït. Nous devons toujours nous assurer que l'Iran ne répètera pas de tels actes - difficile à croire avec une si longue histoire de violations du droit international. Nous souhaiterions pourtant avoir de bonnes relations avec ce pays, compte tenu de son poids dans la région.

Je suis content qu'on ait abordé le sujet du terrorisme et de son financement. Mme Goulet a pris connaissance de certains éléments lors de sa visite : elle a vu personnellement les choses sur place et a peut-être même davantage d'informations que moi !

L'Arabie saoudite souffre du terrorisme comme d'autres pays - dont la France. Nous vivons au coeur d'une région où prolifèrent des actions terroristes commises par Al Qaida ou désormais Daech. Nous menons d'importants efforts pour résister, sensibiliser la population, organiser la répression et prévoir des sanctions contre les auteurs des crimes, en proportion de ceux-ci.

L'Arabie saoudite participe à tous les instruments internationaux de lutte contre le financement des organisations terroristes : contrôle des mouvements bancaires, surveillance des ONG et des associations caritatives - certaines d'entre elles utilisent ces activités comme une couverture pour financer des organisations terroristes. Nous avons donc réduit les activités de ces organisations. Plusieurs lois ont régulé les transferts, les surveillent et sanctionnent les infractions. Les documents du Conseil de la Choura, demandés par Mme Goulet et en cours de traduction, vous seront communiqués dans les tout prochains jours.

Depuis la révolution populaire au Yémen en 2011, les pays du Golfe ont proposé des solutions pacifiques. L'initiative des pays du Golfe, adoptée par les Nations-Unies, a permis l'élection d'un nouveau président et la constitution d'un gouvernement. Malheureusement, des milices houthies ont refusé cette solution, ainsi que les forces de l'ancien président Ali Abdallah Saleh, qui a quitté le pouvoir après la révolution et qui bénéficiait d'une immunité dans le cadre de l'initiative internationale. Il n'a pas respecté cet accord et les houthis ont commencé à occuper les principales villes yéménites et à paralyser les institutions, empêchant le gouvernement légitime de gouverner. Ce dernier a demandé à l'Arabie saoudite d'intervenir. Le Conseil de sécurité de l'ONU a adopté une résolution qui appuie cette intervention, pour assurer la légitimité du gouvernement yéménite.

Les forces de la coalition dirigée par l'Arabie saoudite sont en train de libérer une grande partie du territoire yéménite, et se trouvent à 20 kilomètres de la capitale - s'ils n'avancent pas jusqu'à Sanaa, c'est en raison de la complexité du relief et pour préserver les civils. Nous espérons que les opérations militaires se termineront prochainement, après la récupération de la capitale par le gouvernement légitime. La solution politique existait dès le début, notamment grâce au travail remarquable de l'envoyé des Nations-Unies, M. Ismail Ould Cheikh Ahmed, mais les milices houthies et les forces soutenant l'ancien président Saleh l'ont refusée.

Peut-on envisager une opération terrestre en Syrie ? Ce pays est dans une situation humanitaire déplorable avec de nombreuses victimes civiles. Elle subit de nombreuses interventions étrangères de l'Iran et de ses alliés en Irak et au Liban. Les bombardements russes ne distinguent pas l'opposition légitime des organisations terroristes, ni les cibles militaires des cibles civiles. Nous avons tous vu les images des sièges inhumains de nombreux villages et villes.

Le roi d'Arabie saoudite a annoncé que si la coalition internationale - dirigée par les Américains - décide d'intervenir au sol, notre pays participera à cette intervention terrestre en tant que membre de cette coalition. Pour le moment, nous n'avons aucun signe d'une telle intervention.

Nous préparons l'après État islamique, pour instaurer un gouvernement légitime en Syrie, à travers les négociations entre les représentants du régime (sans Bachar el-Assad) et les insurgés syriens (sans les terroristes du Front Al Nosra et de Daech, avec lesquels on ne peut pas négocier). Si les négociations de Genève aboutissent, nous pourrons envisager cette transition pacifique vers un nouveau régime en Syrie.

M. Michel Boutant. - Grâce à la rente pétrolière, l'Arabie saoudite tient un rôle essentiel au Moyen-Orient, et y exerce une influence importante. Quelles conséquences la réduction du cours du pétrole - passé de 120 à 30 dollars en un an - a-t-elle sur la politique intérieure de l'Arabie saoudite, sur ses relations avec les autres pays de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et dans les relations internationales ?

M. Henri de Raincourt. - Ma question est similaire. Étant donné le cours actuel du pétrole, quelle est la stratégie de l'Arabie saoudite ? Quel prix plancher peut-elle accepter : 20 dollars ? Est-ce lié à la présence d'autres gisements en Amérique ou ailleurs ? Cette question a des répercussions importantes sur l'économie de nos pays.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - M. Gaëtan Gorce vous a également interrogé sur l'accueil des réfugiés et l'ouverture des frontières.

Dr Khalid Bin Mohammad Al Ankary. - L'Arabie saoudite a été l'un des premiers pays à accueillir des réfugiés syriens. Depuis l'insurrection de 2011, 2,5 millions de Syriens vivent dans notre pays. À la différence d'autres pays, nous ne les traitons pas comme des réfugiés mais comme des résidents, avec le droit de résider, de travailler, d'étudier dans les écoles et les universités. Alors que j'étais ministre de l'enseignement supérieur en Arabie saoudite, j'ai émis des instructions très claires - et strictement appliquées - pour accueillir tous les étudiants syriens qui le souhaiteraient, sur la base d'une copie de leurs diplômes ou de documents attestant de leur scolarité, dans les universités saoudiennes afin qu'ils terminent leur cursus et obtiennent des diplômes qu'il pourront faire reconnaitre dans leur pays. Ils sont traités comme les étudiants saoudiens. Plus de 100 000 élèves syriens bénéficient d'une scolarité gratuite dans l'enseignement primaire et secondaire saoudiens, avec la fourniture de manuels et un transport scolaire gratuit. Ces réfugiés ne sont pas parqués dans des camps - on ne les voit donc pas ; ils vivent comme n'importe quel résident en Arabie saoudite avec des permis de séjour sans durée limitée, aussi longtemps que durera la crise en Syrie.

Ce n'est pas la première fois que l'Arabie saoudite connaît une baisse des prix du pétrole. Après la première guerre du Golfe et l'occupation du Koweït par Saddam Hussein, le prix du pétrole est descendu à moins de 10 dollars ! L'Arabie saoudite a vécu dans ces circonstances et les a gérées. Nous avions envisagé un scénario de baisse des prix du pétrole qui s'est matérialisé, et avons adopté certaines mesures pour gérer cette crise - que connaissent tous les producteurs de pétrole - et la dépasser : meilleure gestion de la dépense publique, modification des impôts de certaines catégories comme les grandes sociétés - et non de la plus grande partie du pays ni des couches les plus démunies. Une partie des réserves de pétrole a été utilisée et mise de côté pour ce genre de circonstances.

Quel prix serait acceptable pour l'Arabie saoudite ? Vous devriez poser cette question à des experts, qui auraient une réponse plus pertinente. Hier, certains pays de l'OPEP réunis avec la Russie se sont accordés pour maintenir la production au niveau de janvier, premier pas vers des prix plus stables. Un accord de coopération commune entre les pays de l'OPEP et les autres pourrait réduire la production. Hier, le ministre saoudien du pétrole a indiqué vouloir une solution progressive, que nous espérons plus efficace qu'une approche brutale.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci, Monsieur l'Ambassadeur, de toutes ces informations. La France et l'Arabie saoudite ont une relation renforcée et des responsabilités communes - comme la lutte contre le terrorisme - qui nous engagent, et nous apprécions les efforts de votre pays.

La France, à la politique étrangère indépendante, cherche l'équilibre dans cette relation particulièrement stratégique. Nous sommes satisfaits de voir que les relations politiques sont consolidées et que les relations économiques sont intenses, avec des contrats importants en cours et de nombreuses perspectives, dans la fidélité à la tradition française de respect des équilibres, afin de rétablir la paix.

Dr Khalid Bin Mohammad Al Ankary. - Je ne fais que répéter ce que le roi et le gouvernement saoudien m'ont demandé de vous dire, à savoir la grande importance qu'ils accordent à nos relations. Merci à ceux qui sont venus en Arabie saoudite. Je suis à votre disposition pour répondre à toute question, à tout moment.

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président, puis de M. Christian Cambon, vice-président -

Rapport 2015 de la délégation parlementaire au renseignement - Communication de M. Jean-Pierre Raffarin, président et audition conjointe de M. Bernard Bajolet, DGSE et de M. Patrick Calvar, DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure)

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - -Je remercie les directeurs généraux de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) de se présenter devant notre commission. La délégation parlementaire au renseignement (DPR) - dont le rapport annuel, remis le 3 février au Président de la République, sera rendu public prochainement après toilettage éventuel des informations protégées par le secret de la défense nationale - compte quatre députés et quatre sénateurs, dont deux issus de la commission des affaires étrangères et deux de la commission des lois.

Malgré les demandes qui lui sont souvent adressées, la DPR n'a pas voulu, dans ce rapport, se placer en position d'inspecteur : elle n'est pas une commission d'enquête, et rien n'est pire que de prétendre exercer un contrôle sans en avoir les moyens. Nous souhaitons, en revanche, que soit lancée rapidement une véritable politique publique d'évaluation du renseignement. Cette évaluation reposerait d'abord sur des dispositifs de contrôle interne (beaucoup a déjà été accompli en la matière). Le deuxième pilier est l'évaluation externe, qui doit être conduite par un service d'inspection permanent et doté des compétences techniques nécessaires, non par des missions constituées au cas par cas par des membres issus d'autres services d'inspection. Cette unité serait à la disposition de l'exécutif, mais aussi de la DPR qui, dans le respect des impératifs de confidentialité, pourrait avoir une véritable politique d'évaluation, avec notamment l'objectif de diffuser les bonnes pratiques observées dans certains services.

Il convient également de réfléchir sur les modalités d'une information plus large du Parlement par la DPR, qui détient beaucoup d'informations classées secret défense.

La loi sur le renseignement de 2015 - à la préparation de laquelle la DPR, sous la présidence de Jean-Jacques Urvoas, a contribué - a été rapidement mise en oeuvre, en particulier, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) est déjà créée. J'insiste à ce propos sur l'importance du nombre de services dits « du deuxième cercle », c'est-à-dire autorisés à mettre en oeuvre des techniques de renseignement alors que certains ne constituent pas des services spécialisés de renseignement : il est essentiel d'assurer la traçabilité de l'usage qu'ils en feront.

Votre présence simultanée apporte un contrepoint bienvenu au message, seriné par les médias, selon lequel vos services seraient en guerre permanente. Pour notre part, nous avons, en vous voyant travailler, une impression plus nuancée. Nous serions intéressés par votre avis sur ce point. Sachez enfin que, conscients que vous servez notre République dans des conditions extrêmement difficiles, nous sommes très sensibles aux responsabilités qui pèsent sur vous.

M. Patrick Calvar, directeur général de la Sécurité intérieure. - Chaque attentat sur notre territoire est vécu par nos services comme un échec. Or un éditorial paru récemment dans la revue francophone de Daech, Dar al-Islam, nous menace en ces termes : « La question n'est pas de savoir si la France sera de nouveau frappée par des attentats comme ceux de novembre dernier. Réveillez-vous, pauvres fous ! Les seules questions pertinentes concernent les prochaines cibles et la date ».

Un rapide examen rétrospectif des attentats du 13 novembre met en évidence les éléments suivants : la décision est prise, et la structure mise en place en Syrie ; les opérateurs sont des combattants aguerris qui, face à l'armée de Bachar el-Assad, sont devenus des professionnels de la guerre et ont perdu toute humanité. Ils sont prêts à mourir, comme ils l'ont prouvé lors des attentats, en toute connaissance de cause : contrairement à ce que l'on a pu entendre, aucun d'entre eux n'avait consommé de stupéfiants.

Les modes opératoires sont professionnels : ils ont emprunté plusieurs routes pour rejoindre le territoire ; deux des terroristes, de nationalité irakienne, sont passés par l'île de Leros, en Grèce. Ils ont utilisé de nombreux moyens de communication éventuellement chiffrés - le chiffrement est un enjeu vital qui dépasse largement les débats à l'intérieur de nos frontières. Deuxième principe opératoire, le regroupement à l'extérieur de nos frontières, en Belgique, où la logistique de l'opération est mise en place, notamment l'acquisition d'armes. Il est envisagé de durcir fortement la législation sur les armes, comme la Grande-Bretagne l'a fait après la fusillade de Dunblane. Des appartements en France ont été réservés depuis la Belgique, des véhicules ont aussi été loués en Belgique, en vue d'une projection sur le territoire français. Le coordonnateur, toujours non identifié ni localisé, opérait depuis le territoire belge.

Autre élément caractéristique, le choix de cibles dites « molles » avec l'objectif de faire le maximum de victimes, et des modes divers : l'attentat-suicide au Stade de France, les fusillades au Bataclan et sur les terrasses. Aucune cellule logistique n'a été décelée sur notre territoire. Salah Abdeslam n'est pas mort au cours de l'opération, soit qu'il ne l'ait pas voulu, soit que l'engin explosif qu'il portait n'ait pas fonctionné. De fait, afin de fuir, il a dû faire appel à des amis en Belgique afin qu'ils le récupèrent. Quant à Abdelhamid Abaaoud, le responsable opérationnel sur le terrain, il a trouvé refuge dans des buissons et, cherchant à regagner la Belgique, a pris contact avec sa cousine Hasnaa Ait Boulahcen, une personne guère islamisée, cocaïnomane, dont les erreurs grossières - cela a été notre chance - ont rendu possible notre intervention.

Que faire contre les terroristes ? Il faut d'abord un renseignement en amont, des contrôles aux frontières sur la base de documents biométriques, un croisement des fichiers, une coopération nationale, européenne et internationale. Nous devons désormais raisonner à l'échelle de la francophonie. La majorité des individus passés à l'action le 13 novembre sont des Français mais qui ont vécu en Belgique ; de nombreux combattants venus de Tunisie, du Maroc ou d'Algérie sont présents en Syrie et pourraient être utilisés sur le sol européen. Nous avons récemment arrêté des personnes parties de France pour la Libye afin de rejoindre Daech. Nous aurons aussi à faire face aux vétérans de Syrie et d'Irak. À cet égard, souvenons-nous du rôle des « Afghans » dans la création du Groupe islamique armé algérien, responsable des attaques de 1995. Enfin, au-delà de Daech, n'oublions pas Al-Qaeda qui projette de son côté une attaque majeure pour redorer son blason au sein de la communauté islamiste.

Depuis le début de l'été, nous avons bloqué six projets terroristes. Parmi ceux-ci des membres de Daech basés en Syrie ont invité les contacts qu'ils ont sur notre territoire à rester sur place pour y préparer des opérations. La dangerosité des individus engagés n'est cependant pas de même nature.

Autre aspect de la menace, les appels à la violence sur les réseaux sociaux, dont l'impact sur notre jeunesse peut être particulièrement efficace, surtout auprès de ceux qui sont dépourvus de connaissances religieuses, et qui n'ont pas d'alternative à l'islam radical pour exprimer leur colère, leur opposition à notre société.

Enfin, ceux que nous appelons les velléitaires et qui voudraient s'engager mais ne franchissent pas le Rubicon. Ils se livrent à un terrorisme de basse intensité fait d'attaques individuelles : l'assassinat d'un chef d'entreprise, les coups de couteau portés contre des militaires en faction.

N'oublions pas non plus les anciens islamistes passés sous les radars du renseignement, à l'exemple des frères Kouachi et d'Amédy Coulibaly qui complètent ce tableau d'une menace diverse et polymorphe.

Je suis convaincu, à titre personnel, que la réponse sécuritaire n'est que partielle et ne résoudra pas le phénomène. Pourquoi une fille de 15 ans quitte-t-elle notre territoire pour la Syrie alors que rien ne la destine à ce destin macabre ? Pourquoi un garçon du même âge issu d'un milieu kurde, non islamisé, tente-t-il d'assassiner un enseignant juif à Marseille ? C'est une question pour notre société. L'ensemble des pays européens sont touchés, et même le monde, comme en témoignent des événements survenus en Australie et aux États-Unis. Une partie - certes infime - de la jeunesse est secouée par une crise profonde. La revendication filmée des attentats produite par Daech, terrible, insoutenable, montre des individus déshumanisés, revenus à l'état d'animaux. Si nous les interceptons, qu'allons-nous en faire ? Faut-il les maintenir en prison à vie ? Il y a là un problème psychiatrique, et un enjeu de protection pour la société. Ils sont prêts à aller jusqu'à la mort après avoir fait le maximum de victimes.

L'Europe fera sans nul doute face à d'autres attentats majeurs. La France reste en première ligne : à preuve, le titre « Qu'Allah maudisse la France » en une de la revue Dar al-Islam. Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi) et Al-Qaeda dans la péninsule arabique (Aqpa) considèrent eux aussi la France comme l'ennemi numéro 1, mais la menace pèse aussi sur d'autres pays. Elle est de nature à déstabiliser notre société : nous surveillons aussi des groupes extrémistes à l'opposé du spectre, qui n'attendent que de nouveaux actes terroristes pour engager une confrontation violente.

M. Bernard Bajolet, directeur général de la Sécurité extérieure. -Pour faire écho aux propos de mon collègue, tout attentat, qu'il se déroule sur le sol français ou fasse des victimes parmi nos compatriotes à l'étranger, est ressenti comme un échec également par la DGSE. La mission de mon service consiste à détecter et entraver la menace à l'étranger, qu'elle vise le sol français ou nos intérêts ailleurs dans le monde. Si nous n'avons pu éviter les attentats du 13 novembre ni les attaques du Radisson Blu à Bamako ou du Cappuccino à Ouagadougou, nous avons contribué, au côté de la DGSI, à empêcher d'autres attentats en France ainsi que plusieurs attaques notamment en Afrique.

La menace présente plusieurs aspects inédits : la territorialisation du groupe État islamique, grâce au concours d'anciens officiers de Saddam Hussein ; une cruauté absolue, un nihilisme mais aussi un véritable professionnalisme, Al-Baghdadi s'étant assuré les compétences d'ingénieurs et de propagandistes de métier. C'est visible dans la qualité morbide de la propagande de Daesh, mais aussi dans sa capacité à utiliser des méthodes clandestines de communication, de transport, etc.

Comme Patrick Calvar l'a rappelé, des instructions ont été données par des dirigeants du groupe État islamique pour de nouvelles opérations en Europe. Et la menace vient aussi de la mouvance Al-Qaeda qui, affaiblie, cherche à se signaler par des coups d'éclat. Nous l'avons vu récemment à Ouagadougou, où l'organisation Al-Mourabitoune agit au nom d'Al-Qaeda.

Le schéma des attentats du 13 novembre n'est pas le seul ; d'autres modèles existent, fondés sur des cellules dormantes en France et une circulation entre les zones de djihad et l'Europe, qui brouille les frontières entre menace extérieure et intérieure. Pour y faire face, la DGSE et la DGSI n'ont pas attendu janvier 2015 pour se rapprocher, mais une impulsion supplémentaire a été donnée alors avec une structure mixte installée à Levallois. Toute coordination impliquant un chef de file, c'est, avec notre plein accord, la DGSI qui remplit ce rôle. Il n'y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre nos deux services, ni aucune restriction dans l'échange de données. Au contraire, après le 13 novembre, une étape supplémentaire a été franchie, avec le partage de l'ensemble des données entre nos services, dans le cadre de l'article L. 863-2 du code de la sécurité intérieure créé par la nouvelle loi sur le renseignement.

On dit que nos services s'appuient trop sur le renseignement technique. Il est vrai que nos moyens dans ce domaine ont été renforcés depuis 2008 par les gouvernements successifs, en dépit du contexte budgétaire ; mais nous investissons aussi dans le renseignement humain. Discret, ne figurant dans aucune statistique, le renseignement humain fait néanmoins partie des priorités de mon service ; là aussi, nous travaillons en lien avec la DGSI et les autres services français ou étrangers amis pour le recrutement de certaines sources.

Les partenariats avec les services étrangers se sont intensifiés après janvier 2015, et de nouveau à la suite des attentats de novembre. Aucune limite n'est posée à la coopération technique et humaine entre pays occidentaux, autour d'un noyau européen constitué avec nos partenaires britanniques, allemands et d'autres, en Europe notamment. La coopération s'est aussi développée avec nos homologues d'Afrique du Nord.

La loi sur le renseignement conforte la sécurité juridique de nos activités dans le domaine technique. Certaines dispositions sont déjà en application. Une grande partie du dispositif sera opérationnel en juin prochain.

Enfin, nous avons reçu des moyens en personnel supplémentaires. Pour la DGSE ce sont un peu plus de 800 postes supplémentaires, de 2014 à 2019 inclus, dont près de 530 décidés après les attentats de janvier et de novembre. La DGSI a reçu des renforts comparables.

La zone syro-irakienne est le coeur de la menace, mais ne la délimite pas. Des transferts s'opèrent vers la Libye où se regroupent des combattants étrangers, maghrébins mais aussi, dans une moindre mesure, syriens et irakiens, voire français, en nombre encore limité. Nos services se mobilisent pour anticiper la menace.

À mon tour de souligner que la réponse sécuritaire seule ne suffit pas. Certes, nos services travaillent de façon mutualisée, nos forces armées, renseignées aussi par la DRM, contribuent à l'attrition du groupe État islamique et des autres organisations terroristes en Syrie, en Irak et au Sahel, mais nous avons besoin d'une réponse politique. Daech s'appuie sur la marginalisation de la communauté sunnite en Irak, où un certain nombre de milices chiites ne sont plus contrôlées par le gouvernement. En Syrie, la minorité alaouite monopolise le pouvoir depuis 1963. L'État islamique met cette marginalisation à profit pour asseoir son emprise sur les Sunnites. Au-delà des questions de personnes, il faut rendre le gouvernement syrien plus inclusif. Enfin, en Libye, aussi, la clé est politique.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie.

M. Christian Cambon. - On met souvent en regard la masse des renseignements collectés par les services français, parmi les meilleurs au monde, avec l'insuffisance des moyens d'analyse ; par opposition avec un système américain mettant à contribution les sciences sociales, la linguistique, l'histoire, etc. pour aborder des réalités complexes. Ainsi la description du conflit centrafricain véhiculée par la presse, une opposition entre chrétiens et musulmans, est bien loin de la vérité. Avez-vous des moyens d'analyse suffisants ? Comment mettez-vous en oeuvre la coopération internationale dans ce domaine, notamment avec des pays comme la Belgique ? Comment mettre à profit ces renseignements pour les interpréter ?

M. Jeanny Lorgeoux. - Soyez assurés de notre sympathie et de notre soutien sans faille. La coopération avec les services d'Afrique du Nord est un pilier de notre réussite. Le démantèlement, en Algérie, du Département du renseignement et de la sécurité (DRS) et la mise à l'écart de son chef, le général Mediène, au profit du général Tartag, sont-ils de nature à altérer cette coopération ? La froideur que nous ont témoignée les services marocains au Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique est-elle purement conjoncturelle ?

M. Yves Pozzo di Borgo. - Hier, lors d'une réunion du Conseil de Paris, il nous a été suggéré que les établissements scolaires parisiens pourraient être une cible. Êtes-vous en mesure, sur une échelle de 1 à 100, d'évaluer vos capacités de prévision ?

Face au phénomène international qu'est Daech, qui touche jusqu'aux pays d'Asie centrale, la Malaisie, les Philippines, quelles relations entretenez-vous avec les services russes, dont la capacité d'action et de pénétration est forte ?

M. Pierre Charon. - Je salue l'initiative d'une audition commune de vos deux services - dans le cadre de la commission d'enquête sur le djihadisme, nous vous avions entendus successivement.

Les outils d'une mobilisation conjointe des États européens doivent être améliorés : mais le Système d'information Schengen (SIS) a connu des dysfonctionnements, tandis qu'Europol pâtit d'un partage insuffisant de l'information. En décembre dernier, le Conseil européen a demandé aux services de renseignement de structurer leur coopération. Quelles sont vos relations avec vos homologues européens ? Avez-vous constaté des améliorations, ou a minima une inflexion politique ? Les services français et britanniques, par leur dynamisme, peuvent être l'aiguillon d'une communauté européenne du renseignement.

La porosité entre le financement du terrorisme, le crime organisé, le blanchiment d'argent et les réseaux mafieux, dont la part dans le trafic d'êtres humains augmente, est grande. Le coordinateur de l'Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, a lui-même reconnu que l'on ne pouvait considérer la crise migratoire comme un événement ponctuel et déconnecté de ces réalités.

Comment se déroule votre coopération avec Frontex, Europol et Eurojust ?

M. Robert del Picchia. -Vous avez souligné le déplacement du foyer terroriste de la Syrie vers le Maghreb, où les liens très forts entre les populations du Nord et du Sud sahélien risquent d'aggraver la situation.

Qu'en est-il de l'arrestation à Salzbourg, annoncée par la presse autrichienne, de deux proches des auteurs des attentats de novembre ?

Mme Nathalie Goulet. -Êtes-vous consultés sur les dispositifs de prévention mis en place ? Je n'ai pas eu accès, malgré mes tentatives, aux évaluations des actions de la Miviludes et du Centre de prévention de la délinquance. Pendant ce temps, les cas de radicalisation continuent d'augmenter : les autorités ont récemment fait état de 8 300 signalements.

Quelles sont les modalités de la coopération financière, notamment avec Tracfin ? Êtes-vous satisfaits de la mise en place dans deux ans du fichier PNR (Passengername record), où les données concernant les passagers aériens seront conservées pour une durée de six mois ? C'est à mes yeux insuffisant.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous dressez un tableau effrayant, mais c'est une nécessaire piqûre de rappel. Vous le dites à juste titre, la réponse n'est pas seulement sécuritaire : la force principale de ces terroristes réside dans l'humain. Sommes-nous en mesure d'apporter une réponse globale, et des solutions aux familles désemparées qui ne savent plus comment retenir leurs enfants ?

M. Jean-Marie Bockel. - Merci d'avoir inscrit votre propos dans le cadre plus large des enjeux sociaux. Des cours d'appel, dont celle de Colmar dans ma circonscription, s'engagent dans des actions pilotes de déradicalisation. Les collectivités territoriales ont elles aussi pris des initiatives en ce sens. La délégation sénatoriale aux collectivités prépare un rapport sur la question. Quel serait votre apport à ces actions qui, l'enfer étant pavé de bonnes intentions, pourraient partir dans tous les sens ?

M. Alain Néri. - Les missions téléguidées de l'étranger sont inquiétantes ; mais ne peut-on pas craindre aussi que des faibles d'esprit commettent des attentats par mimétisme ou pour voir leur nom dans le journal ? Comment lutter contre de tels électrons libres ? Des élus immergés dans la population comme nous le sommes peuvent-ils vous aider ?

M. André Trillard. - Vous parlez d'un niveau de risque jamais atteint - pouvez-vous en dire plus ? La multiplication des agressions sexuelles de la part de migrants, comme à Cologne, fait-elle partie d'une stratégie de communautarisme exacerbé ?

Mme Christiane Kammermann. - Nous sommes fiers de vous et du travail que vous accomplissez pour la France. Quelles sont vos relations avec les autres services en Europe ? Pouvez-vous nous en dire plus sur le renseignement humain ? Quels seraient vos pronostics pour un avenir proche ?

M. Jacques Legendre. - Monsieur Bajolet, comment analysez-vous l'évolution de la situation en Afrique de l'Ouest ? Les attaques visant des hôtels fréquentés par des étrangers à Bamako, Ouagadougou ou Tombouctou, ou des camps militaires au Mali, sont préoccupantes. Y a-t-il encore un État sûr en Afrique de l'Ouest ?

M. Jacques Gautier. - Monsieur Bajolet, les liens inattendus découverts au Nord-Mali sont-ils une surprise pour vous ? Menez-vous une action cyber offensive ?

M. Bernard Bajolet. - Notre analyse est généralement de grande qualité. La réforme menée par mon prédécesseur en 2009 l'a rapprochée de la recherche ; les deux métiers sont distincts mais se nourrissent l'un l'autre. Je ne suis toutefois pas complètement satisfait de notre analyse sur certains pays ou certaines thématiques. Avec le plan d'amélioration que nous suivons, l'objectif est d'avoir les meilleurs analystes de France. Une sorte de concours d'Orient sera organisé et le recours aux contractuels permettra de profiter de l'expertise universitaire. Nous soutenons la comparaison avec les services qui bénéficient des moyens les plus importants, aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Certains de nos partenaires peuvent être meilleurs en raison d'une proximité géographique ou historique ; soit nous tirons parti de leurs compétences, soit nous cherchons à être à leur niveau.

Notre relation avec l'Afrique du Nord est essentielle. Nous avons les mêmes partenaires que la DGSI en Algérie, malgré la réforme qui a remplacé le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) par un ministre coordonnateur auprès du président Bouteflika et trois directions générales de la sécurité intérieure, de la documentation et de la sécurité extérieure, et du renseignement technique. Nos contacts font état d'une volonté très claire de resserrer la coopération avec la France. La parenthèse de la brouille avec le Maroc est définitivement fermée : même pendant cette période, nous avons toujours veillé, pour notre part, à faire comme si de rien n'était en envoyant tous les documents utiles à nos collègues marocains. Aujourd'hui, la coopération a repris son rythme normal. Elle est très forte également avec la Tunisie, ce partenaire qui est aussi un pays menacé directement : des centaines de combattants tunisiens se trouvent parmi les groupes terroristes en Libye, dont Daech.

Il est indispensable de disposer d'un suivi des réservations de passagers européens à travers un PNR dans le cadre de Schengen. C'est le plus qu'urgent ! J'ai toutefois des interrogations sur l'efficacité technique du système tel qu'il paraît envisagé. La coopération avec le Royaume-Uni est excellente : je ne vois pas comment elle pourrait être meilleure. La DGSE, mais aussi la DGSI, collaborent avec le Government Communications Headquarters (GCHQ), le Secret Intelligence Service (SIS) et le British Security Service (BSS) ou MI5. Nous avons aussi une coopération avec l'Allemagne et l'ensemble des services les plus performants en Europe.

Vous aurez noté le déplacement du Premier ministre à Bruxelles en compagnie des ministres de la justice et de l'intérieur, de M. Calvar, du procureur de Paris et de moi-même pour relancer la coopération avec les services belges, parfaitement compétents et professionnels, mais qui manquent de moyens, et que nous devons aider.

Des commandos du 13 novembre ont utilisé des filières migratoires pour arriver sur le territoire. C'est donc un sujet à suivre. Nous ne pourrons toutefois empêcher des terroristes de s'infiltrer que si nous nous en donnons les moyens, à travers le fichier SIS, où nous devons faire figurer non seulement l'identité, mais aussi la biométrie ; des milliers de passeports syriens ont en effet été volés et d'autres sont falsifiés.

Le renseignement humain consiste à recruter des sources pour déjouer les projets terroristes. C'est très compliqué et très long mais nous progressons. Nos agents sont particulièrement exposés. La DGSE est présente partout où les diplomates et les militaires ne peuvent pas aller. Certains agents l'ont payé de leur vie. La prévention de la menace étrangère a un coût : ces risques sont assumés.

La situation s'est détériorée au Mali, à la suite de l'accord tribalo-commercial d'Anefis en octobre 2015, entre les groupes armés présents dans la zone du nord, qui pourrait se traduire par une sorte de pacte de non agression à l'égard des groupes terroristes. Cela explique en partie les attaques des 12 et 14 février à Kidal. La menace se déplace vers le Sud, à Bamako et dans les autres pays voisins du Mali. N'oublions pas Boko Haram. Des rapprochements étonnants ont eu lieu. Al-Mourabitoune s'est scindé entre une partie restée fidèle à Al-Qaida et une partie se réclamant désormais du soi-disant État islamique. Nous devons soutenir nos alliés, dont certains ont des fragilités.

Je vous confirme que nous travaillons sur le cyber. Le sujet prendra de l'importance dans les années à venir.

- Présidence M. Christian Cambon, vice-président -

M. Patrick Calvar. - Notre stratégie est d'anticiper et de neutraliser sur le plan judiciaire des menaces aussi diverses qu'un Coulibaly agresseur d'un militaire à Nice à la limite de la pathologie psychiatrique ou un Abaoud très professionnalisé et qui sait se dissimuler. Tout le monde connaissait les grands trafiquants comme Pablo Escobar ou El Chapo, les appréhender n'en a pas été moins difficile. Le renseignement est une chaîne obéissant à deux impératifs : la complémentarité et la coordination. Nous avons organisé une cellule rassemblant les services du premier cercle, en incluant à ses côtés la Direction du renseignement de la préfecture de police de Paris, et le Service Central du Renseignement Territorial.

La difficulté est moins d'analyser que d'établir des priorités. Dans vos circonscriptions, vous le savez, le moindre voleur à la roulotte dispose de cinq à dix moyens de communication et peut chiffrer ses messages... Abaoud faisait l'objet de très nombreuses procédures judiciaires, il était soupçonné d'être à l'origine d'attentats comme celui tenté dans le Thalys, mais cela ne nous disait pas où il était ni ce qu'il faisait. La question est de savoir grâce à quelles pièces d'identité il sort de Syrie ou y retourne et si le fichier européen comprend des éléments de biométrie et permet le croisement des fichiers. Un point important : jusqu'à quel point nous sommes prêts à aliéner des libertés pour notre sécurité ?

Nous étions les seuls à parler encore avec les services algériens durant la guerre civile. Et le nouveau dirigeant, le général Tartag, était l'un de ceux qui était chargé de la lutte contre le terrorisme durant les années noires. Nous coopérons toujours avec ces services qui sont de grande qualité. Outre leur très grande qualité et efficacité, les services marocains ont la particularité, comme nous, d'avoir une dimension judiciaire. Un article du Monde se plaignait récemment de cette particularité française : signalons que la Suède, la Norvège et le Danemark ont la même.

Les terroristes ciblent leur action. Ils savent très bien ce qui nous effraie ; ils lisent notre presse et connaissent nos peurs. Les terroristes choisissent des cibles d'opportunité pour faire le maximum de dégâts. Ils ont utilisé des Kalachnikov parce qu'ils ont l'habitude d'en utiliser en Syrie, mais ils peuvent demain recourir à des véhicules piégés. Considérant que nous leur faisons la guerre, ils nous la font à leur tour.

La coopération avec la Russie est forte, ne serait-ce que parce que 7 à 8 % des personnes souhaitant quitter la France pour la Syrie ou en revenir sont des Tchétchènes, certains impliqués dans des projets d'attentats ou leur financement. Elle est étroite y compris concernant la zone du Nord-Caucase. La coopération au sein de l'Europe est forte, malgré ce qu'on imagine, mais elle se heurte à des régimes juridiques différents. Nous intégrons nos 8 000 fiches S dans le fichier de Schengen, ce qui nous vaut une grande popularité. C'est ainsi que M. El Khazzani nous avait été signalé par les services espagnols comme susceptible de venir en France : nous ne parvenions pas à le localiser sur notre sol, mais avions créé une fiche S, un marqueur pour suivre un individu. Un an après, il est signalé comme prenant un avion à Berlin pour Istanbul ; nous l'indiquons à nos camarades espagnols qui nous disent que le suivi est désormais l'affaire des Belges, car il a séjourné en Belgique depuis son départ d'Espagne. Mais ni les Espagnols, ni les Belges ne peuvent mettre de fiches dans le système d'information... Et ce sont les Français qui ont été accusés de ne pas l'avoir surveillé. Il est indispensable que tous les partenaires contribuent au système d'information Schengen. Europol pratique une coopération policière, pas de renseignement. L'important aujourd'hui c'est de pouvoir croiser l'ensemble des différentes bases de données françaises et européennes.

Le financement du terrorisme sur notre sol commence par un microfinancement : il suffit de quelques poignées d'euros pour prendre un avion pour la Turquie. Ce n'est donc pas un élément fondamental, même si c'est un élément constitutif de l'association de malfaiteurs. Il y a aussi le macrofinancement de Daech suivi notamment par la DGSE et Tracfin.

Concernant l'Autriche, des personnes ont effectivement été arrêtées. Nous disposons d'informations faisant état de la présence de commandos sur le sol européen, dont nous ignorons la localisation et l'objectif.

Noter travail, c'est la lutte antiterrorisme, pas la déradicalisation. Mais nous ne pouvons pas ne pas nous demander : qu'est-ce qui pousse une gamine de quinze ans à partir de Syrie, ou un gamin de quinze ans à poignarder un enseignant juif ? L'ensemble des sociétés européennes est dans cette situation. Nous sommes comme le Samu : nous traitons l'urgence, pas le mal de fond.

Je ne fais pas de lien entre les événements de Cologne et les réfugiés ; mais la population peut le faire. Une forte hostilité se fait jour en Europe du Nord, en Allemagne ; un mouvement violent est apparu à Calais. C'est un danger majeur de déstabilisation de nos sociétés, auquel il faudra trouver une solution.

Nous avons arrêté plus de 300 personnes ; que nous disent ces jeunes ? Qu'ils n'ont aucun espoir ; qu'ils n'ont pas d'existence en tant qu'individu, qu'ils ne sont « personne ». Une fois qu'ils sont passés dans le monde de la barbarie, cela change, mais au départ, ce que nous entendons est bien un cri de désespoir.

M. Christian Cambon, vice-président. - Je vous remercie. Nous mesurons le défi que vous devez relever au quotidien : vous avez tout notre soutien.

La réunion est levée à 12 h 5.