Mardi 29 mars 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 16 h 34

Investissements internationaux en France - Audition de M. Emmanuel Macron, ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique

La commission auditionne M. Emmanuel Macron, ministre de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique, sur les investissements internationaux en France.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes heureux de vous recevoir Monsieur Macron pour faire le point sur les investissements étrangers en France. Autant notre commission des affaires étrangères et de la défense peut parfois se montrer critique à l'égard de Bercy lorsqu'il s'agit du budget de la défense, autant nous ne pouvons être que favorables à toutes les initiatives pour accroître l'attractivité de la France à l'étranger et développer notre diplomatie économique. Nous savons qu'il s'agit pour vous d'une priorité. Nous suivons avec attention ce qui se passe au sein du Conseil stratégique de l'attractivité, instance qui, comme vous le savez, m'est chère...

Comment notre politique étrangère peut-elle contribuer à attirer des investissements utiles à notre économie ? Quel bilan peut-on tirer des investissements étrangers en France ? Quelle est leur part dans le dynamisme de notre économie ? Quelle est la stratégie du gouvernement en la matière ? Quels sont les risques ? Les opportunités ? Enfin, quel est votre sentiment sur le nouveau dispositif de gouvernance de notre diplomatie économique, co-piloté désormais par le Quai d'Orsay : l'intégration du commerce extérieur et du tourisme au Quai d'Orsay permet-elle une meilleure prise en compte des intérêts des entreprises dans notre stratégie diplomatique ?

M. Emmanuel Macron, ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique. - Merci. La question de l'attractivité économique de notre pays est cruciale. Notre stratégie est de favoriser les investissements étrangers ou les investissements financiers, qui créent des entreprises ou financent leur développement. Notre organisation capitalistique n'est pas optimale pour le financement de notre économie. L'épargne française est trop investie dans l'immobilier ou les obligations, et contribue trop peu au financement en capitaux propres des entreprises. C'est pourquoi nous avons besoin des capitaux étrangers pour constituer un appareil industriel compétitif. Cela vaut tant pour les grands groupes, la part des capitaux étrangers y restant d'ailleurs à un niveau stable depuis plusieurs années, que pour les autres entreprises. La France est un pays attractif, comme le montrent les chiffres ainsi que la bonne dynamique des investissements en provenance de pays stratégiques, à l'image de celle des investissements chinois, supérieure à celle de nos voisins. Mais le paradoxe est que son image reste perfectible : 68 % des responsables d'entreprises implantées en France jugent que la France n'est pas très attractive. Le plus dur est de faire venir les investisseurs une première fois. Ceux qui ont déjà investi en France réinvestissent en France deux fois sur trois. Voilà une distorsion cognitive que notre diplomatie économique doit traiter.

La France a de nombreux atouts. Elle constitue un bon point d'entrée sur le marché européen de 500 millions de consommateurs. Sa réglementation est aux standards européens sur beaucoup de sujets. La consommation intérieure y est élevée, dans tous les secteurs (grande distribution, industrie, innovations technologiques). Les infrastructures sont de grande qualité, meilleures qu'en Allemagne qui n'investit pas assez en la matière, comme l'a montré le rapport Fratzscher l'an passé. La main-d'oeuvre est bien formée. Le tarif de l'énergie est compétitif et nous avons corrigé le tir pour les industries intensives. Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un atout reconnu et plébiscité par les investisseurs. Notre population est jeune, avec l'esprit entrepreneurial affirmé, ce qui un changement de ces dernières années. La France est le premier pays d'Europe continentale pour la création de start-up, avec 1500 créations par an, et Paris est la ville d'Europe qui compte le plus de start-up dans le numérique après Londres.

En termes de stock d'investissements étrangers (IDE), la France est au 7e rang mondial, au 3e rang en Europe. C'est le premier pays pour les implantations industrielles ; plus de 20 000 sociétés étrangères sont implantées qui font travailler deux millions de salariés français. En termes de flux, la France est au 10e rang mondial. Les entrées y sont supérieures depuis 2013 à celles de l'Allemagne. Nous avons été mieux classés ; nous devons faire face à la concurrence des pays émergents et à notre déficit d'image, rigidité que notre diplomatie s'efforce de résoudre. Sur le long terme, le montant moyen des IDE est stable, autour de vingt milliards par an en moyenne, ce qui, vu le dynamisme de la croissance internationale, n'est pas satisfaisant et signifie une baisse de nos parts de marché. Paris, toutefois, est la deuxième destination des IDE en Europe, avec une hausse de 22% l'an dernier. Paris profite de la saturation du marché londonien et de la dynamique des investissements chinois pour rattraper son retard sur la capitale anglaise. Selon une étude d'Ernst and Young, le nombre des projets d'investissement a augmenté de 30% depuis 2012. Selon Business France, le nombre d'emplois créés ou maintenus en raison d'IDE a augmenté en 2015 de 27% par rapport à 2014, à 33700. Un millier de décision d'investissements étrangers en France ont été enregistrées en 2015 : Facebook, Intel, Samsung, Nokia, Cisco qui a d'ailleurs doublé son investissement initial de 100 millions d'euros, Coca-Cola, Microsoft, etc. Surtout ces entreprises investissent dans nos start-up innovantes, à l'image de Sigfox, une des « licornes » françaises, installée près de Toulouse, qui conçoit des réseaux bas-débit pour des objets connectés et dans laquelle Intel et Samsung ont investi des sommes importantes. La France est particulièrement compétitive dans le traitement des données nomades ou l'intelligence artificielle, grâce à un cadre fiscal attractif et à des chercheurs de talent comparativement « bon marché » : un chercheur à Saclay coûte trois fois moins cher que dans la Silicon valley, où le coût du travail augmente par un effet de rattrapage et en raison notamment de l'absence de clause de non-concurrence. De même, lors de la reprise d'Alcatel, Nokia a décidé non seulement de maintenir les centres de recherche de Villarceaux et Lannion, mais d'y investir. L'existence du CIR a été décisive.

La place de la France dans les classements internationaux s'améliore. On a gagné onze places dans le classement FDI confidence index d'AT Kearney qui mesure l'attractivité perçue, pour atteindre le 8e rang. La France a gagné onze places dans le classement Doing business de la Banque mondiale, même si nous ne sommes qu'au 27e rang. Nous avons travaillé pour améliorer notre image en fonction des critères de ces études. Nous avons aussi gagné une place dans le classement de compétitivité du forum de Davos, au 22e rang.

Autre paradoxe : nous aimons les investissements étrangers mais n'aimons pas forcément les investisseurs étrangers. Or les IDE ne sont souvent que des participations, non des prises de contrôle. Faute d'une épargne orientée vers le capital, les entreprises en ont besoin pour se financer. D'ailleurs la part des capitaux étrangers dans le capital des entreprises du CAC 40 est stable, à 45,3%, contre 46,7% il y a dix ans. Ces capitaux de long terme, en provenance souvent des pays émergents, sont utiles à notre économie, davantage que ceux de fonds de court terme, dont l'intérêt n'est pas toujours conforme à celui des entreprises ou des territoires. En même temps, 96% des IDE proviennent de pays avancés. Les Etats-Unis restent de loin le premier investisseur étranger en France. Le mythe d'un « raid » des pays émergents sur nos entreprises n'est pas fondé. L'investissement chinois reste relativement faible, même si la France est le deuxième pays d'accueil en Europe, devant l'Allemagne. La France investit davantage en Chine que la Chine en France. Quant aux investissements des pays du Golfe, ils sont surinvestis dans l'immobilier et certains actifs, mais restent très modestes en valeur absolue. N'en ayons pas peur. Il faut éviter d'avoir à accueillir des IDE en situation de faiblesse, lorsqu'une entreprise est mal en point, car l'investisseur étranger est alors en position de force, comme dans l'affaire General Electric-Alstom. Il vaut mieux attirer les IDE pour accompagner des firmes en croissance. Dans certains secteurs, comme celui des technologies sensibles, les IDE peuvent représenter un risque. Le décret relatif aux investissements étrangers en France, dont le champ a été élargi début 2014, conditionne les investissements étrangers à une autorisation préalable de l'État dès lors que des technologies sensibles sont en jeu.

La meilleure façon de se protéger des actions hostiles reste l'amélioration de la compétitivité et l'amélioration de notre capacité à lever des capitaux propres français. Dans un monde ouvert, pour réussir, la meilleure stratégie est d'être offensifs. Pour aider les entreprises à attirer les investissements étrangers dans de bonnes conditions, nous les aidons à rétablir leurs marges, à stabiliser leur actionnariat. C'est l'objet du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), du pacte de responsabilité, de la stratégie de la Nouvelle France industrielle, qui permettent d'axer les investissements sur la recherche, la différenciation, la montée en gamme industrielle. Le crédit d'impôt recherche et le crédit d'impôt innovation sont décisifs pour capter les investissements étrangers à haute valeur ajoutée. Nos efforts pour simplifier le droit du travail s'inscrivent aussi dans ce contexte. Les entrepreneurs étrangers considèrent que la France est attractive mais ils craignent de ne pouvoir s'adapter en cas de retournement de conjoncture. Ils trouvent que notre cadre juridique est trop rigide. Force est de reconnaître que ce n'est pas faux. Pour y remédier nous avons revalorisé le rôle des accords d'entreprises. La possibilité de recourir au chômage partiel accompagné évite de détruire du capital économique et humain, en attendant une remise à flot de l'entreprise comme ce fut le cas avec les chantiers STX. La loi sur le travail se comprend en ce sens. Le patron de Cisco, pourtant notre meilleur ambassadeur dans le monde l'an passé, qui a investi massivement en France, a noté qu'une entreprise peut se réorganiser dans tous les pays d'Union européenne en procédant à des licenciements économiques en cas de problème de compétitivité, sauf en France, seul pays où l'on n'apprécie pas la compétitivité d'un site au regard de ses performances propres mais au regard de la performance mondiale du groupe pris dans son ensemble, ce qui interdit toute mesure corrective en cas de problème de compétitivité. La compétitivité des sites étrangers devra compenser les faiblesses du site français, sans que l'industriel puisse la corriger. Conséquence, les entrepreneurs investissent moins et la rigidité de notre droit les conduit à mettre délibérément un site non compétitif en redressement ou en liquidation judiciaire, alors qu'il aurait, plus simplement, pu être réorganisé. Notre modèle est trop binaire.

Nous avons aussi fusionné l'Agence française des investissements internationaux et Ubifrance pour créer Business France, interlocuteur unique de tous les investisseurs. Nous avons simplifié le régime de la TVA à l'importation et les procédures de dédouanement. Pour attirer les talents, nous avons facilité l'octroi d'action gratuites, revu le régime des impatriés, supprimé la peine de prison en cas de délit d'entrave. Au total 35 des 39 actions annoncées dans le cadre du conseil stratégique de l'attractivité ont été réalisées.

Un mot enfin sur le rattachement du commerce extérieur et du tourisme au Quai d'Orsay. Les redécoupages institutionnels doivent être neutres pour les usagers. Dans tous les cas commerce extérieur et diplomatie doivent travailler de concert. Le rattachement au Quai d'Orsay vise à donner plus de cohérence à l'outil diplomatique et à renforcer notre diplomatie économique. L'avantage d'un rattachement à Bercy est la continuité entre l'action économique intérieure et extérieure. Quoi qu'il en soit, il importe de maintenir des relations commerciales avec des régions avec lesquelles les relations diplomatiques ne sont pas très chaudes. Il faut préserver, comme nos partenaires, notre réalisme commercial. Le commerce extérieur n'est pas un instrument à finalité diplomatique. La France a toujours su préserver à la fois son indépendance diplomatique et faire preuve de réalisme commercial. Des partenariats à l'export ont pu se nouer, même lorsque les relations diplomatiques n'étaient pas excellentes. Tous les grands pays font ainsi.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie. La question du rattachement du commerce extérieur et du tourisme au quai d'Orsay est en effet d'une grande complexité.

M. Gilbert Roger. - On peut toujours faire des comparaisons. Le coût du travail sera toujours plus cher en France que dans d'autres pays, comme la Somalie ! On peut comparer les sites français et polonais. La réalité est que les Polonais rêvent de la France ! Comment faire pour récupérer notre fierté ? Il est temps de prendre conscience des atouts que les autres pays nous envient ?

L'épargne française est trop orientée vers l'immobilier. Comment réorienter l'épargne du grand public vers le financement de l'économie ? Enfin quel est l'impact du CICE et de la suppression de la taxe de solidarité sur les flux d'IDE ?

Mme Hélène Conway-Mouret. - Lors de mes déplacements je constate que l'équipe-France à l'export a du mal à se mettre en place, les équipes travaillent en ordre dispersé. L'avantage du rattachement du commerce extérieur au quai d'Orsay est que l'ambassadeur de France devient le chef d'orchestre de cette équipe. Le Parlement pourra-t-il être consulté sur une feuille de route stratégique de notre diplomatie économique ?

Pourquoi en outre ne pas définir une stratégie de communication dans les médias étrangers pour promouvoir l'image de notre pays ? Ceux-ci relaient volontiers les grèves ou les difficultés que nous connaissons. Il faut faire rêver ! Notre pays, et l'Union européenne font toujours rêver, comme en témoigne la demande d'adhésion de la Turquie. Nous bénéficions d'un formidable réseau à l'étranger mais nous ne savons pas l'utiliser. C'est dommage.

Mme Éliane Giraud. - Où en est le dossier de STMicroelectronics ? Avançons-nous avec Rome ? Le projet de constituer un nouvel Airbus des semi-conducteurs est-il toujours d'actualité ? Alors que les deux-tiers de notre commerce ont lieu avec nos partenaires européens, comment travailler avec eux pour conforter notre attractivité ?

M. Jean-Marie Bockel. - Les grandes régions se mettent en place. Qu'en pensez-vous ? Leur compétence économique a été réaffirmée, tout comme celle des métropoles. La réforme est encore au milieu du gué. Les départements continuent à jouer un rôle. Il ne faudrait pas que les régions se fassent concurrence. L'État aussi exerce ses prérogatives, notamment pour les grands investissements.

Vous êtes aussi le ministre du numérique. Ce secteur joue un rôle clef en matière de cyber-défense. Les groupes français sont bien positionnés. Mais nous manquons de PME, à la différence de nos voisins. Celles-ci faute de trésorerie ou d'un milieu propice disparaissent ou se font racheter. C'est dommage, tant ce secteur est source d'innovations et créateur d'emplois.

M. Alain Néri. - La principale préoccupation des Français, c'est l'emploi. Au Conseil régional d'Auvergne, nous l'avions identifié dès 1982 comme une priorité. D'où mes questions : combien d'emplois représentent les investissements étrangers ? Quel coût pour les finances de la République ? Et enfin, comment s'articulent le rôle économique prioritaire des régions et l'action de l'État ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - On pourrait mettre en parallèle la fermeture de l'usine Michelin de Poitiers et l'ouverture concomitante d'un centre de recherche du groupe en Auvergne...

M. Alain Néri. - J'ai été élevé, à Clermont-Ferrand, dans le quartier des usines Michelin où travaillaient alors 30 000 ouvriers. Aujourd'hui, ils ne sont plus que 12 000. Lors des campagnes électorales, nous faisions les sorties d'usine ; désormais, c'est inutile !

Mme Bariza Khiari. - Tout en respectant la répartition des compétences entre Bercy et le Quai d'Orsay, je salue le travail de Laurent Fabius, qui a impulsé le goût de l'économie dans nos ambassades.

Vous avez rappelé les facteurs d'attractivité de la France : une jeunesse bien formée, des infrastructures, notamment des routes et des aéroports, et une recherche de qualité. L'investissement de certains fonds de pension américains a pesé sur l'emploi et les conditions de travail : courts-termistes, ils demandaient des retours sur investissement élevés. Mythe ou réalité ?

Lors du rapprochement entre Alstom et General Electric, Mme Clara Gaymard avait assuré qu'il ne se traduirait par aucune réduction d'emplois en France. Nous savons ce qu'il en a été. Comment s'en prémunir à l'avenir ?

M. Robert Hue. - Merci de nous avoir présenté certaines données d'ensemble, d'autant plus utiles que l'on oublie parfois des évolutions très sensibles.

On ne peut dissocier la situation internationale de celle de notre pays. Vous avez, avec honnêteté, évoqué les résultats du pacte de responsabilité et du CICE, dont l'efficacité n'est pas à la hauteur des 40 milliards d'euros engagés. Le Premier ministre lui-même a fait part de sa déception. Il aurait été utile de se doter d'un outil de contrôle de l'usage des fonds publics analogue à celui dont j'ai été à l'initiative, malheureusement abrogé en 2002. J'ai été maire durant trente-deux ans ; chaque subvention de l'État que nous percevions donnait lieu à un contrôle rigoureux sur l'usage qui en était fait. Où est le contrôle des 40 milliards ? Souvent, les aides perçues ont été consacrés à la reconstitution des marges plutôt qu'à l'investissement et l'emploi.

Il est essentiel d'assurer la visibilité des outils financiers qui facilite l'acceptation de nos entreprises à l'extérieur, en particulier dans les pays les moins riches. Or, souvent, Bercy apparaît comme un frein à la diplomatie économique.

Si cette diplomatie nous a beaucoup apporté, elle ne nous a pas toujours rendus plus efficaces là où le rapport de force domine. L'embargo sur la Russie a ainsi été une erreur : ne faisons pas de diplomatie à deux vitesses.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - C'est davantage un programme qu'une question !

M. Jeanny Lorgeoux. - Dans une économie mondiale ouverte, tourneboulée, la seule politique qui vaille est une politique de l'offre et de restauration des marges pour faciliter l'investissement. Mes collègues solognots partagent votre diagnostic, mais se demandent pourquoi la décrue du chômage n'a pas commencé. Pourquoi ce décalage ?

M. Henri de Raincourt. - Vous avez beaucoup parlé, à raison, d'attractivité et de compétitivité ; mais je m'étonne que vous n'ayez guère évoqué la fiscalité des entreprises. La longueur, la lourdeur de notre code du travail ne freinent-elle pas les ardeurs des entrepreneurs étrangers ?

Mme Michelle Demessine. - Belle démonstration. Nous avons des atouts, notamment un capital de compétitivité et des infrastructures de qualité. Nos concurrents européens ont introduit de la rigidité sans disposer de ces deux facteurs. Votre credo de suppression de la rigidité n'est-il pas de nature à entamer, à terme, notre capital de compétitivité ?

Vous avez peu évoqué la politique industrielle, dont j'ai une certaine expérience dans ma région. Nous avons connu certaines réussites. Je conviens avec vous que certains investissements sont mal aimés : ils font peur, parce qu'ils n'engendrent pas toujours du bien-être collectif. Il est très difficile de mener une politique industrielle sans l'associer à l'entrée dans la mondialisation. On voit des investisseurs arriver dans nos régions et repartir au gré des taux de rentabilité. L'usine Pentair, dans la Somme, a vu passer à son capital quatre grands groupes étrangers en moins de dix ans - avec, à chaque fois, les coûts d'adaptation afférents. Nous n'avons pas les outils pour comprendre ces logiques industrielles, qui ne sont pas toujours favorables à nos territoires.

Le tourisme a été rattaché, selon les circonstances, à l'un ou l'autre ministère, sans que les exécutifs successifs ne prennent en compte ce que représente le secteur pour l'emploi et la balance commerciale. Le rattachement compte moins que l'importance accordée au tourisme ; or le ministre des affaires étrangères a donné une impulsion, mobilisant les acteurs, esquissant une politique nationale du tourisme. Globalement, le secteur se plaint d'une sous-administration : les fonctionnaires qui s'en occupent à plein temps ne sont que quelques dizaines...

M. Jean-Marie Bockel. - C'est suffisant !

Mme Josette Durrieu. - Ce tableau positif nous a fait du bien. Il est dommage que nous ne sachions pas modifier la perception que l'on peut avoir de la France à l'étranger.

Nous entendons qu'il faut être plus compétitifs, avoir une recherche plus forte. Au-delà de la régionalisation intérieure évoquée par Jean-Marie Bockel, il convient de prendre en compte la régionalisation mondiale. Certes, les États-Unis représentent 96 % des investissements étrangers en France ; mais la France est le premier investisseur en Russie. En Eurasie et dans la verticale Méditerranée-Maghreb-Afrique, des opportunités s'ouvrent qui ne doivent pas être laissées à d'autres.

M. Christian Namy. - Un témoignage : un groupe chinois a récemment investi 100 millions d'euros dans mon département, pour 200 emplois. Je me suis rendu en Chine à douze reprises. Tout s'est très bien passé, sans aucun frein. Les Chinois sont venus pour bénéficier de la compétence de notre main d'oeuvre et de la qualité de notre accueil.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Voilà, monsieur le ministre, un panorama contrasté, avec des histoires douloureuses mais aussi positives !

M. Emmanuel Macron, ministre. - Les classements que j'ai cités ne reposent pas exclusivement sur le coût du travail ou la fiscalité. Aux premières places du classement de la Banque mondiale figurent, entre autres, Singapour, le Danemark, le Royaume-Uni, Hong-Kong ou encore la Suède. Il prend en compte les infrastructures, les droits sociaux et politiques, l'adaptabilité... Nous sommes en 27e position. Au-delà des caricatures, nous devons trouver un équilibre.

La fierté, ce n'est pas refuser de se comparer : sans lucidité, elle devient vanité. Sortons du défaitisme : nous pouvons changer sans renoncer à nos préférences collectives. L'obstacle est davantage la défiance, le corporatisme qu'une véritable impossibilité d'agir. Depuis vingt ans, nous brassons les mêmes sujets - ainsi du code du travail ; mais on ne veut pas bouger tant que l'autre partie ne fait pas d'effort. Défendons nos préférences collectives, nos équilibres sociaux, notre rapport à la liberté dans un monde ouvert. Nous ne reconstruirons pas ce qui est présenté comme un âge d'or, mais qui n'a peut-être jamais été. Je n'ai pas connu cette époque ; de toute ma vie consciente, je n'ai côtoyé que des gens qui me parlaient de crise. On ne change pas la mer, mais on peut changer d'embarcation pour gagner la régate.

Les 3 000 milliards d'euros d'épargne financière en France ont été massivement investis dans l'immobilier - résultats de dispositifs fiscaux incitatifs, de l'épargne réglementée, notamment dans le logement, et d'une préférence française. La plus grande partie du reste alimente l'assurance vie. L'économie française, comme l'économie allemande, se caractérise donc par un financement des entreprises très intermédié, au contraire des économies anglo-saxonnes où le financement en fonds propres s'effectue directement sur le marché. Or la crise financière a conduit les régulateurs, à un niveau supra-national, à rediriger l'épargne financière vers le financement obligataire plutôt qu'en fonds propres. Cela s'est traduit par un désinvestissement massif des assureurs, qui ont ramené leurs taux de financement en fonds propres de 10, parfois 30 % à 2 à 5 %. Il convient par conséquent d'inciter nos concitoyens à se porter davantage vers le risque actions, notamment à travers les plans d'épargne en actions (PEA) ou l'épargne salariale dont nous avons amélioré le cadre fiscalo-social l'an dernier. Ensuite, les financements des assurances vie et des régimes de retraite doivent être réorientés vers le capital productif.

Demain, le projet de loi Sapin II sera présenté au Conseil des ministres ; il crée notamment des fonds de pensions à la française. Les 130 milliards des régimes additionnels de retraite ont été placés sous régulation « Solvabilité 2 », c'est-à-dire dirigés vers le financement obligataire, alors même que nous n'y étions pas contraints. La loi Sapin II les redirigera vers des financements plus diversifiés et surtout vers l'économie réelle, à hauteur de 10 à 20 milliards d'euros. À 35 ou 40 ans, placer l'épargne de son régime de retraite additionnel dans des fonds obligataires est contre-productif sur la longue période, à la fois pour l'épargnant - car les rendements sont faibles - et pour l'économie.

La régulation financière à laquelle nous sommes parvenus est anti-économique, car dominée par la régulation bancaire et assurancielle. Pour faire un parallèle, c'est comme si la filière nucléaire avait été confiée aux autorités de sûreté : les comités compétents sont composés de professionnels dont le métier est de réduire le risque. Rappelons-nous que la crise financière a été diffusée par les banques, alors que les intermédiaires de marché avaient fait preuve d'une relativité solidité. Conséquence : les économies les plus touchées étaient les plus intermédiées - celles de l'Europe continentale. Bâle III concerne avant tout les établissements bancaires qui n'ont pas causé la crise de 2008 et restreignent en conséquence l'octroi de crédit. « Solvabilité 2 » chasse les financements vers l'obligataire. En Europe, nous avons créé un équilibre où la contrainte budgétaire est augmentée, l'offre de crédit bancaire et l'offre de fonds propres assuranciels contractées. C'est un environnement déflationniste. Un débat annuel en Ecofin sur ces sujets serait bienvenu.

On a jeté l'opprobre, en France, sur les banques et assurances, qui n'étaient pas les plus coupables, au lieu de réduire le shadow banking et de s'attaquer aux acteurs de marché les plus agressifs. L'écart s'est accru entre les plus régulés et les autres.

M. Robert Hue. - Nous ne sommes pas nés d'hier soir !

M. Emmanuel Macron, ministre. - Certes, mais ce système reste en place. Plutôt que de cibler la régulation sur les acteurs déjà identifiés, je défends une véritable politique contre le shadow banking au niveau du G20 - et ce depuis bien avant hier soir...

Les trois quarts des investisseurs directs étrangers captent du CICE et des allègements de charges en complément du crédit impôt recherche, identifié comme l'instrument le plus attractif ; mais aucun investisseur étranger n'est venu en France du seul fait du CICE.

Nous avons fait un travail important sur la feuille de route définie pour l'opérateur unique ; une liste de mesures a alimenté le contrat d'objectif et de moyens de Business France. Des axes prioritaires ont été conjointement définis avec Laurent Fabius, Sylvia Pinel et Matthias Fekl. Il importe d'aligner nos forces. La communication animée par Business France, Creative France, a été déclinée par secteur. À la prochaine foire d'Hanovre, nous axerons notre discours sur les facteurs d'attractivité.

Concernant STMicroelectronics, nous sommes en discussion avec nos partenaires italiens pour redéfinir une feuille de route. Malgré les restructurations, l'entreprise reste compétitive. Dans le cadre du plan Nano 2017, nous prévoyons des investissements importants et une stratégie de conquête ancrée dans l'écosystème grenoblois. Dans tous les domaines d'activité de l'entreprise, en particulier l'internet des objets, les perspectives sont là. Je vais arrêter une position commune sur le sujet avec le ministre de l'économie et des finances italien, Pier Carlo Padoan. Vous relevez à juste titre l'importance des investissements croisés européens : il est nécessaire de développer notre compétitivité dans ce domaine.

Dans les relations entre les régions, l'État et les départements, les régions et agglomérations portent la stratégie, et les exécutifs locaux tissent un réseau en parallèle de Business France. L'investissement personnel des élus est indispensable pour trouver des ouvertures à l'étranger. Ainsi des investisseurs chinois se sont implantés en Poitou-Charentes et en Rhône-Alpes-Auvergne, des investisseurs russes et du Golfe en PACA. Les actions régionales apportent de la pluralité, l'État assurant la coordination et la mise en cohérence, via les Direccte et les référents uniques à l'investissement.

Plusieurs départements ont développé des actions proprio motu qui ne relevaient pas des dépenses obligatoires, contraignant les préfets à leur demander d'y mettre fin. Nous procèderons au cas par cas, en incitant les départements très impliqués dans l'économie - via l'aménagement du territoire ou le tourisme - à clarifier la répartition des compétences avec les régions et agglomérations et, pour ceux qui au contraire se sont retirés, en atténuant les conséquences pour les pôles de compétitivité.

Les schémas régionaux seront structurants, sur la base d'un dialogue organisé avec les collectivités urbaines. Les conventions entre l'Association des régions de France (ARF) et l'État - signée dès demain - et entre l'ARF et Business France, signée avant la fin de l'année, clarifieront ces éléments dans un esprit de pragmatisme.

La cyber-économie est un élément critique de développement. La filière, qui regroupe un grand nombre d'acteurs innovants autour de secteurs comme la cybersécurité, est en cours de structuration. J'ai récemment présidé une réunion à Roubaix autour d'OVH, l'un des acteurs majeurs dans ce domaine à cet effet. Nous allons lancer des appels à projets et organiser un financement par la Banque publique d'investissement.

Dans le même temps, nous mettons en place, avec Bernard Cazeneuve, un conseil stratégique de filière pour les activités de sécurité, dont le périmètre inclut la cybersécurité. La structuration reposera sur le croisement de ces deux approches. Nous défendrons la place de la cyberéconomie, secteur privilégié de la nouvelle France industrielle, dans le troisième programme d'investissements d'avenir (PIA).

Les investissements directs étrangers en France, ce sont deux millions d'emplois et 20 000 entreprises, sans compter les grands groupes qui travaillent à l'international ou dont le capital accueille des fonds étrangers.

Michelin, que vous avez évoqué, monsieur Néri, s'est révélé un acteur exemplaire, attentif aux équilibres territoriaux, aux relations avec l'État et les élus. Des décisions difficiles ont été prises, comme la concentration du rechapage des pneus à Avallon ; mais un investissement massif en recherche et développement a été consenti sur un site proche de Clermont. L'État ne peut avancer seul : sur la voie du redressement industriel, il convient de valoriser les acteurs qui jouent le jeu, sans cynisme.

Concernant les fonds de pension américains, je ne pleure pas sur le lait répandu. Ils sont intervenus parce que nous étions incapables d'assurer nous-mêmes le financement de nos entreprises. Plus nous développerons le capital productif, notamment grâce à la fiscalité, mieux nous assurerons notre souveraineté. Certains fonds américains se sont en effet montrés court-termistes, mais l'État actionnaire l'a été tout autant ; à commencer par STMicroelectronics où nous avons validé - je m'inclus dans ce nous - des politiques de dividendes inadaptées que nous avons corrigées depuis. L'État touche désormais les dividendes d'EDF en titres, mais après avoir prélevé deux milliards par an au cours de la dernière décennie ! Le dividende n'est pas un mal en soi : il redistribue la capacité à investir et retourne au budget. Il reste que sur le plan industriel, nous n'avons pas toujours été exemplaires.

Nous avons besoin de capitalisme long. Les groupes familiaux y contribuent et, en facilitant la transmission en leur sein, l'État met l'accent sur le long terme. Les salariés, eux aussi, jouent ce rôle lorsqu'ils sont actionnaires. C'est un môle de stabilité. La responsabilité sociale des entreprises, la demande croissante de transparence et la régulation conduisent les investisseurs anglo-saxons à modifier, eux aussi, leurs préférences : BlackRock a ainsi récemment demandé à ses investisseurs de prendre en compte les données de long terme.

Autre nécessité, une fiscalité favorisant l'investissement en capital. Dans ce domaine, nous avons réformé la taxation des plus-values mobilières en décembre 2013 et modulé l'impôt sur les sociétés afin de récompenser le réinvestissement dans l'entreprise.

Les engagements pris lors du rapprochement entre General Electric et Alstom, à savoir la création par General Electric de mille emplois nets en trois ans, seront tenus. La perte liée aux redondances induites par le rapprochement des directions générales, évaluée à 700 emplois en France, sera compensée indépendamment des mille créations d'emplois. Au total, ce seront environ 1 750 créations nettes sur trois ans, avec un phasage prévoyant la compensation, dès cette année, des emplois disparus.

L'efficacité du pacte de responsabilité et du CICE, que je continuerai à défendre, ne se mesure pas au trébuchet. Le CICE n'est pas une aide ponctuelle, mais un allègement de charges optimisé sur le plan budgétaire. Par conséquent, il ne produit pas de retour mesurable. Le total de 40 milliards que vous avez cité pour le pacte de compétitivité inclut la suppression progressive de la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) et la combinaison de divers dispositifs. Il est impossible de le conditionner comme le crédit impôt recherche.

Le CICE et le pacte de responsabilité ont pour objectif la restauration des marges, après la brutale réduction engendrée par le niveau important des charges et une dynamique salariale non conforme à notre spécialisation. Au lieu de différencier notre modèle productif pour conquérir de nouveaux marchés où elles fixeraient elles-mêmes les prix, nos entreprises se sont concentrées sur le moyen et bas de gamme, à l'exception du luxe et de l'aéronautique. Nous avons été pris dans une « trappe industrielle ». Les responsabilités sont partagées. Les dynamiques salariales décorrélées par rapport à nos principaux compétiteurs au début des années 2000 ont été lancées par les grands groupes et non par les PME. Aussi le plan d'urgence de 2012-2013 relevait-il d'une intuition commune : le débat sur la TVA sociale et le rapport Gallois ont tourné autour de la nécessité de mesures de court terme pour reconstituer des marges effondrées. Nous n'avons restauré, à ce jour, que les deux tiers de ces marges.

Mme Michelle Demessine. - Le CICE va bien au-delà de l'industrie !

M. Emmanuel Macron, ministre. - Il est impossible de le cibler. Rien n'empêche de prendre au mot ceux qui ont déclaré ne pas en avoir besoin. Les mécanismes juridiques ne nous permettent pas de faire davantage en matière de contrôle, sauf à créer des usines à gaz.

Je ne souscris pas au distinguo entre l'industrie et les services. Il y a trente ans, un emploi de balayeur chez Saint-Gobain était un emploi industriel ; aujourd'hui, c'est un emploi de services. Nombre de services financiers, notamment l'ingénierie, sont totalement liés à l'industrie ; par conséquent, sans dynamique d'export tirée par l'industrie, il n'est pas de dynamique de services. En aidant les emplois de services, nous avons rendu possible une baisse des prix, les acteurs de l'export ayant immédiatement demandé à leurs fournisseurs une réfaction à proportion du CICE. Nous avons mis nos entreprises en capacité d'investir.

La mère des batailles est l'investissement productif. L'emploi revient au moment des remontées de cycle, avec la croissance et les commandes. L'enjeu consiste à saisir le moment où les marges se reconstituent et où les taux d'intérêt sont bas pour relancer l'investissement et favoriser ainsi la remontée en gamme et la création d'emplois. Il y a quinze ans, on a sous-investi dans l'appareil productif puisque les robots étaient alors présentés comme les ennemis de l'emploi. Nous avons cinq fois moins robotisé que les Allemands, deux fois moins que les Italiens du Nord, avec les résultats que nous connaissons.

Sur l'utilisation du CICE, le principal objectif est de donner, à travers la négociation, une transparence sur les actions menées - branche par branche et, au sein de l'entreprise, auprès des salariés. Il faut casser la logique de la défiance. Le CICE a pu être utilisé pour maintenir les marges, conserver des clients, investir ou d'autres choses encore, en fonction des nécessités. Voilà ce que l'on peut reprocher à certaines branches : de ne pas avoir fait preuve de transparence.

Le code du travail figure, avec la compétitivité administrative, au premier rang des sujets pour les investisseurs internationaux. Tout ce qui favorise l'adaptabilité est bienvenu : ainsi, grâce à un accord instaurant le chômage partiel, la société de construction navale STX a été sauvée et son activité est repartie avec de la visibilité jusqu'en 2025.

En matière de fiscalité, nous sommes redevenus compétitifs dans les actions de performance et les plans d'incitation pour les dirigeants. L'économie d'aujourd'hui est une économie de talents, qu'il faut savoir garder. Il reste à faire revenir les Comex qui ont quitté la France.

Le différentiel d'impôt sur les sociétés doit être traité au niveau européen : les Irlandais et les Britanniques ont atteint des taux insoutenables, inférieurs à 18 %. C'est un véritable dumping fiscal. Il faut faire émerger un « corridor » de taux d'imposition.

La taxation du capital productif n'est pas optimale. L'ISF, dans son fonctionnement actuel, détruit le capital et nécessite des adaptations tenant compte d'un environnement économique ouvert.

Si l'on aide les entreprises à rétablir leurs marges, c'est pour qu'elles réinvestissent. Ayant tiré les leçons des erreurs passées, nous concentrons les crédits pour aider les entreprises à monter en gamme, dans une logique de filières. C'est pourquoi nous avons lancé les « Neuf solutions industrielles » dans le cadre de la « Nouvelle France Industrielle ». La situation varie, en effet, selon les secteurs. Dans l'aéronautique les grands groupes ont porté leurs sous-traitants à l'international ; à l'inverse dans l'automobile, les grands groupes ont pressuré leurs sous-traitants par une politique d'achats agressive, les privant des moyens de se développer à l'export.

L'emploi ne se décrète pas. Il faut du temps avant que les politiques économiques ne donnent des résultats. En attendant, nous devons convaincre et garder le cap. Nous payons les conséquences d'erreurs industrielles commises il y a vingt ans.

Notre diplomatie économique s'est dotée d'instruments précieux pour favoriser notre attractivité. Ainsi, c'est grâce au concours de la Coface que General Electric a choisi de relocaliser à Belfort la production de ses turbines, au-delà de ce qui était prévu dans l'accord signé avec l'Etat.

En matière de tourisme, la question de la répartition administrative entre ministères me paraît secondaire face aux enjeux du secteur. L'essentiel est de favoriser l'émergence d'acteurs plus forts, grâce à des financements adaptés, comme ceux de la banque publique d'investissement, pour affronter la concurrence de demain, américaine ou chinoise notamment. De même dans la loi pour la croissance et l'activité, nous avons donné aux groupes hôteliers les moyens de se défendre face aux plateformes de réservation.

Notre stratégie régionale doit dépendre de deux critères. Le potentiel d'accès aux marchés tout d'abord. Ainsi la Chine et la Russie sont des marchés prometteurs. Notre ouverture doit être conditionnée à l'accès réciproque à ces marchés, sans naïveté. C'est l'enjeu de la bataille pour l'acier, ou de l'octroi de la notion d'économie de marché. Il faut aussi tenir compte des capacités financières d'investissement locales. Certains pays, comme les pays du Golfe, Singapour ou Hong-Kong, disposent de capitaux importants. Nous défendons plutôt les prises de participation minoritaires dans les grands groupes français, ce qui contribue à leur développement, sans les faire passer sous pavillon étranger pour autant. Enfin, l'existence d'une zone francophone est un atout. La Coface, l'agence française de développement (AFD) et Proparco, pour le financement privé, y jouent un rôle essentiel.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci Monsieur le ministre pour ces propos stimulants. On ne peut pas vous reprocher de manquer de vision. Si l'expérience montre qu'il ne suffit pas d'avoir une vision pour la faire partager, sans vision, rien n'est possible !

La réunion est levée à 18 h 22

Mercredi 30 mars 2016

- Présidence de M. Jean-Pierre Raffarin, président -

La réunion est ouverte à 9 h 35

Turquie - Audition de Mme Dorothée Schmid, chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI et de M. Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques

La commission auditionne conjointement sur la Turquie Mme Dorothée Schmid, chercheur à l'Institut français des relations internationales - IFRI (les évolutions internes de la Turquie) et M. Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques - IRIS (la Turquie dans son environnement géopolitique).

M. Jean-Pierre Raffarin. - Je remercie nos invités, Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, chercheurs, spécialistes de la Turquie, dont nos rapporteurs du groupe de travail sur « la Turquie : puissance émergente, pivot géopolitique » nous ont recommandé l'audition.

La Turquie est à l'interface de dynamiques multiples. Elle joue un jeu complexe au Levant. Le pouvoir y connaît une dérive préoccupante. Sa relation à l'Union européenne est redevenue d'actualité dans le contexte de la crise des réfugiés. Cette crise, de même que la libéralisation des visas, sont des sujets sensibles pour l'opinion.

Je donnerai tout d'abord la parole à M. Didier Billion, qui s'exprimera sur la Turquie dans son environnement géopolitique. Puis Mme Dorothée Schmid évoquera les évolutions internes du pouvoir et de la société en Turquie.

M. Didier Billion. - M. Ahmet Davutoglu, actuel Premier ministre, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, s'était donné pour objectif de parvenir à ce que la Turquie ait « zéro problème avec ses voisins ». Force est de constater, une dizaine d'années plus tard, qu'il n'est pas parvenu à réaliser cet objectif. Certains considèrent même que la Turquie a, désormais, « zéro voisin sans problème ».

La politique étrangère de la Turquie est prise dans un tissu de contradictions qu'il sera difficile de démêler dans les années à venir. Ces contradictions sont tout d'abord dues au chaos régional, dont la Turquie ne porte qu'en partie la responsabilité. Mais elles résultent également d'erreurs commises par le pouvoir.

Certes, la Turquie n'a pas atteint son objectif : « zéro problème avec ses voisins ». Toutefois, pendant des décennies, la politique extérieure de la Turquie a suivi l'adage : « Le Turc n'a d'ami que le Turc ». L'orientation fixée par M. Ahmet Davutoglu indique donc un changement de rapport entre la Turquie et son environnement. La Turquie est devenue une puissance incontournable pour tout État souhaitant avoir une politique active au Moyen-Orient et, en particulier, au Machrek.

Nous avons trop souvent tendance à analyser la politique extérieure de la Turquie à travers le seul prisme moyen-oriental. Les dirigeants turcs ont pourtant souhaité développer une « diplomatie à 360 degrés ». La Turquie a pris conscience du rôle qu'elle pouvait jouer au plan international.

Dans le dossier syrien, la Turquie a multiplié les erreurs d'appréciation. À partir de l'été 2011, les autorités politiques turques se sont focalisées sur l'objectif de la chute du régime de Bachar el Assad, en se fondant sur des pronostics hasardeux. La Turquie, qui souhaitait jouer un rôle actif dans la région, s'est révélée incapable de comprendre les dynamiques politiques profondes d'un voisin avec lequel elle partage plus de 900 km de frontière.

Cet « autisme politique » des autorités turques a induit de coupables complaisances à l'égard des groupes les plus radicaux qui se déploient sur le théâtre syrien. S'il n'y a pas de complicité directe entre les autorités turques et les djihadistes, des faits avérés indiquent que la Turquie a pris de graves responsabilités. Le soutien au Front Al Nosra, en compagnie de l'Arabie saoudite et du Qatar, perdure, avec des conséquences en cascade sur les autres aspects de la politique extérieure de la Turquie, notamment sa relation à la Russie. Depuis 2011, la Russie et la Turquie connaissent des divergences, qui sont demeurées au second plan derrière les enjeux économiques. Depuis que l'aviation turque a abattu un avion russe le 24 novembre dernier, les relations entre les deux pays se sont tendues, sans aller toutefois jusqu'à la rupture. En effet, la Turquie a besoin des hydrocarbures russes, et les Russes ont besoin de les leur vendre.

La question kurde, située au croisement des dynamiques internes et externes de la Turquie, a été réactivée par la crise syrienne. Cette question ne saurait recevoir de réponse militaire sur le territoire turc. En Syrie, le PYD, considéré par la Turquie comme une projection du PKK, est soutenu par les alliés de la Turquie, notamment par les États-Unis.

Il ne faut pas considérer que la Turquie serait anti-kurde de façon anthropologique. Cette question est politique, liée au risque de constitution d'une entité kurde autonome en Syrie, tenue par le PYD. Les relations sont, en revanche, fluides entre la Turquie et les Kurdes d'Irak.

La Turquie s'est-elle éloignée des puissances occidentales ? Des points de divergence ont toujours existé et cette relation n'a jamais été parfaitement linéaire, malgré l'intégration de la Turquie dans l'OTAN. Néanmoins, dans les crises, la Turquie reste fidèle à ses alliances traditionnelles. Le 24 novembre 2015, lors de la crise avec la Russie, la Turquie a immédiatement demandé une réunion de l'OTAN, qui a abouti à un communiqué de soutien. Au-delà des divergences, les alliances fondamentales de la Turquie demeurent dans le camp occidental. Les relations internationales ne sont toutefois pas un jeu à somme nulle. La Turquie doit pouvoir avoir plusieurs atouts dans son jeu.

L'accord du 18 mars 2016 confirme une réactivation des relations entre la Turquie et l'Union européenne, au point mort depuis plusieurs années. La crise des réfugiés a démontré que la Turquie et l'UE étaient confrontées à des défis communs, qu'elles ne peuvent résoudre qu'ensemble. La gestion désordonnée du dossier des réfugiés par l'UE l'a mise dans une position de faiblesse relative, dont les autorités turques ont profité. Personne ne peut penser que l'adhésion de la Turquie à l'UE sera possible demain matin. Mais c'est une possibilité qu'on ne saurait écarter à moyen terme. Si l'idée européenne est beaucoup moins prégnante en Turquie qu'il y a une dizaine d'années, elle demeure toutefois une réalité. 55 % des Turcs restent favorables à la perspective européenne.

L'UE est également moins attractive en raison de la crise profonde qu'elle traverse. Le niveau européen est le plus pertinent, pour nous, pour agir au niveau international. Serions-nous plus efficaces si la Turquie devenait membre de l'UE ? Je le pense. Le débat national sur ce sujet a été mal posé. Tentons de le reposer de façon plus sereine. À moyen terme, la Turquie et l'UE évolueront et la question de l'adhésion se posera de façon différente. L'évolution de l'architecture européenne pourrait favoriser ce rapprochement.

En conclusion, la Turquie a gâché nombre d'atouts qui étaient les siens. Il convient néanmoins de maintenir le fil d'un dialogue exigeant avec ce pays. Le gel des négociations avec l'UE a été l'un des facteurs, quoique secondaire, qui a permis au pouvoir turc de mettre en oeuvre la stratégie liberticide préoccupante qui est la sienne aujourd'hui. Nous devons rester intransigeants, tout en entretenant la perspective d'une restructuration des relations avec ce pays, dont nous avons intérêt à faire un allié solide. Votre mission prochaine en Turquie me paraît, de ce point de vue, une bonne initiative.

Mme Dorothée Schmid. - Les questions internationales, évoquées par Didier Billion, rétroagissent aujourd'hui sur la situation intérieure en Turquie.

Comment la Turquie a-t-elle évolué depuis l'arrivée au pouvoir de l'AKP en 2002 ? En tant que chercheuse, j'ai observé la dynamique alors enclenchée, qui fut d'abord positive, puis négative. L'information sur la Turquie est aujourd'hui très difficile d'accès pour les chercheurs, en raison notamment de restrictions à la liberté de la presse. Des pressions sont exercées. J'ai personnellement subi des tentatives d'interférence dans mon travail de chercheuse.

La Turquie communique beaucoup, comme l'illustrent ses slogans de politique étrangère. Il existe un narratif turc, un récit historique aujourd'hui proposé de manière beaucoup plus ferme qu'auparavant car la Turquie est confrontée à un enjeu d'image. La propagande déployée par le pouvoir me fait penser à l'effort de communication des Russes, tout en étant moins efficace. Les interlocuteurs que vous rencontrerez en Turquie auront des positions extrêmement contrastées mais toutes crédibles, et donc difficiles à synthétiser. La dégradation de la situation politique turque remonte à 2013, au moment des manifestations pour la défense du parc de Gezi. En 2015, la séquence des deux élections a plongé la Turquie dans un chaos intérieur.

La Turquie s'est révélée à nous de 2002 à 2013, en se transformant sous nos yeux. Elle poursuit une trajectoire démocratique paradoxale, avec une politique de libéralisation, qui a débouché sur une reprise en mains extrêmement stricte. Aujourd'hui, les variables négatives sont incontrôlables et mènent la Turquie sur une trajectoire de crise.

Je commencerai par la « révélation ». La Turquie était avant 2002 un pays plutôt fermé, malgré un début de libéralisation, qui communiquait peu avec l'extérieur et continuait d'entretenir l'héritage politique post-kémaliste. Son régime était encore considéré par beaucoup d'analystes comme une forme de dictature militaire, avec une absence de renouvellement idéologique préoccupante. La référence à Atatürk paraissait la seule possible. La société était alors assez uniformisée : une société de classes moyennes, très homogène, comparable, dans une certaine mesure, avec les sociétés des pays communistes. Les années 2000 ont révélé la mosaïque turque, sur les plans ethnique, communautaire et politique. La Turquie connaissait par ailleurs avant 2002 une croissance économique extensive, fondée sur un « capitalisme des copains » et la fructification de petites rentes sous l'égide de l'État, sans vraie dynamique d'entraînement.

En 2002 commence la « révolution AKP ». Un nouveau paysage politique apparaît, autour du parti kémaliste et de l'AKP, ce qui permet à celui-ci d'ancrer très rapidement un programme de modernisation. Ce programme nous a alors paru d'autant plus intéressant, à nous Européens, que la Turquie entrait dans les négociations d'adhésion avec l'Union européenne. Entre 2002 et 2005, plusieurs paquets législatifs ont fait avancer la Turquie sur la voie des réformes, pour s'approcher de l'acquis communautaire. L'abolition de la peine de mort a permis de garder Abdullah Ocalan en prison, en vue d'une éventuelle reprise du processus de paix.

Cette politique de modernisation a abouti à un déblocage identitaire. Un processus de paix a été entamé en 2013 avec les Kurdes. La diplomatie a rencontré d'importants succès. La Turquie est devenue une puissance régionale, considérée comme un vrai partenaire international pendant plusieurs années. La croissance économique a été très forte, avec un triplement exceptionnel du PNB en dix ans et donc un effet de rattrapage très rapide. La Turquie a exercé une réelle attraction dans le monde arabe, en raison de son économie performante, tirée par une société de consommation en marche. Elle a aussi été perçue comme retrouvant ses valeurs traditionnelles au travers d'une modernisation de l'islam. La Turquie est alors devenue un partenaire à part entière, considéré à l'aune du fonctionnement de nos démocraties libérales occidentales.

Le régime turc a toutefois évolué de façon paradoxale, avec une démocratisation et une libéralisation à l'usage d'un seul, comme le montre Ahmet Insel dans son ouvrage sur le régime d'Erdogan. Des éléments de démocratie sociale réels se sont mis en place en Turquie, à partir de la redistribution économique, avec l'apparition d'une nouvelle classe d'entrepreneurs, les « tigres anatoliens ». Une classe moyenne s'est constituée. Une ingénierie sociale a été mise en place par le régime, avec une loyauté absolue à l'Etat, qui est une constante de la culture politique turque depuis la fondation de la République. Les Turcs ont confiance ou peur de l'Etat. Il n'existe pas vraiment de contestation des décisions prises au sommet. Le président Erdogan a rapidement entrepris une transformation de la société turque passant notamment par une réforme des programmes éducatifs. Le nombre d'universités a triplé en dix ans, au détriment de la qualité. Le clientélisme et la corruption ont provoqué une baisse de la qualité du recrutement d'universitaires, couplée à un contrôle étroit des universités publiques. Mes collègues universitaires ont la vie très dure depuis 2013.

La politique « d'approfondissement démocratique » a reposé sur deux éléments :

- d'une part, la normalisation du rapport avec l'armée, qui a résulté d'une série de grands procès et de l'institution d'un secrétaire général civil pour le conseil national de sécurité. On a assisté à un assainissement du débat sur la question de l'intervention des militaires dans la vie politique en Turquie ;

- d'autre part, l'ouverture à l'égard des Kurdes, qui est venue d'un travail sur l'électorat kurde, dont une bonne partie vote pour l'AKP, et du processus de paix ouvert - au moins sur le papier - en 2013. À mon sens, toutefois, aucune proposition politique sérieuse n'a été formulée à l'égard des Kurdes. Aucune évaluation de la difficulté à normaliser la vie des milliers de combattants du PKK en Turquie n'a été entreprise. Le processus est resté très cosmétique, ce qui explique le retournement rapide observé en 2015.

La démocratie paradoxale turque fonctionne comme un régime électoraliste. Les votations sont régulières, sous des formes diverses, permettant à l'AKP de réaffirmer sa légitimité en obtenant des majorités de l'ordre de 40-50 %. L'AKP exige ensuite le « respect de la démocratie », en ne laissant pas les opposants s'exprimer, occultant ainsi une partie de ce qu'est une démocratie. Le verrouillage du pouvoir est aujourd'hui total, avec un contrôle progressif des institutions par l'AKP. Le président Erdogan rêve d'une nouvelle Constitution. Ce débat est ouvert depuis 2006. Une réflexion est menée pour faire aboutir ce projet grâce à un vote du Parlement ou par référendum, ce qui suppose un consensus large. Dans l'intervalle, plusieurs réformes constitutionnelles de moindre ampleur ont eu lieu.

On assiste, par ailleurs, à une « AKP-isation » progressive de la fonction publique avec l'installation, notamment dans la police et la justice, de relais de l'AKP. La pyramide clientéliste ainsi instituée est probablement l'une des raisons de la perte d'efficacité du régime. L'unanimisme ne permet pas l'autocritique en cas de crise. L'opposition est marginalisée, ce dont elle est en partie responsable, car elle n'a pas été capable de trouver les moyens de lutter efficacement contre l'AKP, en formant des coalitions et en surmontant des divergences sur lesquelles il est facile pour le régime de jouer. La question kurde redevient un point de clivage important. Le HDP est accusé de complicité avec le PKK. Des députés risquent la levée de leur immunité. Le régime mène une politique délibérée de marginalisation de l'opposition. La campagne pour les élections législatives de novembre n'a pas été démocratique, comme le montre le rapport de l'OSCE à ce sujet, qui est très critique, soulignant l'état de violence, l'impossibilité pour l'opposition de faire campagne et l'auto-attribution systématique de tous les moyens de communication à l'AKP.

Aujourd'hui, les variables négatives deviennent incontrôlables et favorisent le verrouillage autoritaire de l'État, qui est le miroir des pressions auxquelles la Turquie est confrontée. Le président Erdogan se présente comme l'homme de la situation pour réagir à un état d'urgence permanent, nécessitant un consensus social forcé qui rassemble environ la moitié de la population turque. La Turquie est devenue un grand champ de forces intérieures en conflit. Les forces nationalistes ressurgissent. Le clivage avec les Kurdes sera très difficile à surmonter. Les élites kémalistes laïcistes n'ont jamais cessé de dénoncer ce qu'elles considèrent être un double agenda du gouvernement.

La crise syrienne pose des problèmes de sécurité immédiats. La Turquie a été victime d'une série d'attentats, dont les uns sont attribués à Daech et les autres à la mouvance du PKK. La crise syrienne a entraîné l'installation sur le territoire de la Turquie de cellules dormantes de Daech. Elle a également réveillé la question kurde, dans la perspective d'une possible autonomie des Kurdes syriens. Je n'identifierais toutefois pas le PYD au PKK. Cette situation permet un retour paradoxal au fantasme militaire, qui s'est traduit par des annonces d'intervention au sol en Syrie, avant une volte-face. Des tiraillements, difficiles à décrypter, existent toutefois entre l'armée et le gouvernement.

La présence de près de trois millions de réfugiés en Turquie est un autre facteur de fragilité. Leur situation n'est pas aussi enviable que le pouvoir le suggère.

Quant au dossier kurde, il a atteint un point de non-retour avec les opérations des forces de sécurité turques à l'est, qui ont provoqué des centaines de pertes civiles ainsi que des déplacements de population vers l'ouest du pays. Environ 100 000 personnes ont ainsi fui, d'après les chiffres officiels ; et environ 200 000, selon les chiffres des organisations de défense des droits de l'homme. On assiste donc à une migration massive face à une politique du pire menée par l'État, sans issue militaire possible. Le PKK est aujourd'hui beaucoup plus fort qu'il ne l'était dans les années 1990. C'est une impasse que de dire que l'on se débarrassera du PKK. Mais cela correspond aux évolutions aujourd'hui observables au Moyen-Orient, notamment en Irak et en Syrie où l'on est entré dans une ère de clivages communautaires et de nettoyage ethnique.

Enfin, le modèle de croissance turc est peu qualitatif. Il souffre de la faiblesse de la croissance européenne et de la perte de marchés commerciaux au Moyen-Orient du fait de la crise. La Turquie a des problèmes de financement. L'influence du risque politique sur la croissance turque devient une vraie préoccupation, notamment en raison des répercussions des attentats sur le secteur du tourisme.

En conclusion, le fait que la sécurité ne soit plus assurée en Turquie renforce les éléments de crise interne et alimente l'autoritarisme. Très peu de voies de réconciliation sont possibles dans la question kurde. La Turquie est-elle aujourd'hui un État aussi solide qu'on le dit ? Ma conclusion diffèrera quelque peu de celle de Didier Billion. Oui, nous avons besoin d'une alliance solide avec la Turquie. Mais jusqu'à quel point la Turquie pourra-t-elle jouer son rôle dans cette alliance ? La nature du régime joue sur la qualité de l'alliance. La Turquie ne respecte plus aujourd'hui les critères de Copenhague. La question de la légitimité de la procédure d'adhésion doit être posée, même si maintenir la procédure d'adhésion ouverte est aussi une manière de maintenir le dialogue ouvert avec les Turcs.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci beaucoup. Vos deux interventions ont provoqué beaucoup de demandes de parole. Je vais d'abord laisser la parole à nos deux rapporteurs, Claude Malhuret et Claude Haut.

M. Claude Malhuret. - Je voudrais à mon tour remercier Mme Dorothée Schmid et M. Didier Billion, que nous avons déjà rencontrés dans le cadre de notre groupe de travail. Je me limiterai à poser des questions qui sont apparues depuis que nous nous sommes vus.

Mes interrogations concernent, premièrement, les réfugiés. Un accord a été récemment passé entre l'Union européenne et la Turquie. Comment se passe aujourd'hui l'accueil des réfugiés ? Du côté européen, on a l'impression que cet accord est une sorte de revanche de la Turquie contre l'Union européenne. Quel est le discours tenu en Turquie ? Il semble que les Turcs auront du mal à remplir d'ici quelques mois les conditions mises à la libéralisation des visas, étant donné le durcissement du régime. Par conséquent, l'accord peut-il aboutir à quelque chose ?

Deuxièmement, j'évoquerai le livre de Kadri Gürsel, journaliste au quotidien Milliyet licencié en conséquence du durcissement du régime vis-à-vis de la presse. Kadri Gürsel avance l'idée que l'AKP avait dès son arrivée au pouvoir la volonté d'instaurer un régime proche de celui des Frères musulmans en Egypte. La demande de reprise des négociations avec l'Union européenne aurait été seulement destinée à rassurer les investisseurs. Bref, il n'y aurait pas eu de virage d'Erdogan. Au vu de cette analyse, la réforme constitutionnelle a-t-elle des chances de réussir ? Il y a-t-il un risque sérieux pour la démocratie ?

M. Claude Haut. - Les exposés de Mme Dorothée Schmid et de M. Didier Billion nous montrent bien la complexité de la situation en Turquie.

Ma première question concerne la situation extérieure. Historiquement, la Turquie fait figure de pivot géopolitique au Moyen-Orient entre l'Occident et la Russie. Qu'en est-il après les incidents avec la Russie ? Surtout, la montée de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, qui aspirent eux-mêmes à être des pôles incontournables, ne remet-elle pas en cause le rôle de la Turquie ?

Ma deuxième question concerne le problème intérieur lié aux Kurdes. Il ne semble pas y avoir de solution militaire en perspective. Quels facteurs sont susceptibles de favoriser un retour à la négociation politique en interne ?

Ma troisième question concerne les relations avec l'Union européenne. Y a-t-il du côté turc une réelle volonté d'adhésion à l'Union européenne, ou bien les Turcs souhaitent-ils profiter de la situation pour obtenir de l'Union européenne quelques avantages, du type de l'aide financière qui leur a été promise ?

M. Robert del Picchia. - M. Abdullah Gül, ancien président de la République de Turquie, m'a expliqué à plusieurs reprises que le moment venu, ce n'était pas l'Union qui refuserait l'entrée de la Turquie en son sein, mais la Turquie qui refuserait l'adhésion au vu des conditions qui y seront posées. Ces conditions seront considérées comme inacceptables par l'aile dure de l'AKP.

Autrement dit, la stratégie des autorités turques serait de dire au peuple turc que la Turquie adhérera à l'Union, pour finalement imposer à l'Union européenne un accord particulier. Cette analyse est-elle encore valable ?

Ma deuxième question concerne l'armée : est-elle encore l'ascenseur social qu'elle a été par le passé ?

Je voudrais évoquer enfin les entreprises françaises en Turquie. En dépit des difficultés économiques, elles continuent d'y faire des affaires. L'usine Renault à Bursa a produit par exemple 1.043.000 voitures l'année dernière.

M. Jeanny Lorgeoux. - Quels sont aujourd'hui les soutiens du régime de l'AKP ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Concernant la situation politique en Turquie, vous avez fait référence à deux phases : une phase dynamique positive jusqu'en 2013, puis un verrouillage liberticide. La situation de la presse en est un exemple. Plusieurs dizaines de journalistes sont emprisonnés selon nos informations, mais d'autres pressions plus subreptices, notamment fiscales, seraient à l'oeuvre. Pouvez-vous le confirmez ?

Comment ressentez-vous la position de l'Europe ? Jusqu'où est- il acceptable de fermer les yeux sur la dérive ? Vous avez évoqué la nécessité de maintenir des « liens exigeants » - mais le niveau d'exigence semble être aujourd'hui assez bas. Qu'en est-il selon vous ?

Enfin, ne pourrait-on pas dire que pour le pouvoir turc, l'ennemi n'a pas le visage de Daech mais plutôt des combattants Kurdes ?

M. Bernard Cazeau. - Si l'on fait de la prospective, on peut espérer des évolutions sur le plan intérieur. On peut aussi espérer des évolutions quant au problème syrien. En revanche, on ne voit pas d'évolution possible pour le problème kurde - sinon l'évolution vers la guerre civile. Selon vous, l'option guerrière est-elle la seule perspective envisageable ?

Mme Josette Durrieu. - Je crois bien connaître la Turquie, pour avoir suivi ce pays pour le Conseil de l'Europe pendant cinq ans et m'être rendue en Turquie à de nombreuses reprises depuis 2002, et je ne suis pas d'accord avec l'analyse développée sur plusieurs points.

Est-il difficile d'obtenir de l'information en Turquie ? Non. Je suis rentrée dans toutes les prisons, j'ai vu tous les généraux, j'ai vu les journalistes. J'ai pu rencontrer le chef d'état-major des armées turc. La seule chose que je n'ai pas réussi à faire, c'est aller voir Ocalan sur son île.

Il y a une forte culture démocratique dans le pays, une culture de la laïcité, et un respect de l'Etat. Pour cette raison, je crois que les Turcs n'accepteront jamais un régime présidentiel. Le peuple n'en veut pas et Erdogan s'en est rendu compte.

Vous avez dit à juste titre que l'opposition était faible. Mais il s'opère une diversification politique au détriment des nationalistes. Le paysage politique se compose dans l'ordre d'importance de l'AKP, du CHP des anciens kémalistes, du HDP des Kurdes et, seulement en quatrième position, des nationalistes, qui reculent.

La Turquie reste une puissance majeure. Il faudra considérer qu'elle peut avoir un rôle géopolitique, y compris pour l'Europe.

Vous n'avez pas parlé de la confrérie Gülen. C'est tout de même le premier adversaire de l'AKP, adversaire qui a formé des générations de policiers et de juristes. L'imam Fethullah Gülen vit aux Etats-Unis mais exerce une influence majeure.

En définitive, la société turque me semble être une société en ébullition. Le premier problème de la Turquie, c'est Erdogan. La deuxième question qui se pose, c'est la question kurde. Je crois que les autorités turques ont un temps réellement voulu résoudre le problème kurde. Ils ont réussi sur 80 % des points, mais ont achoppé sur celui de la définition du citoyen : pour le pouvoir, le citoyen est le Turc, pour les Kurdes, c'est le citoyen de Turquie. Le troisième problème, c'est la Russie. La situation est tendue. Certains observateurs observent une stratégie de reconquête de Constantinople par l'Eglise orthodoxe russe. Dans ces conditions, comment mener des négociations ? Concernant les réfugiés, il faut reconnaître que les Turcs ont fait un effort maximum. Les camps de réfugiés sont devenus une vitrine pour Erdogan.

Mme Nathalie Goulet. - Concernant la Turquie, on pourrait résumer vos propos par les notions de potentiel, de paradoxe et de gâchis : cela me fait penser à l'Iran ! Dans les deux cas, nous sommes déçus jour après jour par la politique menée. Après Davos, après la flottille de Gaza, après une politique dure à l'égard d'Israël, comment expliquer ce virage soudain vers « Israël est notre ami » : s'agit-il d'une tentative pour constituer un axe Turquie-Israël-monarchies du Golfe contre l'Iran ?

Mme Bariza Khiari. - L'étude des mouvements religieux de cette région du monde est importante car ceux-ci ont un fort impact politique. Fethullah Gülen est à la tête d'un mouvement nommé « Hizmet », ce qui veut dire « service », d'inspiration soufie. Pour moi c'est un peu la version islamique du calvinisme car il a des ramifications très importantes dans le monde économique. Ce mouvement a joué un rôle dans la crise politique que connaît la Turquie depuis 2014. Fethullah Gülen, qui soutenait Erdogan, s'est finalement avéré un adversaire redoutable depuis la mise au jour de la corruption autour d'Erdogan et de sa dérive autoritariste. Est-ce que les militants de Hizmet sont toujours inquiétés ? On les accusés d'être un Etat dans l'Etat au sein de la police, de la justice, de l'éducation et de la presse...

M. Michel Boutant. - L'Allemagne entretient avec la Turquie des relations anciennes. Quel est le rôle de l'Allemagne dans les relations entre l'Union européenne et la Turquie ?

M. Alain Néri. - Je suis étonné que l'on n'ait pas évoqué le malaise de la jeunesse : des manifestations se sont déroulées en mai-juin 2013 avec une très forte mise en cause du régime. Lorsqu'on parlait à cette époque avec des Turcs et avec des diplomates, ils affirmaient que le régime était en train de vaciller. Depuis, on n'entend plus parler de ces manifestations : sont-elles empêchées par la répression ou simplement oblitérées par la crise syrienne ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous avez évoqué la volonté « cosmétique » de réconciliation avec le PKK et Ocalan. Les faits vous ont donné raison, pourtant en 2013 des députés kurdes y croyaient beaucoup ; je pensais que la réconciliation aurait lieu après les élections, en quoi je me suis trompé. Que faut-il en penser ? Par ailleurs, on a longtemps dit que la société civile était forte et constituait un frein aux dérives en Turquie : était-ce seulement une vision stambouliote ?

Mme Michelle Demessine. - Est-ce que le Gouvernement turc est un Gouvernement laïque ? À travers l'intervention de Mme Schmid, on peut noter des similitudes avec le Gouvernement d'Ennahdha en Tunisie, notamment en ce qui concerne l' « akapéisation » des fonctionnaires, pour moi contraire à la démocratie. Par ailleurs, la question kurde, pourtant essentielle, a été peu traitée par la communauté internationale, sauf depuis la guerre d'Irak. Elle a ensuite évolué avec l'autonomie du Kurdistan, puis avec le rôle joué par la PYD syrien. Il convient de regarder avec davantage d'attention le projet politique du territoire du Rojava, en particulier le rôle que les femmes y jouent, au-delà même de leur rôle dans la résistance armée, dans cet océan géographique où règne la discrimination. Dernier point, on parle très peu des prisonniers politiques. J'ai toujours été frappée du très grand nombre d'élus et notamment de députés prisonniers politiques, ce qui n'a jamais suscité une grande émotion.

Mme Dorothée Schmid. - Malgré une certaine mise en scène, les réfugiés présents dans les camps ne représentent que 10 % de l'ensemble, leur situation n'est donc pas représentative de la situation des réfugiés en Turquie. Les droits des réfugiés en matière d'intégration à la société turque sont extrêmement limités, le gouvernement turc n'ayant eu jusqu'à présent aucune politique à leur égard, se contentant de laisser faire. Néanmoins, il est en train de réaliser la difficulté que va représenter la gestion de ces trois millions de réfugiés syriens. La tentation existe de les renvoyer en Syrie ou de contenir leurs arrivées depuis ce pays, comme l'ont illustré la fermeture de la frontière lors des opérations militaires russes autour d'Alep dans le nord de la Syrie et l'envoi par la Turquie d'organisations visant à construire des camps de réfugiés sur le territoire syrien. La question des réfugiés implique aussi des négociations compliquées avec l'Union européenne, chacune des parties ayant beaucoup à perdre dans cette affaire. Mais au-delà de la Turquie, il importe de prendre en compte les déséquilibres politiques que la présence de ces réfugiés syriens ne manquera pas de susciter dans des pays tels que la Jordanie, le Liban mais aussi l'Irak.

Concernant la presse, des pressions économiques ont effectivement été exercées, mais dans le même temps, les grands groupes de presse doivent aussi tenir leurs comptes à jour. Il faut également évoquer la politique de rachat des grands journaux par des communautés proches de l'AKP. Par ailleurs, il y a la vindicte personnelle du président contre la presse et les éditorialistes, que traduisent les quelque 2000 procès en cours pour insultes contre Erdogan, les menaces de mort ou les mises à pied de journalistes, les directeurs de grands journaux estimant qu'ils ne sont plus en mesure de travailler. Enfin, le siège du journal Hürriyet à Istanbul a été attaqué à deux reprises par des militants de l'AKP, dirigé par un député de ce mouvement, la réaction tardive du régime à ces attaques étant particulièrement préoccupante.

La disparition de Gülen est considérée comme acquise en Turquie, les opérations de « nettoyage » menées depuis 2013, dont la dernière a été la mise sous séquestre de Zaman, ayant été très efficaces.

Concernant l'économie, les entreprises françaises sont très préoccupées de l'évolution de la gouvernance en Turquie, du niveau de corruption et de clientélisme, ainsi que de la complexité du discours économique. L'annonce récente d'une augmentation incontrôlée du salaire minimum risque notamment de mettre à mal la situation des grandes industries qui se sont installées en Turquie.

Enfin, sur la question kurde, qui a une importante répercussion régionale, on assiste à une même logique d'autonomisation dans les trois pays où les Kurdes sont présents : ce mouvement est quasiment parvenu à son terme en Irak où un nouveau referendum est envisagé au profit du Kurdistan ; si les kurdes irakiens n'ont pas forcément intérêt à l'indépendance, celle-ci pourrait leur échoir par défaut, comme résultat des conditions régionales. En Syrie, il s'agit, après la sécurisation du territoire kurde par des opérations de « nettoyage ethnique » et un renforcement de la mainmise du PYD, d'obtenir par la négociation une redistribution des cartes et une fédéralisation du pays, le Kurdistan syrien, soutenu par les Russes, devenant un conflit gelé ; bénéficiant de l'appui de la Russie tout en restant en bons termes avec les Etats-Unis, le PYD a ainsi obtenu de nombreuses victoires politiques ; enfin en Turquie, où les kurdes étaient légitimistes, la question est de savoir si le clivage lié aux opérations de sécurité à l'est va conduire à détacher définitivement de l'Etat turc toute une partie de la communauté kurde.

M. Didier Billion - La laïcité à la turque est respectable mais elle n'est nullement comparable avec la laïcité à la française. Dès Mustapha Kémal, c'est un système de coercition sur la religion et d'instrumentalisation de celle-ci. Quant à la société civile, bien qu'il soit difficile de définir ce terme, on observe bien depuis la fin des années 90 une multiplication des ONG, des associations, ce qui est une réalité nouvelle face à la toute-puissance de l'Etat. Cette formation d'une société civile est difficile et non linéaire. Pour prendre un exemple, l'association du patronat mondialisé, la TÜSIAD - il existe plusieurs fractions patronales- a pied dans le débat politique et arrive à faire valoir ses positions parfois opposées à celles du Gouvernement. Il existe ainsi en Turquie, de manière originale pour la région, un patronat qui n'est pas rentier. Par ailleurs, les ramifications du mouvement Gülen restent très importantes. Ceux qui apparaissent comme des Gülénistes sont dans la ligne de mire du pouvoir, à tous les niveaux, y compris dans la presse. Gülen n'a pas dit son dernier mot même s'il est sur la défensive. Erdogan parle de ce mouvement comme d'un Etat parallèle et, depuis quelques semaines, comme étant égal au PKK, alors que les mouvements n'ont aucun rapport et que Gülen a vivement critiqué le PKK. La Russie et l'Iran s'imposent dans la région depuis déjà quelques décennies. Lors de l'accord du 14 juillet 2015 avec l'Iran, les autorités turques se sont félicitées de la réinsertion potentielle de l'Iran dans le jeu régional et international. D'ailleurs, malgré toutes les divergences qui existent entre ces deux États, notamment à propos du dossier syrien, les relations ne sont pas rompues. Davutoglu était il y a deux semaines en Iran et il y a des échanges économiques et d'hydrocarbures. Toutefois, l'Iran va nécessairement s'affirmer dans les années à venir sur les terrains économique et politique dans le Caucase, en Asie centrale et au Moyen-Orient, devenant ainsi le grand concurrent de la Turquie. Ce sera un jeu difficile et compliqué.

Est-ce qu'il y a un axe entre la Turquie, les États du Golfe et Israël contre l'Iran ? Je ne raisonne pas ainsi, préférant ne pas entrer dans la grille d'analyse « sunnites contre chiites » qui n'est pas pertinente, bien que ce soit une hypothèse. En revanche, la crise violente qui durait depuis quelques années entre la Turquie et Israël est sur le point d'être dépassée, non pas pour encercler l'Iran mais en raison des découvertes et de l'exploitation de gisements d'hydrocarbures en Méditerranée orientale : au vu des difficultés politiques qu'elle a avec la Russie et qu'elle va probablement avoir avec l'Iran, la Turquie doit maintenir son approvisionnement pour entretenir ses progrès économiques. C'est pourquoi Erdogan a récemment déclaré qu'Israël restait un partenaire important.

Sur le terrorisme aux deux visages kurdes/Daech, il est insupportable qu'après l'attentat de juillet dernier à Suruç, le président Erdogan ait instrumentalisé cet attentat pour relancer la guerre contre le PKK en disant qu'il était le seul capable de s'opposer aux attaques dont la Turquie est victime. Fin politique, il a ainsi joué la stratégie de la tension avec maestria car il a remporté l'élection en novembre. En tout état de cause, il convient de parler « des terrorismes » et non pas « du terrorisme » car Daech et le PKK ne partagent ni histoire, ni dynamique politique, ni mode opératoire, ni agenda communs. Depuis juillet dernier, l'essentiel des efforts turcs se concentre sur le PKK et non sur Daech. Par ailleurs, je n'ai pas dit que le PYD était égal au PKK, mais que le PYD était la projection du PKK, ses cadres militaires étant issus du PKK.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. -Nous reviendrons sur ces sujets de fond à l'occasion du rapport de nos collègues.

Je vous remercie.

Audition de M. David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous sommes heureux d'accueillir M. David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie. Je rappelle à tous que cette audition fait l'objet d'une retransmission sur le site Internet du Sénat, et d'un enregistrement vidéo qui sera consultable à la demande sur ce site. C'est un appréciable élément de transparence démocratique, et je remercie Monsieur l'Ambassadeur d'avoir accepté de s'exprimer dans ces conditions.

La Jordanie est un pays important pour le nôtre, compte tenu notamment de l'opération Chammal, pour laquelle la France utilise la base « Prince Hassan ». Nos liens, y compris dans les situations de crise, sont importants. Vous nous parlerez, Monsieur l'Ambassadeur, de cette relation bilatérale, alors que les visites officielles se sont récemment multipliées.

Vous nous parlerez aussi de la situation intérieure jordanienne, en particulier sous l'aspect de l'opinion et du débat publics en ce qui concerne la question du djihadisme et les autres dossiers régionaux.

M. David Bertolotti, ambassadeur de France en Jordanie. - Merci, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je suis très heureux d'être parmi vous pour parler de la Jordanie. Je suis en poste dans ce pays depuis un peu plus de cinq mois maintenant ; je ne prétends pas encore à l'absolue justesse de mes analyses, que je vous soumets !

Comme vous l'avez indiqué, Monsieur le Président, nous avons aujourd'hui une relation riche avec la Jordanie, et qui s'est encore densifiée ces dernières années. Les visites qui se succèdent en sont la preuve. Je suis moi-même en pleine préparation, avec mon équipe, de la visite du Président de la République, qui se rendra en Jordanie le 19 avril, dans le cadre d'une tournée régionale. Le Premier ministre s'y était rendu au mois d'octobre dernier, sans compter les visites de hautes autorités militaires françaises, au titre de notre déploiement opérationnel.

La Jordanie est donc un partenaire régional important. Mais c'est là le fruit d'une évolution : ce pays, toujours ami, n'a pas toujours été au centre de notre politique régionale. Trois facteurs au moins me semblent illustrer, aujourd'hui, cette importance nouvelle prise par la Jordanie dans notre politique étrangère.

D'abord, la Jordanie constitue un point d'appui essentiel pour l'opération Chammal. C'est même un point d'appui qui tend à se renforcer : nous avons déployé des moyens supplémentaires, dernièrement, en Jordanie, sur la base « H5 », notamment pour pallier le départ du groupe aéronaval du Golfe. Ce point d'appui présente le grand avantage de sa proximité du théâtre, H5 étant beaucoup plus proche des zones à frapper que notre base à Abou Dhabi.

Deuxièmement - c'est un élément parfois méconnu, et relativement récent -, notre pays représente le deuxième investisseur non arabe en Jordanie. Le stock de nos investissements en Jordanie est un peu supérieur à un milliard d'euros, ce qui nous place dans une position sans comparaison avec d'autres pays européens, plutôt au niveau des États-Unis. Ces investissements sont très largement créateurs d'emploi et d'innovation pour l'économie jordanienne, ce qui est important dans les circonstances économiques difficiles que traverse le pays. Au total, une trentaine d'entreprises françaises sont présentes ou ont une filiale en Jordanie.

Enfin, la France est devenue un partenaire financier - un prêteur - très important pour la Jordanie, avec un encours de prêts de l'Agence française de développement (AFD) aujourd'hui un peu supérieur à un milliard de dollars. Comme l'AFD le fait toujours, elle apporte aussi une expertise technique dans les projets ainsi soutenus, qui concernent les secteurs du transport public, de l'adduction d'eau, du développement des énergies renouvelables... C'est une aide importante pour la Jordanie ; nous avons dès lors nous-même intérêt à protéger ces investissements.

Ces facteurs traduisent le renouvellement de notre présence dans le pays. Parallèlement, la situation de la Jordanie a profondément évolué au cours des dernières années. La Jordanie a toujours été, malgré elle, victime des crises de son voisinage ; la situation actuelle ne fait pas exception. Le pays, avec l'afflux de réfugiés, s'avère particulièrement frappé par la crise politique syrienne et par la crise syro-irakienne liée à la présence de Daech dans la zone. Ces crises ont entraîné la fermeture des frontières de la Jordanie, qui était auparavant la plaque tournante de tout un commerce régional.

Il y a aujourd'hui un peu plus de 630 000 réfugiés syriens recensés par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Les autorités jordaniennes préfèrent retenir le chiffre de 1,2 million de réfugiés, considérant que certains réfugiés ne sont pas enregistrés, en particulier des Syriens qui étaient présents avant le début des évènements en Syrie et se sont alors retrouvés bloqués en Jordanie. Quel que soit le chiffre, les proportions sont, en tout état de cause, considérables pour la Jordanie, pour son économie, et pour ses services publics en particulier.

Tout cela un impact sur la croissance jordanienne. Elle est aujourd'hui de 2,5 % seulement, soit sans doute un point en dessous de qu'elle aurait été autrement, hors afflux de réfugiés, chute du commerce, fermeture des frontières et instabilité régionale - laquelle peut dissuader certains investissements et, hélas, le tourisme.

Cette situation, en outre, met la Jordanie dans une situation difficile du point de vue de la dette extérieure. Depuis 2011, la dette jordanienne n'a cessé de croître. Elle avoisinait les 70 % à 75 % du PIB en 2011 ; elle est aujourd'hui légèrement supérieure à 90 % du PIB. Les intérêts de la dette constituent aujourd'hui une charge considérable dans le budget jordanien.

Cela dit, la communauté internationale répond présente. L'aide internationale représente environ 14 % du PIB jordanien. Les partenaires traditionnels de la Jordanie, dont nous faisons partie, se sont mobilisés, à travers des dons, notamment en provenance du Conseil de coopération des États arabes du Golfe, et de prêts, formule que nous pratiquons, via l'AFD ; ces prêts sont souvent très concessionnels, avec des taux très favorables, tenant compte des circonstances très particulières que traverse la Jordanie.

Au-delà de ces facteurs de fragilisation issus des crises régionales, il reste un certain nombre de facteurs de fragilité propres à la Jordanie. En effet, les déterminants du mouvement de contestation qu'a pu connaître la Jordanie entre 2011 et 2013, dans le contexte des printemps arabes - contestation qui a été, somme toute, beaucoup plus modérée que dans d'autres pays de la région - n'ont pas complètement disparu. Des insatisfactions sociales et économiques s'expriment régulièrement, à travers divers mouvements sociaux. Récemment, ainsi, les étudiants ont contesté la hausse, très forte, des frais d'inscription dans les universités. Le système éducatif traverse des difficultés, qui ne sont pas toutes liées à la charge que fait peser la scolarisation des réfugiés. Bref, les insatisfactions sont assez comparables à celles que connaissent les autres pays de la région.

Les autorités jordaniennes, en particulier le Souverain, s'efforcent de répondre à ces attentes. Des réformes politiques assez ambitieuses ont été engagées. Il reste encore à en voir l'effet concret, dans la mesure où beaucoup d'entre elles sont en cours de mise en oeuvre. En particulier, une importante réforme électorale vise à structurer la vie politique jordanienne, en assurant une meilleure représentativité du Parlement, mais les effets de cette loi ne se verront qu'aux prochaines élections - au plus tard en février de l'année prochaine, peut-être dès la fin de cette année. Une autre grande réforme en cours est celle de la décentralisation. La Jordanie est aujourd'hui un pays assez fortement centralisé ; le Roi a souhaité donner davantage de pouvoir aux entités locales, y compris en créant de nouvelles entités : les « conseils de gouvernorat », un peu l'équivalent des départements français. La forme exacte que prendra cette décentralisation est encore à l'étude.

Enfin - je crois qu'il ne faut pas le cacher -, il y a en Jordanie, dans certaines couches de la population, une perméabilité à l'idéologie de l'islam radical ou à l'idéologie djihadiste. La Jordanie - comme la France, d'une certaine manière, sans vouloir comparer ce qui n'est pas comparable - fournit un important contingent de combattants étrangers à Daech. Sans qu'il soit possible de quantifier l'écho que trouve l'islam radical dans la société jordanienne, les sympathies, ici et là, sont indéniables. Les autorités en sont très conscientes, et c'est l'un des axes forts de la politique du Roi Abdallah que de lutter, par tous les moyens possibles, mais surtout les moyens idéologiques et le « contre-discours », contre la propagande djihadiste. Il s'agit en particulier d'améliorer la formation des imams, d'avoir un regard plus attentif aux discours tenus dans les mosquées, et de mettre en place des actions et des programmes de lutte contre la radicalisation.

Dans ce contexte, notre action en Jordanie - celle que je m'efforce de conduire, à la tête des services de l'ambassade - suit trois axes.

Premier axe, porté par la nécessité de l'urgence : il s'agit d'aider la Jordanie à faire face à la crise syrienne. C'est d'abord l'enjeu de notre coopération militaire, qui ne passe pas seulement par la base aérienne projetée, mais prend aussi la forme d'une coopération de défense, forte, sur des « niches » particulières, notamment les forces spéciales ou les forces aériennes. Elle vise à renforcer la sécurité de la Jordanie, en lui permettant de faire face à toute menace qui surviendrait sur son territoire. Aider la Jordanie, c'est aussi passer, progressivement, de l'urgence humanitaire - qui a prévalu dans les premières années de la crise syrienne, avec l'afflux des réfugiés - à un soutien beaucoup plus structurel d'aide au développement. Il vise à soutenir les infrastructures et les services publics jordaniens, particulièrement mis à l'épreuve par la présence des réfugiés. L'AFD et nos entreprises sont très présentes dans ce secteur d'excellence qu'est pour nous celui de l'eau, pour mettre à niveaux les réseaux, amener l'eau du sud vers le nord du pays, améliorer la distribution, etc. Le domaine des transports publics est particulièrement soutenu à Amman. Le domaine des énergies « vertes » l'est aussi, pour permettre à la Jordanie d'abaisser ses coûts de production d'électricité - la Jordanie produit aujourd'hui son électricité à partir d'hydrocarbures importés, à un coût élevé pour elle.

Deuxième axe : il s'agit de favoriser les réformes politiques et économiques, à travers les programmes du Fonds monétaire international (FMI) notamment, mais aussi des actions de coopération bilatérale. Dans le domaine des finances publiques, nous offrons un soutien important au ministère des finances jordanien. Nous avons aussi une coopération ancienne, et très vivante, dans le domaine de la justice ; l'École nationale de la magistrature (ENM) mène de nombreuses actions de formation en Jordanie, et il y a de nombreux échanges entre magistrats. Nous sommes également présents, de façon plus récente, dans le domaine des médias, en particulier à travers l'action de Canal France International (CFI) ; c'est là un thème très important pour notre coopération culturelle, notamment depuis 2011.

Troisième axe enfin : il s'agit d'essayer d'ancrer notre influence. Notre présence, je l'ai dit, a changé, ces dernières années ; la France est devenue un acteur plus important en Jordanie. Je crois qu'il faut poursuivre dans cette voie, et consolider notre présence financière et économique, en utilisant tous les outils disponibles - prêts, dons, notamment au titre du Fonds d'étude et d'aide au secteur privé (FASEP), outils de conversion de dette, etc. J'espère aussi relancer la dimension commerciale de notre partenariat, car la France est un grand investisseur en Jordanie mais fait encore assez peu de commerce avec ce pays ; or il y a des opportunités, dans un certain nombre de secteurs. Avec la chambre de commerce bilatérale, qui représente Business France, je m'efforce de susciter un nouveau courant d'affaires, dans les deux sens. Enfin, il s'agit de bien positionner nos outils de coopération éducative et culturelle. Nous avons en Jordanie un Institut français, et un très beau lycée français, à Amman, dans lequel il nous faut attirer davantage de Jordaniens.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Passons aux questions, en commençant par la présidente du groupe d'amitié France-Jordanie, Mme Kammermann.

Mme Christiane Kammermann. - Je suis, Monsieur l'Ambassadeur, ravie de vous revoir, avec plusieurs membres du groupe d'amitié ici présents ; nous vous avons rencontré à Amman dès votre prise de fonctions, et nous avons entendu sur place, avec vous, un grand nombre d'interlocuteurs intéressants. La France a toujours eu d'excellentes relations avec la Jordanie et, avec le Roi, nous nous flattons d'avoir des relations d'amitié profondes. Le tourisme des Français en Jordanie a beaucoup chuté. Mais où en est notre école ? Avez-vous observé le départ de familles françaises de Jordanie ? L'augmentation des frais d'inscription dans les établissements d'enseignement est un problème qui se retrouve d'ailleurs dans beaucoup de pays voisins de la région.

M. Christian Cambon. - La Jordanie nous laisse un peu perplexes... Voilà un pays au coeur d'une zone particulièrement déstabilisée, avec des voisins en très grande difficulté, la Syrie notamment ; un pays qui tient tête à des voisins particulièrement difficiles à convaincre - je pense à l'Iran ; et vous avez évoqué l'afflux des réfugiés. Dans le même temps, voilà un pays qui ne connaît pas beaucoup de terrorisme ; la lutte contre le djihadisme, comme vous l'avez évoqué, y est affirmée, et la Jordanie participe à la coalition internationale. Quelle est la « recette » du régime ? Est-ce un exemple pour le reste de la région ? Ou est-ce le dernier pays de celle-ci au bord du gouffre ?

M. Joël Guerriau. - La Jordanie, avec l'Arabie saoudite voisine, entretient des relations politiques, économiques et militaires étroites. Amman fait partie de la coalition menée par l'Arabie saoudite contre les rebelles chiites au Yémen, et accuse d'ailleurs l'Iran de soutenir ces rebelles. En juillet 2015, la Jordanie a arrêté un combattant de la force Al-Qods iranienne, qui avait stocké des explosifs dans une maison. Les relations entre l'Iran et la Jordanie sont donc tendues. Quel est votre point de vue sur l'évolution de ces relations, dans la perspective de la lutte contre le terrorisme ?

S'agissant de la politique intérieure de la Jordanie, tout d'abord, un moratoire de huit ans avait été établi sur l'application de la peine de mort. Pour lutter contre le terrorisme, la peine de mort a été rétablie en 2014. Est-elle appliquée, qu'en est-il de ce sujet ? Comment évolue la question de la liberté de la presse en Jordanie ? Il me semble que de nombreux journalistes ont été accusés d'être des acteurs du terrorisme, sans que cela soit vrai. Enfin, je voudrais que vous nous parliez des mesures discriminatoires qui seraient prises contre les conjoints étrangers des citoyens jordaniens.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Vous avez évoqué la question des réfugiés. La Jordanie est, avec le Liban, peut-être bientôt rejoints par la Turquie, le pays qui accueille proportionnellement le plus de réfugiés. Un certain nombre de réfugiés sont dans des camps, mais la grande majorité est disséminée dans le pays, exerçant une certaine pression sur les ressources naturelles et le réseau éducatif de ce pays. J'aimerais savoir si vous pensez que l'aide internationale est à la hauteur du défi et quels sont les grands projets que soutient l'AFD. Par ailleurs, beaucoup de jeunes Jordaniens partent en Syrie : pouvez-vous nous dire quelle place ils occupent dans les organisations djihadistes ?

Mme Nathalie Goulet. - Personne n'a oublié ce pilote jordanien brûlé vif par Daech, ni ce fils de ministre jordanien devenu un soldat djihadiste. Nous avons aujourd'hui 2 000 combattants jordaniens qui ont rejoint les rangs de l'armée islamique. En parallèle, nous avons reçu la semaine dernière, à l'invitation de l'Assemblée nationale, une délégation de parlementaires jordaniens qui venaient étudier les mécanismes de lutte contre la fraude fiscale. Ceci conforte l'idée que la Jordanie connaît, en même temps, le chaos et la progression de ses normes législatives... J'ai une seule question à vous poser : où en sont aujourd'hui les relations entre la Jordanie et Israël ?

M. Michel Boutant. - S'agissant des relations avec Israël, il ne faut pas oublier que la Jordanie a été terre d'accueil des réfugiés palestiniens, depuis les années 70, ce qui a conduit aux événements de « Septembre noir ». La Jordanie accueille désormais de nombreux réfugiés syriens et fournit un contingent important de combattants étrangers à Daech. Cela ne fragilise-t-il pas le pouvoir jordanien ? Sachant que le roi Abdallah n'a peut-être pas, sur le plan international, la même aura que son père Hussein, je ne sais pas ce qu'il en est sur le plan intérieur.

M. Jacques Legendre. - Dans quelle situation se trouvent majoritairement les Syriens en Jordanie? Sont-ils plutôt dans des camps ou mêlés à la population? Leur intégration commence-t-elle à être envisagée ? Observe-t-on des retours en Syrie ? Conformément aux engagements pris lors de la Conférence des donateurs pour la Syrie, à Londres, le 4 février 2016, la Jordanie devait ouvrir son marché du travail aux réfugiés syriens et améliorer leurs conditions de vie en contrepartie de l'aide financière et des investissements des pays occidentaux dans l'économie jordanienne. Des mesures en ce sens ont-elles d'ores et déjà été prises?

Mme Josette Durrieu. - Vous avez présenté les réformes politiques menées en Jordanie. Il faut souligner que la Jordanie a engagé ces réformes, ambitieuses mais aussi courageuses, alors qu'elle doit affronter des problèmes internes et externes. D'ailleurs, le roi a précisé que le fait de rencontrer des difficultés ne devait pas empêcher les réformes d'être menées. Des élections municipales, régionales et législatives seraient prévues au deuxième semestre de l'année 2016 ou au début de 2017. Est-ce que cela pourrait déstabiliser politiquement ce pays ? Pouvez-vous nous préciser où en est l'état actuel des forces politiques ? Comment évoluent, sur ces questions, les chefs de tribus, les Frères musulmans modérés : comment se structurent ces blocs politiques qui ne sont pas des partis ?

M. Bernard Cazeau. - Une question très courte, posée par Hubert Védrine récemment à un colloque au Sénat : la Jordanie tient, mais pour combien de temps ?

M. David Bertolotti. - En Jordanie, 80 % des réfugiés se trouvent en dehors des camps, dans les villes et les villages où ils vivent tant bien que mal, en louant des logements sommaires, notamment grâce à l'aide internationale. Les enfants réfugiés syriens ont accès au système scolaire public, dans la mesure de la capacité d'absorption de celui-ci, ainsi qu'aux modes alternatifs de scolarisation soutenus par les organisations internationales, en particulier l'UNICEF. L'accès au système de santé leur a aussi été ouvert, d'abord gratuitement, et désormais moyennant le paiement de certains soins et de médicaments pour lequel ils bénéficient de l'aide internationale. Ils n'avaient en revanche jusqu'à récemment pas le droit de travailler, même s'ils trouvent en pratique souvent à être employés dans le secteur informel. L'un des enjeux de la Conférence de Londres était donc de faire évoluer la Jordanie sur ce point et de donner plus d'opportunités économiques aux réfugiés syriens mais aussi à la population jordanienne. Elle a permis l'adoption d'un « Jordan compact », qui constitue une forme d'accord donnant-donnant, l'Union européenne acceptant d'assouplir les règles applicables aux produits importés de Jordanie en échange de l'attribution de 200 000 permis de travail aux réfugiés syriens. Des négociations visant à attribuer un statut commercial privilégié à la Jordanie sont en cours, qui devraient permettre d'aboutir à un accord lors du conseil d'association UE-Jordanie qui se tiendra au mois de juin. Il est donc trop tôt pour apprécier la délivrance des permis de travail mais nous sommes plutôt optimistes.

Des engagements financiers, sous forme de dons, de prêts, ont également été pris à Londres, la répartition des 900 millions de prêts concessionnels accordés par la France devant encore être précisée.

La question de l'intégration des réfugiés est un sujet sensible en Jordanie, car elle renvoie à une réalité historique, plusieurs vagues de Palestiniens ayant été de facto intégrées. Il faut d'abord souhaiter que les réfugiés puissent retourner dans leur pays quand les conditions matérielles et politiques le permettront. Du point de vue du droit humanitaire international, ils n'ont d'ailleurs pas vocation à rester. Certes, il est probable que certains, notamment ceux qui ont tout perdu, resteront, à mesure que le temps passe. C'est une question que les autorités et la population jordaniennes regardent avec beaucoup d'attention.

Je ne dirai pas que la présence des réfugiés fragilise le pouvoir : elle fragilise plutôt le pays, d'autant qu'il ne s'agit pas de réfugiés riches, comme l'étaient les Palestiniens, et les Jordaniens rentrant des pays du Golfe en 1991 ou les Irakiens en 2003, mais de populations pauvres, originaires des régions rurales autour de Damas et du sud de la Syrie. Leur présence massive exerce une pression sur les services publics. C'est surtout sur ce point qu'il faut aider la Jordanie. Il convient de souligner, en revanche, le comportement exemplaire des réfugiés, dont la présence ne se traduit pas par une hausse de la criminalité ou du risque sécuritaire.

S'agissant de la politique extérieure de la Jordanie, il convient de rappeler que la Jordanie occupe une position centrale au Moyen-Orient. Elle mène une politique extérieure d'équilibre entre des voisins compliqués et avec des partenaires imposants en dehors de la région. Elle entretient des liens solides, dans le domaine sécuritaire et dans celui de l'aide au développement, avec les États-Unis. La Jordanie a un partenariat très proche avec des pays européens, le Royaume-Uni pour des raisons historiques mais aussi aujourd'hui la France. La Jordanie développe également des relations avec l'Union européenne en tant que telle, comme évoqué sur le sujet de la négociation des règles d'origine des produits manufacturés.

La Jordanie entretient également un partenariat très étroit avec les pays du Golfe, notamment son voisin saoudien. Les pays du Golfe sont des bailleurs importants. Je rappelle qu'après 2011, les États du conseil de coopération des États arabes du Golfe ont engagé 5 milliards de dollars d'aide au profit de la Jordanie. Cette aide devant trouver son terme cette année, se pose la question de la reconduction de ce dispositif.

La Jordanie est également impliquée dans un certain nombre d'opérations extérieures. Elle participe notamment à la coalition au Yémen, tant dans un esprit de solidarité envers les monarchies du Golfe que dans une compréhension de la nécessaire dimension mondiale de la lutte contre le djihadisme. Il s'agit d'une lutte idéologique et non de la sécurité des frontières proches.

On a vu dans les mois plus récents comment la Jordanie a également essayé de développer sa relation avec la Russie, pour peser politiquement sur le processus en cours en Syrie.

La relation de la Jordanie avec Israël résulte d'un choix stratégique du souverain précédent, poursuivi aujourd'hui. Ce choix est contesté par une partie de la population, hostile à la « normalisation » de la relation avec Israël. Cette contestation trouve d'ailleurs une expression dans une partie du mouvement parlementaire. Il est certain que la Jordanie n'a pas aujourd'hui développé tout le potentiel que recèle sa relation avec Israël. Sur le plan commercial, notamment, Israël pourrait constituer une porte de sortie pour les exportations jordaniennes qui ne trouvent plus de débouchés en Syrie. Les a priori politiques de certains Jordaniens freinent cette évolution et viennent de la perception que, au-delà du traité de paix bilatéral, le conflit entre Israël et les Palestiniens n'a pas trouvé de solution. La Jordanie est sans doute l'un des pays les plus sensibles à ce qui se passe dans les territoires palestiniens, comme en témoignent les récents développements relatifs au respect des règles d'accès à l'esplanade des mosquées.

Enfin, les relations avec l'Iran ont été rétablies, au niveau des ambassadeurs, peu avant la conclusion des accords de Vienne. La Jordanie veille à maintenir un dialogue avec tous ses voisins. Pour autant avec les grands, une certaine prudence se manifeste. La Jordanie semble observer l'évolution du rôle de l'Iran sur la scène internationale.

En matière de politique intérieure, les réformes en cours sont ambitieuses et courageuses, notamment en matière de décentralisation. Les prochaines élections seront intéressantes et elles se dérouleront quasiment de façon simultanée à de nouveaux échelons d'administration. Il est encore un peu tôt pour savoir si les Jordaniens s'intéresseront à ces nouvelles élections car ils ne perçoivent pas nécessairement les pouvoirs de ces nouvelles instances. La campagne électorale n'a pas véritablement commencé et les forces politiques ne se sont pas encore structurées sur ces enjeux, même s'il y a eu débat au Parlement et dans la société civile sur le quota de femmes sur les listes de candidats, sans évolution marquante au demeurant. Enfin la loi sur les municipalités reste à préciser, notamment quant aux ressources financières dont elles disposeront.

La France rappelle régulièrement son attachement au maintien du moratoire sur l'exécution des sentences de peine de mort, qui a été suspendu pour les crimes de terrorisme à la suite de l'assassinat par Daech d'un pilote de l'armée de l'air jordanienne. Dans certains cas, les juges n'ont pas le choix : la loi ne prévoit pas d'alternative à la peine capitale ; mais le jugement prononcé peut ne pas être exécuté. Le moratoire était en place depuis longtemps ; nous exprimons aux autorités jordaniennes la volonté qu'il soit maintenu.

Nous menons également beaucoup d'actions de soutien à la liberté de la presse, à travers des actions de formation ouvertes aux médias jordaniens et, au-delà, à ceux de la région. La Jordanie, comparée à d'autres pays de la région est un pays où la presse est active. Il y a actuellement un débat sur l'interprétation de la loi sur la cybercriminalité, que certains journalistes estiment abusive.

Nous n'avons pas constaté de départs importants de familles françaises installées en Jordanie depuis le début de la crise syrienne. En revanche, nous ne constatons pas non plus d'évolution positive du nombre d'expatriés. Nous sommes dans une phase de consolidation des investissements des entreprises françaises, plus que de lancement de nouveaux investissements. Dès lors, la fréquentation du lycée français reste en-deçà des capacités d'accueil. La tradition pour les Jordaniens est plutôt de se tourner vers le système anglo-saxon, mais nous travaillons au développement de l'attractivité de cet établissement pour des élèves jordaniens, en lien avec la perspective de réalisation d'études supérieures en France.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Je vous remercie, Monsieur l'Ambassadeur.

Nomination d'un rapporteur

La commission nomme rapporteur :

. M. Joël Guerriau sur le projet de loi n° 511 (2014-2015) autorisant la ratification de la convention de Minamata sur le mercure.

La réunion est levée à 12 h 10