La ruralité,un atout pour demain à défendre ensemble



Palais du Luxembourg, 28 mai 2003

Pierre MIQUEL Historien, auteur de « La France et ses paysans, une histoire du monde rural au XXème siècle ».

Dans ce quartier, Saint-Germain, quand on ferme une librairie, tout le monde se rassemble parce qu'on est triste. Dans ce quartier, quand on ferme un bistrot où on était enfant, où nos pères ont été consommateurs, on est triste, on se rassemble. Quand une ferme est fermée, on ne se rassemble pas, et c'est aussi triste. Une ferme est un lieu de culture, pour nous tous, pour tous les Français, pour tous les Européens, pour tous les gens qui habitent cette immense plaine agricole fertile qui va jusqu'en Russie et qui vient mourir ici au bord de l'Atlantique et de la Manche. C'est ça un lieu de culture. La ferme est un lieu de culture.

Les Bretons qui sont très malins l'ont bien compris. Ils organisent pour les touristes, des visites des fermes anciennes reconstituées avec des vieux travaux et les vieux métiers et ça suscite un intérêt tout à fait remarquable. Le monde rural fait partie aussi de nos attitudes, de notre vision artistique des choses, de notre cinéma. La ferme est un des centres de référence de notre culture.

Je suis d'une famille d'artisans, de paysans et de meuniers. Et les meuniers, on n'en a plus besoin, les moulins ayant été vendus depuis longtemps. « Il n'y a plus besoin », c'est comme un refrain historique. On n'a plus besoin et pourtant, on a toujours besoin. C'est un paradoxe. Jamais la France n'a été plus productrice de produits agricoles à l'échelon mondial, et jamais on a vu baisser aussi vite le chiffre de ses agriculteurs.

Comment expliquer ce paradoxe ? Il y a toujours, comme disait Braudel, l'espace et le temps. Il ne faut jamais oublier l'espace, c'est-à-dire la géographie, quand on fait de l'histoire. Mais l'espace français est variable. Il faut aussi prendre en compte la population. Il y avait 14 millions de Français dans la France de Louis XIV, qui arrivaient à peine à se nourrir, parce que l'économie était très vivrière et très peu spéculative. Et Dieu sait si, depuis le XVI ème siècle, il y a des penseurs agricoles, parce que l'agriculture est aussi une discipline scientifique, une référence pour la pensée. Ces penseurs ont dit : « Il faut développer, il faut changer, parce qu'on n'a pas de quoi se nourrir. On veut développer la nation française, mais on ne développe pas les ressources de la nation française ». Puis vient le mouvement physiocratique. C'est un vrai problème pour les 14 millions de Français à l'époque de Louis XIV d'utiliser leur espace. Cet espace était fait de friches et de bois.

Ensuite, il y a les progrès de l'économie, mais aussi de la population. À la Révolution et sous l'Empire, les Français sont 25 millions. Ils avaient un espace qui avait très largement progressé dans ses parties les plus riches, celles du Nord notamment. La production des biens a beaucoup progressé, du fait, comme chez les Anglais et chez les Hollandais, d'une tradition d'agriculture scientifique. Les agriculteurs sont rarement rétrogrades, quand il y a une amélioration des espèces, ils ne la négligent pas. Au cours d'un voyage à Moscou, à l'époque de Brejnev, les Russes ne voulaient croire que nous produisions cent quintaux de blé à l'hectare. Ce n'était pas seulement dû aux engrais, mais à la variété et surtout la sélection des espèces, qui est une tradition en France depuis le XVIII ème siècle.

L'espace est mieux utilisé à cette époque. Mais ce n'est pas encore l'espace que nous connaissons aujourd'hui et dont nous déplorons le rétrécissement. C'est un espace encore très mesuré. Les grands développements de l'espace, c'est les XIX et XX ème siècles. C'est au XIX ème siècle qu'on a la Sologne, la forêt des Landes ou la forêt Napoléon III. Le grand mouvement de développement du terroir, c'est le XIX ème siècle. C'est à ce moment-là que l'agriculture devient rentable.

Elle devient rentable parce qu'il y a des trains et des ports qui permettent de transporter la production et d'exporter. Dès lors qu'elle peut être commercialisée, elle se développe dans son espace. On sort du terroir. À l'époque, pour aller visiter une partie de ma famille à huit kilomètres de distance, il fallait une cérémonie, un mariage par exemple. On ne faisait pas huit kilomètres comme ça. Cet espace va beaucoup changer au XIX ème siècle, et surtout au XX ème siècle, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

L'espace français s'est beaucoup agrandi au moment où la population rurale diminuait

Une anecdote pour terminer. Nous sommes en 1938 dans le village de ma mère, Kirièche dans le Tarn-et-Garonne. Un village qui s'écroule. Elle est là, toute vêtue de noire. J'ai sa photo que j'ai gardée pieusement. Elle a une chèvre à côté d'elle, elle ne veut pas s'en aller. On lui amène la soupe et le fromage tous les jours. Il n'y avait plus personne. La nature a horreur du vide. La ruralité est en nous. Elle est dans notre tête et elle va revenir dans l'espace. Ça, c'est certain.

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