7ème rencontres sénatoriales de l'entreprise - La contrefaçon : risque ou menace pour l'entreprise



colloque le 31 mars 2006 au Sénat

V. TABLE RONDE : L'ORGANISATION DE LA RIPOSTE

Participent à la table ronde :

Christine LAGARDE , ministre déléguée au commerce extérieur

François HUREL , président du forum de l'entrepreneuriat de l'OCDE

Alain BAUER , criminologue, président du conseil d'orientation de l'observatoire national de la délinquance

Louis DE GAULLE , avocat

Marc-Antoine JAMET , président de l'union des fabricants, secrétaire général de LVMH

Philippe JEAN-BAPTISTE , vice-président du conseil de surveillance de la mécanique aéronautique pyrénéenne

La table ronde est animée par Sylvain ATTAL, éditeur à Public Sénat, et retransmise en direct sur cette chaîne.

Comme cela a été répété lors de la première table ronde et rappelé par Monsieur Poncelet, la contre-façon est un phénomène vieux comme le monde, mais nouveau par son ampleur et sa diversité. Un aspect de ce problème n'a été que peu abordé précédemment : il s'agit du manque à gagner en recettes fiscales qu'il entraîne pour l'Etat, évalué à environ six milliards d'euros par an ; Aussi Madame Lagarde ne me contredira certainement pas si j'affirme qu'il s'agit là d'une bonne raison pour lutter contre ce problème.

Il ne s'agit pas seulement d'une question de manque à gagner pour l'Etat ; c'est avant tout la défense de l'intérêt général qui est en jeu. Je souhaiterais tout d'abord remercier le président Poncelet pour le grand intérêt que la Haute Assemblée porte aux entreprises. Je participais ce matin à l'ouverture du colloque franco-roumain, et je dois avouer qu'il est réconfortant de voir les sénateurs aussi fortement engagés dans une démarche de soutien à l'entrepreneuriat.

Concernant la contrefaçon en elle-même,il me semble nécessaire de faire trois remarques.Tout d'abord, et c'est l'enseignement principal que j'ai tiré des quelques jours que j'ai passés à Davos pour défendre l'attractivité de la France, il est évident que dans le grand jeu économique mondial, rien ne nous sauvera, si ce n'est l'innovation et le « branding », pour utiliser une expression anglo-saxonne. Sans ces deux éléments, nous ne pourrons tirer notre épingle du jeu en utilisant de manière intelligente nos avantages par rapport aux autres grands acteurs du marché mondial.

Ensuite, je suis convaincue qu'à la globalisation de la menace doit répondre une mondialisation de la défense. Dans ce contexte, en ma qualité de membre du Gouvernement et en coopération avec mes collègues de l'industrie et du budget, nous avons un rôle à jouer pour engager une véritable coordination régionale avec nos collègues européens, afin de bâtir des défenses communes. Le soutien à la directive européenne, qui associe des sanctions pénales aux infractions commises dans le domaine de la propriété intellectuelle, est une première étape indispensable dans cette voie. Au-delà, c'est toute une série de démarches bilatérales qui doivent être mises en oeuvre. Je m'y consacre avec application, tout comme mes collègues du Gouvernement. Il peut s'agir ainsi de lutter, avec mon homologue belge, contre le rôle de plaque tournante du port d'Anvers ou de se rendre en Turquie, comme je le ferai au mois de juin pour évoquer ces questions de contrefaçon au plus haut niveau. Ces démarches concernent bien entendu aussi la Chine, où je me suis rendue à quatre reprises au cours de six derniers mois, évoquant à chaque fois ces questions de propriété intellectuelle. J'ai également rappelé aux autorités chinoises la nécessité absolue de renforcer encore leurs efforts dans ce domaine, en particulier pour faire appliquer sur le terrain la réglementation destinée à lutter contre la contrefaçon.

Enfin, il faut rappeler que la contrefaçon et la protection sont inséparables. Je n'oublierai ainsi jamais l'expérience que j'ai vécue lors d'un voyage à Shanghai avec certaines entreprises françaises.

A cette occasion, j'avais été consternée d'apprendre que ces entreprises n'avaient pas songé à protéger leur marque ou leurs procédés inventifs en les déposant en Chine. Il ne faut donc pas crier haro sur la contrefaçon, même si ce fléau appelle une lutte de tous les instants. Il faut aussi s'armer et se protéger, chaque fois que cela est possible.

Un phénomène a été abordé brièvement lors du débat précédent, qui me semble essentiel. Monsieur Jamet, quelle analyse faites-vous du rôle joué par le développement d'internet dans la contrefaçon ?

Depuis l'Antiquité, l'économie dite « grise » a toujours suivi les chemins empruntés par l'économie transparente. Il n'est donc pas étonnant que le développement du commerce en ligne s'accompagne d'un essor de la distribution de contrefaçons par ce canal. Le contrefacteur utilise aujourd'hui les moyens modernes de l'économie, des moyens de production intensifs, fait passer ses produits par des « villes-monde » comme Dubaï, où se trouvait récemment Madame la ministre, Singapour et Hong Kong. Il utilise également les mêmes compagnies d'armateurs pour le transport maritime, et des moyens de distribution modernes pour atteindre le client final. Lorsqu'il le peut, il utilise enfin le « trio infernal » de l'économie virtuelle d'aujourd'hui : le transport express, le paiement par carte bancaire et l'enregistrement sur internet. Or ce schéma, tout le monde l'aura reconnu, c'est celui des ventes aux enchères sur internet, qui est véritablement criminel pour les fabricants, parce que ces sites cachent en fait des ventes déguisées de contrefaçons. En 2005, nous avons ainsi repéré 150 000 référencements de contrefaçons sur ebay. De son domicile, le consommateur a ainsi accès à un nombre faramineux de faux médicaments, de copies de produits de luxe et de produits plus ou moins sensibles.

Face à cette évolution, nous devons inventer de nouveaux moyens de lutte, qui sont en fin de compte très simples. Nous demandons ainsi depuis longtemps aux sites de ventes aux enchères de bannir les vendeurs de contrefaçons en les identifiant à partir de leurs coordonnées bancaires. Surtout, nous souhaitons les amener à faire eux-mêmes « la police » sur leurs sites, plutôt qu'ils attendent que nous leurs signalions les infractions, comme c'est le cas actuellement. De même, les transporteurs express pourraient refuser les paquets expédiés par des personnes déjà identifiées comme des contre-facteurs. Cela allègerait considérablement le travail de la douane qui, chaque nuit, ouvre plusieurs milliers de colis pour vérifier leur contenu. De plus, concernant les cartes bancaires, nous avons adressé de longue date une demande au gouvernement, consistant à pouvoir utiliser les moyens de Tracfin, organisme destiné à repérer les mouvements de blanchiment d'argent, pour identifier les distributeurs qui commercialisent des contrefaçons. Enfin, nous souhaiterions que la charge de la preuve soit renversée dans les affaires de ce type, pour peser sur les intermédiaires repérés, plutôt que sur les fabricants.

Il me semble que s'ils étaient représentés ici, les sites de ventes aux enchères sur internet vous objecteraient que tout cela ne les concerne pas. Ils soutiendraient qu'il ne leur revient pas de faire ce travail. Peut-être iraient-ils même à sous-entendre que tout le référencement et la vente de produits contrefaits participent à leur chiffre d'affaires. On touche là l'un des paradoxes de la contrefaçon, qui fait qu'une économie criminelle est aussi pour certains une économie légale.

Je pense que le vol virtuel de la pomme à l'étalage numérique est équivalent au vol d'une pomme réelle à l'étalage d'un marché. A ce titre, je me félicite d'un progrès considérable qui se décline actuellement à travers le monde sous la forme du programme « landlord ». Cette procédure consiste, lorsqu'on ne peut atteindre le contrefacteur lui-même, à condamner le propriétaire du marché sur lequel les produits sont commercialisés. Une décision en ce sens du 20 décembre 2005 a ainsi permis de fermer le « marché de la soie » à Pékin. Une condamnation a également été prononcée le 25 janvier 2006 par le tribunal de New York, à l'encontre de la propriétaire de locaux dans Chinatown, où étaient commercialisées des contrefaçons. Or ces propriétaires gagnaient eux aussi de l'argent grâce à la vente de contrefaçons dans leurs locaux. Ce qui est possible dans l'économie matérielle doit donc pouvoir également s'appliquer à l'économie virtuelle.

N'y a-t-il pourtant pas une différence entre le vol sur internet et le vol physique ? Pascal Nègre affirmait tout à l'heure qu'il n'était pas question d'emprisonner une personne qui avait téléchargé 10 000 ou 15 000 morceaux de musique. Cependant, il est évident que si cette personne volait un millier de disques dans un magasin, elle serait interpellée. N'y a-t-il donc pas ici une contradiction, et si oui, comment la résoudre ?

Le problème est avant tout d'ordre moral et personnel. Comme cela a été annoncé, une grande campagne d'information télévisée sera lancée dans quelques semaines, qui permettra de sensibiliser le consommateur sur ce sujet. Une des questions que doit se poser celui-ci est la suivante : est-ce que, au prétexte que cela ne concerne qu'un tout petit nombre d'objets, je suis heureux de concourir à ce que des enfants travaillent dans des conditions innommables ? Puis-je accepter que l'argent que je débourse soit réinvesti dans la production et la vente de faux médicaments, dont 10 % d'entre eux pourront entraîner la mort des patients qu'ils sont censés soigner en Afrique ? Il s'agit donc bel et bien d'un problème éthique que doit se poser le consommateur, en mettant en balance l'emploi, la croissance, les entreprises et les cotisations sociales dans son pays. Souhaite-t-il également maintenir en état de sous-développement des pays entiers, qui souffrent d'être condamnés à produire ces contrefaçons ? Enfin, il faut rappeler qu'en termes de diversité culturelle, les premières victimes sont les cultures des pays du Sud.

Tournons-nous à présent vers Alain Bauer pour éclaircir la question de la collusion entre contrefaçon et grand banditisme. Comment différencier ce qui peut relever de la « débrouillardise » et ce qui ressort de la criminalité organisée ?

Je pense qu'une certaine confusion règne en la matière, entre la fraude et la contrefaçon d'une part, et entre la contrefaçon et la délocalisation d'autre part. Or ce type d'amalgames favorise rarement la compréhension d'une situation complexe. C'est le rôle des criminologues que de comprendre les criminels, même s'ils ne peuvent apporter qu'une visibilité relative sur une science par nature inexacte. Entre fraude et contrefaçon, il faut donc distinguer deux niveaux. Au départ, la fraude et la contrefaçon sont des industries de monoproduction, des entreprises comme les autres, qui fonctionnent selon les règles du marché et nécessitent une accumulation de capital, des investissements, etc. La gestion de la concurrence y est, certes, parfois plus définitive dans ses méthodes que dans l'économie officielle, mais elle répond à la même logique.

Le problème tient à ce que, dans un premier temps, le monoproduit criminel était soit une contrefaçon identitaire, soit de la fausse monnaie. Ces produits ne servaient alors qu'à une seule activité, ne s'exportaient pas, et ne se vendaient qu'à une clientèle par nature restreinte. Par la suite, l'économie criminelle a considéré qu'un certain nombre d'éléments de fraude pouvaient être destinés à deux types de population :

- les touristes du Nord, à qui il s'agissait d'offrir les mêmes produits que ceux que pouvaient acheter leurs concitoyens plus fortunés (essentiellement des produits de luxe) ;

- une partie de la population du Sud, dont les comportements de consommation se calquent sur ceux des premiers.

Enfin, la troisième phase de cette évolution est intervenue lorsqu'une partie des habitants des pays où sont produites les contrefaçons sont devenus suffisamment fortunés pour acheter les produits originaux et réaliser de tels achats afin d'afficher leur richesse. Ainsi, le moment où la Chine changera définitivement son attitude par rapport à la contrefaçon coïncidera avec celui où elle commencera à avoir suffisamment de marques nationales pour devoir les défendre efficacement. S'il est légitime de lutter contre la contrefaçon, il faut aussi bien comprendre les spécificités de ce phénomène complexe. Si la marque est victime de la contrefaçon, le marché lui-même ne l'est pas, puisque le marché couvert par la contrefaçon n'aurait pas existé pour le seul produit original, trop cher. La nécessaire criminalisation du phénomène du point de vue des marques qu'il faut défendre pose un problème pratique quant à l'identification des victimes.

Alain Bauer semble nous dire que la contrefaçon est un moyen, quasiment nécessaire, pour les pays du Sud de se développer. J'aimerais avoir l'avis de François Hurel sur cette question.

Cela peut être une façon de voir les choses, mais ce n'est pas du tout sous cet angle-là que l'OCDE approche le problème. Nous nous attachons tout d'abord au caractère international de la contrefaçon, qui nécessite une collaboration effective entre les différents pays. Une première série de travaux a ainsi visé à analyser le phénomène pour identifier les meilleures politiques à mettre en oeuvre dans chacun des pays concernés. La seconde question consiste à savoir dans quelle mesure la contrefaçon est une source d'emploi et de richesse pour un certain nombre de pays. En la matière, l'OCDE consacre ses efforts au développement d'un entrepreneuriat de qualité, qui viendra se substituer à la production de contrefaçons. Ma conviction est en effet qu'on ne luttera jamais efficacement contre ce fléau si on ne donne pas à ces pays les moyens de remplacer ces productions par d'autres, cette fois légales.

Parmi ces pays avec lesquels travaille l'OCDE, et au-delà de « l'épouvantail » chinois, figurent des états contrefacteurs qui sont soit de nouveaux membres de l'Union européenne, comme la Pologne, soit frappent à sa porte, comme la Turquie. Que faire face à cette situation ?

S'il est un point sur lequel nous insistons avec vigueur, c'est sur le fait que la dénonciation légitime de la contrefaçon ne doit pas remettre en cause la mondialisation et la participation des pays du Sud au commerce mondial. Nos efforts concernent donc tous les pays touchés, quelle que soit leur situation politique.

Est-il alors possible d'établir un parallèle avec la lutte contre le terrorisme qui, cela est fréquemment rappelé, ne doit pas nous amener à changer notre mode de vie et à nous replier sur nous-mêmes ?

Là encore, il faut distinguer les problèmes que nous rencontrons. On constate, d'une part, un élargissement géographique de la vente de contrefaçons, qui sont exportées et plus seulement mises à disposition des touristes et des nationaux et, d'autre part, un élargissement de l'éventail des produits contrefaits, au-delà des produits de luxe. C'est ce second élargissement qui fait peser des risques sur la santé du consommateur qui achète de produits contrefaits. Il peut s'agir notamment des médicaments ou de pièces détachées d'avions civils. Dans ces cas-là, on bascule sans aucun doute dans la criminalité pure, car chacun des acteurs est conscient du danger extrêmement grave que ces contrefaçons peuvent faire courir au consommateur.

Si ces phases sont assez bien identifiées, il existe en revanche une difficulté quant à la lisibilité de l'action gouvernementale, notamment à propos des moyens mis en oeuvre. Je prendrai pour exemple la nouvelle phase de criminalisation de la fraude qui, il faut le rappeler, n'est pas de la contrefaçon. Il s'agit concrètement du téléchargement illégal, qui commence à représenter des sommes similaires à celles en jeu dans la contrefaçon physique. Le débat qui a eu lieu récemment à l'Assemblée nationale sur ce sujet est, en lui-même, une illustration parfaite de la confusion absolue et des paradoxes qui conduisent à une absence totale de lisibilité de l'objectif des pouvoirs publics. La proposition d'une licence globale représente une autorisation de frauder offerte en contrepartie du paiement d'une somme modique. Il ne s'agit pas d'un impôt, mais plutôt d'une dérogation à l'impôt ; la logique est la même que celle des permis de polluer instaurés dans le cadre du protocole de Kyoto sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Qui plus est, le montant de ce « permis de frauder » a été fixé uniquement sur la base de sondages d'opinion.

Nous en revenons toujours au problème de l'alternative. Si la réponse au téléchargement illégal ne peut se trouver ni dans la licence globale, ni dans la répression des utilisateurs, comment lutter contre ce problème ?

Certains pays ont fait des choix en la matière, en reconnaissant que l'élément majeur du marché est le client. Dès lors, il est illogique de considérer que la sanction ne doit pas être la même, sous prétexte que le bien volé est dématérialisé. De surcroît, en bout de chaîne, c'est le crime organisé qui récupère l'essentiel des profits générés par ces trafics, y compris au travers du téléchargement illégal. Les organisations criminelles se sont en effet adaptées, non pas pour remplacer les crimes d'antan par de nouveaux, mais pour mener de front ces activités. L'argent de la contrefaçon est ainsi réinvesti dans des activités beaucoup plus criminelles, comme la traite d'êtres humains ou le trafic de drogue.

La complexité du phénomène et de ses enjeux a été parfaitement présentée par Alain Bauer, qui a même évoqué le cas spécifique des pièces détachées pour l'aviation. Sur ce sujet, je me tourne à présent vers le représentant de cette industrie, Philippe Jean-Baptiste.

En 2005, 1 500 personnes sont mortes dans des accidents d'avion, soit le double des années précédentes. La situation est donc aujourd'hui d'une ironie cruelle, puisqu'elle peut être résumée de la sorte : des populations qui vont se fournir en produits contrefaits sont transportées dans des avions qui sont eux-mêmes partiellement contrefaits ! On considère à l'heure actuelle que 2 à 4 % des 26 millions de pièces détachées utilisées dans le monde sont des contrefaçons.

Dans ce secteur restreint, il faut également distinguer plusieurs phases dans la contrefaçon. Il existe tout d'abord une forme de brigandage, qui voit des pays « exotiques » vendre à des brokers des contrefaçons de pièces, lesquelles sont par la suite intégrées au circuit officiel, ces brokers (situés pour 80 % d'entre eux aux Etats-Unis) revendant ces pièces à des sociétés de maintenance dans le monde entier. Des pièces contrefaites arrivent donc dans ces « stations-service », accompagnés de certificats quasi authentiques. Celles-ci les intègrent ensuite aux avions qui leur sont confiés pour maintenance en ignorant la plupart du temps leur nature contrefaite. Certains pilotes ont dénoncé ces dysfonctionnements, se plaignant de ne pouvoir connaître le véritable niveau de sécurité des appareils sur lesquels ils volent. Le principal problème, dans ce contexte, est celui du sous-effectif chronique des autorités de l'aviation civile qui les empêche d'enquêter efficacement sur ces trafics. Ceci alors même, et c'est peut-être le plus inquiétant, que le marché est émergent à l'heure actuelle, et donc appelé à se développer à l'avenir.

Est-ce lié au fait que l'on se trouve dans un secteur où les entreprises cherchent en permanence à réduire les coûts ? Plus précisément, peut-on établir un lien entre le développement des compagnies low-cost et celui de la contrefaçon ?

Avec le développement des compagnies low-cost, les gens trouvent aujourd'hui normal de ne payer qu'un euro leur billet d'avion (en dehors des taxes aéroportuaires). La qualité générale du service offert par les compagnies d'aviation s'en ressent forcément. Pour autant, aucune compagnie low-cost ne va sciemment utiliser des pièces contrefaites, car cela reviendrait à saboter son propre commerce si un tel comportement était révélé. En revanche, par leur recherche d'économies maximales, ces compagnies peuvent entrer en contact avec des prestataires de service moins fiables, qui peuvent eux-mêmes utiliser des contrefaçons. Ce risque est d'autant plus grand que, pour la plupart des pièces contrefaites, les constructeurs eux-mêmes sont quasiment incapables de distinguer, parmi les débris d'un appareil qui s'est écrasé, leurs produits des copies.

Je tiens à réagir à certains des propos qui ont été tenus par les intervenants précédents. En effet, à cinq reprises au moins, ceux-ci m'ont en effet semblé erronés. Auparavant, je tiens à rappeler l'importance pour l'économie française de l'industrie du luxe, qui souffre, elle aussi, de la contrefaçon. Ainsi, le produit des exportations françaises de parfums et cosmétiques représente l'équivalent de 50 % des sommes dépensées pour l'achat de pétrole, ce qui n'est pas négligeable. De plus, les entreprises du luxe emploient leurs salariés et paient leurs cotisations sociales en France. Enfin, il existe aussi une dimension citoyenne indéniable de ces entreprises implantées depuis longtemps sur le territoire.

Concernant les erreurs que j'ai relevées, la première est relative au poncif selon lequel la contrefaçon représenterait un moyen pour certaines personnes d'accéder à des produits qu'elles ne pourraient pas acheter autrement. Or lorsque nous effectuons des contrôles à la frontière italienne par exemple, les personnes arrêtées sont le plus souvent très riches. Elles se livrent à des achats de contrefaçons pour le simple plaisir du jeu. De même, les personnes qui se rendent en Chine et y achètent des contrefaçons ont du s'acquitter du prix de leur billet d'avion qui, malgré la démocratisation de ce mode de transport, représente encore une somme non négligeable.

Deuxièmement, il a été soutenu que la production de contrefaçon constituait une étape incontournable dans le développement économique de certains pays. Par mes fonctions, je suis fréquemment amené à me rendre dans ces pays, où l'on me tient un discours exactement inverse. Les industriels me demandent tous de les aider dans la lutte contre la contrefaçon au niveau international.

Troisième erreur, celle qui consiste à dire que la contrefaçon est la contrepartie de la délocalisation. En effet, de nombreuses entreprises qui ne produisent pas en Chine sont tout de même contrefaites dans ce pays.

Quatrième problème, celui des saisies et de la signification de ces statistiques. En effet, les objectifs annoncés pour cette année seront très certainement tenus. Cependant, ce n'est pas en soi suffisant. Je crains malheureusement que la hausse de la température ne signifie pas une meilleure lutte contre la maladie, mais une aggravation de l'état du malade.

Enfin, l'idée qu'un faux sac de luxe ne tue pas n'est vraie que dans une mesure très restreinte. Cette contrefaçon ne tue certainement pas autant qu'une ailette thermique de turboréacteur, mais la dangerosité est tout de même avérée, comme en témoigne le fait que le Congrès des Etats-Unis ait, dans une loi actuellement en cours de discussion, affirmé que l'argent de la contrefaçon venait systématiquement renforcer une contrefaçon beaucoup plus dangereuse.

Alain Bauer, cette relation entre le financement de la contrefaçon et celui d'autres activités criminelles s'étend-elle jusqu'au terrorisme islamiste ?

Les vendeurs de sacs contrefaits, à commencer par ceux qui exercent sur la 5 e Avenue à New York appartiennent presque toujours à l'une des deux grandes confréries africaines connues, lesquelles ont des stratégies de conquête du marché parfaitement élaborées, incluant des accords de répartition des tâches avec les organisations criminelles internationales. Des choix de protection sont également faits par les dirigeants de ces deux confréries, qui pourraient s'impliquer dans n'importe quel type de trafic, tant l'hybridation est la caractéristique moderne des organisations illégales. Nous sommes passés d'une stratégie d'entreprise spécialisée à une logique de conglomérat. Pour certaines organisations, la gamme des activités s'étend effectivement jusqu'au financement du terrorisme. Il est intéressant d'examiner la façon dont les choses ont évolué pour en arriver à la situation actuelle. En effet, l'économie criminelle est aujourd'hui la plus globalisée du monde et rien ne ressemble plus à un entrepreneur qu'un criminel qui a compris les lois du marché. Ceci tient au fait que ces lois économiques « démocratiques » sont extrêmement perméables à la pénétration de l'argent issu d'activités criminelles.

La gestion de la marque n'est, elle, pas encore devenue une préoccupation pour les organisations criminelles, et reste une problématique propre aux entreprises. La question se pose du lien entre la contrefaçon et cette gestion de la marque, qui a pu se traduire par l'exigence d'une rente de propriété excessive. Ce problème ne se pose-t-il pas avec une acuité plus grande qu'ailleurs dans le domaine du logiciel, où il s'ajoute à celui de l'immatérialité de la valeur ?

L'informatique présente des caractéristiques particulières, similaires à celle de l'industrie de la musique, quant à sa sensibilité à la contrefaçon. Dématérialisation du support et immatérialité de la valeur sont des problèmes d'une importance capitale dans les deux cas. Dans l'informatique, le taux de contrefaçon est extrêmement élevé, mais ce secteur a ceci de particulier que les plus grands contrefacteurs y sont les entreprises, volontairement pour une part d'entre elles et par ignorance, manque de temps ou manque de moyens pour les autres. Comme pour la musique, un nouveau problème est apparu avec le développement de l'internet haut débit, celui de l'échange universel gratuit. Cette possibilité technique remet en question les fondements de la propriété industrielle et amène certaines associations de consommateurs à demander la suppression pure et simple du droit de propriété intellectuelle. Enfin, l'industrie informatique fait face à une donnée spécifique, qui renforce la dévalorisation de la propriété intellectuelle : l'essor des logiciels libres. Ceux-ci reportent la valeur non plus sur ce qui a fait l'objet de la création, mais sur le service fourni en accompagnement du produit.

De la confrontation de ces problèmes divers, spécifiques à l'industrie informatique, émerge l'idée générale d'une nécessaire revalorisation de la propriété intellectuelle. Cette revalorisation devrait, à mon sens, passer par un rappel essentiel : la propriété intellectuelle sert aussi à protéger le consommateur. En matière d'informatique, ce constat est notamment vrai pour les entreprises « consommatrices » de logiciels. Celles-ci doivent avoir la certitude qu'elle pourront utiliser dans la durée, sans risque d'être attaquées, les technologies logicielles, justement parce que celles-ci sont protégées par la propriété intellectuelle.

Malheureusement, chacun sait que la propriété intellectuelle peut aussi être utilisée comme un moyen de verrouiller un marché contre la concurrence, comme l'a clairement montré le procès Microsoft. On se trouve confronté ici à une autre ambiguïté du sujet.

C'est exact, mais cette réalité ne doit pas servir d'argument pour une dévalorisation systématique de la propriété intellectuelle, d'autant plus que la législation communautaire de la concurrence réprime sévèrement ces utilisations abusives de ces droits. Ce qu'il faut combattre, ce sont les pratiques qui banalisent une prétendue gratuité des biens échangés.

Le fait que le piratage sur internet ait eu pour conséquence une baisse du prix de la musique n'accrédite-t-il pas dans une certaine mesure l'idée d'une exploitation abusive des rentes de propriété ?

Il me semble important de souligner que cette baisse du prix s'accompagne d'une diminution de la diversité de l'offre culturelle, qui devrait aller en s'aggravant. Le prix à payer est toujours justifié par une diversité de facteurs, et non par la seule exagération de la marge du fabricant. De plus, la contrefaçon dévalorise également des produits sur lesquels cette marge est extrêmement réduite. Ainsi, si les constructeurs automobiles s'abstiennent soigneusement de communiquer sur la contrefaçon, c'est pour ne pas susciter un doute sur la qualité de leurs produits, qui aurait des effets désastreux sur leur image de marque et sur leurs ventes. J'insiste enfin sur l'appauvrissement intellectuel, culturel et économique engendré par la contrefaçon. Le contrefacteur n'est en effet jamais un innovateur. Par définition, il se porte toujours vers le produit qui existe déjà, qui est déjà un succès et qui a la diffusion la plus large.

Peut-on dire que le problème est devenu d'autant plus grave aujourd'hui que la qualité des contrefaçons s'est améliorée ?

Je ne pense pas qu'on puisse dire que la qualité de la contrefaçon s'est améliorée, puisque cela ne serait pas logique pour les contrefacteurs, qui n'ont aucun intérêt à proposer un produit de qualité. Le principe de base de la contrefaçon est d'économiser partout ou cela est possible (sur la qualité des matériaux, sur l'emballage, sur le mode d'emploi, etc.). De ce fait, il n'y a jamais réellement de gain pour l'acheteur de contrefaçons. En effet, non seulement la qualité du produit sera toujours largement inférieure à celle de l'original, mais le contrefacteur s'efforcera toujours de vendre son produit à un prix aussi proche que possible de celui de l'original. Plutôt que d'un gain, c'est donc toujours d'une double perte qu'il s'agit pour le consommateur, et même d'une triple perte si l'on prend en considération la dangerosité du produit contrefait.

Ne pensez-vous pas que le consommateur a appris à faire le tri entre les produits pour lesquels il peut se permettre ce risque de perte et les produits de plus grande qualité pour lesquels il préfèrera les garanties apportées par l'original ?

Il est très difficile de se mettre à la place du consommateur. Il est tout aussi délicat de promouvoir une lutte contre la vie « pas chère » : le réflexe « naturel » du consommateur est en effet d'aller vers le moins cher.

Ceci étant dit, le vrai problème est de trouver une méthode efficace pour lutter contre la contrefaçon, au-delà, à la place ou en complément de la répression. La nature et l'intensité de cette répression doivent être déterminées. Pour moi, cette méthode doit prendre la forme d'une véritable coopération internationale. Celle-ci ne pourra être effective que si les pays qui « bénéficient » de la production de contrefaçons peuvent bénéficier de contreparties économiques suffisantes.

L'industrie informatique mène depuis longtemps déjà une lutte sévère contre la contrefaçon et l'expérience qu'elle est accumulée est riche d'enseignements. La mise en oeuvre de cette répression passe évidemment par la mobilisation de la force publique. Or il est assez facile d'obtenir cette mobilisation des pouvoirs publics lorsqu'il s'agit de lutter contre les pirates « industriels » et lorsque des intérêts économiques important sont en jeu. En revanche, il est beaucoup plus difficile de parvenir à la même mobilisation pour lutter contre la fraude individuelle des particuliers. Il est vrai qu'étant donnée l'ampleur du phénomène, cette lutte demande des moyens très importants et l'on pense souvent que la valeur d'un logiciel ne justifie pas leur engagement. Pourtant, on se rend compte qu'en tolérant trop largement ces comportements, ceux-ci ont fait école et sont devenus un véritable phénomène social.

Ce risque de banalisation semble fort heureusement écarté dans le domaine de la contrefaçon aéronautique.Y a-t-il pour autant suffisamment de contrôles et les sanctions sont-elles suffisamment dissuasives ?

Concernant les contrôles, il faut d'abord rappeler que tous les contrats conclus par les deux principaux constructeurs aéronautiques avec les grands pays en développement prévoient aujourd'hui l'installation de chaînes de montage dans ces pays, ce qui augmente de façon significative le risque de contrefaçon puisque cela conduit à mettre quasiment les produits à la disposition des contrefacteurs. Le contrôle est également rendu plus difficile dans la mesure où seules les entreprises qui fabriquent les pièces sont certifiées (et non les produits eux-mêmes). Rien n'empêche donc un producteur qui a obtenu la certification d'une autorité de l'aviation civile de produire et de mettre en vente des contrefaçons présentées comme des produits certifiés.

Avant de donner la parole à Madame la ministre pour qu'elle conclut cette après-midi, nous allons terminer cette table ronde en répondant à quelques questions du public.

En tant que conseil en propriété industrielle, je pense que la question de la contrefaçon a été particulièrement bien présentée dans toute sa complexité lors des débats de cette après-midi. Il a notamment été rappelé la nécessité d'une protection contre les atteintes aux droits de propriété industrielle, qui est notoirement insuffisante en France. Si les marques sont relativement bien défendues, il en va différemment de la technologie, puisque seulement 13 000 brevets sont déposés chaque année dans notre pays. En Allemagne, ce chiffre est de 50 000. On recense 180 000 dépôts dans toute l'Europe, alors que les Etats-Unis sont titulaires d'environ 50 % des brevets mondiaux. De plus, lorsque des brevets sont déposés, leur portée géographique n'est pas assez étendue. Ainsi, de très nombreuses entreprises déposent des brevets qui ne sont valables qu'en France ou en Europe, et non dans les pays où sont réalisées les contrefaçons. Je pense donc qu'avec l'aide du Gouvernement, les entreprises doivent fournir un effort beaucoup plus important pour protéger leurs droits. En dehors de quelques grandes sociétés, la plupart des entreprises ne prévoient en effet aucun budget pour cette protection, alors que le dépôt de brevet coûte moins cher en France que partout ailleurs. Il s'agit réellement d'une question de stratégie industrielle, dont la défense de la propriété intellectuelle doit être un élément essentiel.

Merci pour cette intervention enrichissante ; nous allons prendre encore quelques questions avant de conclure.

Ma question est très simple ; elle pourrait même sembler naïve : le livre de poche est-il une contrefaçon ? Il existe en effet deux moyens de se procurer un livre : l'acheter très cher au moment de sa sortie avec une couverture luxueuse et un papier de qualité ou bien, pour celui qui souhaite uniquement accéder au contenu, attendre sa sortie en format de poche, pour un prix bien inférieur. Il en va de même avec l'alternative offerte depuis des années entre écouter de la musique à la radio (et éventuellement l'enregistrer) et acheter un disque.

Le problème n'est pas celui de la variabilité du prix en fonction de la qualité du support, mais celui d'avoir, par le biais d'internet, un accès illimité et gratuit (ou forfaitaire) à la production musicale, cinématographique et logicielle.

Les produits contrefaits sont achetés par des personnes qui auraient les moyens financiers nécessaires pour s'offrir le produit original. Dans ces conditions, comment les marques de luxes peuvent-elles faire en sorte que leurs produits restent suffisamment attirants pour justifier leur achat ?

Il faut d'abord commencer par rappeler les sanctions qu'encourent ceux qui se livrent à ce type d'achat, puisque cela n'a pas encore été fait. La contrefaçon est doublement punie. Si les douaniers constatent à l'aéroport qu'un voyageur rapporte une contrefaçon, ils doivent exiger de sa part le paiement du double du prix du produit authentique, auquel viennent s'ajouter une amende qui peut aller jusqu'à 300 000 euros, voire une peine de prison de trois ans pour la simple détention de cette contrefaçon. Je rappelle également que la contrefaçon est un délit permanent, pour lequel il n'y a pas de seuil de valeur ou de nombre de produits, pas plus que de durée d'utilisation. Enfin, en cas de récidive ou de criminalité en bande organisée, les peines sont portées à 500 000 euros d'amende et cinq ans de prison. J'en viens à présent au coeur de votre question, qui est : « Comment conserver le rêve ? ». La réponse est bien évidemment difficile, puisque le « rêve » est une alchimie subtile et un mélange de nombreux facteurs, qui ne peut se perpétuer qu'en continuant à fabriquer ces produits comme ils le sont actuellement. L'emballage et l'image de marque ne sont que le reflet et l'accompagnement de cette qualité de fabrication. C'est pourquoi les contrefacteurs ne pourront jamais les reproduire.

Je me permettrai de rappeler une boutade avant de poser ma question : la contrefaçon peut être un argument publicitaire. Je pense que nombre des personnes ici présentes ont en mémoire le slogan d'une grande marque d'alcool : « souvent imitée, jamais égalée ». Au-delà de cette anecdote, ma question porte sur l'irréalisme dont me paraissent être victimes ceux qui espèrent l'application de la loi en matière de contrefaçon. L'écart actuel entre les sanctions prévues et celles qui sont appliquées en pratique me semble en effet tel qu'il est illusoire d'espérer une mise en oeuvre pleine et entière de cette loi et, donc, une lutte efficace contre la contrefaçon.

Il est vrai que lorsque l'on demande devant le juge pénal une condamnation pour contrefaçon de marque ou de logiciel, le procureur préfère souvent classer sans suite, en prétextant qu'il s'agit d'une affaire de concurrence déloyale, entre commerçants. Utiliser la procédure de citation directe se révèle extrêmement risquée puisque, sans instruction préliminaire, le dossier est souvent assez léger. Enfin, les plaintes en constitutions de partie civile ne permettent pas d'obtenir un droit de regard sur l'évolution du dossier, ce qui conduit le plus souvent à ce que cette plainte ne soit en fait pas traitée. Il existe donc un décalage entre les textes, très répressifs, et la pratique des juges, qui y sont très peu réceptifs. Une circulaire ministérielle a, certes, été publiée l'an dernier, et une coopération efficace avec les services de police et de justice reste effectivement possible sur certains dossiers. Il n'en demeure pas moins que la défense en justice de la propriété intellectuelle est une entreprise difficile. Qui plus est, s'il est difficile de conduire le juge à prononcer des peines d'amende et d'emprisonnement, il a longtemps été presque impossible d'obtenir le versement de dommages-intérêts, notamment au pénal. Toutefois, les choses évoluent petit à petit dans ce domaine, grâce à la formation progressive d'une jurisprudence en ce sens.

La constitution d'un pôle spécialisé, avec des juges formés aux problèmes spécifiques de la contrefaçon, qui est en train d'émerger, est à ce titre une évolution absolument nécessaire.

Etant pris par le temps, je vous propose que nous en restions là afin de laisser la parole à Madame Lagarde qui va conclure cette après-midi de débats.

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