1.5. LE BILAN ET LES PERSPECTIVES DE LA DÉCENTRALISATION MISE EN oeUVRE EN FRANCE DEPUIS 1982
PAR MONSIEUR HUGUES PORTELLI
Professeur de droit à l'Université Paris II, Maire d'Ermont (Val d'Oise)

Merci Monsieur le Président,

Mesdames, Messieurs,

Je crois qu'en 20 minutes, il faut aller à l'essentiel. Lorsqu'il s'agit de parler du bilan et des perspectives de la décentralisation française, il faut partir d'abord d'un présupposé, c'est-à-dire que les données fondamentales de cette décentralisation sont connues : les grandes lois qui ont permis depuis 1982 de modifier assez radicalement l'assiette administrative et politique territoriale de ce pays. Je vous rappelle que la décentralisation telle qu'elle est en cours, avec des rythmes extrêmement variables, a pris deux formes de mesures, de normes, qui sont assez différentes.

D'une part, des grandes lois, dont l'exemple majeur est formé par ce qu'on appelle les lois Defferre. Des lois qui ont eu pour objectif de fixer des principes définitifs, en opérant des transferts de compétences ou de moyens, à partir desquels il fallait ensuite légiférer pour mettre en oeuvre la nouvelle situation qui résultait de ces mesures.

Et d'autre part, c'est surtout le cas dans la période récente, des lois à objectif plus limité, dont beaucoup d'entre elles ont la forme de lois-cadres. Ce sont des lois qui fixent des principes généraux, mais pour l'application desquelles, il est nécessaire d'introduire une réglementation détaillée, passant souvent par des mesures à caractère gouvernemental et relevant du pouvoir réglementaire du gouvernement.

Ce sont deux types de législation très différents, et donc leurs effets sont assez distincts. Si vous le permettez, je reprendrai tout cela en deux points, puisqu'on m'a demandé de parler d'un bilan et de perspectives. Je parlerai d'abord des effets directs des réformes de décentralisation des années 1982-2000, et ensuite de leurs effets indirects.

D'abord, leurs effets directs. Comme je le disais il y a un instant, il faut distinguer fondamentalement deux types de réforme. Celles de la décennie Defferre, c'est-à-dire celles des années 1982-1992, qui interviennent toutes sur la base des lois de décentralisation de 1982 et 1983, qui ont tranché un certain nombre de noeuds gordiens qui bloquaient tout effort de décentralisation dans ce pays depuis plusieurs siècles. Une fois ces noeuds gordiens tranchés, il a fallu légiférer pour mettre en place le nouvel ordre des choses.

D'autre part, depuis 1993-1994, des lois-cadres, essentiellement, posent des problèmes d'application différents. Puisqu'on ne tranche pas de noeuds gordiens, on fixe des principes, par contre il faut légiférer dans un contexte de changements fréquents de majorité législative.

D'abord, les lois Defferre. Je ne reviendrai pas sur leur contenu. Je rappellerai simplement quelques principes bien connus.

Premièrement, elles ont opéré des transferts importants de pouvoir. Ces transferts de pouvoir ont été opérés essentiellement au profit des différents organes exécutifs, des différentes instances locales et régionales. C'est-à-dire que ce qui appartenait jusqu'alors au représentant de l'Etat au niveau régional ou local, le Préfet, a été transféré aux exécutifs locaux, qu'ils soient régionaux, départementaux ou communaux.

Deuxièmement, des transferts de compétences. Ces transferts de compétences ont été faits à toutes les collectivités, avec en général un transfert qui serait relativement ciblé. C'est-à-dire que l'on a transféré essentiellement les compétences de proximité à la commune, toutes les compétences, notamment en matière de solidarité au département, et les compétences en matière d'aménagement à la région, étant entendu que pour d'autres compétences, on a saupoudré, par exemple pour l'éducation, entre les différents niveaux de collectivités.

Troisièmement, qui dit transfert de compétences, dit également transfert de moyens, transfert de moyens financiers à travers des dotations de l'Etat vers les collectivités, mais aussi transfert de moyens humains à travers le transfert de personnel qui suivait donc les compétences, et qui passait de l'Etat aux collectivités territoriales.

Tous ces transferts se sont faits de façon indistincte à toutes les collectivités au détriment de l'Etat, avec une décision de principe qui était révolutionnaire : la suppression de la tutelle a priori. L'Etat, depuis 1982, n'exerce plus à travers ses représentants une tutelle a priori sur les décisions des collectivités territoriales, mais intervient a posteriori, sous forme de contrôle, ce qui est évidemment une distinction majeure.

Ces lois Defferre ont donc transféré des pouvoirs, des compétences et des moyens, mais elles n'ont pas créé un contre-pouvoir territorial homogène. La raison est très simple : elles ont refusé de choisir une collectivité chef de file, qui aurait été en quelque sorte la référence pour l'ensemble des collectivités d'un même territoire.

On a refusé de créer une tutelle nouvelle à la place de la tutelle de l'Etat que l'on avait supprimée. On n'a d'ailleurs créé aucune autre espèce de direction, qu'elle soit financière, administrative ou politique. Cela est dû à la faiblesse de la région, qui est la dernière des collectivités qui ait été créée, et dont beaucoup de décideurs de l'époque se méfiaient énormément.

Il n'y a pas eu de création d'un véritable contre-pouvoir, mais des contre-pouvoirs, dont les rapports varient énormément d'une partie à l'autre du territoire national, suivant l'importance de tel département, de telle région, suivant aussi les moyens dont ils disposent, et aussi la nature des personnalités qui sont à la tête de ces différentes institutions. De même qu'on n'a pas créé un contre-pouvoir homogène, on n'a pas créé non plus de démocratie locale.

Comme je le disais tout à l'heure, cette réforme a été faite par des personnalités détenant des pouvoirs exécutifs localement, et qui ont veillé à ce que ce soit ces pouvoirs exécutifs qui bénéficient de ces transferts. La démocratie locale n'a commencé à paraître, de façon limitée, qu'à partir de la loi sur l'administration territoriale de la République de 1992. Mais elle reste encore relativement limitée.

Troisième point important de ces lois Defferre et celles qui ont suivi : le déclin de l'administration périphérique de l'Etat. Il a été accéléré par l'absence de déconcentration rationnelle. Toutes les tentatives de déconcentration de l'Etat sur des bases claires n'ont pas abouti.

Par contre, on assiste à un déclin de cette administration périphérique pour des raisons pratiques, à savoir que le personnel de ces administrations a souvent préféré tenter sa chance dans la fonction publique territoriale ou dans d'autres secteurs d'activités. Ceci a entraîné un appauvrissement de cette administration périphérique, à la fois sur le plan qualitatif et quantitatif.

Dernier point important : la tendance des décideurs locaux et régionaux à utiliser au maximum les moyens et les compétences dont ils disposaient. Parce que chaque collectivité en France dispose traditionnellement d'une compétence générale, sur le domaine qui lui revient territorialement, il lui est possible, indépendamment des compétences particulières qui lui sont attribuées par la loi, les lois de décentralisation, de pouvoir intervenir sur son territoire dans le cadre de ses compétences générales. Cela lui permet d'intervenir largement.

Je vais prendre un cas : la culture. Tout le monde fait de la culture, la commune, le département, la région, et bientôt demain l'intercommunalité, indépendamment de savoir qui a la compétence requise dans ce domaine en particulier.

Cette utilisation au maximum des compétences et des moyens, a pris les formes les plus diverses et notamment une, qui est tout à fait propre à la France, qui est de travailler en commun, à travers la technique du financement croisé des projets. Cela crée souvent des difficultés considérables, parce que pour réaliser un projet, il faut obtenir un cofinancement de tous les niveaux, y compris l'Etat et parfois même l'Union européenne, ce qui n'est pas sans causer des problèmes pratiques.

Voyons maintenant ce qu'il en est des lois plus récentes, celles intervenues depuis 1994. Ce sont des lois qui sont moins ambitieuses, mais qui posent des problèmes d'application non négligeables.

Tout d'abord, il y a des problèmes d'application parce qu'il y a des changements de majorité politique, par exemple entre le moment où la loi est votée et le moment où il faut prendre les décrets d'application. Je pense à la loi Pasqua de 1995 sur l'aménagement du territoire, qui est une loi mort-née, puisqu'elle n'a pas pu bénéficier de décrets d'application, et que peu de temps après son entrée en vigueur, les décideurs politiques avaient changé de couleur. Mais même lorsque ce genre de problème ne se pose pas, il reste plusieurs difficultés majeures.

Première interrogation : ce sont des lois qui ont créé de nouveaux niveaux infra-départementaux. En effet, la loi Pasqua, puis la loi Voynet, et la loi Chevènement, une loi qui porte davantage sur la décentralisation, sont des lois qui ont toutes emboîté le même pas, en créant les structures infra-départementales que sont les pays en zone rurale et les agglomérations en zone urbaine.

Ces pays et ces agglomérations qui sont des structures tantôt décentralisées, tantôt déconcentrées, tantôt les deux, soulèvent toute une série de questions : quelle est leur place dans la structure générale, par rapport à la commune ou au département ? Quels sont les moyens dont elles disposent ? Et surtout quelle est leur transparence, c'est-à-dire comment décident-elles ? Et comment le citoyen est informé de la façon dont la décision est prise dans la mesure où il s'agit d'instances qui ne sont pas élues, et qui relèvent de désignations par des modes indirects ?

Deuxième problème lié aux lois dont je vous parle, elles sont toutes orientées vers un même but : relancer l'aménagement du territoire, la grande idée des années 60. Mais cet aménagement du territoire aujourd'hui se heurte à des difficultés. En effet, la région a la compétence en matière d'aménagement du territoire sur le plan infra-étatique, et par ailleurs l'Europe a aussi sa politique d'aménagement du territoire. L'aménagement du territoire au niveau national demande une coordination avec les niveaux infra-étatiques et supra-étatiques, une coordination qui n'est pas évidente, notamment en matière financière.

Le troisième problème que posent ces lois, Voynet, Pasqua, Chevènement, c'est le problème des rapports entre la décentralisation, avec d'une part l'autonomie des collectivités territoriales et, d'autre part, la déconcentration, c'est-à-dire la structure périphérique des services de l'Etat.

Quelle est la part de la déconcentration ? Quelle est la part de la décentralisation ? Ce n'est pas évident et je ne prendrai qu'un seul exemple : l'agglomération qui fait à la fois l'objet de contrat d'agglomération dans le cadre de la politique de la ville de l'État, mais qui est aussi une structure décentralisée nouvelle dans le cadre des lois Chevènement. Qu'est-ce qui relève des contrats d'agglomération de l'Etat, et qu'est-ce qui relève de l'agglomération comme communauté supra-communale ? Les ajustements sont extrêmement difficiles actuellement. Voilà ce qui concerne le niveau des effets directs de ces réformes.

Voyons maintenant les effets indirects et par effets indirects, j'intègrerai également les rapports qui s'établissent entre ces réformes et d'autres réformes qui apparaissent à d'autres niveaux que le niveau français. Je soulignerai trois points : d'une part l'impact de l'environnement institutionnel, d'autre part, parce qu'il faut en parler aussi, les freins qui empêchent les réformes d'avancer à un rythme relativement soutenu, enfin, les tendances en actes aujourd'hui dans la pratique de la vie de ces collectivités territoriales.

D'abord l'impact de l'environnement institutionnel. J'en retiendrai deux que d'ailleurs tout le monde retient dans toutes les analyses.

Le premier, c'est la crise financière de l'Etat. Même si aujourd'hui on parle de cagnotte fiscale, la tendance tout de même sur le long terme est celle d'une crise financière de l'Etat ne serait-ce que pour financer ses politiques publiques ; cela se traduit par des transferts.

Cela prend parfois la forme d'une décentralisation forcée, comme par exemple le transfert de la gestion de tout ce qui concerne les équipements en matière universitaire de l'Etat vers les régions. Cela a commencé dès 1990, et cela se poursuit encore aujourd'hui, et cela prend surtout la forme d'un cofinancement par les collectivités territoriales des fonctions traditionnelles de l'Etat, ce que l'on appelle dans le vocabulaire français "les fonctions régaliennes", qui se traduit aujourd'hui à travers le vocabulaire de la contractualisation. Qu'est-ce que la contractualisation ? En deux mots, un peu polémiques : je dirai que c'est le moyen de faire payer par les collectivités locales une partie des fonctions traditionnelles de l'Etat.

Cela prend des formes très diverses. La plus ancienne, c'est tout ce qui concerne la planification. La planification aujourd'hui n'existe plus. Il en reste les contrats Etat/région qui consistent à faire payer une partie de l'aménagement et des équipements territoriaux par la région, voire le département et l'Union européenne. Cela se traduit aussi au niveau plus local par la politique en matière de sécurité : les contrats locaux de sécurité ; en matière de la politique de la ville : les contrats de ville et les contrats de l'agglomération ; et, en matière de politique de l'Education nationale : les contrats éducatifs locaux.

Vous avez ainsi toute une batterie de politiques contractuelles qui consistent à laisser à l'Etat la maîtrise de la décision, un peu comme l'actionnaire minoritaire qui garderait la majorité des droits de vote lors des assemblées générales des entreprises privatisées et en même temps, à laisser la majorité du financement aux collectivités territoriales. C'est un véritable problème aujourd'hui pour les collectivités quel que soit leur niveau.

Deuxième niveau institutionnel important, Monsieur de Bruycker en a parlé il y a un instant, je ne reviendrai pas là-dessus : la construction européenne est très importante car elle permet d'introduire de nouveaux modes de financement concurrents ou complémentaires de ceux de l'Etat, à travers les fonds structurels ou les programmes européens. Mais la construction européenne a surtout une importance au niveau de la perception de l'espace territorial.

Prenons simplement l'exemple des régions périphériques d'hier qui sont devenues des régions transfrontalières aujourd'hui. Par exemple : Le Nord-Pas-de-Calais, l'Alsace, la région Rhône-Alpes. Ces régions aujourd'hui, dont la situation à l'intérieur de l'espace européen est devenue complètement différente, n'ont plus du tout le même type de rapport avec l'État central. La notion de centre et de périphérie n'a plus le moindre sens aujourd'hui dans le cadre de la construction européenne.

Le résultat de ce double impact européen, en matière de financement et en matière de territoire, l'aménagement du territoire, c'est la fin du tête-à-tête exclusif entre les collectivités territoriales et l'Etat, avec une diversification et une interaction complètement différentes.

Deuxième point que je mentionnerai rapidement : les freins aux réformes. Qui freine les réformes de décentralisation ? Je dirai que ces freins sont très différents. Ce sont des freins essentiellement institutionnels.

Le premier frein : le lobby étatique. C'est le lobby des administrations centrales qui évidemment voient avec beaucoup d'inquiétude une décentralisation forte, qui ne leur permettrait plus d'exercer leur tutelle traditionnelle qui n'est pas simplement administrative. On peut citer en vrac : le ministère des Finances, le corps préfectoral, le ministère de l'Intérieur.

Ce qui est intéressant à noter, c'est que ces institutions administratives de l'Etat, interviennent non seulement pour freiner les réformes qui iraient trop loin, mais aussi pour essayer de recentraliser la France par d'autres biais. On peut très bien décentraliser administrativement et essayer de recentraliser financièrement comme on essaye de le faire actuellement à travers les réformes sur la fiscalité qui sont aussi des réformes qui concernent la fiscalité locale. Je renvoie au débat sur la taxe professionnelle, et aussi sur la taxe d'habitation, qui sont les deux principales sources de financement autonome des collectivités territoriales.

Deuxième frein aux réformes : le lobby rural. Je n'ai rien contre la ruralité, mais je rappelle que la France, du fait de sa structure, a plus de 36 000 communes, est composée essentiellement au niveau local de communes rurales de petite taille de moins de 2000 habitants, qui regroupent plus de 80 % des structures communales, que la majorité des départements, du fait du découpage territorial de la France aujourd'hui est à dominante rurale, et que du fait de leur représentation constitutionnelle, ces collectivités à dominante rurale disposent d'un droit de veto législatif et surtout constitutionnel qui dans certain cas peut jouer.

Troisième verrou, plus important au niveau constitutionnel : le juge constitutionnel. Le juge constitutionnel est le gardien de la Constitution, je dirai à son corps défendant. La question n'est pas de savoir si le Conseil constitutionnel aujourd'hui en France est jacobin ou pas. Le problème est qu'il a pour fonction d'appliquer une fonction, qui elle, est jacobine. Quand bien même serait-il décentralisateur, il ne peut pas faire dire à la Constitution le contraire de ce qui est écrit dans son texte.

L'addition de ces trois freins, celui des administrations de l'Etat, celui de la structure rurale des collectivités territoriales majoritaires, et celui du juge constitutionnel, constitue des verrous extrêmement importants à toute réforme en profondeur.

Le troisième point de la seconde partie : à partir de tout cela, quelles sont les tendances en actes aujourd'hui ? Je les citerai de façon un peu désordonnée. J'essayerai de faire un peu de prospective des tendances en actes.

La première tendance, paradoxalement, c'est la montée en puissance de la région. Aujourd'hui tout le monde parle de la faiblesse de la région, mais si on regarde à échéance de cinq ans et davantage, on peut se poser la question de savoir si la région ne sera pas de toute façon un partenaire incontournable. Pour plusieurs raisons.

La première raison : c'est un interlocuteur obligatoire de l'Etat et des institutions européennes. Les institutions européennes, on en a parlé tout à l'heure : Comité des régions, les fonds structurels, mais aussi l'Etat à travers l'aménagement du territoire. l'Etat ne peut pas mener une politique d'aménagement du territoire sans la région, qu'il le veuille ou non.

Deuxièmement, dans quelques années, aux prochaines élections régionales, la capacité décisionnelle de la région sera changée. Une des principales raisons de la faible importance de la région, c'est qu'aujourd'hui il n'y a quasiment pas de région qui dispose d'une majorité politique du fait du mode de scrutin proportionnel départemental de liste. Or en 2003, les élections régionales se dérouleront dans un système complètement différent, les circonscriptions seront régionales pour la première fois, ce qui permettra de créer une identité régionale plus forte. Par ailleurs, elles se dérouleront certes toujours au scrutin proportionnel, mais avec une prime majoritaire qui devrait permettre l'émergence de majorités régionales et donc d'exécutifs régionaux et donc de personnalités régionales qui auraient un pouvoir politique effectif.

Troisième point qui favorise la région à terme : la région est le seule cadre institutionnel qui permette de répondre aux poussées autonomistes en cours aujourd'hui dans notre pays. Nous pensons à la Corse, mais il faut penser aussi aux collectivités d'Outre-mer, vous avez peut-être vu l'appel qui a été lancé par les présidents des régions d'Outre-mer des Antilles/Guyane. Il est évident que cela s'appelle une région ou une collectivité territoriale non identifiée, c'est le cadre régional qui est le seul à même de fournir une réponse aux poussées autonomistes qui se manifestent aujourd'hui dans certaines parties du territoire national.

Deuxième tendance : la montée en puissance de l'intercommunalité. Celle-ci a déjà commencé depuis 1992 en zone rurale. C'est une intercommunalité de moyens qui est incontournable. Car comment appliquer les lois de décentralisation lorsque l'on n'est même pas capable de pouvoir payer le salaire d'un secrétaire général. Les lois de décentralisation donnent des compétences. Elles donnent aussi des responsabilités, y compris sur le plan juridique.

Or pour les exercer, aussi bien d'un point de vue financier qu'administratif, il faut un minimum de structures. Beaucoup de structures intercommunales rurales ont commencé tout simplement par des moyens de base, en se mettant ensemble, pour pouvoir recruter le minimum de personnel administratif leur permettant d'éviter de faire des erreurs et éventuellement d'aller en prison. Une intercommunalité d'abord en zone rurale, mais aujourd'hui aussi en zone urbaine. C'est la nouveauté la plus récente qui est favorisée par la loi Chevènement sur les communautés de communes et d'agglomérations, afin d'essayer de répondre à plusieurs défis.

D'abord le tarissement des recettes, que ce soit les transferts, les transferts de dotations de l'État, les impôts locaux, la taxe professionnelle aujourd'hui et la taxe d'habitation demain. La seule façon de gérer à niveau égal, c'est de se mettre ensemble pour ce qu'on ne peut plus faire seul. C'est, d'autre part, répondre à l'inadaptation du cadre communal, par exemple pour gérer les flux, les transports, les problèmes de sécurité en agglomération qui ne peuvent plus être gérés dans le cadre d'une commune complètement isolée.

S'il y a montée en puissance potentielle à terme de l'intercommunalité, de la région, il y a déclin à terme d'autres structures. La première structure, c'est le département, qui se trouve pris entre la région et l'intercommunalité, et qui aura beaucoup de mal dans les années qui viennent à définir une identité propre, et qui sera d'autre part victime du coût financier de ses compétences. Car les compétences de solidarité qui lui ont été transférées, par les lois de décentralisation, sont des compétences qui coûtent cher. Car même si l'économie redémarre, la pauvreté augmente et donc la solidarité, les dépenses sociales aussi. Or c'est le département qui est amené à les gérer prioritairement, du fait des lois de décentralisation.

Autre victime à terme : les communes rurales, qui sont dépourvues de moyens financiers et administratifs. Elles sont aussi victimes d'un autre aspect que je signale à votre réflexion : la professionnalisation croissante des décideurs locaux. Il est de plus en plus difficile de prendre des mesures sans avoir un minimum de connaissances juridiques et financières. Or cela va contre l'atomisation du tissu communal, avec des communes qui reposent sur le bénévolat au niveau de la représentation, où même s'il n'est pas nécessaire de disposer de salariés politiques ou administratifs, il est nécessaire d'avoir un minimum de compétences techniques pour pouvoir gérer ces collectivités. Les communes rurales risquent d'être autant victimes de cette professionnalisation que de l'absence de moyens financiers et administratifs.

Plus généralement, je voudrais vous rappeler deux points. Premièrement, les lois de décentralisation ont entraîné, comme d'ailleurs les mutations de la société globale, une mutation du cadre juridique dans lequel interviennent les collectivités. On assiste depuis maintenant plusieurs années à la montée en puissance du droit privé au détriment du droit administratif. C'est lié à plusieurs phénomènes concomitants, la libération de l'économie favorisant le droit privé plutôt que le droit public, étant le droit traditionnel des collectivités territoriales et de l'État dans notre pays, et la construction européenne, qui modifie les rapports entre droit public et droit privé, dans le droit européen lui-même. Cette évolution est extrêmement rapide et importante.

Deuxième dimension de ces changements du cadre juridique : le remplacement progressif des vieilles formes de contrôle par le préfet et par le juge administratif, par de nouvelles formes de contrôle. Ces vieilles formes de contrôle étaient liées à la fois à des problèmes d'efficacité, mais aussi de culture, comme la montée en puissance des chambres régionales des comptes, et donc du juge financier, et d'autre part du juge pénal, plus rapide que le juge administratif pour évaluer les problèmes de responsabilité. Et enfin d'un point de vue non juridictionnel, la montée aussi de l'évaluation permettant d'effectuer des contrôles en interne au sein des collectivités, indépendamment des contrôles externes effectués jadis par des organes de tutelle.

Dernière tendance en actes dont je voudrais vous parler, et que j'ai déjà mentionnée tout à l'heure : les mutations du cadre financier dans lequel agissent les activités territoriales. Je citerai l'impact du tarissement des recettes propres, et leurs mutations, notamment au niveau des recettes fiscales. L'assiette de la taxe professionnelle évoluant, elle aura des effets, à la fois sur la politique fiscale mais également sur la politique économique des collectivités, sur l'évolution des politiques d'investissement, et sur l'évolution de la gestion du personnel des collectivités territoriales ; car il y a une contradiction entre les lois de décentralisation qui ont créé une fonction publique territoriale avec des garanties et un statut identique à celle de l'Etat (de la fonction publique de l'Etat) et d'autre part les besoins de souplesse de ces collectivités favorisant le recrutement d'agents contractuels de droit privé. On se trouve face à une contradiction importante.

Pour conclure en deux mots, je dirai que les deux interrogations majeures aujourd'hui sont celles de savoir si l'absence de cohérence décelable à l'oeil nu lorsque l'on regarde la législation entrée en vigueur depuis une vingtaine d'année, accroît le risque d'anarchie institutionnelle entre l'Etat et les différent organes infa-étatiques qui ont été créés, c'est-à-dire la région, l'intercommunalité et les anciens : le département et la commune. Elle risque aussi de renforcer les inégalités entre collectivités. Inégalités financières et administratives, entre celles ayant les moyens démographiques et financiers de réaliser les réformes, et celles qui ne pourront pas le faire parce qu'elles n'en ont pas les moyens.

La question finale est de se demander si on pourra continuer encore longtemps d'éviter des choix clairs en matière constitutionnelle, en matière d'un choix de chef de file local, et si l'on devra encore continuer longtemps à bricoler autour d'institutions d'un Etat dont la logique n'est pas celle de la décentralisation.

Je vous remercie.

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