Rencontres Sénatoriales de l'Entreprise 2000



Palais du Luxembourg, 2 février 2000

IV. L'INSERTION DES JEUNES PAR L'ÉCONOMIE

Table ronde animée par M. Gilles BRIDIER, directeur délégué de la rédaction de la Tribun en présence de M. Bertrand PICCARD, aéronaute

Les jeunes et les nouvelles technologies de l'information
et de la communication

Sénateurs participant à la table ronde :

M. Alain DUFAUT (RPR) sénateur du Vaucluse

M. Paul MASSON (RPR) sénateur du Loiret

M. Pierre-Yvon TREMEL (Soc) sénateur des Côtes d'Armor

Chefs d'entreprise participant à la table ronde :

M. Frédéric LEMAITRE, président-directeur général d'Euro-RSCG Omnium

M. Georges NECTOUX, président-directeur général de RICARD

M. Jean-Yves ROSSI, directeur général des services

de l'Assemblée Permanente des Chambres de Métiers

Les jeunes et l'entreprise, les jeunes et la création d'entreprise

Sénateurs participant à la table ronde :

M. Jean-Claude CARLE (RI) sénateur de la Haute-Savoie

M. Léon FATOUS (Soc) sénateur du Pas-de-Calais

M. Jacques VALADE (RPR) sénateur de la Gironde, vice-président du Sénat

Chefs d'entreprise participant à la table ronde :

M. Jean-Pierre BOUSSIQUET, président de la chambre de métiers

d'Indre et Loire

M. Alain DUPLAT, président de la chambre de métiers du Pas-de-Calais

M. Gilles BRIDIER (Directeur délégué de la rédaction de La Tribune)

Nous allons commencer ce deuxième débat avec deux sous débats : l'un portant sur l'insertion des jeunes par l'économie et l'autre sur le rôle de l'économie dans la société. Le sujet a d'ailleurs été abordé, et avec brio, par le Sénateur MARINI qui a souligné et déploré le divorce qui existait actuellement entre l'économie et la société civile.

L'économie peut-elle insérer ? Je crois que l'on va pouvoir être assez optimiste, optimiste comme l'a été M. PONCELET, président du Sénat, qui soulignait qu'avec l'économie réelle et pas une économie un petit peu abstraite, loin du citoyen, on peut effectivement favoriser l'insertion des jeunes dans la société. C'est un fait nouveau. Tout à l'heure, j'ai entendu dire que les jeunes diplômés étaient attirés par la haute fonction publique. Eh bien, aujourd'hui, ce n'est plus vrai. L'économie réelle attire plus les jeunes diplômés que la haute fonction publique. Un sondage a montré que si l'objectif était il y a quelques années, de rentrer à l'ENA et d'aller dans la haute fonction publique, aujourd'hui, une majorité de jeunes veulent créer leur entreprise. C'est très nouveau et cela s'explique très bien et c'est tout à fait dans le sujet de l'insertion des jeunes dans la société.

Les jeunes veulent aujourd'hui créer leur entreprise parce que l'économie réelle passe par l'entreprise et qu'est-ce qui caractérise l'économie réelle aujourd'hui? Tout simplement l'arrivée de nouvelles technologies, d'un nouveau monde, celui d'Internet, avec en même temps, en amont ou en aval, cela dépend de ce dont on parle, les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Je sais bien que c'est un peu « tarte à la crème », tout cela : Internet, qu'est-ce que cela a à voir avec l'insertion ? C'est tout simplement que grâce à Internet, aux nouvelles entreprises, aux nouvelles structures d'entreprises qui se mettent en place, avec ce nouveau média, de nouveaux rapports se créent entre les gens, les rapports hiérarchiques sont aplanis dans les entreprises on Une et les entreprises fonctionnent en réseau, de sorte qu'il n'y a plus les mêmes rapports entre elles. On pourrait longtemps parler de la révolution Internet dans les relations entre les hommes, à l'intérieur de l'entreprise, de la transparence nécessaire dans ces nouvelles entreprises qui se créent et sont entièrement organisées autour de la transmission des données et de l'information. Retenons simplement qu'Internet aura été un formidable accélérateur à la fois dans la nouvelle vision qu'ont les jeunes de l'économie et de l'entreprise, et qu'aujourd'hui - c'est cela qui est nouveau - la création d'entreprises intéresse les jeunes et, à ce titre, est un moyen d'insertion.

Bien sûr, il y a un bémol. Comme le soulignait le président PONCELET, tout à l'heure, la création d'entreprises n'a pas augmenté en 1998. Elle a même baissé pour la cinquième année consécutive. Je crois qu'il y a eu un peu moins de 170 000 créations d'entreprises en 1998, contre 220 000 en 1994. C'est dire que le mouvement est à la baisse de façon régulière. On espérait qu'avec la croissance, en 1999, cela allait se redresser un peu. On l'a cru pendant tout le premier semestre. Et au second semestre, en tout cas en octobre et novembre, il y a eu un fléchissement de 1 à 2 % ; c'est peu mais on peut se poser des questions.

D'abord, a-t-on suffisamment la maîtrise de l'accès à Internet ? On se souvient que la France avait raté la révolution informatique parce que l'informatique n'avait pas suffisamment pénétré les collèges, les lycées et les écoles.

C'est à nouveau un élément qu'il faut prendre en compte, lorsqu'on voit ce qui se passe aux États-Unis, avec le pourcentage de jeunes qui se lancent dans la création d'entreprises via Internet. Il est impératif de ne pas réitérer la même erreur qu'avec l'informatique.

La création d'entreprises - on y reviendra tout à l'heure - cela s'apprend et cela pourrait s'apprendre dans un cadre scolaire, dans un 3 ème cycle, un 2 ème cycle, selon le niveau de connaissances auquel on veut arriver. Or, on s'aperçoit aujourd'hui que les écoles qui ont créé de tels départements, qu'il s'agisse de Centrale, de toutes les SUP de CO d'une façon générale, de l'École de management de Lyon, de l'Institut de gestion d'entreprises, donc des formations orientées sur la pratique, intéressent beaucoup les jeunes, et c'est une matière qui, dans ces écoles, est enseignée comme l'histoire, les maths ou l'instruction civique. On pourrait d'ailleurs se demander si, aujourd'hui, la création d'entreprises, avec ce qu'elle implique de gestion des ressources sociales, ne fait pas aussi partie de l'instruction civique. Bref, comme on le voit, les deux axes sont très proches l'un de l'autre ; l'insertion par les nouvelles technologies de l'information et l'insertion par l'entreprise et la création d'entreprises.

Monsieur LEMAÎTRE, on vient de parler de communication. L'insertion passe, bien sûr, par la communication. Vous êtes une entreprise de communication. Estimez-vous que les nouvelles technologies favorisent l'insertion ?

M. Frédéric LEMAÎTRE (Président directeur général de EURO-RSCG OMNIUM)

Je pense que l'intérêt des nouvelles technologies c'est de permettre à celui qui se branche sur Internet de ne pas avoir une position passive. Il est actif, il va s'informer, rechercher et interagir. On peut donc dire que cet effort est un premier pas vers une insertion puisque c'est la recherche d'une information qu'il a sélectionnée qu'il va essayer de trouver.

Tout à l'heure, le Sénateur MARINI nous expliquait que le fossé grandissait entre les politiques et le monde économique. C'était dû à notre système d'enseignement, entre autres. Pour aller dans le même sens, je dirais que les manuels scolaires diffusent un enseignement encore très traditionnel, que les professeurs d'université, les professeurs des grandes écoles, les professeurs des écoles et les lycées qui n'ont jamais été en entreprise dispensent un enseignement très académique. Le fait d'aller sur Internet permet aux jeunes d'avoir accès à une information différente, parce que plus internationale, et aussi un autre domaine qui exige un effort d'insertion, avec l'usage d'une langue différente de la leur. Il faudra peut-être apprendre l'anglais, ce qui est aussi un effort d'insertion. Si un jeune se présente sur le marché du travail, sans connaître les nouvelles technologies de l'information ni l'anglais, je pense que ses chances sont faibles. Donc, là, en termes d'insertion, c'est manifestement une très bonne chose.

M. Gilles BRIDIER

Je me tourne vers un politique maintenant. Monsieur MASSON, pensez-vous que les politiques sont trop présents dans l'économie, et que l'un des succès d'Internet c'est qu'étant un réseau qui a une vie propre où les politiques n'y sont pas présents, une certaine indépendance peut y être manifestée ?

M. Paul MASSON (Sénateur R.P.R. du Loiret)

C'est vrai, Internet c'est une révolution globale, totale. On a connu en un siècle la révolution de la vapeur, la révolution de l'électricité, la révolution du nucléaire ; je crois que l'introduction du système de communication interplanétaire et la possibilité d'accéder à n'importe quel dossier, où que l'on soit, avec la réponse instantanée qui est en quelque sorte dans les gènes d'Internet, c'est une cassure ; c'est une cassure de société qui, bien entendu, est particulièrement saisie par les jeunes. Ce caractère instantané du système valorise l'individu par rapport au carcan d'une société dont on apprécie plus ou moins les règles et c'est quelque chose qui est reçu avec enthousiasme par la jeune génération. Elle s'affranchit de la société adulte, compliquée, réglementée, et va directement à l'action, directement à la réponse en faisant un peu fi de tous les barrages dressés par les anciens.

C'est merveilleux. C'est un monde nouveau qui s'offre aux jeunes et je comprends parfaitement leur engouement, voire leur enthousiasme. Du côté des politiques, c'est aussi une exigence. Il est vrai que cette révolution nous a pris de plein fouet et que nous sommes nombreux à nous interroger, d'abord sur le système, sa maîtrise ; nous sommes un peu démunis devant ces étranges machines dans lesquelles nous ne pouvons intervenir qu'avec beaucoup de prudence et quelquefois même de suspicion ou d'inquiétude. Le politique va-t-il se laisser distancier de l'économique, tel qu'il est aujourd'hui « managé » ou tel qu'il est esquissé par Internet ? Je crois qu'une des volontés du Sénat exprimée par la voix du président PONCELET, c'est de ne pas se laisser marginaliser. Moi je pense qu'Internet est sans doute une occasion technique. Ne lui prêtez pas des ambitions qu'il ne peut avoir. L'Internet ne sera jamais que ce que le politique voudra qu'il soit. Et c'est aux Politiques, avec un grand P bien sûr, et au pluriel, et dans tous les pays qu'il appartient de réglementer l'usage d'Internet, de telle sorte que ce ne soit pas une foire d'empoigne où le système mafieux s'installerait de façon irréversible.

Pour que les politiques approchent Internet, et pour que les politiques organisent les jeunes autour d'Internet, sans distorsion et sans bavure, il est important qu'ils comprennent un peu dans quoi ils sont, eux, les politiques. Notre volonté d'aller vers l'entreprise, d'aller y discuter, d'entrer dans le système, de le voir, de le comprendre de l'intérieur, est une démarche qui me paraît tout à fait salubre.

En un mot, pour moi, l'économie est la voie royale de la politique citoyenne telle qu'on l'envisage pour demain. Ce clivage, ce faux débat entre le profit et le droit, tel qu'il est parfois encore un peu sous-jacent dans nos écoles ou dans les lycées, avec encore cette répugnance de certains à parler de l'entreprise d'une façon très ouverte, tout cela peut très vite disparaître si, effectivement, l'intrusion des jeunes dans l'entreprise et par la voie d'Internet, est canalisée et aussi contrôlée. Le divorce entre l'entreprise et la société civile, tel que nous le vivons et tel qu'il est perceptible en France, sera bientôt dépassé grâce à cette révolution industrielle. Ce que veulent les jeunes, ce n'est plus avoir un métier garanti mais pouvoir faire son affaire d'une initiative personnelle et s'évader des frontières du monde. Cette excellente situation doit être mise à profit pour faire basculer la société civile et l'entreprise vers un chemin commun.

M. Gilles BRIDIER

Je me tourne vers un autre homme d'entreprise, M. NECTOUX. Vous êtes PDG de RICARD et votre groupe n'est pas directement tourné vers les hautes technologies. Pourtant, tout le monde sait qu'aujourd'hui, bien gérer une entreprise, c'est bien gérer des flux d'informations. On revient toujours donc à ces fameuses technologies. Vous semble-t-il que les jeunes, dans votre groupe, ont une préhension satisfaisante de cette technologie, et est-ce que c'est un bon moyen pour les y faire entrer ?

M. Georges NECTOUX (Président directeur général de RICARD)

Détrompez-vous : même si nos produits sont traditionnels et qu'on a tendance à reproduire ce que l'on fait depuis 60 ans, nos forces de ventes sont informatisées depuis maintenant plus de 15 ans et l'on vient d'introduire des systèmes tout à fait modernes de communication. Nous avons plus d'ordinateurs chez nous que de personnel. Simplement, les nouveaux protocoles de communication sont un peu plus compliqués. On s'aperçoit que l'industrie informatique fournit les produits très rapidement mais qu'ils sont loin d'être parfaits et qu'il faut un gros travail en interne.

L'insertion des jeunes, elle est assez facile parce qu'on n'a pas le choix. Les générations anciennes ont en revanche plus de mal à se former aux nouvelles techniques. Dès qu'arrive une nouvelle génération de matériel informatique, on est obligé de recruter des jeunes assez massivement, ne serait ce que pour servir de coachs aux anciens, pour avoir une fonction enseignante à l'intérieur de l'entreprise. Et ces jeunes que l'on recrute, ce n'est pas du tout à l'école qu'ils ont pris goût à l'informatique mais complètement en dehors. C'est pourquoi j'ai essayé de convaincre deux sénateurs que j'ai eus comme stagiaires, que le bon comportement pour les sénateurs, c'était de s'abstenir de réglementer. Réglementer le monde d'Internet, c'est pour moi une profonde erreur.

M. Gilles BRIDIER

M. NECTOUX vient de souligner que l'absence d'accès à l'informatique favorise l'exclusion. Monsieur TREMEL, comme homme politique, partagez-vous cette idée ? Et lorsqu'il regrette qu'on veuille réglementer Internet, en tant qu'homme politique, partagez-vous le même regret ?

M. Pierre-Yvon TREMEL (Sénateur socialiste des Côtes-d'Armor)

Je suis allé faire un stage au sein d'une Chambre des Métiers, ce qui m'a donné l'occasion d'aller visiter plusieurs entreprises dans le secteur des nouvelles technologies. Ces entreprises créent des métiers tout à fait nouveaux, sur Internet, dans le multimédia, l'optique, l'électronique, etc... : 160 emplois ont été créés et 450 emplois sont prévus dans les trois ans. Autre exemple : une entreprise, c'est même une exploitation agricole, située dans un village en pleine zone rurale dans le département des Côtes-d'Armor, réussit aujourd'hui à vendre du lait par Internet. Je ne sais pas si l'on vend du Ricard par Internet mais cette entreprise a réussi à se placer sur le réseau d'achat des supermarchés grâce à Internet. À y regarder de près, il y a donc là des possibilités énormes de création d'activités économiques et de création d'emploi, donc d'insertion par l'économie.

Parmi les principaux enjeux, il y a celui de l'accès au plus grand nombre pour Internet, il y a la formation, en particulier les entreprises artisanales et puis il y a le problème de la réglementation. Faut-il réglementer ou pas ? Je crois que dans quelques semaines nous allons discuter ici d'un projet de loi sur la société de l'information. En tout cas, la discussion que j'ai pu avoir avec différents chefs d'entreprise concernant tout ce qui tourne autour du commerce électronique, pose des problèmes techniques très importants.

M. Gilles BRIDIER

Vous parlez de l'artisanat. Je me tourne vers Jean-Yves Rossi qui, en tant que directeur général de l'Assemblée permanente des Chambres de métiers, va pouvoir répondre à une question que je souhaite poser et que se posent d'autres personnes, celle des rapports des nouvelles technologies de la formation et de la télécommunication avec le milieu de l'artisanat. Finalement, ce sont deux mondes qui ne se connaissent pas vraiment. Est-il vrai que dans l'artisanat, on n'est pas « branchés » ? Que faudrait-il faire pour qu'on le soit davantage ?

M. Jean-Yves ROSSI (Directeur général de l'Assemblée permanente des Chambres de Métiers)

Une telle approche - excusez-moi de le dire - montre qu'on ne connaît pas bien l'artisanat. L'artisanat a été très tôt impliqué dans l'informatique. Une étude de l'INSEE réalisée en 1989 montre que 63 % des entreprises artisanales sont informatisées, et cela moins de dix ans après l'apparition des micro-ordinateurs. J'ajoute que l'explosion incroyable d'Internet ne s'explique pas seulement par la puissance de la technologie mais surtout parce qu'il y a des gens pour l'utiliser. Pour paraphraser un économiste, un historien, Fernand BREDEL de l'université américaine, qui disait : « l'économie en soi n'a évidemment aucun intérêt », on pourrait dire : la nouvelle économie en soi n'a évidemment aucun intérêt. Il y avait 90 sites Internet dans le monde en 1990. Si aujourd'hui, il y a une telle explosion, c'est parce qu'il y a de plus en plus de gens, comme l'a souligné le sénateur TREMEL, d'hommes d'entreprise qui s'investissent dans ces technologies. Et ce qui est tout à fait passionnant à observer, c'est que le monde de l'artisanat et celui de l'apprentissage artisanal vont être précisément au coeur du mouvement qui s'engage. Quand on parle de l'apprentissage artisanal, on parle de petites entreprises qui ont aujourd'hui un potentiel de développement extraordinaire et il faut quand même souligner à quel point c'est paradoxal.

L'artisanat en France, aujourd'hui, c'est une entreprise sur trois, c'est 43 % des créations d'entreprises, c'est trois fois l'agriculture en population active et en chiffre d'affaires, c'est le tiers de la valeur ajoutée industrielle et c'est un secteur, pourtant, dans lequel l'investissement - et l'on sait tous l'importance de l'investissement pour se développer - est extraordinairement faible : 25 000 F en moyenne par an et par actif, avec trois actifs en moyenne par entreprise. Alors que dans les entreprises de plus de 500 salariés, ce sont 70 000 F par an d'investissements. On est donc sur un secteur extraordinairement paradoxal : un secteur en butte à une concurrence terrible avec l'essor de la grande distribution ; un secteur qui est très dispersé entre 800 000 entreprises et un secteur qui prend une place de plus en plus importante, avec des parts de marché qui se réduisent, dans la valeur ajoutée, et un secteur qui crée de l'emploi et qui a du succès par l'investissement personnel, la volonté permanente d'apprendre de ceux qui le composent, aussi parce que c'est un tissu vivant, un tissu organique de petites entreprises qui s'adaptent. C'est un monde d'autodidactes, et Internet est un outil pour autodidactes.

On aime étudier ce qui se passe en Italie, avec les districts industriels, les districts productifs ; on aime aller voir en Allemagne, où l'artisanat a créé 3 millions et demi d'emplois dans les vingt dernières années. Une région comme la Ruhr, qui était une région industrielle, est devenue une région artisanale. II y a désormais plus d'emplois dans l'artisanat que dans l'industrie dans cette région. Cette évolution qui est engagée depuis 15 ans, 20 ans, dans les entreprises artisanales, arrive aujourd'hui à la rencontre de cette révolution d'Internet avec, également, ce que j'appellerai une ancienne tradition de jeunesse, qui est la tradition très forte de l'apprentissage et c'est là que l'on retrouve le thème de l'insertion par l'économie. Au cours des cinq dernières années, on est passé de 120 000 jeunes en apprentissage dans l'artisanat à 170 000. On est passé de 5 % d'apprentis dans l'artisanat au niveau Bac, à 13 %, soit un quadruplement en valeur absolue. On a donc de plus en plus de jeunes qui vont vers la création d'entreprises, qui savent que l'on crée d'autant mieux une entreprise que l'on a appris un métier. Avoir un métier, c'est avoir de l'or dans les mains. On ne part pas sur une idée, mais sur tout ce qu'on apprend dans une entreprise, et ces jeunes arrivent au moment où cet outil extraordinaire d'apprentissage mais aussi de collaboration qu'est Internet apparaît. C'est dire que nous sommes au début d'une période assez fascinante.

M. Gilles BRIDIER

Il est vrai que le travail en collaboration modifie les rapports à l'intérieur même de l'entreprise, ce qui présente un intérêt supplémentaire. C'est vraiment une révolution sociale à l'intérieur de l'entreprise. Alors, Bertrand PICCARD, les hautes technologies, vous connaissez cela, vous vivez dedans tout le temps. Vous n'êtes pas loin de l'artisanat aussi ; vous ne travaillez pas dans un secteur où l'on fait de la grande série. Que vous inspire ce que vous venez d'entendre ?

M. Bertrand PICCARD

Cela me rappelle ce que connaît tout aéronaute, c'est-à-dire tout pilote de ballon, c'est que l'on doit apprendre à sentir le vent dans lequel on avance parce qu'on ne peut pas se battre contre le vent. Et je crois que les nouvelles technologies, actuellement, sont une réalité contre lesquelles on ne peut pas se battre. Il y a les gens qui sont pour et les gens qui sont contre mais de toute façon c'est un fait contre lequel on ne pourra pas se battre. C'est un mouvement qui est déjà en route et qui sera ce qu'on en fera. Ces nouvelles technologies, elles vont de toute façon vivre. Mais qu'est-ce qu'on a envie d'en faire ? Elles exigent un engagement actif: on ne peut se replier sur ce que l'on connaît sans vouloir s'ouvrir aux autres. C'est une démarche qui, dans ce sens-là, nous bouscule. C'est peut-être pour cela que certaines personnes ont envie de résister, même si c'est impossible. Même si on est devant son écran, tout seul chez soi, volets fermés, c'est une démarche vers l'extérieur. Et c'est une démarche active et pas passive. C'est pourquoi je réagis devant le titre : « Les jeunes et les nouvelles technologies de l'information et de la communication ». Pourquoi est-ce que cela devrait être réservé aux jeunes ? Si cela permet de créer de nouveaux emplois, c'est très bien que les jeunes en profitent, mais cela doit être ouvert à tous, y compris les « vieux » que nous sommes tous puisque les jeunes, dans les nouvelles technologies, ont entre 15 et 22 ans. C'est à cet âge là qu'on crée une entreprise Internet aux États-Unis. Eh bien les vieux que nous sommes ne doivent pas rester en dehors de ce mouvement mais faire un acte d'ouverture vers l'extérieur, d'ouverture vers les autres, d'ouverture vers ce qui est en route, c'est-à-dire vers l'inconnu et dans ce sens-là, c'est une aventure dont nous devons tous être parties prenantes. Réglementer ou ne pas réglementer, là aussi on est dans un clivage. Ce qui est intéressant, c'est plutôt de voir le cadre dans lequel nous avons envie d'utiliser Internet, plutôt que de tout de suite vouloir dire : il faut réglementer ou il ne faut pas. D'abord savoir ce qu'on veut en faire et ensuite voir quel est le contexte. Je pense que les limites d'utilisation où les lois interviendront comme une évidence à la fin, et non pas comme un but au début.

M. Gilles BRIDIER

Merci, Bertrand PICCARD. Vous avez raison, les nouvelles technologies ne sont pas réservées aux jeunes. De votre propos, je retiens que c'est une réalité contre laquelle on ne peut pas se battre. Ce serait aller contre le phénomène d'insertion par l'économie, lequel suppose que l'on accompagne les évolutions et pas le contraire. Y a-t-il des questions dans la salle ?

M. FONTANA. Conseiller en Communication

Je remercie M. PICCARD d'avoir un peu recentré le débat sur le sujet : les nouvelles communications et les nouvelles technologies. Pour ma part, je m'étais interrogé sur l'insertion des jeunes par l'économie. Là-dessus deux réflexions viennent d'abord à l'esprit : la première consiste à dire que les nouvelles technologies, c'est bien, mais que, plus il y a de technologie, moins on communique. Cela, on le voit très bien dans notre secteur : il faut se battre pour arriver à déclencher des communications aller et retour et non plus à sens unique. Et la deuxième réflexion qui porte sur le véritable sens du débat : plutôt que l'insertion des jeunes par l'économie, n'est-ce pas plutôt l'insertion des jeunes dans l'économie ?

M. Gilles BRIDIER

Sur le dernier point, je dirais insertion « par l'économie » car pour être dans l'économie, il faut déjà avoir trouvé une porte et se trouver dans un univers économique et dans une culture économique.

M. FONTANA

Vous les insérez dans l'économie, mais où ? Dans un projet social, dans un projet global, dans un projet d'insertion culturelle à l'accès à la connaissance par Internet, mais alors là, l'accès à l'économie exige des moyens économiques. Et tous les jeunes n'ont pas Internet chez eux même s'il y a des bourses d'accès par temps partagé, ou même si, dans les écoles, cela se fait un petit peu. Et puis l'insertion des jeunes par l'économie, d'accord, mais dans quel but ? Pour en faire quoi ? Des internautes, ou pour en faire des citoyens, ou que sais-je encore. Il faut qu'il y ait un projet qui porte la réflexion.

M. Gilles BRIDIER

Nous y reviendrons. Je veux maintenant demander à Frédéric LEMAÎTRE si plus de technologie c'est moins de communication ou si c'est une technologie utilisée autrement pour une autre communication ?

M. Frédéric LEMAÎTRE

Que plus de technologie ce soit moins d'information, je ne le pense pas. Au contraire, l'utilisation des technologies permet une organisation, par exemple de forums, qui se traduit par la création de communautés d'intérêt, lesquelles peuvent communiquer entre elles. Ensuite se produit une diffusion de l'information, laquelle devient accessible. Ainsi, dans mon domaine, celui de la finance, il y avait des professionnels, des analystes financiers ou des gérants de fonds qui avaient accès à une information en quelque sorte « privilégiée » et des individus qui venaient investir sur les marchés financiers mais qui, eux, n'avaient pas accès à cette information. Aujourd'hui, grâce à Internet, et ça c'est clair, il y a une égalité d'accès à cette information, il n'y a plus ce clivage entre les professionnels et les individuels. Quant à l'entreprise, elle peut diffuser l'information dans le monde entier. Je pense donc que plus il y a de technologie, plus il y a de communication.

M. FONTANA

Je pensais que vous aviez compris le sens de ma remarque. Plus de technologie tue la communication parce qu'on sait très bien que ce qui tue la communication, c'est la surabondance de communication. Or, la technologie est aujourd'hui attrayante parce que les gens utilisent un portable, plus pour l'appareil lui-même, en tant qu'outil technologique, et non pas comme un moyen de communication mais un moyen, je dirais, de relation entre un point et un autre, en autarcie. Même sur Internet, on s'aperçoit qu'en fin de compte, on retrouve toujours les mêmes au même endroit. C'est vrai que c'est ouvert au public de façon officielle, généreuse, mais dans la réalité de la pratique, il y a des autarcies de communication et l'on sait très bien que devant la masse d'informations proposées sur Internet, on se demande toujours si l'on a du temps à perdre pour aller voir.

M. Gilles BRIDIER

L'économie telle qu'elle se pratique aujourd'hui exige d'avoir accès à l'information par des méthodes modernes ; après, ce que l'on en fait, c'est pas l'internaute tout seul devant son écran avec sa souris qui en décide.

M. FONTANA

Revenons aux jeunes puisque c'est le sujet du débat. Dans quelle situation sont-ils pour pouvoir au mieux appréhender ce système ?

M. Gilles BRIDIER

Nous allons maintenant répondre à la deuxième partie de votre question avec M. MASSON : l'insertion des jeunes dans l'économie mais pour quel projet social ?

M. Paul MASSON

La question pourrait être présentée autrement : « l'insertion des jeunes par l'économie, telle que conditionnée par les nouvelles formules de communication, n'est elle pas une nouvelle forme d'aliénation, d'aliénation des jeunes à l'économie ? » Et l'on rejoint là, à certains égards, un vieux débat, où l'entreprise était la meilleure façon d'aliéner les jeunes à un système capitaliste dépassé. Bien entendu, je ne fais pas mienne cette appréciation mais il est vrai que l'on peut se poser la question : « les nouvelles formes de communication ne sont-elles pas une nouvelle forme d'aliénation du jeune à un système ? »

Il y a au moins un point sur lequel nous pouvons être d'accord, c'est que la technologie nouvelle que maîtrise le jeune est pour lui une forme d'indépendance, une capacité qu'il a d'interroger où il veut n'importe qui, à condition de maîtriser le système. L'économie administrée sera moins facile à imposer aujourd'hui dans un système qui éclate et dans lequel chaque jeune trouve son indépendance, ou croit trouver son indépendance, qu'elle ne l'était il y a encore vingt ans. La communication ouverte est quand même un moyen d'affranchissement de toutes les servitudes. Votre question comporte une sous question ; ne veut-elle pas dire « en définitive, c'est quand même l'économie de marché qui aura la responsabilité de répondre à l'enthousiasme du jeune vis-à-vis de l'entreprise ? » Je crois qu'effectivement, l'économie administrée qui est le contraire de l'économie de marché est interdite par le jeu de la nouvelle économie. Ce n'est pas pour autant que la nouvelle économie ne doit pas être régulée, si je puis dire « moralisée ». Je crois qu'à un moment ou un autre, il faudra que le politique revienne en force et définisse les conditions dans lesquelles la nouvelle économie s'insère dans un système où les jeunes l'apprennent avec enthousiasme. Cela veut dire qu'il faudra voir très vite les conditions dans lesquelles le dispositif mécanique se met au service de quelque chose et pourquoi faire. Voilà l'une des questions qui sera posée à la nouvelle génération politique dans les dix prochaines années.

M. Gilles BRIDIER

Qu'en pense Bertrand PICCARD ?

M. Bertrand PICCARD

Quelle que soit la manière dont on répond, que ce soit « dans l'économie », ou « par l'économie » quelles que soient les tentatives de réponse, il me semble qu'il y a un point commun à toutes les manières de poser la question : comme si l'économie, c'était extérieur à nous : un endroit où l'on va, quelque chose dont on ne fait pas partie et dans lequel il faut entrer. Je pense qu'il y a là le germe le plus fort du chômage, le germe le plus fort de la régression sociale parce que, en réalité, l'économie c'est nous, chacun de nous ; ce n'est pas l'endroit où l'on va mais ce que l'on porte en soi et, en ce sens, on n'est pas « intégré » dans l'économie ; on est intégré avec soi-même ou en soi-même dans une dimension d'échange, dans une dimension de partage, dans une dimension de création. On n'a pas du tout besoin d'être pris dans l'économie ; on peut être tout seul dans son coin et créer une société Internet qui fera 200 millions de bénéfices en trois ans. Cela montre bien que l'on est obligé de sortir de ces anciens schémas où l'on va « s'asservir » ou « s'affilier », suivant de quel bord on est, à quelque chose d'autre. Cela part de nous, c'est une démarche active.

M. Pierre-Yvon TREMEL

Un mot à propos de la deuxième partie de la question, qui est pour moi très très importante, parce qu'il s'agit d'une interrogation sur les moyens d'accès aux nouvelles technologies. Il y a là deux enjeux sur lesquels on peut, entre politiques et entreprises, se retrouver. Le premier enjeu, c'est la formation. Se pose le problème de la formation aux nouvelles technologies depuis l'école, mais aussi tout au long de la vie, avec la nécessité d'essayer de réduire les inégalités. Et l'autre enjeu qui, pour les sénateurs, est fondamental, c'est la fracture qui peut naître aussi du développement de ces nouvelles technologies à cause d'un aménagement du territoire qui serait mal maîtrisé. Les autoroutes de l'information, le développement des réseaux à haut débit, etc. cela concerne qui et où dans le territoire ? Voilà qui nous interpelle.

M. Christian NANIN

Je suis venu à ce colloque parce que le thème de l'insertion des jeunes par l'économie m'a paru extrêmement important, surtout par rapport à mon expérience. Je suis un ancien gérant de fonds de pensions aux États-Unis. Je suis revenu en France et dans ce métier là, je m'étais rendu compte que les chefs entreprises avaient d'énormes difficultés à communiquer avec les analystes financiers, à guider leur actionnariat. Alors, j'ai monté un cabinet pour les y aider et je pense que c'était une bonne façon de s'insérer dans l'économie par la création d'entreprises. Mais toutes sortes de difficultés se présentent : vous n'êtes pas connu, ce n'est pas facile de faire la prospection...

M. Gilles BRIPIER

Le débat sur la création d'entreprises viendra juste après.

M. Christian NANIN

Je termine, puisque j'ai commencé. Trouver des clients n'est pas facile. Cela coûte cher de faire la prospection. Vous n'êtes pas connu malgré la compétence que vous avez. Il faut négocier avec le banquier pour avoir de l'argent, etc. Moi je pense que le vrai débat est là et j'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Gilles BRIDIER

Je pense que c'est une très bonne transition puisque l'heure avançant, nous allons passer au débat suivant, sur la création d'entreprises comme moyen d'insertion des jeunes par l'économie.

Comme on le disait en préambule, l'entreprise c'est l'économie réelle. Avant, elle était loin du citoyen. Maintenant, pour des tas de raisons, elle s'en rapproche et cela plaît aux jeunes. Alors, du même coup, l'entreprise est une porte d'entrée pour les jeunes dans l'économie, et un intervenant a bien souligné que ce lieu où l'on peut prendre des responsabilités, où l'on peut s'affirmer soi-même, où l'on peut faire preuve de créativité, où l'on peut communiquer, est un lieu qui prédispose tout à fait à l'insertion. Et comme on le disait aussi tout à l'heure, le problème, c'est qu'on n'apprend pas à créer des entreprises et peut-être pas assez. C'est ce qui fait qu'aujourd'hui, alors qu'il y a une croissance en France, la création d'entreprises n'accompagne pas le mouvement, beaucoup moins en tous cas qu'aux États-Unis. On peut espérer que, malgré tout, cela se déclenchera.

Dans un premier temps, je me tournerai vers M. BOUSSIQUET qui est président de la Chambre des Métiers d'Indre-et-Loire pour lui demander : Qu'est-ce qui manque en France pour déclencher quelque chose lorsqu'on veut créer une entreprise. Est-ce la simplification des procédures ? Elle a commencé il y a une quinzaine d'années, mais on sait qu'elle n'est pas encore totalement réalisée. Est-ce le poids des prélèvements obligatoires qui rebute les gens ? Est-ce une question culturelle qu'il faut revoir au départ, dès le collège, dès le lycée, dès la jeunesse ? Qu'est-ce qui manque ?

M. Jean-Vincent BOUSSIQUET (Président de la Chambre des Métiers d'Indre-et-Loire)

Je crois qu'il y a aujourd'hui, parmi les jeunes, une forte volonté de créer son entreprise. Et pourtant le constat a été fait tout à l'heure : il y a insuffisance de créations, voire régression.

Je crois qu'il ne faut pas non plus considérer la création par la quantité, mais plutôt par la qualité. Je vois là deux problèmes majeurs : le premier, c'est que lorsqu'un jeune veut créer son entreprise, il faut qu'il ait un dossier bien préparé ; et puis, deuxième problème, le financement. On y revient toujours mais les choses ont évolué. Lorsqu'on créait son entreprise il y a une dizaine d'années, le ticket d'entrée n'était pas très cher. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout la même chose. Il faut des moyens, des moyens de communication, des moyens humains aussi. Il faut souvent embaucher tout de suite pour pouvoir rentabiliser son entreprise et je crois que là, il faut mettre tout en oeuvre pour que ces moyens financiers soient mis à la portée du jeune créateur. Voilà le premier point que je voulais évoquer.

M. Gilles BRIDIER

Vous avez parlé des moyens financiers. Je me tourne vers M. CARLE, sénateur de la Haute-Savoie. Est-ce que selon vous, sur le plan des moyens financiers, on a quand même évolué ? Vous faites partie d'une famille politique qui a beaucoup oeuvré pour que l'épargne de proximité puisse aller vers la création d'entreprises. Où en est-on ? Et puis parlez-nous aussi de cette dimension culturelle qui fait que si l'on était mieux armé, mieux préparé à créer une entreprise, on aurait peut-être moins peur de franchir le pas.

M. Jean-Claude CARLE (Sénateur Républicain et Indépendant de la Haute-Savoie)

Il y a deux problèmes. Il y a un problème culturel et il y a un problème, j'allais dire d'environnement, environnement financier, bien sûr, mais pas seulement. Et les réponses ne sont pas les mêmes. Touchant à la culture, ce sont des réponses à long terme ; pour les problèmes de contraintes, c'est à plus court terme.

Il est vrai que les choses ont changé. Quand on interroge, en particulier « l'élite » - mais l'élite, qu'est-ce que cela veut dire ? Il y a aussi ceux qui ont « l'intelligence de la main », laquelle n'est pas assez valorisée dans notre société. Je crois qu'il y a là un formidable effort à accomplir en matière de formation, en matière d'orientation et dont nous sommes tous responsables. Il y a bien sûr l'éducation, mais aussi le fait des parents et le fait de l'entreprise. Je crois que là, il y a un problème culturel.

Le deuxième problème est celui des contraintes qui pèsent sur la création d'entreprises : c'est un véritable parcours du combattant. Quand un jeune, ou un moins jeune même, veut créer son entreprise, il lui faut à peu près six mois dans notre pays alors que quelques jours, pour ne pas dire quelques heures, suffisent dans d'autres pays. Il faut lever ces deux contraintes.

M. Gilles BRIDIER

Je me tourne vers un autre homme politique, M. FATOUS, qui est sénateur socialiste du Pas-de-Calais. Est-ce que dans votre famille politique, on pense aussi qu'il faut alléger les contraintes ? Est-ce que, selon vous, d'après l'expérience que vous en avez sur le terrain, cela va assez vite?

M. Léon FATOUS (Sénateur socialiste du Pas-de-Calais)

Je vais répondre à votre question, mais j'irai un peu plus loin. D'abord, je veux vous dire que ce sont des problèmes que je connais assez bien. Étant moi-même fils d'artisan et ayant dirigé, jusqu'en 1975, une entreprise d'une cinquantaine de personnes. Créer des entreprises, très bien, encore faudrait-il aussi avoir suffisamment de personnes pour les faire fonctionner. Je prends un exemple : j'ai reçu voici quelques jours, de l'ANPE du Pas-de-Calais où je suis parlementaire, des fiches des métiers dont les offres sont difficiles à satisfaire, qu'il s'agisse des couvreurs, des maçons, des chaudronniers, des cuisiniers, des bouchers, je pourrais vous citer une trentaine de professions, on ne trouve pas d'employés. Il y a donc là un vrai problème. Créer des entreprises, oui, mais à condition de pouvoir leur fournir du personnel.

J'en viens au problème de la formation. J'ai constaté dans le Pas-de-Calais avec la Chambre des Métiers, je l'ai constaté également en Indre-et-Loire, la formation est un élément important pour les Chambres des Métiers. J'ai visité le CFA de Tours et j'ai vraiment été très heureux de constater que la Chambre des Métiers avait pris cela à coeur et formé de nombreux jeunes. Le problème de la formation des jeunes est essentiel. Comme vous le savez, 30 % sortent des collèges sans aucune formation et ce sont finalement les artisans qui embauchent ces jeunes sans formation. Pour eux, la formation c'est une partie de leur temps sur le tas, l'autre partie en CFA. Ils sortent de là avec un CAP et voilà des jeunes qui sont éventuellement prêts à reprendre une entreprise.

Mais reprendre ou créer une entreprise, il faut reconnaître que ce n'est pas facile. Un de mes fils est devenu commerçant et le gros problème, il est d'ordre financier. Les banques prêtent mais pas à 0 %, à des taux assez élevés, et elles sont revendicatives quand les recettes ne rentrent pas assez rapidement !

Pour moi la priorité c'est de former davantage. Il faut donc aider davantage les Chambres des Métiers pour qu'elles puissent faire un effort plus grand et s'occupent aussi des 10 % de cas les plus difficiles parmi ceux qui sortent du collège sans aucun diplôme.

M. Gilles BRIDIER

Puisque l'on parle de formation, je me tourne vers M. DUPLAT qui est président de la Chambre des Métiers du Pas-de-Calais. La formation est certes quelque chose de très important, mais il y a longtemps qu'on en parle et la formation n'a pas toujours eu les résultats que l'on souhaitait, notamment en matière d'adaptation aux nouveaux métiers. On voit qu'aujourd'hui, il y a des goulets d'étranglement, aussi bien dans les nouveaux métiers - tous les métiers de la haute technologie - mais aussi dans les métiers traditionnels. Par où est-ce que la formation pêche ? Les jeunes qui arrivent en formation sont-ils suffisamment sensibilisés à l'activité en entreprise ? Vivent-ils cette formation comme quelque chose de positif ou un peu comme une exclusion ?

M. Alain DUPLAT (Président de la Chambre des Métiers du Pas-de-Calais)

Le niveau de recrutement dans les centres de formation d'apprentis est relativement bon. Et même avec un public très difficile, on arrive à obtenir un taux d'insertion de 90 % et un taux de réussite au CAP de 80 %. Le problème c'est surtout la motivation, et à l'heure actuelle, comme le disait le sénateur FATOUS, on est, tout au moins dans notre département, très déficitaires à la fois pour les reprises d'entreprises, la création d'entreprises et aussi pour le personnel d'accompagnement.

La reprise d'entreprises n'est pas toujours facile et les Chambres des Métiers devraient y aider grâce à des mesures d'accompagnement après les sorties de CAP et de BP, et même niveau BAC, avec une sorte de parrainage de ces jeunes qui entrent dans une jungle, dans un circuit très concurrentiel. Il y a là un effort à faire. Il est tout à fait anormal qu'à l'heure actuelle toutes les petites entreprises, en particulier alimentaires, ferment en milieu rural et même en milieu urbain, alors qu'il y a la possibilité de reprendre des entreprises viables.

M. Gilles BRIDIER

Justement, que manque-t-il pour que ces possibilités soient mises en valeur, pour que le terrain soit défriché, pour que ces entreprises renaissent ?

M. Alain DUPLAT

Un accompagnement à la sortie des CAP et des BP, un effort particulier, relationnel entre le futur repreneur d'entreprises, la Chambre des Métiers et les organisations professionnelles, une sorte de parrainage.

M. Gilles BRIDIER

Ce n'est pas simplement un accompagnement financier, c'est aussi un savoir faire ?

M. Alain DUPLAT

Oui, à partir du moment où vous avez une valeur sûre en reprise d'entreprise, avec l'accompagnement des organisations professionnelles et en particulier celui des Chambres des Métiers, on arrive à trouver des financements.

M. Gilles BRIDIER

Monsieur VALADE, VOUS êtes sénateur de la Gironde et vice-président du Sénat. On parle beaucoup d'accompagnement, notamment financier ; on parle aussi d'un environnement culturel favorable et donc d'accompagnement, là aussi. Quel est votre sentiment, prépare-t-on suffisamment les jeunes à la vie en entreprise et éventuellement à la reprise d'entreprises ?

Tout à l'heure, Monsieur CARLE disait qu'il n'y avait pas que les jeunes diplômés, c'est vrai, mais eux aussi ont parfois des problèmes d'insertion, à tel point que dans des grandes écoles on prévoit des sas pour préparer les jeunes diplômés à entrer dans l'entreprise. Monsieur VALADE, quel est votre constat sur le terrain ? Des mesures d'accompagnement peuvent-elles facilement être mises en place ?

M. Jacques VALADE (Sénateur R.P.R. de la Gironde, vice-président du Sénat)

Vous avez dit tout à l'heure que l'entreprise était la porte d'entrée des jeunes dans l'économie. C'est à la fois vrai et c'est également une évidence. Mais il y a plusieurs handicaps à surmonter. Tout d'abord, il y a une question de mentalité. M. CARLE disait tout à l'heure que la culture d'entreprise n'est pas particulièrement répandue dans notre pays. Que cherchent les parents ? Ils cherchent une sécurisation et celle-ci se trouve plutôt - disons le entre nous pour ensuite oublier - dans un poste de type administratif que dans un poste de type productif, et cette mentalité est très française.

On a dû essayé de rectifier les choses et puis le temps a passé. On a fait beaucoup d'efforts en formation initiale. Puis les Chambres de Métiers, les Chambres de Commerce et d'Industrie et les collectivités locales, que ce soient les conseils généraux ou les conseils régionaux, ont essayé de rectifier localement, sur le plan du territoire. Pourtant, au niveau de l'insertion dans l'entreprise, quelle que soit la qualité du garçon ou de la fille, il y a encore beaucoup de chemin à faire pour accompagner ces jeunes gens. En ce qui concerne la création d'entreprise, parce qu'il me semble que c'était de cela que nous devions parler essentiellement, avant d'imaginer de créer une entreprise, il faut que le jeune, ou le moins jeune, car c'est vrai pour toutes les générations, ait un projet d'entreprise.

Or, la formulation d'un projet d'entreprise est chez nous un handicap considérable. On évoque systématiquement, à propos de la Silicon Valley ou de je ne sais quelle route 135, le petit génie qui, dans son garage, invente quelque chose, mais pour un petit génie qui invente et éventuellement un petit génie encore plus rare qui a réussi, combien y a-t-il d'échecs ? Les moyens me paraissent exister, peut-être pas en nombre suffisant, mais ce qui manque finalement c'est la main qui peut guider à la fois le jeune plus ou moins formé, et quelquefois plutôt moins que plus, le jeune qui est inventif et qui a l'esprit d'entreprise, dans ce maquis que nous constituons et que nous organisons, parce que nous sommes en France des champions pour réglementer, de façon extrêmement raffinée. Tout est parfait, nous avons une réglementation, une législation absolument impeccables et je rejoins ce que disait le président de la Société RICARD tout à l'heure : il faut certes légiférer mais il faut aussi insuffler l'esprit nécessaire et puis soutenir ceux qui ont cet esprit.

M. Gilles BRIDIER

Vous venez de parler de projet d'entreprise. Effectivement il faut un tel projet pour créer une entreprise, ce qu'on appelle aussi un business plan, pour parler franglais, et si j'utilise ce terme c'est parce que, souvent, dans les banques que l'on sollicite pour avoir les financements, et les banques que l'on critique pour ne pas être assez aventurières, pour ne pas assez accompagner les projets qu'on leur propose, la réponse est : oui, mais il n'y a pas de business plan, le projet n'est pas assez bien ficelé. Or, justement on n'apprend nulle part à le faire. Alors, au niveau politique, qu'est-il possible de faire pour inciter les écoles, les instituts de formation à enseigner comment bâtir un business plan ?

M. Jacques VALADE

Je vais témoigner d'une expérience que j'ai vécue alors que j'étais en charge d'un ministère. Les chefs d'entreprise, dans le secteur nouveau, à l'époque, de la monétique, c'est-à-dire tous ceux qui fabriquent toutes ces cartes qui nous sont nécessaires, sont un jour venus me trouver en me disant : voilà, nous sommes un certain nombre de chefs d'entreprise en plein développement et nous avons besoin de techniciens supérieurs, d'ingénieurs et nous ne les trouvons pas sur le marché de la formation publique, ni privée d'ailleurs. Leur question était : qu'est-ce que vous faites, Monsieur le ministre ? Allez-vous mettre en place, en route, une formation qui nous satisferait ? Ou bien la puissance publique s'en désintéresse-t-elle et à ce moment alors nous prendrons les dispositions nécessaires. Nous ne sommes pas maladroits. Nous avons déjà formé l'équipe dont nous avons besoin et nous sommes prêts à le faire. Nous voulons nous insérer dans une communauté nationale et internationale. Êtes vous prêt à répondre à cette attente ? Bien sûr, j'ai répondu positivement. Cela a donné des résultats au rythme, à la cadence, de la mise en place de cette formation au niveau de l'éducation nationale mais, malgré tout, nous avons répondu à cette volonté. Et cela me permet de répondre à votre question. L'État ne doit pas, ne peut pas prendre toutes les initiatives dans ces domaines, d'abord parce qu'il n'est peut-être, disons-le, pas totalement compétent, pour ne pas dire incompétent. Il est de son devoir et, je serais tenté de dire, de sa responsabilité, d'accompagner l'évolution de l'activité et de la détecter, autant que possible avant, mais en tout cas, d'être à la disposition de ceux qui ouvrent de nouveaux espaces à la fois dans la recherche, le développement et, éventuellement, l'emploi. Voilà la réponse.

M. Jean-Claude CARLE

La formation est certes nécessaire mais le plus important, c'est de donner l'envie d'entreprendre. Or, vous avez dit, et c'est vrai que les jeunes interrogés se reconnaissent davantage aujourd'hui dans Jean-Marie MESSIER que dans Lionel JOSPIN OU dans Alain JUPPÉ. Tant pis pour les hommes politiques que nous sommes. Mais je crois que c'est un problème de mentalité. Et c'est de la responsabilité, je le répète, de la communauté éducative, des parents et des chefs d'entreprise. J'habite une région où il y a 1 200 PME. Quand j'entends les chefs d'entreprise dire à leurs enfants : fais quelques études pour ne pas faire ce « putain de métier », cela pose un réel problème. Je crois que c'est important. Ensuite, le rôle du politique, c'est d'apporter un accompagnement, une ingénierie financière et là il faut qu'on revoie nos aides : on consacre des milliards de francs chaque année aux aides aux entreprises mais elles sont toutes mal ciblées. Il importe aussi d'améliorer la validation des formations. On a parlé de parrainage et c'est important parce qu'aujourd'hui, les dossiers sont validés par qui ? Autour des plates-formes d'aide, vous avez l'ANPE, vous avez la Direction Départementale de l'Emploi, vous n'avez pas de chefs d'entreprise, ceux qui sont le mieux à même de juger de la pérennité d'un projet. Je crois que sur la méthode, un recentrage est nécessaire, de la part des collectivités, des régions en particulier, sur les aides à la création et les aides à la transmission d'entreprise. Pour le reste, elles sont toutes aussi inefficaces les unes que les autres. Je crois qu'il y a 2 133 aides différentes aux entreprises auxquelles ont été consacrés cette année 156 milliards de francs.

M. Jean-Vincent BOUSSIQUET

En ce qui concerne la formation, je crois qu'elle doit être davantage orientée vers les créateurs d'entreprise. Dans le passé, nous avions des « diplômes barrières » qui étaient le certificat d'études primaire, le CAP, le BAC mais on ne pouvait pas passer de l'un à l'autre. Aujourd'hui, c'est fini : nous avons des « diplômes passerelles » : CAP de niveau 5, bac professionnel niveau 4, BTS niveau 3. On peut même aller jusqu'au diplôme d'ingénieur. L'apprentissage par alternance, il faut bien le rappeler, c'est un contrat de travail pour le jeune, bien sûr, le chef d'entreprise, l'artisan qui est son tuteur, qui va le mettre sur la bonne voie, lui assurer la formation technique mais aussi le responsabiliser dans l'entreprise et là où il faut qu'il y ait vraiment une bonne entente, une parfaite harmonie. Il y a aussi le centre de formation d'apprentis auquel le sénateur FATOUS a fait allusion, qui apporte le supplément d'enseignement général dont le jeune a besoin, et également le complément technique. Je voulais souligner que l'artisanat dispose aussi d'une politique et d'une filière de promotion sociale. Vous connaissez, j'espère, le brevet de maîtrise qui est un diplôme ayant une valeur réelle et qui met vraiment le jeune ou le moins jeune créateur, puisque c'est ouvert à tout âge, dans les conditions de création d'entreprise. En fait, il ne suffit pas de connaître la technique ; il faut obligatoirement faire de la gestion et la gestion ce n'est pas que de la gestion financière, c'est la gestion des hommes. On ne peut pas se lancer dans la vie active comme çà, la fleur au fusil, il faut avoir une base et il y a des étapes qu'il ne faut pas brûler. Je crois qu'aujourd'hui, ce que l'on demande aux Chambres des Métiers, c'est de pouvoir doter les futurs créateurs de tous les bons outils afin que les entreprises qui pourront se créer soient pérennes. Il ne faut pas en effet créer pour le plaisir de créer, mais créer des entreprises qui puissent vivre longtemps.

M. Gilles BRIDIER

C'est une fort bonne chose que les Chambres des Métiers dispensent ces formations parce qu'on sait que, s'il y a une très forte mortalité des entreprises qui se créent au bout de cinq ans, c'est justement à cause d'une gestion mal maîtrisée. Sur la création d'entreprises, que pense l'aéronaute ?

M. Bertrand PICCARD

Je ne suis pas qu'aéronaute et je suis très étonné quand j'entends parler de « parcours du combattant » et de tracas administratifs pour créer une entreprise en France. Parce que moi j'ai créé une entreprise il y a quinze ans en Suisse, une petite entreprise d'aviation, avec quelques employés : construction de prototypes, d'ULM, utilisation pour différents domaines touristiques, etc.. J'ai créé mon entreprise en une demi-journée. Il faut aller au registre du commerce avec un extrait de son casier judiciaire et un acte d'origine et puis, si possible, le nom de la société, sinon on doit revenir le lendemain pour donner le nom. Il n'y a que cela comme formalités. Je me demande donc, et là je n'aurai aucune réponse à vous donner, si la difficulté de créer une entreprise, sur le plan administratif ou sur le plan psychologique, est proportionnelle aux clivages dans la société entre patrons et salariés, employeur et employé. Est-ce que la difficulté de créer une entreprise, ce n'est pas la difficulté à changer de classe sociale ? Et dans ce sens il y a très certainement une réticence pour certains à passer de patron à employé ou d'employé à patron et, dans les sociétés de type anglo-saxon, où il y a beaucoup moins de clivages, moins de traditions de lutte des classes, il est très facile de devenir patron quand on est un salarié, et pas du tout humiliant de redevenir employé quand on a été patron. D'où une facilité de créer, de défaire, de refaire autre chose, d'accepter d'échouer également, à certains moments. Si l'on ne prend pas le risque de « rater », on ne réussira jamais. Je propose cela comme une des explications hypothétiques de ce problème.

M. Gilles BRIDIER

Et c'est pourquoi les entreprises qui se créent, les entreprises de technologie, les entreprises de la net économie, sont intéressantes et attirantes pour les jeunes parce que cette remise on Une des rapports entre les salariés et leurs employeurs conduit à une véritable révolution culturelle. Y a-t-il des questions dans la salle ?

M. Jacques-André PRÉVOST (Président de l'Institut pour la simplification)

J'anime un cabinet spécialisé dans la simplification de l'environnement public des entreprises. J'ai moi-même créé ma première entreprise en 1967. J'en ai créé huit par la suite dans des domaines différents et j'ai toujours été un militant de la création d'entreprise. J'ai d'ailleurs publié un roman sur la création d'entreprise en 1978 qui a obtenu un prix littéraire. Je vous remercie donc pour ce débat très intéressant qui, de ma part, a suscité une réaction peut-être un peu différente de votre sensibilité. Premier point : est-ce que ce sont les complexités administratives qui dissuadent de créer une entreprise ? Monsieur PICCARD, vous avez eu raison de dire non, vous l'avez dit pour la Suisse, mais en France aussi, il y a eu les textes de 1987 ; des efforts ont été faits. On peut créer une entreprise en une demi-journée, en une semaine ; je parle des démarches administratives, je ne parle pas du choix de la formule juridique, des problèmes de montage, de financement, etc. qui sont une autre question. Deuxième point : le problème culturel. Je crois qu'il faut revenir aux chiffres. Nous savons aujourd'hui qu'il y a 3 millions de Français qui veulent créer leur entreprise ou qui ont une idée de création. Ce n'était pas du tout le cas il y a quinze ans. En 1978, on en était à 100 000, 150 000 ; en 1986, 1987, à 700 000. C'est dire que le problème culturel n'est plus du tout le même : les gens ont envie de créer. Il y a eu beaucoup de combats autour de la création d'entreprise. Dans les années 80, c'est celui de la culture de création qui a été gagné. Que peut-on peut faire de mieux que ce qu'ont fait Bernard TAPIE ou Alain MADELIN ? Puis c'est le problème du financement qui a été posé. En 1987, les politiques de simplification que nous avons mises en place ont entraîné la création de 9 000 entreprises pérennes supplémentaires. En 1993, avec le retour d'une vraie politique de simplification, ce sont 20 000 entreprises environ qui ont été créées dont 8 500 à la suite d'une intervention du CEPME. On peut ainsi revenir sur un certain nombre d'idées qui ne sont pas toujours conformes aux chiffres et aux faits. Reste la question : que faut-il faire ? Le problème, vous l'avez posé, monsieur le Sénateur, est : comment se fait-il que les chefs d'entreprise disent à ceux qui veulent créer des entreprises : « Surtout n'y allez pas. Surtout échappez à la vie que nous menons. Surtout faites autre chose ou partez aux États-Unis, partez en Grande-Bretagne ». Aujourd'hui, le combat ne se situe plus au niveau de la mobilisation, de la motivation, de la formation, du qualitatif. Je cite volontiers cette phrase de Louis Armand : « La qualité est toujours un sous-produit de la quantité ». Le problème n'est donc plus là du tout, il découle de la complexité de l'environnement public de l'entreprise. Complexité juridique, fiscale, pénale, sociale, institutionnelle, judiciaire et administrative. On ne parle jamais du judiciaire alors que c'est fondamental : un procès, plus un contrôle tuent une entreprise de trois ans ou de quatre ans. La moitié ou les deux tiers des entreprises qui sont tuées au bout de cinq ans ne le sont pas par une absence de marché ou parce que leurs patrons ne savent pas gérer mais à cause de procès ou de contrôles qui les mobilisent pendant six mois - et six mois de chiffre d'affaires en moins, cela tue.

Voilà donc le message. Je crois que l'essentiel c'est vraiment de s'appliquer à simplifier l'environnement public des entreprises, et tant pis si j'ai l'air d'enfoncer une porte ouverte.

M. Gilles BRIDIER

Y a-t-il d'autres questions dans la salle ?

M. ADELINE

J'ai monté une entreprise de services, de mise en relation de personnes, il y a trois ans, grâce au soutien de la Pépinière d'entreprises de Suresnes. Je salue au passage M. DUCROU, qui a su insuffler dans le département des Hauts-de-Seine, un courant de création d'entreprises très important. On a parlé du problème du financement des entreprises, des contraintes administratives et juridiques. Mais il me semble qu'un élément a été oublié, je veux parler du commercial et du moteur nécessaire qu'il représente dans une entreprise, notamment quand l'entreprise est montée par un jeune. Et, en la matière, il me semble qu'il y a un outil qui devrait largement faciliter les choses et les représentants des Chambres de Métiers vont être sensibles à ce que je vais dire, c'est l'effet de réseau, en partie basé sur Internet. Bien sûr, une telle prestation commerciale a un coût et ce coût, dans le monde très compétitif de l'artisanat, est difficile à faire reconnaître. Pourtant, cette prestation commerciale est nécessaire, donc ce coût est nécessaire. Ces réseaux de fédérations de compétence, cela marche, parce que dans l'informatique les marges sont supérieures. Dans l'industrie, dans l'artisanat, a fortiori dans le bâtiment, cela marche beaucoup moins bien parce que les coûts sont tirés.

Ce que je propose et ce que je pose comme question aujourd'hui à l'un des représentants des Chambres de Commerce et des Métiers est la suivante : quels sont leurs projets ou leurs initiatives en la matière, et notamment via Internet ?

M. Gilles BRIDIER

Nous allons essayer de vous répondre.

M. Jean-Vincent BOUSSIQUET

Je suis tout à fait d'accord avec les propos qui viennent d'être tenus, même si le sujet déborde un petit peu le champ propre d'une Chambre de Métiers départementale. Je crois que c'est quelque chose qu'il faut voir sur le plan national. Il est vrai que dans nos Chambres de Métiers départementales nous avons un service de communication. Nous communiquons avec les artisans, nous essayons, bien sûr, de communiquer avec nos clients, en organisant des portes ouvertes et d'autres animations. S'agissant d'Internet, je laisserai la parole à M. Rossi, qui va nous expliquer ce qui est en train de se monter sur le plan national.

M. Jean-Yves ROSSI

Je voulais d'abord féliciter l'intervenant pour la précision de sa question. Je crois que c'est exactement ainsi qu'il faut aborder Internet : c'est un outil d'apprentissage, de partage des connaissances, d'organisation du travail. L'apport le plus extraordinaire d'Internet, c'est l'organisation du travail entre les entreprises, l'approche coopérative. Pour répondre de manière très concrète, je donnerai juste deux exemples. Il y a une coopérative des entreprises du bâtiment qui s'est créée avant même Internet, en 1990, en utilisant le Minitel. Mais la philosophie d'organisation est exactement la même que celle qui se construit aujourd'hui avec Internet. Aujourd'hui, il y a 2 000 entreprises du bâtiment, ce qui représente 6 000 personnes et qui offrent des solutions complètes de construction de bâtiments, de réalisation de maisons, de réalisation de chantiers. L'une des choses les plus remarquables de ce groupement, c'est que la qualité de construction est telle que les taux d'assurance sont de 1,75 %, alors que dans le bâtiment, pour n'importe quelle entreprise, on est entre 3,8 et 4 %.

Le deuxième exemple : comme la transmission d'entreprise. C'est un enjeu majeur, le président DUPLAT l'a souligné: 10 000 entreprises viables disparaissent chaque année faute de repreneur et 40 000 emplois avec elles. Nous allons donc lancer, avec tout le réseau des Chambres de Métiers, puisque là aussi c'est un travail fédérateur, une Bourse nationale d'opportunités artisanales d'ici fin février. C'est un outil indépendant des entreprises qui repose sur l'action des services économiques des Chambres, lesquels vont dans l'entreprise faire un diagnostic en une demi-journée. Ce système fonctionne pour l'instant de manière un peu expérimentale. L'été dernier, nous avions 300 entreprises diagnostiquées en stock ; aujourd'hui, nous en avons pratiquement un millier et nous allons pouvoir « ouvrir en ligne ». Ce qui est très intéressant, c'est qu'au mois de septembre, quand il y avait 350 entreprises dans la base, 160 étaient déjà sorties par une transmission, pour un total de 1 000 emplois. Avec un outil extrêmement interactif, avec un diagnostic réalisé par les animateurs économiques des Chambres, on est donc capable de créer une sorte de marché de la transmission-reprise d'entreprise qui permettra demain à celui qui voudra créer une entreprise d'aller chercher parmi 1 000, 2 000, 3 000 entreprises. Et ce programme sur trois ans est financé par le Fonds Social Européen, l'objectif étant d'arriver à un stock « vivant » de quelques milliers d'entreprises. C'est un instrument qui repose sur le partage d'informations, sur un réseau, sur un service public travaillant sur le terrain et profitant à plein de ce qu'Internet apporte : une capacité d'échanger l'information en temps réel, de manière actualisée à un coût extrêmement faible, de l'ordre de 2 500 à 3 000 F, avec une perspective de transmission extraordinaire. Enfin, ce programme sera également appuyé sur le réseau des notaires qui ont un intérêt tout particulier dans les missions de service public.

M. Gilles BRIDIER

Je voudrais revenir sur ce que Bertrand PICCARD soulignait tout à l'heure : le clivage salarié/employeur qui pouvait être un frein à la création d'entreprise en France. M. CARLE voudrait intervenir sur ce point. C'est un phénomène de société en France.

M. Jean-Claude CARLE

Je voudrais répondre aux deux interrogations de Bertrand PICCARD : il a fait le tour du monde, je ne voudrais pas qu'il reparte sans avoir fait le tour du Sénat. S'il est vrai que cette vision bipolaire de l'entreprise existe encore en France, c'est qu'on n'efface pas en quelques instants des siècles de tradition. Il est vrai aussi qu'il y a encore une suspicion à l'égard du créateur d'entreprise. En France, celui qui réussit est suspect, suspect de s'être enrichi et celui qui échoue est bon à jeter aux orties. Cela dit, je voudrais répondre à la première interrogation de Bertrand PICCARD qui nous demandait : au terme de votre stage, au terme de ce débat restez-vous campés sur vos positions en fonction de votre appartenance politique ? Je dirais, oui et non. Le problème est beaucoup plus complexe que cela. Il y a d'abord un problème culturel, on l'a évoqué. Nous vivons dans une société qui n'a pas toujours été très favorable à l'entreprise. La deuxième raison tient à un problème de représentativité même de notre démocratie. Le président PONCELET en a parlé tout à l'heure. Le premier corps représenté dans les assemblées, en particulier à l'Assemblée nationale, ce sont les enseignants et les fonctionnaires : 55 % des députés sont issus de la fonction publique, 33 % des sénateurs. Il n'y a pas assez de chefs d'entreprise, ou de gens du monde économique qui viennent dans la vie politique. Puisqu'on a la chance d'avoir ici un parterre de chefs d'entreprise, je lance un appel : rentrez dans la vie politique, cela évitera cette distorsion. C'est très bien que vous veniez nous secouer, nous « botter les fesses », c'est une marque d'intérêt, mais je crois qu'il faut que vous rentriez dans la vie politique. La troisième raison : c'est qu'aujourd'hui on trouve aux commandes de l'administration, du monde politique et des entreprises, la génération de mai 68 et qu'elle a une vision des choses un petit peu aux antipodes de la réactivité. Les chefs d'entreprise l'ont très bien compris : si l'on n'est pas réactif au moment où tout est mondialisé, globalisé, instantané, on ne peut survivre. Mais cela, le tandem administration/monde politique ne l'a pas encore bien compris. Je crois que c'est à cause de ces trois raisons qu'il y a ce fossé et cette distorsion.

M. Gilles BRIDIER

C'est la fin de ce débat. Je remercie tous les intervenants.

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